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Daech, un totalitarisme fondamentalement islamique


Daech, un totalitarisme fondamentalement islamique
Terroristes de Daech en Syrie, février 2015. SIPA. 00704025_000001

Un lecteur de Causeur.fr a posté dans les commentaires de mon précédent article un extrait d’une intervention de Xavier Raufer, dans laquelle celui-ci déclare que l’État islamique (EI) ne serait pas un groupe terroriste mais une armée mercenaire, et que ses chefs ne sont pas des djihadistes mais des militaires laïcs issus des anciennes troupes de Saddam Hussein. J’en remercie ce lecteur, car il est toujours bon d’échanger et de débattre, surtout sur un sujet aussi complexe que l’Etat islamique – et « surtout si vous n’êtes pas d’accord ». Or il se trouve justement que je ne suis pas d’accord !

Pas de simples criminels

Xavier Raufer est un spécialiste reconnu, qui a écrit des choses très justes dans le domaine de la criminologie. Ceci dit, il me semble que son expertise le conduit justement à trop se focaliser sur la dimension criminelle (au sens criminologique du terme) de l’Etat islamique, au détriment de sa dimension véritablement religieuse, étant entendu que les deux se nourrissent l’une de l’autre et s’entremêlent au point d’être parfois difficiles à distinguer – on pourrait d’ailleurs dire la même chose de sa dimension politique.

C’est pourquoi en décembre 2010 il écrivait « le Djihad global en voie de disparition. » On pouvait y lire entre autres que «  pour le courant salafiste-djihadiste (…), pour ce fanatisme droit issu des terribles traumatismes de l’an 1979 (révolution islamique en Iran, conquête par des fondamentalistes des lieux saints de La Mecque, invasion d’un pays musulman, l’Afghanistan, par l’Union soviétique), la partie [était] perdue » et que « dans les faits, il [était] clair que le djihad planétaire n’exist[ait] plus », que « 95 % de ce qu’on nomme ainsi releva[ait] plutôt de la guérilla patriotique ou de la résistance à l’oppression – vouées pour l’essentiel à cesser quand ces occupants et oppresseurs [seraient] partis. »

Il est évidemment un peu facile de critiquer a posteriori, mais je pense que l’erreur de Xavier Raufer montre bien que les groupes djihadistes ne peuvent pas être analysés uniquement comme des bandes armées criminelles, même s’ils peuvent être rejoints par des groupes de pillards et de mercenaires, au sens où l’étaient les « grandes compagnies » de notre Moyen-Âge, et même s’ils concluent des alliances ponctuelles avec telle ou telle milice locale qui ne leur reste loyale que tant qu’ils peuvent lui garantir des revenus suffisants.

Le djihad de génération en génération

Les mouvements djihadistes ne peuvent être véritablement compris que si on s’inscrit aussi dans le temps long du djihad, et pas seulement dans le temps court de tel ou tel jihad.

Le djihad, en tant que lutte armée, s’appuie sur certains versets du Coran et sur l’activité combattante du prophète de l’Islam et de ses héritiers immédiats au VIIe siècle. Son approche théologique fut essentiellement codifiée entre le IXe et le XIe siècle. Sa nature de rencontre cyclique entre, d’une part, un élan religieux permanent consubstantiel à l’islam, et, d’autre part, des opportunités sociologiques, économiques ou politiques locales et ponctuelles, a été brillamment analysée par Ibn Khaldoun au XIVe siècle. Le salafisme wahhabite date du milieu du XVIIIe siècle. Le djihad peul a eu lieu au tout début du XIXe, et la création des Frères Musulmans en 1928. Et même si 1979 est une année importante pour beaucoup de groupes djihadistes contemporains, ils s’inscrivent dans une généalogie bien plus longue, et qu’il ne faut pas oublier.

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En outre, des structures comme Boko Haram ou les Talibans, qui contrôlent à nouveau une part de plus en plus importante de l’Afghanistan, n’ont malheureusement pas vocation à disparaître au départ d’hypothétiques « occupants ou oppresseurs ».

Ceci dit, même si l’analyse de Xavier Raufer est incomplète, elle reste intéressante, et il touche du doigt une partie – mais une partie seulement – de la réalité de l’Etat islamique. Il a d’ailleurs parfaitement raison lorsqu’il dit que l’Etat islamique est plus une armée qu’un groupe terroriste au sens habituel du terme. Mais la qualification de « mercenaire » est trop réductrice.

L’internationale du fanatisme

L’État islamique est une structure complexe, dont certains membres sont d’authentiques fanatiques religieux ; d’autres des amoureux de la violence qui se sont mis au service d’une idéologie donnant une caution divine au déchaînement de leurs pires désirs ; d’autres des mercenaires opportunistes sans foi ni loi ; d’autres des personnes tâchant simplement de tirer leur épingle du jeu dans le chaos ambiant ; d’autres les défenseurs de causes politiques, ethniques ou sociologiques, allant du panarabisme au tiers-mondisme en passant par des revendications purement locales ; et ainsi de suite. Ajoutons-y les inévitables désaccords théologiques et querelles d’école, et la référence permanente à des origines glorieuses mythifiées et à des califats historiques largement enjolivés. Avant d’être une réalité politique, le califat est objet de fascination, propice à servir de support à de nombreux fantasmes, par nature imprécis et parfois contradictoires.

L’Etat islamique est né pour l’essentiel de la rencontre entre des dissidents d’Al Qaïda (pour des raisons de choix stratégiques plus que de désaccords de fond) et, en effet, d’anciens membres de l’armée de Saddam Hussein, rencontre à laquelle s’ajoutent toutes sortes de facteurs, dans le contexte de cet « Orient compliqué » où tout le monde essaye d’utiliser tout le monde au gré d’alliances plus ou moins changeantes, et où la proximité idéologique se mêle aux convergences temporaires d’intérêts.

Saddam Hussein ou l’islamisation à marche forcée

On a beaucoup lu et entendu que Saddam Hussein, son parti Baas et son armée étaient laïcs, et par conséquent opposés aux islamistes en tout genre. C’est oublier un peu vite que la notion même de « laïcité » n’a pas partout le même sens, et surtout que Saddam et les siens ne sont pas restés inactifs entre 1991 et 2003.

1991 : opération « tempête du désert », retrait des troupes irakiennes du Koweït, fin de la « guerre du Golfe ». Saddam Hussein œuvre à consolider son autorité et son contrôle du pays. En particulier, il sait qu’il ne pourra pas lutter sur tous les fronts, et fait alliance avec une partie importante de l’ancienne opposition islamiste, voyant dans la religion et l’exaltation de l’identité islamique de son pays un moyen de galvaniser la population contre les « croisés », et de la souder derrière lui. Symbole tangible de cette évolution majeure, avant même le déclenchement de « tempête du désert » Saddam fait modifier le drapeau irakien, y inscrivant « Allah Akbar », phrase qui devient la devise du pays à la place de l’ancien « Unité, Liberté, Socialisme ».

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A partir de là, Saddam Hussein se lance dans une islamisation à marche forcée du pays, se présente comme un descendant du prophète, et encourage les principaux prédicateurs qui expliquent que le but des sanctions internationales est de détourner les irakiens de l’islam, et que la lutte contre les « croisés » est la stricte continuité des combats du prophète et de ses compagnons (les fameux  « salafs ») contre les hérétiques et les incroyants.

Il est difficile de mesurer l’efficacité de ces campagnes d’islamisation, ou la part de sincérité dans des comportements religieux imposés. On peut néanmoins affirmer que les cadres de l’armée de Saddam en 2003, donc 12 ans plus tard, avaient au minimum su s’adapter à ce climat qui n’avait plus rien de laïc, et que parmi les plus jeunes, ou les plus récemment promus, beaucoup y adhéraient probablement réellement.

Après Saddam, le déluge

2003 : chute du régime de Saddam Hussein. De la prison de Camp Bucca aux zones de combat, les opposants aux Occidentaux parfois se combattent et parfois s’associent, et des liens se créent. Les anciens soldats de Saddam, qui ont tout perdu, qui sortent de plus de 10 ans de propagande islamiste, sont placés dans une situation où les notions de « régénération » et de « retour aux sources » sont naturellement des plus séduisantes, et où le simple fait de craindre pour sa vie au quotidien donne un relief très particulier aux croyances religieuses. Al Qaïda voit en eux un vivier formidable, détenant des compétences précieuses, et il ne fait aucun doute que l’organisation encore dirigée à ce moment par Oussama Ben Laden déploie des trésors de savoir-faire pour les recruter et, si besoin, les convertir à sa vision de l’islam – du moins jusqu’à la rupture officielle entre Al Qaïda et l’EI en 2013.

En d’autres termes, au moment de la proclamation du califat en 2014, les fameux cadres « laïcs » ne sont plus membres d’une structure laïque depuis 23 ans ! A ce moment, même ceux d’entre eux qui étaient déjà dans l’armée de Saddam lorsqu’elle était encore laïque ont connu 12 ans de propagande islamiste en son sein, et 11 ans de plus au contact d’Al Qaïda.

Pour autant, les cadres de l’État islamique ont-ils tous la même ferveur, la même adhésion inconditionnelle à l’idéologie du groupe ? Il est pratiquement certain que non. Y a-t-il parmi eux quelques hommes dont la ferveur religieuse ne serait qu’une façade, un outil pour mieux contrôler leurs troupes ? C’est très probable. Ont-ils conclu des alliances avec des mercenaires sans foi ni loi, « sans islam ni charia » ? Bien entendu.

Une armée de plus en plus extrémiste

Néanmoins, tout ce que l’on sait de l’EI conduit à penser que le contrôle social y atteint un degré extrême, et qu’un responsable dont l’hypocrisie serait évidente ne survivrait probablement pas longtemps. L’hypothèse selon laquelle l’EI dans son ensemble serait une armée mercenaire utilisant l’idéologie simplement comme vitrine me semble improbable au point d’en être impossible.

D’abord parce que leur propagande comme leurs actes (génocide des Yézidis, destruction des lieux historiques, attentats, etc.) sont parfaitement en phase avec les convictions qu’ils prétendent avoir, toujours justifiés par des références aux textes religieux, et un tel degré de cohérence, une telle obsession pour la cohérence, serait peu compatible avec une simple façade.

Ensuite, parce qu’on voit mal quel intérêt auraient les chefs de l’Etat islamique à faire passer leur structure pour un califat fondamentaliste s’ils n’avaient pas l’intention qu’il en soit un : l’image qu’ils donnent conduit très efficacement à attirer les pires des fanatiques et à faire fuir les autres, ce qui revient pour eux à se placer sous le regard d’une armée de plus en plus extrémiste, armée qui de ce fait n’hésitera pas à se ranger sous la bannière du plus fanatique de tous en cas de rivalités internes. En d’autres termes, quelles qu’aient été leurs intentions initiales, les chefs de l’EI se sont rapidement mis en situation d’être contraints par leurs propres principes.

La religion, socle du totalitarisme

Enfin, parce que tous les témoignages recueillis, de victimes de l’Etat islamique comme de membres du califat, concordent. Je pense en particulier à ceux qui ont été recueillis par David Thomson pour former la base de son livre Les revenants, dont je ne peux que recommander très chaudement la lecture. Selon ces témoignages, nous sommes bien en présence d’un authentique totalitarisme, profondément imprégné de son idéologie, et appliquant avec ferveur sa lecture littérale et littéraliste des textes sacrés de l’islam.

L’État islamique est divers, lié à un agrégat complexe de groupes armés aux natures variées, et d’individus aux motivations multiples. Reste qu’il est sous-tendu par un facteur déterminant, c’est la légitimation par la religion de son extrême violence et de sa soif de conquêtes, la référence permanente aux textes fondateurs de l’islam qui en grande partie l’inspirent, et dont à tout le moins il recherche l’approbation.

Alors que l’Etat islamique meurt en tant que structure territoriale, ses membres n’ont renoncé à aucune de leurs raisons d’agir. Ne nous leurrons pas, d’une manière ou d’une autre beaucoup d’entre eux continueront à être le bras armé de l’hydre de l’islam politique, au Moyen-Orient, en Afrique ou en Occident. Toutes les têtes de l’hydre ne sont pas identiques, certaines affichent ouvertement leur délectation dans l’horreur tandis que d’autres s’affirment « quiétistes » ou rejoignent des luttes qui se veulent émancipatrices, décoloniales ou tiers-mondistes, certaines montrent les crocs de la violence alors que d’autres ont le sourire de l’influence culturelle et politique, et le venin des accusations « d’islamophobie » hostiles à toute critique, mais toutes participent bien de la même chose.

A nous de ne pas baisser la garde.

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Haut fonctionnaire, polytechnicien. Sécurité, anti-terrorisme, sciences des religions. Dernière publicatrion : "Refuser l'arbitraire: Qu'avons-nous encore à défendre ? Et sommes-nous prêts à ce que nos enfants livrent bataille pour le défendre ?" (FYP éditions, 2023)

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