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La grande imposture de la neutralité juridique

La dépolitisation du droit est une stratégie de pouvoir


La grande imposture de la neutralité juridique
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Aujourd’hui, on parle beaucoup d’une prétendue « neutralité » du droit. Critiquer la décision d’un juge reviendrait à mettre en cause l’Etat de droit. Pourtant, le droit n’est jamais complètement séparable du domaine politique. Il est temps de dénoncer une fiction qui ne fait que servir une certaine volonté de pouvoir. Tribune.


Il y a, dans le débat public contemporain, une imposture intellectuelle devenue quasi hégémonique : celle qui consiste à présenter le droit comme un ordre neutre, autonome, techniquement rationnel, étranger aux conflits politiques et aux choix de civilisation. Cette fiction, répétée à l’envi, n’a rien d’innocent. Elle sert à disqualifier toute contestation, à délégitimer toute critique, à neutraliser le politique au profit d’une morale déguisée en norme juridique.

La polémique récente autour de la possibilité même de critiquer les juges en est une illustration parfaite. À peine ose-t-on interroger certaines décisions, certaines orientations jurisprudentielles, certains glissements interprétatifs, que l’on se voit opposer l’argument-massue : l’« État de droit ». Comme si critiquer une institution revenait à vouloir la détruire. Comme si discuter le droit équivalait à le nier. Comme si, enfin, le droit existait en dehors de toute vision du monde.

Ce réflexe pavlovien révèle moins un attachement sincère à l’État de droit qu’une volonté de sanctuariser un certain ordre normatif, déjà largement politisé, mais soustrait au débat démocratique.

Le droit n’est pas neutre : il est décidé

Il faut partir d’un constat simple, presque trivial : le droit est produit par des décisions politiques. La loi ne naît pas d’un raisonnement abstrait, mais d’un processus législatif traversé par des rapports de force, des convictions idéologiques, des compromis, parfois des renoncements. Le Parlement ne découvre pas la norme : il la choisit.

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Prétendre que le droit serait apolitique, c’est donc nier son origine même. L’article 34 de la Constitution confie au législateur le soin de fixer les règles relatives aux libertés publiques, aux droits civiques, à l’organisation sociale. Ces choix engagent une certaine conception de l’homme, de la société, de l’ordre. Ils ne sont ni mécaniques ni neutres. Ils sont politiques ou ils ne sont rien.

Mais la supercherie va plus loin. Une fois la loi adoptée, certains feignent de croire qu’elle se détacherait miraculeusement de toute finalité politique pour entrer dans une sphère purement juridique, gouvernée par une rationalité autonome. Or c’est précisément à ce moment que la bataille politique se déplace — non plus au stade de la décision, mais à celui de l’interprétation.

Carl Schmitt : la décision contre la fable normative

Carl Schmitt l’avait formulé sans détour dans Théologie politique (1922) : « est souverain celui qui décide de la situation exceptionnelle ». Derrière la norme, il y a toujours une décision. Derrière la règle, une autorité. Derrière la neutralité proclamée, une volonté.

Dans La notion de politique (1932), Schmitt démonte l’illusion libérale selon laquelle les sociétés modernes pourraient se gouverner par la simple administration de normes. Le politique ne disparaît jamais ; il se dissimule. Ceux qui prétendent l’abolir ne font que le déplacer — souvent vers des instances moins visibles, moins responsables, moins contrôlables.

La prétendue neutralité juridique est donc une arme. Elle permet de faire passer des choix substantiels — anthropologiques, moraux, culturels — pour de simples applications techniques du droit. Elle permet surtout d’interdire la contestation : puisque la norme serait neutre, celui qui la critique devient suspect.

Julien Freund : le politique ne se dissout pas dans le juridique

Julien Freund, dans L’Essence du politique (1965), a poursuivi ce travail de démystification. Pour lui, le politique est une dimension irréductible de la vie collective, fondée sur le conflit, la décision et l’autorité. Chercher à l’évacuer, c’est non seulement illusoire, mais dangereux.

Le droit, chez Freund, n’est pas une sphère autonome : il est une cristallisation du politique. Il formalise, stabilise, encadre des rapports de force préexistants. Le présenter comme un ordre purement normatif revient à priver les citoyens de la compréhension réelle des mécanismes de pouvoir qui les gouvernent.

C’est précisément ce que font aujourd’hui certains juristes, magistrats, universitaires ou militants : ils invoquent le droit contre le politique, alors qu’ils ne font que substituer leur politique à celle du peuple, sans jamais la nommer.

Leo Strauss : la fuite devant les fins

Leo Strauss, dans Droit naturel et Histoire (1953), a montré comment la modernité a progressivement renoncé à interroger les fins de l’action politique pour se réfugier dans le culte des procédures. On ne discute plus du bien commun ; on administre des droits. On ne tranche plus ; on applique.

Mais cette neutralisation est un leurre. Derrière chaque droit affirmé se cache une hiérarchie implicite des valeurs. Derrière chaque interprétation progressiste, une vision particulière de l’homme et de la société. Refuser d’en débattre ouvertement, c’est transformer la morale dominante en droit positif, sans passer par le filtre démocratique.

Carbonnier et Villey : le droit hors-sol

Même en droit français, cette illusion de neutralité a été dénoncée. Jean Carbonnier, dans Flexible droit : pour une sociologie du droit sans rigueur (10e édition, 2001), rappelait que le droit est un phénomène social, historiquement situé, profondément dépendant des mœurs et des équilibres collectifs. Le figer dans une prétendue pureté normative, c’est l’exposer à l’abstraction et à l’idéologie.

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Michel Villey, dans La formation de la pensée juridique moderne (1975), allait plus loin encore : il dénonçait la rupture moderne entre le droit et la philosophie, entre la norme et la finalité. Le droit contemporain, coupé de toute réflexion sur le juste, devient un instrument docile, prêt à accueillir n’importe quel contenu pourvu qu’il soit formulé juridiquement.

La neutralité comme stratégie de domination

C’est ici que la critique doit être frontale. La dépolitisation du droit n’est pas une erreur intellectuelle ; c’est une stratégie de pouvoir. En prétendant que le droit serait neutre, on empêche toute contestation légitime. On transforme le débat politique en faute morale. On pathologise le désaccord.

Cette stratégie bénéficie toujours aux mêmes : à ceux dont la vision du monde est déjà dominante dans les institutions. Sous couvert de neutralité, on impose des normes culturelles, sociales, parfois anthropologiques, qui relèvent d’un progressisme militant — mais jamais assumé comme tel.

Critiquer cette dérive, ce n’est pas attaquer l’État de droit. C’est refuser qu’il devienne une religion civile, dotée de ses dogmes, de ses clercs et de ses excommunications.

Nommer le politique pour sauver le débat

Le droit est indispensable. Les libertés publiques sont précieuses. Mais elles ne sont ni auto-fondatrices ni auto-justificatrices. Elles n’existent que parce qu’une communauté politique les a voulues, définies, limitées, hiérarchisées.

Refuser de reconnaître cette évidence, c’est livrer le droit à ceux qui savent le manier sans jamais le discuter. C’est transformer la démocratie en procédure et le citoyen en justiciable permanent.

Il est temps de déchirer le voile. Le droit est politique. Ceux qui prétendent le contraire font de la politique — mais sans en assumer la responsabilité. Voilà la supercherie. Et voilà pourquoi elle doit être dénoncée.

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Adnan Valibha est avocat.

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