Le « tour de France » est une vieille tradition littéraire. Loin de la banalité et de la nostalgie, deux livres nous mènent, au fil des routes et des paysages, dans des pérégrinations personnelles empreintes de tendresse, de légèreté et de poésie.
Un effet secondaire du Covid a été sous-estimé. Soudain, l’espace a rétréci. Comme dans un mauvais rêve, le monde s’est limité parfois à un kilomètre du domicile, parfois à cent, parfois à dix, au gré des confinements et des attestations de sortie qui allaient avec. Comme il fallait les signer sur l’honneur, et que l’honneur est tout ce qui reste dans les périodes compliquées – « tout est perdu fors l’honneur », disait François Ier qui n’avait pas eu besoin d’attestation pour se faire battre à Pavie –, les Français, en maugréant, les ont prises au sérieux. Ce fut l’époque où soudain, on traçait des cercles sur des cartes pour voir où ça pouvait nous mener. La France devenait immense ou rabougrie, au choix. Rabougrie quand on s’apercevait qu’on ne pouvait pas, à quelques kilomètres près, rejoindre une plage d’enfance, ses embruns et ses jeunes filles qui jouent à la marelle entre les flaques salées à marée basse. Ou immense, quand dans le quartier où l’on vivait depuis trente ans, on découvrait soudain un itinéraire inconnu, une façade Art déco dans une rue qu’on ne prenait jamais ou un raccourci pour atteindre un canal qu’on ne croyait pas si près : on se retrouvait, le temps de laisser arriver le couvre-feu, dans un roman de Simenon avec des péniches, des écluses et des oies sur les chemins de halage.
Rien que la terre, titrait Morand pour parler du rétrécissement de la planète en 1930. « Rien que la France », répondent Philibert Humm dans Les Tribulations d’un Français en France et Francis Navarre avec De l’Hexagone considéré comme un exotisme. Deux flâneurs aux humeurs différentes, mais qui ont la même idée : il est possible de se retrouver ailleurs, mais vraiment ailleurs, un peu partout en France sans franchir la moindre frontière. C’est une simple question de regard. La banalité n’existe pas pour qui sait s’émerveiller de l’enseigne d’un magasin de sous-préfecture au lettrage démodé ou des toits de lauze de l’Aubrac quand on arrive, alors que le soir tombe, en vue d’un village perdu au bout d’une départementale.
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Philibert Humm est un jeune homme qui avait déjà alerté les lecteurs sur son tropisme amoureux du vieux pays. On lui doit, écrit avec son compère Pierre Adrian, Un tour de France par deux enfants d’aujourd’hui, décalque contemporain du Tour de France par deux enfants, best-seller scolaire qui a servi de manuel de géographie pour les élèves après la guerre de 1870, quand il s’agissait de montrer la richesse d’une France pourtant amputée de l’Alsace et des trois évêchés de Metz, Toul et Verdun, faisant de la ligne bleue des Vosges la frontière douloureuse de la IIIe République. Les Tribulations d’un Français en France, autre hommage à une enfance qui lisait Jules Verne, est un livre qui aurait plu à Antoine Blondin. Sa première phrase est une démarque de celle de L’Humeur vagabonde : « Après le premier confinement, les trains recommencèrent à rouler. » Le ton est donné. Il sera léger, joyeux, plein d’un humour tendre et d’allusions littéraires. Humm ne prendra pas le train, mais roulera à bord d’un combi Volkswagen blanc, modèle qui servit jadis aux hippies pour leur nomadisme planant. D’habitude, Philibert Humm est journaliste et critique dramatique au Figaro. Les salles étant fermées, il lui fallait une autre occupation.
Tout le charme de ce livre vient du fil d’Ariane qui lie entre elles les étapes de son itinéraire. Il s’est aperçu que les villes et parfois les villages aiment se comparer à des lieux plus connus. Savez-vous qu’Autun se voit comme la petite Rome de Bourgogne, Rustrel comme le Colorado du Luberon, et, excusez du peu, Montargis comme la Venise du Gâtinais, Queuille comme l’Amazonie auvergnate et Coutances comme la Tolède du Cotentin ? Philibert Humm vérifie sur place s’il s’agit d’une ruse hyperbolique de syndicat d’initiative pour attirer le chaland ou si, vraiment, la France offre sur ses 550 000 kilomètres carrés un dépaysement définitif. Montargis, par exemple, est, ne serait-ce qu’en France, la 13e Venise autoproclamée. On constate que s’il y a bien 131 ponts et passerelles, le gondolier montargois est une espèce rare, voire inexistante. Il arrive parfois que l’appellation soit moins aimable. Si Toulon est le Petit Chicago, c’est surtout pour son quartier chaud où le moussaillon venait se faire toucher le pompon pendant une escale. Une plaque au coin d’une rue, découverte par Philibert Humm, qui a le sens du détail, doit être unique en son genre. Elle ne célèbre pas un résistant tombé sous les balles ennemies, mais une fille de joie : « À la mémoire de Miquette, les anciens marins reconnaissants. »
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Francis Navarre, dont le rabat des éditions du Dilettante, toujours concis, nous apprend qu’il est charpentier dans le civil, préfère voyager en moto, une Guzzi 500 modèle 1981. Ses références ne sont pas celles de Humm. À Blondin, il préfère l’admirable et trop tôt disparu poète Thierry Metz qui, lui, était manœuvre. Ou Kerouac, et ses manières de vagabond céleste. Ou encore Sylvain Tesson qui a redonné à la marche ses lettres de noblesse. Parce qu’il arrive aussi à Navarre de préférer les sentiers de grande randonnée à sa vieille moto italienne.
Navarre commence par camper dans les vignes de champagne, près de Langres où il s’est réveillé après une cuite en 1985 et il finit en 2019 à ressusciter un pick-up Panhard de 1958. Il a un goût marqué pour les provinces du vide. Le plateau de Millevaches, le Massif central, les Causses de Lozère, les hameaux corréziens désertés, les arrière-pays. Il remarque justement que cette dernière appellation vaut surtout pour les littoraux et que « la vie ne saurait y être trépidante. On s’y retire l’âge venu. On y possède un mazet avec une treille et trois rangs de tomates. » Les écrivains lui servent davantage que le Routard, il montre ainsi une prédilection pour Jean Carrière, prix Goncourt maudit de 1972 avec L’Épervier de Maheux qui restera son unique roman. À l’occasion, Navarre évoque son existence au hasard d’un tournant mal asphalté qui le fait arriver à Saint-Flour.
De l’Hexagone considéré comme un exotisme exalte une vraie liberté, parfois inquiète, parfois nostalgique, mais Navarre ne déplore rien. Sa géographie en mouvement, il veut qu’elle le conduise là où nous voulons tous arriver pour nous souvenir « des matins adamiques, de la plaine sans fin, de la chaleur à son comble ».
La France, décidément, n’a pas fini de nous enchanter.
Philibert Humm, Les Tribulations d’un Français en France, Le Rocher, 2021.
Francis Navarre, De l’Hexagone considéré comme un exotisme, Le Dilettante, 2021.
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