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Sertraline: une seule molécule vous manque, et le monde est dépeuplé

Depuis plusieurs mois, la France est confrontée à une pénurie préoccupante de psychotropes...


Sertraline: une seule molécule vous manque, et le monde est dépeuplé
Image d'illustration © SINTESI/SIPA

Pénurie de psychotropes : pourquoi un médicament très utilisé comme la sertraline est-il de plus en plus difficile à trouver en France, et pas ailleurs ? De nombreux malades mentaux se retrouvent ainsi abandonnés, alertent les psychiatres[1].


Depuis plusieurs mois, la France est confrontée à une pénurie préoccupante de sertraline, l’un des antidépresseurs les plus prescrits dans le pays. Des milliers de Français souffrant de dépression, d’anxiété ou de troubles obsessionnels compulsifs peinent à accéder à leur traitement habituel, contraints d’en interrompre la prise ou de le remplacer dans l’urgence, notamment par le Déroxat (paroxétine) et le célèbre Prozac.

Wanted : Zoloft ®

Mais cette crise ne se limite pas à l’Hexagone. Plusieurs pays dont les États-Unis, le Royaume-Uni, le Canada, l’Allemagne ou encore l’Australie, ont eux aussi connu ces dernières années des tensions ou des ruptures dans l’approvisionnement en sertraline. Ces pénuries récurrentes révèlent une vulnérabilité systémique. La fabrication de la molécule repose sur un nombre restreint de producteurs du principe actif, principalement installés en Chine et en Inde. Ainsi, un incident localisé dans un site de production peut entraîner une onde de choc à l’échelle mondiale.

Depuis son autorisation de mise sur le marché au début des années 1990, la sertraline s’est imposée comme l’un des traitements antidépresseurs les plus prescrits au monde. Appartenant à la classe des inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine (ISRS), elle incarne une nouvelle ère de la psychiatrie pharmaceutique, marquée par son efficacité, une tolérance supérieure aux anciens antidépresseurs tricycliques, et une large palette d’indications thérapeutiques. Derrière son succès clinique se cachent cependant des contraintes industrielles, géopolitiques et économiques.

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La sertraline est découverte dans les années 1970 au sein des laboratoires Pfizer par Reinhard Sarges et Kenneth Koe, deux chercheurs engagés dans la course à l’« antidépresseur idéal », moins toxique et mieux toléré que les tricycliques ou les inhibiteurs de la monoamine oxydase (IMAO) comme le Laroxyl (amitriptyline), Anafranil (clomipramine), Moclamine (moclobémide).  Après des années de développement, elle est approuvée par la FDA (Food and Drug Administration) en 1991 sous le nom commercial Zoloft.

Ce succès s’explique par sa grande efficacité sur une large gamme de troubles mentaux (dépression, anxiété, TOC, trouble panique, TSPT, phobie sociale), mais aussi par sa bonne tolérance, sa faible toxicité en cas de surdosage et son profil métabolique relativement stable. Cette spécificité contribue à réduire les effets secondaires liés à l’agitation, aux troubles du sommeil ou à la prise de poids, souvent observés avec d’autres molécules.

La sertraline est également l’un des ISRS les plus utilisés en périnatalité, notamment chez les femmes enceintes, en raison d’un meilleur rapport bénéfices / risques documenté.

Brevet ayant pris fin en 2006

Cependant, synthétiser la sertraline n’est pas simple. Sa structure chimique complexe nécessite des procédés industriels avancés, notamment pour garantir l’obtention de la seule pharmacologiquement active. Plusieurs étapes critiques requièrent un savoir-faire chimique poussé et des équipements spécialisés.

Depuis la levée du brevet de Pfizer en 2006, la production de sertraline s’est fortement diversifiée. Plusieurs laboratoires génériques – Teva (Israël), Mylan/Vitaris (États-Unis), Aurobindo (Inde), ou encore Sandoz (Suisse) – fabriquent désormais cette molécule. Toutefois, en dépit de cette diversité apparente, la production industrielle reste concentrée dans quelques régions du monde : la Chine et l’Inde pour les matières premières et les principes actifs (API), l’Europe et les États-Unis pour la formulation et le conditionnement.

La sertraline est l’un des antidépresseurs les plus prescrits au monde. En France, elle se classe parmi les trois ISRS les plus utilisés avec la fluoxétine (Prozac) et l’escitalopram (Seroplex). Aux États-Unis, elle figure depuis plusieurs années dans le top 20 des médicaments les plus prescrits, toutes classes confondues.

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Selon les estimations, le marché mondial de la sertraline générait, avant expiration du brevet, environ 3 milliards de dollars par an pour Pfizer. Aujourd’hui, le chiffre d’affaires est réparti entre plusieurs producteurs de génériques, mais demeure important du fait de la consommation massive : on estime que des dizaines de millions de patients en prennent régulièrement dans le monde.

Comparée à la fluoxétine (Prozac), première star des ISRS, la sertraline est souvent préférée pour traiter les troubles anxieux, les TOC ou les TSPT. Elle induit moins d’activation psychomotrice, un effet parfois problématique avec le Prozac, notamment en début de traitement. En revanche, la fluoxétine possède une demi-vie beaucoup plus longue (environ une semaine), ce qui la rend utile pour les patients à risque de non-observance, mais plus délicate à gérer en cas de changement thérapeutique ou d’effets indésirables.

La pénurie de sertraline révèle bien plus qu’un simple défaut logistique. Molécule sûre, efficace, et irremplaçable pour des millions de patients, la sertraline est un paradoxe : essentielle sur le plan médical, mais de moins en moins viable économiquement dans certains marchés comme la France.

Pas assez cher, mon fils !

La faible rentabilité de la sertraline en France s’explique par un modèle économique du médicament fondé sur la régulation étatique des prix, la promotion des génériques et le contrôle strict des dépenses de santé. Depuis la fin du brevet de la molécule, le prix de la boîte a été drastiquement réduit, parfois à moins de deux euros, ce qui laisse aux laboratoires des marges extrêmement faibles une fois déduits les coûts de production, de conditionnement, de conformité réglementaire et de distribution. Dans ces conditions, une politique publique visant à garantir un large accès aux soins, place le marché français en bas de la hiérarchie des priorités commerciales des groupes pharmaceutiques, surtout en comparaison avec d’autres pays européens comme l’Allemagne ou l’Italie, où la même molécule peut être vendue deux à trois fois plus cher.

À cela s’ajoutent des mécanismes spécifiques au système français, tels que les remises obligatoires aux pouvoirs publics, les clauses de régulation du chiffre d’affaires, les contraintes administratives lourdes et l’absence de différenciation commerciale entre génériques concurrents. Ce dernier point est l’un des traits distinctifs du marché pharmaceutique français, et l’un de ses paradoxes les plus silencieux. En théorie comme en pratique, toutes les spécialités génériques d’une même molécule sont considérées comme équivalentes : elles ont le même principe actif, le même dosage, la même forme galénique, et bénéficient du même taux de remboursement. Cette logique d’interchangeabilité est renforcée par le droit du pharmacien à substituer librement une marque par une autre, sans que le patient ou le médecin n’en soit informé (sauf mention explicite). Mais ce système élimine aussi toute incitation à l’investissement différencié dans la qualité du service, la robustesse de la chaîne logistique ou la réactivité en cas de pénurie. Puisque aucun fabricant ne peut valoriser ses efforts ni par le prix, ni par la visibilité de la marque, ils sont tous enfermés dans une logique de réduction des coûts. Pensé pour contenir les dépenses publiques, ce modèle uniformise, sans garantir la sécurité et ainsi finit par fragiliser la disponibilité des médicaments essentiels. Dans ce contexte, les laboratoires sont souvent tentés de réduire leurs volumes, de retarder les relances de production ou même de quitter le marché, notamment lorsqu’une tension mondiale apparaît sur les principes actifs. Ainsi, la crise de la sertraline révèle aussi les limites d’un système de régulation qui, à force de viser l’efficience économique, finit par compromettre la disponibilité continue de traitements fondamentaux pour des millions de patients.


[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/04/15/les-reponses-des-pouvoirs-publics-restent-insuffisantes-face-aux-penuries-de-medicaments-essentiels-en-psychiatrie_6596297_3232.html



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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