Sous les missiles iraniens, beaucoup d’Israéliens ont l’impression de vivre quelque chose d’irréel. Mais dire que c’est irréel, c’est encore une mise à distance, une manière de se protéger d’une réalité trop grave pour être intégrée véritablement.
Depuis vendredi matin, des messages affluent sur mon téléphone. Pas une avalanche, non. Mais quelques messages, sincères, venant de celles et ceux avec qui j’ai traversé de vraies tranches de vie en France.
« Nath, donne-moi de tes nouvelles. Je suis inquiète. Si ce qu’ils disent à la télé reflète ta réalité, alors c’est très grave, et j’ai raison de m’inquiéter. »
Jusqu’ici, à dire vrai, je leur ai répondu avec un laconique « ça va », comme pour me débarrasser de la question, pour ne pas prendre leur anxiété en plus de la mienne. Un « ça va » qui veut dire : je gère. Ou plutôt : on gère. On a l’habitude.
Ces mêmes amis m’ont vue partir en Israël il y a dix ans. Déjà, à l’époque, alors cadre supérieure dans une entreprise en pleine croissance, habitant au cœur du Paris huppé, ils n’avaient pas vraiment compris mon choix. Du point de vue de la raison, c’était un contre-sens de tout quitter comme ça, pour aller tout recommencer ailleurs, sans parler la langue, sans connaître les codes locaux. Sûrement à l’époque, j’avais dû leur dire « ça ira », il m’était alors impossible d’expliquer le pourquoi du comment. J’étais appelée, voilà tout, et vers une terre qui m’était à la fois étrangère et parfaitement familière. Appelée pour faire partie d’un autre collectif, pour vivre une autre vie, une vie diamétralement opposée que celle que j’avais construite à Paris sur fond de grandes écoles et de lettres modernes.
J’étais partie, donc. Avec vingt valises et mes trois enfants sous le bras, je suis arrivée dans une ville que je ne connaissais pas. A l’arrivée, je me suis plongée dans l’apprentissage de l’hébreu avec une sorte de plaisir indicible, la sensation de renouer avec quelque chose d’ancestral, je redevenais étudiante, tandis que mes amis parisiens grimpaient les échelons de leurs carrières reluisantes. A l’époque, j’avais l’impression d’avoir immigré dans un pays presque comme un autre, un pays émergent, dynamique, en pleine croissance économique et en relative paix du point de vue géopolitique. J’étais venue pour écrire une histoire, la mienne.
Lorsqu’on a visité notre appartement, je me souviens nettement que j’étais distraite lorsque l’agent immobilier m’a montré la chambre sécurisée — le mamad, comme on l’appelle ici. Pour moi, c’était un vestige d’un passé révolu, un écho des guerres d’avant qui ne me concernaient en rien. Dès notre emménagement, cette pièce est devenue mon bureau : je l’ai remplie de meubles, j’y ai mis une bibliothèque, un piano… C’est vrai que cette pièce était spéciale, sa porte était particulièrement lourde et sa fenêtre en métal, très difficile à fermer. Il fallait s’y prendre à deux mains pour le faire et durant toutes ces années, jusqu’au 7-Octobre, je ne l’avais pratiquement jamais fait.
C’est dans la nuit de jeudi à vendredi dernier que tout m’est revenu. Réveillés par l’atroce bip de nos téléphones portables qui nous ordonnait de nous réfugier d’urgence dans nos abris, calfeutrés dans ce mamad, je réalisais que jusqu’ici, j’avais tout fait pour vivre dans une sorte de déni, dans une réalité au-dessus du réel, dans laquelle la vraie guerre, la guerre dure, celle que l’on redoute, n’aurait jamais lieu.
Cette nuit-là était différente de toutes les autres nuits. Les détonations étaient proches comme jamais, elles ne ressemblaient pas à toutes celles qui les avaient précédées depuis le 7-Octobre, le ciel s’assombrissait, il était couvert de drones, de missiles, les murs de notre appartement tremblaient pour de bon. En quelques secondes, nous basculions dans une autre réalité. Le scénario du pire, celui tant redouté et jamais réalisé, devenait concret. Je regardais mes enfants, c’était moi qui avais pris la responsabilité de les déraciner de leur Paris natal. C’était moi qui avais voulu les faire grandir ici. Tout se téléscopait dans ma tête. Je les regarde, moitié endormis, moitié lucides, à un âge où on saisit parfaitement ce qui est en train de se dérouler, ils ne semblent pas spécialement choqués. Être israélien, c’est intérioriser depuis toujours ce qui pourrait se passer de pire et vivre au jour le jour comme si de rien n’était. Mon bureau n’est plus. Il redevient un abri. Et nous, assis par terre, dos au mur, nous devenons les enfants d’une histoire dont nous sommes les acteurs involontaires.
Dire que cette guerre avec l’Iran est une surprise serait un mensonge. C’est le genre de choses qui depuis quelques temps, surtout depuis le 7-Octobre, était évoqué dans les conversations comme une sorte de fatalité abstraite. L’extrémité à laquelle nous ne devrions jamais arriver. Personnellement, j’écoutais sans vraiment y croire. On en parlait entre deux gorgées de café, comme on parlerait du climat qui se dérègle ou d’un séisme qui finira bien par venir. Un danger réel, mais lointain, presque théorique. Pour nous tous, c’était la guerre ultime, la plus délicate de toutes les guerres possibles. Celle du « ça passe ou ça casse ».
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Jeudi soir, nous retournons dormir mais nous sommes assommés. Je commence mentalement à détricoter tous les plans que j’avais échafaudés. Je réalise que cette vague qui nous emporte vient tout juste de commencer et que notre vie est désormais placée sous le règne de l’incertitude. Je réalise que je vis au Moyen-Orient, que je suis loin de l’Europe, que je suis loin de tout et que mon sort ne fait qu’un avec le sort du pays tout entier.
Le lendemain matin, c’est calme. Un calme qui inquiète. La sensation d’une vie qui retient son souffle. Personne ne dit rien. Les voisins ne disent rien. Les enfants ne jouent pas. Tout le monde se demandant comment l’autre vit la chose présente. Les uns et les autres ayant peur de se transmettre leur anxiété. Chacun reste chez soi. Confiné dans ses propres peurs. Se débattant comme il peut avec une réalité naissante. La nuit qui suit, une amie israélienne m’écrit « ce que nous vivons est irréel ». Dire que c’est irréel, c’est encore une mise à distance, une manière de se protéger d’une réalité trop grave pour être intégrée véritablement.
Les heures s’égrènent. Le shabbat arrive. Il donne l’impression que tout est normal puisqu’en ce jour chômé, la ville est au repos. Mais le dimanche, la vie ne reprend toujours pas. Comme la semaine qui suivit le 7-Octobre, nous perdons la notion du temps. Les écoles ne reprennent pas. Les restaurants, les plages sont fermés. Les rassemblements sont interdits. Les dégâts s’accumulent. Les blessés et les morts augmentent. Les nuits sans sommeil s’enchainent. Seule la chaleur intense est de saison.
Au milieu de la fatigue, de l’inquiétude, de l’absence de visibilité, une chose me fait tenir : trouver du sens. Avec le sens, tout devient digeste. Et nos quotidiens fragmentés ne sont rien à côté de l’immensité de ce qui est à l’œuvre. C’est l’Histoire qui s’écrit au cours de nos nuits blanches. Notre histoire millénaire n’est qu’un combat éternel pour la survie, et cette guerre en est une nouvelle page. Je sais que notre narratif est difficile à entendre, je sais que ce conflit est complexe, qu’il divise, qu’il soulève des passions. Je sais que, dans l’imaginaire européen, la guerre appartient au passé, qu’elle est synonyme de régression, de retour à une barbarie archaïque.
Mais cette guerre est plus qu’un simple conflit, c’est une reconfiguration profonde de l’ordre établi. Elle vise à neutraliser un régime totalitaire et sanguinaire dont le projet politique central est l’anéantissement pur et simple du seul État démocratique de la région, ainsi que la propagation de son idéologie délétère dans le monde entier. Je sais que dans un monde aseptisé, à l’ère d’une mondialisation à outrance, notre singularité irrite. Je sais aussi qu’on préférerait nous voir plus discrets, qu’on se taise un peu, qu’on se fonde dans le silence diplomatique. Mais cette passivité face au Mal serait une trahison de notre vocation profonde. Cette guerre est juste, parce que son message est universel : montrer à l’humanité qu’on ne négocie pas avec le Mal, mais qu’on le combat au contraire avec force, courage et détermination. Un jour, elle sera étudiée, analysée, racontée dans les livres d’histoire comme l’un des tournants majeurs de notre époque. Une guerre de libération, un moment de bascule improbable entre deux mondes. Et nous, nous aurons eu la chance d’assister, et même de participer à notre modeste niveau, à l’écriture de cette grande page d’histoire.
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