Jamais la réprobation d’Israël n’avait atteint un tel paroxysme. L’accusation de génocide se banalise, bien au-delà des cercles islamo-mélenchonistes. Et l’interminable guerre de Gaza divise les soutiens d’Israël. À l’instar de Delphine Horvilleur, certains dénoncent publiquement la poursuite de la guerre et les attaques de Netanyahou contre l’État de droit, suscitant colère et désarroi dans la rue juive
C’est un torrent, un déferlement, un tsunami. Israël est devenu l’autre nom du mal. À l’Eurovision, de grandes âmes défendent les enfants palestiniens en insultant une jeune femme qui a eu le mauvais goût de survivre au 7-Octobre, cachée sous les corps de ses amis. Au Festival de Cannes, à défaut de robes coquines proscrites par mesure de décence, la Palestine se porte en bandoulière, et pas la Palestine-deux-États, la Palestine-de-la-Mer-au-Jourdain. Sur les campus européens et américains, on affiche sa compassion en vomissant l’État juif à jet continu. Chaque jour, une corporation monte au créneau pour dénoncer un prétendu génocide, chaque jour des voix se lèvent pour exiger qu’Israël soit mis au ban des nations, chaque jour, les terribles nouvelles de Gaza effacent un peu plus les corps suppliciés le 7-Octobre. Et chaque jour, une déclaration épouvantable émanant de l’un des « ministres maléfiques » du gouvernement Netanyahou, pour reprendre la formule d’Alain Finkielkraut, est brandie pour justifier la libération de la parole antisémite.1 Smotrich est raciste, donc Israël est raciste, donc les juifs sont racistes.
Macron botte en touche
Curieusement, la gaffe de Thierry Ardisson proférant « Gaza, c’est Auschwitz » a fait scandale. Or elle a exactement la même signification que l’accusation de « génocide » – Israël = SS. Si Israël commet un génocide, donc quelque chose qui ressemble à la Shoah, alors oui Gaza ressemble à Auschwitz. Or, désormais, ce terme infamant, qui porte une demande de sanctions et de lâchage, fait florès bien au-delà des cercles islamo-mélenchonistes qui l’ont acclimaté. Trois cents écrivains, parmi lesquels les inévitables Annie Ernaux et Nicolas Mathieu, demandent, dans un texte collectif, des sanctions contre Israël.2
On dira que ce sont les grandes âmes professionnelles. Sans doute. Mais on ne peut pas leur reprocher d’ignorer les victimes juives : « Tout comme il était urgent de qualifier les crimes commis contre des civils le 7 octobre 2023 de crimes de guerre et contre l’humanité, il faut aujourd’hui nommer le “génocide”», écrivent-ils. Sur TF1, le président de la République botte en touche, mais ne récuse pas le terme. Jamais Israël n’a été aussi réprouvé. Et jamais le monde juif, là-bas comme ici, n’a été aussi déchiré : entre laïques et religieux, juifs de gauche et juifs de droite, populo et notables (voir le texte de Noémie Halioua). En France, c’est Delphine Horvilleur qui ouvre le feu et cristallise les passions avec un réquisitoire où il est question d’une « politique suprémaciste et raciste qui trahit violemment notre Histoire ».3
L’esprit du débat talmudique mis à l’épreuve
On dirait que cette personnalité insoupçonnable a levé un interdit, car dans la foulée de nombreux amis de l’État juif, juifs ou pas, s’expriment publiquement dans le même sens, déclenchant en retour une salve de ripostes émanant de personnalités très diverses. Bien entendu, les critiques d’Horvilleur et des autres ne peuvent en aucun cas être confondues avec les vociférations mélenchonistes. On peut les contester, pas mettre en doute le fait que leurs auteurs veulent le bien d’Israël. Personne n’a le monopole du sionisme et de sa définition. Refusant que ces désaccords, aussi douloureux soient-ils, rendent le dialogue impossible, nous avons tenu à donner la parole à toutes les sensibilités. C’est le moment de se rappeler que les juifs ont inventé la discussion talmudique. C’est précisément quand un désaccord est âpre qu’il faut se faire violence pour comprendre la position adverse.
Dans le monde juif et « pro-juif » français, la discorde ne peut être réduite à une opposition entre contempteurs et admirateurs inconditionnels de Bibi. Pour tous ceux qui sont attachés à l’existence d’un État juif et démocratique, chaque manquement israélien, chaque brèche dans l’image de « l’armée la plus morale du monde », chaque image de famille détruite est un crève-cœur. La propagande existe, mais elle n’explique pas tout. De plus, alors que Netanyahou joue un jeu dangereux avec la Cour suprême, on a des raisons de penser que, dans « la seule démocratie du Proche Orient », l’État de droit est menacé. Le désaccord porte donc moins sur le fond que sur l’opportunité. Alors qu’Israël est lâché de tous côtés, y compris par l’Amérique et ne parlons pas de l’Europe, où nombre de pays songent sérieusement à reconnaître la Palestine alors que, comme l’a souligné Franck Tapiro, créateur du groupe militant DDF (Diaspora Defense Forces), ladite Palestine détient toujours des otages, fallait-il prendre le risquer de conforter ses ennemis ?
Deux gauches, deux approches, une même inquiétude
Denis Olivennes et Philippe Val appartiennent à la même famille idéologique, la gauche libérale et républicaine. Pourtant le premier est convaincu qu’il faut parler des fautes israéliennes pour le bien d’Israël, quand le second préfère se taire de peur de faire tourner le moulin antisémite.
Finalement, c’est la vieille question de Camus qui ressurgit : entre ta mère et la Justice, entre ta mère et la vérité, que choisis-tu ? Chacun doit répondre pour soi. Alain Finkielkraut n’a aucun doute : « Jamais je n’ai renoncé et jamais je ne renoncerai à l’exigence de vérité pour des raisons d’opportunité », tonne-t-il au cours d’une discussion passablement orageuse. Le philosophe entend continuer à se battre sur deux fronts : contre la haine d’Israël et des juifs d’un côté, contre la politique désastreuse d’Israël de l’autre. Reste à espérer qu’il ne perdra pas les deux batailles.
- Alain Finkielkraut : « Une bonne conscience antisémite s’installe un peu partout dans le monde », Le Figaro, 26 mai 2025. ↩︎
- « Nous ne pouvons plus nous contenter du mot “horreur”, il faut aujourd’hui nommer le “génocide” à Gaza », par 300 écrivains, AFP, 26 mai 2025. ↩︎
- « Gaza/Israël : Aimer (vraiment) son prochain, ne plus se taire », Delphine Horvilleur, Tenoua, 7 mai 2025. ↩︎