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Guerre et pape : François vit-il dans le même monde que nous ?


Guerre et pape : François vit-il dans le même monde que nous ?
Le pape François salue la foule du Vatican, octobre 2017. SIPA. 00827516_000024

Le 15 janvier, juste avant son départ pour le Chili, le pape François a distribué aux journalistes la photo d’un garçon japonais d’une dizaine d’années, portant dans son dos son petit frère mort en attendant que les agents du service funéraire prennent le corps pour la crémation. Nagasaki, 1945.

La pape a accompagné la photo d’un commentaire : « le fruit de la guerre ». Ceci s’inscrivant dans le cadre des démarches du Saint Siège pour, je cite, « éliminer les armements nucléaires » et plus généralement promouvoir un « désarmement intégral ».

L’attitude de François n’a rien de surprenant : il est le vicaire du Christ, à qui les Évangiles attribuent la phrase « si on te frappe sur une joue, tend l’autre ». Elle appelle tout de même quelques remarques et quelques réflexions, certaines purement stratégiques, d’autres plus philosophiques.

Colères légitimes et révoltes nécessaires

A ma connaissance, personne aujourd’hui ne sait qui sont ces deux enfants, ce qu’a été leur vie avant le bombardement, ni ce qu’a été ensuite celle du survivant. Il me semble néanmoins raisonnable d’affirmer que le profond courage et l’infinie dignité du grand frère viennent d’une culture qui a accepté la possibilité de la guerre et s’y est préparée, d’une éducation totalement imprégnée de ce qui a fait la grandeur des samouraïs, guerriers s’il en est, depuis que Susano-ô composa le poème des Huit Nuages.

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Bien sûr, la même époque a vu des militaires japonais commettre des crimes atroces, comme les massacres de Nankin. Rappelons que ces abominations étaient contraires à l’éthique des samouraïs, le respect de l’ennemi vaincu faisant partie intégrante du bushido. Rien dans les écrits de Takeda Shingen ou Yagyû Munenori ne permet de penser qu’ils auraient approuvé de telles horreurs. De plus, la prise de conscience de ces crimes de guerre a amené un sincère travail d’introspection et d’autocritique des tenants de la « Voie du Guerrier », le plus connu chez nous étant sans doute celui de Morihei Ueshiba.

Quoi qu’il en soit, il y a des colères légitimes et des révoltes nécessaires, mais toutes ne le sont pas, et à l’heure de la concurrence victimaire et de la multiplication des revendications tour à tour pleurnichardes et rageuses, l’attitude de cet enfant est une leçon pour nous tous.

C’est la guerre qui a abattu Hitler

Si dur que ce soit de le constater – et ce n’est pas d’un cœur léger que je l’écris en regardant une telle photo – la guerre a aussi eu d’autres fruits, notamment la chute du régime nazi (je parle bien de la guerre, pas de l’arme nucléaire). Des enfants sont morts aussi du fait de l’emploi d’armes conventionnelles, et si je ne me sens pas le droit moral de donner une réponse j’ai néanmoins le devoir de poser la question : la chute du régime hitlérien et la libération des prisonniers d’Auschwitz valait-elle la mort des enfants tués dans les bombardements de Berlin, Hambourg, Dresde ? Aurait-il fallu abandonner les enfants déportés dans les camps pour préserver les enfants vivant dans les villes allemandes ? Ils étaient tous des enfants, ils étaient tous aussi innocents les uns que les autres des crimes et des folies des adultes.

Dans un monde idéal la question ne se poserait pas, les gentils disposeraient toujours d’un moyen de vaincre les méchants et en même temps de protéger tous les enfants, quel que soit le camp de leurs parents. Mais c’est dans le monde réel que nous vivons, et dans ce monde il n’est pas toujours possible de trouver une solution satisfaisante et, pour difficiles qu’ils soient, certains choix doivent être faits.

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Loin de la sécurité éthérée de nos constructions intellectuelles, tendre l’autre joue conduit parfois à laisser passivement massacrer des enfants, alors que saisir fermement son katana donne une chance de les protéger.

Si le Japon avait aussi disposé de l’arme nucléaire à cette époque, les États-Unis n’auraient jamais pris le risque d’utiliser cet armement contre Hiroshima et Nagasaki, de crainte de s’attirer une riposte de même nature. Mais, bien évidemment, si le Japon en avait disposé, rien ne dit que certains jusqu’au-boutistes n’auraient pas choisi l’apocalypse plutôt que la défaite.

L’équilibre, jusqu’à quand ?

Et c’est là tout l’enjeu. L’humanité ne peut pas oublier ce qu’elle a découvert. Que les Etats renoncent tous à l’arme nucléaire donnera-t-il une garantie suffisante qu’aucun groupe fanatique ou nihiliste n’en dispose jamais ? Et si cela arrivait, vaudrait-il mieux que nous possédions nous aussi cette arme, ou que nous y ayons renoncé ? La France a souvent commis l’erreur de faire de la dissuasion nucléaire l’alpha et l’oméga de sa réflexion stratégique, oubliant que, dans la presque totalité des conflits, l’arme nucléaire est soit inutile, soit insuffisante. Mais l’hypothèse où nous serions confrontés à un ennemi nous menaçant avec cette arme, pour improbable qu’elle soit, n’est pas impossible. Se pose donc une question cruciale : quelle réponse efficace et crédible envisager face à une menace nucléaire à part la dissuasion nucléaire ?

Dans un monde idéal, la totalité des armes nucléaires serait donnée à l’ONU, qui n’aurait le droit de les utiliser qu’en ultime recours pour empêcher quiconque d’en produire ou d’en acquérir d’autres – ou des armes présentant le même niveau de dangerosité globale.

Dans le monde réel, qui peut sérieusement vouloir confier la puissance ultime à une institution connue pour ses gesticulations, ses protestations sans effet, et capable de faire siéger l’Arabie Saoudite dans la Commission de la condition de la femme et de lui confier la présidence du Conseil des droits de l’homme ?

Le devoir du monde réel

Il est profondément lâche, cynique et dangereux de renoncer à améliorer les choses sous prétexte de réalisme. Il est peut-être moins cynique, mais tout aussi lâche et dangereux, de refuser de voir la réalité, et immensément égoïste de s’accrocher aux beaux principes d’un monde idéal sans se soucier de ceux qui en subissent ou en subiront les conséquences dans le monde réel.

Le « désarmement intégral » que prône François a été une réalité, il y a bien longtemps. L’humanité a connu un âge sans armes, et il n’a pas fallu longtemps à nos ancêtres pour ramasser des pierres et des gourdins pour s’entre-tuer. La non-violence est un idéal vers lequel tendre, mais nous ne pouvons y parvenir qu’en distinguant soigneusement la violence de l’emploi de la force. Refuser en toute circonstance le recours à la force, c’est tôt ou tard encourager la violence de nos ennemis, et trahir ce et ceux que nous avons la responsabilité de protéger. Mais nous abandonner à la violence lorsque la force est nécessaire, c’est rendre notre éventuelle victoire inacceptable pour nos ennemis, qui dès lors se résigneront peut-être à la défaite, mais ne désireront pas la paix.

Avoir conscience de la violence et de l’obscurité qui sont en nous et les maîtriser est nécessaire, mais ne nous dispense pas de lutter lorsque d’autres y succombent. Vaincre sans combattre, aboutissement des disciplines martiales, n’est envisageable qu’après un long entraînement. Mieux vaut donc nous préparer moralement et techniquement à un emploi éthique et régulé des armes, sans tomber dans la surenchère d’une course à l’armement aveugle, que prôner l’impuissance choisie d’un « désarmement intégral », même s’il est accompagné d’un objectif de « développement intégral ».

Car les guerres ne sont pas uniquement causées par des injustices, et les nations prospères ne sont pas forcément pacifiques.

La politique n’est pas chrétienne

La justice sociale et le respect mutuel sont nécessaires à toute paix durable, entre individus et entre états. La pauvreté et le mépris conduisent à la révolte, et rendent bien séduisants les discours des semeurs de haine – ceux qui affichent à longueur de temps leur mépris pour la civilisation européenne feraient d’ailleurs bien de s’en souvenir. N’est-ce pas François ? Et ceux qui condamnent sans sourciller leurs semblables à la misère par intérêt ou par indifférence feraient bien de s’en souvenir aussi…

Mais ni la justice ni le respect ne suffisent à la paix, hélas. Nous pouvons et nous devons y œuvrer sans relâche, et nos efforts porteront des fruits qui en valent largement la peine. Mais nous ne devons pas escompter aboutir à un monde débarrassé à jamais de la violence et du mal. Cela relève peut-être du Christ et d’Amaterasu, mais certainement pas de la politique, de la stratégie ou de la diplomatie des seuls mortels. Pour nous, la dissuasion est une composante indispensable de la paix, et cette dissuasion n’est crédible et donc efficace que si nous savons ne pas faire usage de la force, mais aussi en faire usage – ce qui suppose de disposer des armes nécessaires.

Plutôt le bushido que l’impuissance volontaire

Gardons toujours présente à l’esprit la différence entre un samouraï et une brute, ou en termes européens entre la chevalerie et la sauvagerie, entre Athéna et Arès, et choisissons plutôt le bushido que le refus d’agir.

J’ai moi aussi été transporté par ce film magnifique qu’est Les heures sombres et je ne résiste pas à l’opportunité qu’il me donne. Il est heureux qu’à une certaine époque Churchill ait choisi d’appliquer les principes des samouraïs, et de préférer que son pays et son peuple combattent jusqu’à la mort plutôt que de se soumettre. S’il avait tendu l’autre joue, ce sont sûrement de bien sinistres drapeaux qui flotteraient aujourd’hui sur Westminster… et sur le Vatican.

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Haut fonctionnaire, polytechnicien. Sécurité, anti-terrorisme, sciences des religions. Dernière publicatrion : "Refuser l'arbitraire: Qu'avons-nous encore à défendre ? Et sommes-nous prêts à ce que nos enfants livrent bataille pour le défendre ?" (FYP éditions, 2023)

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