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Histoire de couteaux


Histoire de couteaux
Image d'illustration © FRED SCHEIBER/SIPA

Au lendemain de Noël, trois femmes ont été poignardées dans le métro parisien par un clandestin malien connu des services de police et faisant l’objet d’un OQTF. Le fait que cet homme, comme tant d’autres, ait choisi l’arme blanche est loin d’être anodin. Analyse de Charles Rojzman.


Trois femmes poignardées successivement dans le métro parisien. Trois corps attaqués dans un lieu banal, quotidien, supposé sûr. L’agresseur, sous le coup d’une obligation de quitter le territoire français, circulait pourtant librement. Ce fait n’est pas une aberration. Il est un concentré de notre situation. Tout y est : la décision administrative non exécutée, la justice impuissante ou entravée, la violence ciblée, et, surtout, le message implicite envoyé à tous — celui d’un État qui édicte des règles qu’il n’applique plus.

Ce n’est pas un « fait divers ». C’est un signe. Un signe de la banalisation d’une violence devenue familière, acceptée, presque intégrée à notre horizon mental. L’irruption de la lame dans la chair ne provoque plus le choc moral qu’elle devrait susciter ; elle s’ajoute à une litanie. Comme si l’acier, prolongement immédiat de la main, avait retrouvé droit de cité dans nos espaces publics, et que la société s’était résignée à composer avec lui.

Le couteau n’est pas une arme comme les autres. Il est intime. Il impose la proximité, le face-à-face, parfois le regard. Il ne tue pas à distance : il humilie, il domine, il inscrit la violence dans le corps de l’autre. Il dit : je n’ai pas peur de la loi. Il dit aussi : je fais justice moi-même. À travers lui s’exprime un rapport au monde où la force prime sur la règle, où la contrainte immédiate l’emporte sur la médiation, où le conflit se résout par la domination et non par l’arbitrage.

Les victimes ne sont pas choisies au hasard. Les femmes d’abord, perçues comme vulnérables, disponibles, symboles d’une liberté insupportable. Les Blancs ensuite, assimilés à une domination fantasmée, à une société honnie mais exploitée. Les Juifs enfin, figure ancienne et persistante de l’ennemi absolu, à la fois haï et obsédant, responsable imaginaire de tous les désordres. Cette haine n’est pas toujours formulée ; elle est souvent diffuse, incorporée, transmise par des récits idéologiques, religieux ou politiques. Mais elle oriente les gestes, elle désigne les corps.

Il existe, qu’on le veuille ou non, des univers culturels et idéologiques où la violence directe — et en particulier l’arme blanche — demeure un mode légitime de résolution des conflits. Non comme une pathologie marginale, mais comme un héritage transmis, intériorisé, parfois valorisé. Cela n’a rien à voir avec la race, notion vide, mais tout à voir avec des histoires, des socialisations, des rapports à l’honneur, à la virilité, à l’autorité. Dans ces cadres mentaux, la loi impersonnelle n’est pas vécue comme une protection commune, mais comme une contrainte étrangère, voire hostile.

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L’immigration de masse a importé ces rapports au conflit sans exiger leur transformation. Elle a superposé des normes incompatibles sans trancher. Elle a accueilli sans imposer le désapprentissage de la violence. Et, ce faisant, elle a installé sur le même territoire des conceptions antagonistes du droit, du corps, de la limite. Refuser de le dire par peur d’essentialiser, c’est s’interdire de comprendre ce qui se joue réellement.

Lorsque ces héritages rencontrent une justice défaillante, des décisions administratives non exécutées, des OQTF transformées en paperasse sans effet, le passage à l’acte devient rationnel. Une interdiction qui n’est pas appliquée n’est pas un compromis humaniste ; c’est un signal de faiblesse. Et toute faiblesse répétée devient une invitation. La loi cesse alors d’être une limite ; elle devient un décor.

Le plus grave n’est pas seulement la répétition des agressions, mais ce qu’elles produisent en profondeur. Une société qui apprend à se restreindre, à éviter, à contourner. Des femmes qui modifient leurs trajets. Des Juifs qui dissimulent leur identité. Des citoyens qui intègrent l’idée que l’espace public n’est plus pleinement protégé. La peur ne se manifeste pas par des paniques spectaculaires, mais par des adaptations silencieuses. Or une société qui s’adapte à la peur est déjà une société qui abdique.

Face à cela, l’État parle peu, ou mal. Il invoque la complexité juridique, les droits fondamentaux, les procédures. Il découpe les drames en catégories rassurantes : acte isolé, déséquilibre psychologique, contexte social. Il évite l’essentiel : reconnaître que l’autorité ne se proclame pas, elle s’exerce. Une justice qui ne protège plus les corps concrets au nom de principes abstraits finit par perdre toute légitimité.

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Le problème n’est donc pas seulement la violence, mais le refus obstiné de nommer sa source et ses conditions. En laissant coexister des décisions sans exécution, des haines sans nom, des normes incompatibles sans arbitrage, nous avons accepté une fragilisation durable de l’espace commun. Nous avons troqué la verticalité du droit pour l’horizontalité de la peur.

C’est ainsi que meurt une civilisation : non dans le fracas, mais dans l’acceptation résignée de sa propre vulnérabilité. Et nous continuons, par confort moral ou par lâcheté politique, à appeler cela le vivre-ensemble, alors qu’il ne s’agit plus que d’une cohabitation inquiète, déjà minée par l’idée que la force, un jour, pourrait redevenir l’ultime arbitre.

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Essayiste et fondateur d'une approche et d'une école de psychologie politique clinique, " la Thérapie sociale", exercée en France et dans de nombreux pays en prévention ou en réconciliation de violences individuelles et collectives.

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