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Charles Gave: «La social-démocratie européenne va disparaître»

Dans son dernier ouvrage (La vérité vous rendra libre, Éd. Pierre de Taillac), le président de l’Institut des libertés a réuni ses articles les plus incisifs de ces dernières années. Une lecture revigorante à l’heure où la plupart des économistes sont aussi plats et prévisibles que ChatGPT.


Ni les grands quotidiens ni les news magazines n’en ont signalé la sortie. Et rares sont les écoles de commerce qui recommandent sa lecture. Pourtant, le dernier livre de Charles Gave est sur la table de chevet de bon nombre de décideurs économiques en quête d’analyses non formatées et de prospectives à rebrousse-poil. Un ouvrage où l’auteur dénonce notamment les certitudes suicidaires de nos gouvernants, et prédit une grave crise en Europe. Une crise non seulement financière, mais aussi politique et militaire. Car pour le diplômé de l’université de Toulouse et de la Binghamton University (New York), une grande page de l’histoire du monde est en train de se tourner. Le bloc asiatique, en cours de réunification, pourrait bien prendre l’ascendant sur l’Occident. Un risque mortel pour nos États-providence.


Causeur. Première surprise à la lecture de votre livre : vous qui avez l’image d’un auteur iconoclaste aux opinions bien tranchées, vous reconnaissez volontiers qu’il vous arrive de vous tromper dans vos analyses…

Charles Gave. Dans ma profession, qui est celle des marchés financiers, si vous avez raison 51 % du temps, vous êtes une superstar ! Mon métier est en réalité une immense école de modestie intellectuelle. Cela dit, je me suis peut-être un peu moins trompé que les autres. C’est sans doute pour ça que mes clients considèrent que je suis de bon conseil.

Venons-en à la thèse principale de votre ouvrage, qui est une charge violente contre les élites occidentales. Vous les accusez carrément de trahison. N’est-ce pas quelque peu complotiste ?

Je ne sais pas comment nommer le scandale que je dénonce dans mon livre. Est-ce un complot ? Je l’ignore. Ce que je décris, c’est le système antidémocratique qui a émergé dans les pays riches après la chute du mur de Berlin et dont une classe sociale bénéficie indûment en contrôlant les médias, l’économie et la finance sans jamais risquer de sanction, même quand elle prend de mauvaises décisions. Ce système promeut au contraire les pires d’entre eux.

Les pires… Vous y allez un peu fort, non ?

J’ai travaillé avec l’un d’eux, George Soros, et je peux vous dire que, quand il entrait dans une pièce, il faisait peur.

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Est-il un agent de ce que d’aucuns appellent l’« État profond » ?

Pas exactement. Nous sommes plutôt confrontés à des gens qui veulent s’affranchir de l’État. La relation qui unissait traditionnellement les élites occidentales et leur nation a été rompue. Cette révolution n’est pas cachée, elle s’est faite au grand jour, sous les encouragements des idéologues néoconservateurs américains, qui sont presque tous d’anciens trotskistes d’ailleurs.

Et en France ?

Quand j’étais jeune, notre pays était gouverné par des hauts fonctionnaires admirables, comme Paul Delouvrier et Pierre Guillaumat qui étaient des moines-soldats de l’économie. Ces gars avaient une puissance intellectuelle formidable et travaillaient littéralement pour le bien commun. Mais depuis Giscard et Mitterrand, leurs successeurs s’avèrent tous plus médiocres et corrompus les uns que les autres. Leurs actes de trahison sont innombrables, comme la vente de notre fleuron industriel Alstom à General Electric, décidée en 2015 par François Hollande, alors conseillé à l’Élysée par Emmanuel Macron. Mais le plus souvent, les membres de cette caste se complaisent plutôt dans le déni et la paresse. Et c’est ainsi qu’ils enfoncent le pays. Comme disait Albert Einstein, on ne peut pas demander à quelqu’un qui est à l’origine d’un problème de le régler. Pour endiguer cette catastrophe, il faudrait redonner la parole au peuple, à travers des référendums, comme en Suisse. Par exemple : « Est-ce que les femmes ont le droit de porter la burqa ? » 60 % des Helvètes ont répondu non. Fin de la discussion. Et il n’y a pas eu de juges pour s’y opposer. Le peuple souverain a parlé. Si on doit prendre des décisions extrêmement dures, le seul qui le peut, c’est le peuple souverain.

Marine Le Pen est-elle la candidate de ce peuple souverain ?

Je ne suis même pas certain qu’il y aura des élections présidentielles en 2027. Quand on regarde l’évolution de la dette publique en Europe, on voit que, depuis la crise mondiale des subprimes en 2008, la masse monétaire – la quantité de monnaie émise par la Banque centrale européenne – a été multipliée par cinq, tandis que la richesse créée sur le continent n’a augmenté que de 20 %. Avec cet argent, on a créé des actifs financiers à long terme, principalement des bons du Trésor, que les États européens ne pourront jamais rembourser. La dette, après tout, n’est que de l’impôt différé. C’est la même chose aux États-Unis. L’Occident va au-devant d’un énorme krach obligataire, qui a déjà commencé, d’une intensité telle que le fonctionnement des États et la paix civile pourraient être compromis. Or pour qu’il y ait des élections, il faut qu’il y ait un État en état de marche.

Les Américains sont-ils en si mauvaise posture ? Ne sont-ils pas en train de révolutionner l’économie de la connaissance en faisant des pas de géant avec l’intelligence artificielle ?

Je ne nie pas l’intérêt de l’intelligence artificielle, dont je me sers tous les jours pour analyser les marchés financiers. Mais, croyez-moi, la bêtise humaine n’a pas fini de mener le monde. Et surtout l’économie n’a pas fini d’être d’abord de l’énergie transformée, avant d’être de l’intelligence agrégée.

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Mais l’économie fait-elle l’histoire ? La volonté politique ne prime-t-elle pas ?

Pas toujours. Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Russie a réorienté ses exportations d’hydrocarbures vers les pays d’Asie, en particulier la Chine et l’Inde. Pour la première fois de son histoire, l’Inde va recevoir ses matières premières d’Asie centrale, qu’elle paiera dans sa propre monnaie. Il va donc y avoir un boom économique gigantesque dans la zone de l’océan Indien. À terme, les investisseurs préféreront placer leurs fonds dans cette zone en croissance, et ils n’auront aucune raison de venir à notre rescousse. La France, c’est 1 % du PIB mondial, mais 9 % des dépenses sociales de la planète. Cela ne peut pas durer éternellement. Ou, pour le dire en des termes plus triviaux, il n’y a pas assez d’argent sur terre pour continuer à payer la France à ne rien foutre. J’avais écrit au milieu des années 1980 que l’Union soviétique allait s’effondrer. Tout le monde me disait que j’étais fou. Aujourd’hui je dis que la social-démocratie européenne va disparaître, car elle n’est pas viable non plus.

Les États-Unis peuvent-ils laisser une telle crise se produire ? N’ont-ils pas intérêt à nous aider à sauver nos États-providences ?

Les Américains sont pragmatiques. Or ils ont à présent acquis l’autosuffisance énergétique grâce au gaz et au pétrole de schiste. Longtemps ils ont fait des guerres pour maintenir la suprématie du dollar. Seulement, ils n’ont plus les moyens de cette stratégie. Car ils sont arrivés, comme l’Europe, à une limite absolue en termes de dépenses et d’endettement public. Sachant qu’il y a trois gouffres dans le budget fédéral américain : la sécurité sociale, le service de la dette et la défense. Il va donc leur falloir combler au moins un des trois gouffres. Vont-ils commencer par la sécu ? Le président qui entreprendrait une chose pareille n’aurait aucune chance d’être réélu… Vont-ils couper dans le service de la dette ? Cela reviendrait à se déclarer en faillite ! Donc la seule économie drastique qu’ils peuvent faire, c’est dans la défense. Ce qui implique que l’armée américaine quitte l’Europe, comme elle a quitté l’Afghanistan. Avec deux candidats possibles pour la remplacer chez nous : l’armée turque ou l’armée russe. Faites votre choix.

Les Européens ne sont-ils pas capables d’assurer leur propre défense ?

Ils n’ont pas d’enfants ! Dans les familles italiennes aujourd’hui, on compte un petit-enfant pour quatre grands-parents et c’est le seul petit enfant pour ces quatre personnes. Alors que les Turcs font plein de gosses. Ce que j’essaie de dire, c’est qu’on ne peut pas défendre un continent avec des avocats bruxellois et buveurs de bière de 50 ans. Donc nous sommes condamnés à être sous tutelle militaire. Il n’y a pas d’autre solution.

Recep Tayyip Erdogan rencontre Vladimir Poutine à Sotchi, en Russie, 4 septembre 2023. « Les Européens sont condamnés à être sous tutelle militaire, qu’elle soit américaine, russe ou turque… » © Sergei Guneyev/AP/SIPA

En quoi serait-il meilleur pour nous d’être dominés par les Russes ou les Turcs plutôt que d’être dominés par les Américains ?

Je ne dis pas que c’est meilleur ou moins bon, je dis que c’est inévitable.

Mais vous dites aussi qu’il faut que le peuple reprenne le pouvoir, vous avez peut-être des conseils à lui donner…

Je ne connais pas un homme politique ayant aujourd’hui la stature suffisante pour dire au peuple : « Voilà ce que l’on doit faire. » Sauf peut-être Jean Lassalle, qui représente tellement la France telle que je l’imagine. Ou bien éventuellement David Lisnard, qui m’a l’air courageux. La solution, ce serait de liquider la classe qui gouverne le pays, notamment l’inspection des Finances, dont Emmanuel Macron est l’un des pires représentants, avec son incapacité de penser la même chose deux jours de suite. Comme dans la plupart des grandes démocraties, les fonctionnaires devraient être élus, et ils devraient être obligés de donner leur démission définitive de la fonction publique quand ils partent faire autre chose dans les affaires ou la politique. En Suisse, ils se passent très bien de ce genre d’aristocratie. Conséquence, le poids de la puissance publique ne dépasse pas un tiers de leur économie, à l’instar de la France sous de Gaulle, avec des hôpitaux qui marchent mieux que les nôtres et une armée autrement redoutable. Pendant ce temps, nous avons de l’autre côté du lac Léman un État obèse, qui pompe 60 % de nos richesses !

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Le nouveau gouvernement n’est-il pas de nature à vous rendre un peu optimiste ? Emmanuel Macron n’a-t-il pas indiqué son souhait que « la France reste la France » ?

Un changement de gouvernement n’est intéressant que si les nouveaux ministres ont la possibilité d’opérer dans des secteurs de la souveraineté de l’Etat. Or la France n’a plus aucune souveraineté. Ni sur sa monnaie, ni sur ses frontières, ni sur ses tribunaux, qui doivent respecter des lois et règlements émis par Bruxelles. Ni sur sa diplomatie, enchaînés que nous sommes à l’OTAN. Ni sur son budget, avec des déficits financés par l’étranger ou par de la création monétaire émanant d’une Banque centrale européenne que nous ne contrôlons pas et qui peut nous mettre à terre en cinq minutes en montant les taux d’intérêts. Ni sur le prix de l’énergie nucléaire, contrôlé de fait par Bruxelles. Ni sur le système d’éducation, contrôlé par les syndicats.

Plus de la moitié du gouvernement est composée d’anciens membres du parti gaulliste… N’est-ce pas un bon point ?

Le dernier gaulliste en France fut Philippe Seguin, que Jacques Chirac fit mourir de désespoir par ses trahisons. Depuis, l’espèce est éteinte, assassinée par la toujours efficace conjuration des lâches, des incompétents, des médiocres et des corrompus.

Si vous étiez Gabriel Attal, que feriez-vous ?

Comme je ne pourrais rien faire compte tenu des abandons que je viens d’énumérer, et comme le Président ne cesse de parler de souveraineté européenne, qui est un oxymore, je saurais l’échec inévitable, j’aurais conscience qu’une très grave crise financière et budgétaire est devant nous, qui amènera à une très forte baisse du pouvoir d’achat, en particulier des plus pauvres. En conséquence, je donnerais ma démission instantanément pour ne pas avoir à porter le chapeau, comme Napoléon III en 1870.

Faut-il dès lors collaborer avec les pays asiatiques autoritaires ?

Je vais vous répondre comme on répond dans ma famille. En 1941, mon père était en Syrie. Quand les troupes anglaises sont entrées dans le pays, il a rejoint leurs rangs, avec d’autres officiers gaullistes, et un tribunal militaire français l’a condamné à mort par contumace en 1942. Il y a des moments où, dans une vie, ce n’est plus son avenir personnel qui domine, c’est l’honneur. Si j’avais 20 ans aujourd’hui, j’essaierais de rentrer à Saint-Cyr et de me hisser au niveau de ceux qui ont l’immense mérite de monter au front les premiers, voire d’accepter de prendre une balle entre les deux yeux si nécessaire.

Mais si on devait se battre maintenant, on se battrait contre qui ?

À votre avis ?

Mon avis, c’est que ce serait une guerre civile.

Ce ne sera pas une guerre civile, puisque, quelle que soit l’hypothèse, il s’agira bien de se battre contre un autre peuple.


Le cas Gave. Si Charles Gave n’était pas actionnaire de Causeur, il aurait pu prétendre à toute la « une » de ce numéro. Le succès de son livre, La vérité vous rendra libres, comme celui de ses vidéos où il donne son analyse sur la marche du monde, est l’un de ces phénomènes à bas bruit qui dit peut-être quelque chose de l’époque. Nous avons hésité à lui accorder tout de même une place en « une » mais après tout, il aurait été injuste de le pénaliser pour la seule raison que, sans lui, Causeur n’existerait pas. Du reste, si Charles Gave finance Causeur, ce n’est pas pour gagner de l’argent (malheureusement) ni pour contrôler notre ligne éditoriale – avec laquelle il est souvent en désaccord. Mais pour la raison même qui fait son succès : il aime la liberté • Elisabeth Lévy.

Charles Gave, aux côtés d’Olivier Delamarche, participe à une conférence sur « les risques de crise en Europe » à l’université d’Amiens, 15 novembre 2018. © Yann/BOHAC/Sipa

Le prophète de la rue Copernic

Charles Gave gagne sa vie en prédisant l’avenir. Et il entretient un certain art de surprendre – n’est-il pas un actionnaire de Causeur ? Son nouvel essai, numéro un des ventes dans la catégorie « Économie » depuis deux mois, met en garde contre le risque d’effondrement financier de l’État-providence européen. À bon entendeur. Par Gil Mihaely.

Il ne vit pas dans une tour à Dubaï, ne passe pas ses journées à tester des produits cosmétiques. Et je crois pouvoir affirmer qu’il ne possède pas non plus une paire de seins tout neufs. Charles Gave n’en est pas moins l’un des influenceurs les plus populaires en France. Les vidéos où il partage son expertise économique et financière attirent des dizaines de milliers, et jusqu’à des centaines de milliers, voire des millions d’internautes. Avant d’officier sur les réseaux sociaux, il était un consultant recherché par des acteurs financiers exigeants tels que banquiers, assureurs et gérants de fonds. Son succès dans un secteur impitoyable, où la justesse des prévisions est cruciale, témoigne de son habileté à anticiper les évolutions économiques. Gave évolue dans un milieu très concurrentiel, où le verdict tombe rapidement et sans équivoque. Soit vous avez raison et vos conseils font gagner de l’argent à vos clients, soit vous avez tort et ils changent vite de crèmerie. Le fait qu’il pratique de manière indépendante ce métier à haut risque depuis plus de quatre décennies incite à le créditer d’un certain art de la prédiction. De plus, dans un milieu passablement compassé, la gouaille de ce titi parisien des beaux quartiers a de quoi surprendre.

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Une chose est sûre, ce fils d’officier et résistant gaulliste comprend mieux l’univers complexe de l’économie mondiale et les rapports de forces géopolitiques que certains universitaires, même très célèbres, comme Thomas Piketty. Il ne se contente pas d’observer les marchés, il vit avec eux. Au début des années 1980, il s’est installé au Royaume-Uni pour profiter de la montée en puissance de la finance en général et de la place de Londres en particulier. Avant de se tourner vers l’Asie et notamment la Chine une vingtaine d’années plus tard, en ouvrant des bureaux à Hong Kong et Shanghai. De l’art d’être au bon endroit au bon moment. De nouveau. Tout en étant fort critique de la politique des États-Unis, il y compte nombre d’amis et de relations, dont beaucoup se pressaient à la soirée de ses 80 ans, où on célébrait aussi les vingt-cinq ans de sa société.

Certes il arrive à notre homme, c’est le lot de toute science molle, de se tromper. Notamment sur l’euro, dont il a annoncé la faillite dans un précédent best-seller publié il y a vingt ans. « J’avais sous-estimé la détermination des États-Unis à faire de grands sacrifices pour le maintien de la monnaie unique européenne, reconnaît-il aujourd’hui. Les Américains frémissaient à l’idée d’un retour aux devises nationales sur notre continent. Car un nouveau deutschemark pouvait faire concurrence au dollar comme monnaie de réserve internationale », conclut-il.

C’est sans doute le premier atout de Gave. Il ne se dérobe pas, y compris face à ses erreurs. Il sait que son principal crédit, c’est de s’exposer personnellement. Et c’est peut-être ce qui lui vaut sa popularité auprès des lecteurs et des internautes. Au lieu de se sortir d’une question embarrassante par une pirouette, il préfère prendre sa perte et se remettre en selle avec une meilleure analyse. D’où le titre de son dernier livre, La vérité vous rendra libre, publié en octobre dernier aux éditions Pierre de Taillac, qui avec 20 000 exemplaires écoulés depuis sa sortie, est un phénomène de librairie.

J’ai rencontré Charles Gave il y a une dizaine d’années. Il venait de créer à Paris, avec sa fille, l’avocate Emmanuelle Gave, l’Institut des libertés, un laboratoire d’idées qui prône, dans la lignée du philosophe anglais du XVIIe siècle John Locke, le droit inaliénable de chaque être humain à la liberté, la propriété et la sécurité. La ligne de ce think tank, installé rue Copernic, à Paris 16e, est que l’État doit se concentrer sur ses fonctions régaliennes, en les assumant de la manière la plus énergique et résolue, et en intervenant le moins possible dans les autres domaines. Gave s’emploie à réhabiliter cette doctrine et à montrer, à travers ses articles rassemblés dans ce volume, qu’elle a fait ses preuves.

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Aujourd’hui, ce Cassandre aux airs bonhommes observe la crise de la dette sur notre continent, la dédollarisation de l’économie mondiale et la semi-victoire de Vladimir Poutine en Ukraine. Il annonce en conséquence « l’effondrement du modèle social européen, devenu obèse et récessionniste, l’échec de la classe dirigeante actuelle aux USA et l’émergence de l’Inde comme puissance mondiale ». Un tableau qui, au demeurant, désole ce conservateur imprégné d’idées chrétiennes (il a publié en 2005 Un libéral nommé Jésus), éberlué par le wokisme qui sévit en Occident. Toutefois, il apprécie encore moins les régimes autoritaires qui dominent les pays du Sud. Il y a quelque chose d’émouvant dans le contraste entre le réalisme brutal qu’il manifeste publiquement et sa croyance dans un sursaut du monde libre. Avec, par exemple, cette remarque, qui fait penser à La Grève (1957), roman d’anticipation culte l’Américaine Ayn Rand : « Tout n’est pas écrit d’avance, quelqu’un comme Elon Musk, par exemple, peut rendre le pouvoir au peuple. » Une fois émis les hoquets d’usage, on peut tenter de comprendre sa logique.

Pour Gave, le salut ne peut venir que des citoyens qui aspirent à s’affranchir de la mainmise de l’élite progressiste et d’un État qui les contrôle trop, les taxe trop, les sermonne trop. Pour lui, ce sont des créateurs de mondes et de richesses, dont le rêve n’est pas « d’être tranquille », ou respectueux des conventions. Sans doute pèche-t-il par optimisme, voire par populisme, dans sa tendance à opposer des citoyens parés de toutes les vertus à des élites malfaisantes. C’est oublier les mutations anthropologiques qui ont fait de nous des ayants droit. Cette révolution, prévient-il, ne se fera pas sans casse. Nos aspirations collectives, parfaitement légitimes, exigent des moyens donc une mobilisation de chaque Français pour créer de la richesse. Or, nous sommes bien plus occupés à nous chamailler pour partager le gâteau qu’à nous mettre aux fourneaux pour le faire.

Charles Gave agace, déconcerte, choque parfois certains de ses amis. Par exemple, quand il s’affiche avec Nicolas Dupont-Aignan ou Éric Zemmour. Ce qui ne l’empêche pas de les critiquer sévèrement par la suite. Ce n’est pas seulement par plaisir aristocratique de déplaire. « La vérité vous rendra libres », proclame le titre de son ouvrage reprenant la maxime des Évangiles. Ce spécialiste du pied dans le plat est aussi convaincu que la liberté nous rendra vrais.


Charles Gave, La Vérité vous rendra libre, éd. Pierre de Taillac, 2023.

Droit du sol, de quoi ou de qui la France est-elle le pays?

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La proposition d’abroger le droit du sol, promise à Mayotte par Gérald Darmanin, provoque de vives réactions à gauche et chez les libéraux, lesquels ont oublié que la France est une nation – et pas une ONG no border.


Interrogée sur les violences à Mayotte, mal à l’aise, Prisca Thévenot assure: « depuis 2017, avec Emmanuel Macron nous avons pris ce problème à bras-le-corps ». On se souvient en effet que le président, en 2017, était très content de lui-même et de sa petite phrase « c’est à Mayotte le kwassa-kwassa, mais le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien, c’est différent. » Et il s’est si bien emparé du sujet que sept ans plus tard son ministre de l’Intérieur déclare qu’il faut maintenant « rétablir la paix publique », et la population locale demande l’état d’urgence. Merveilleux bilan des sept dernières années.

Pleins feux sur Mayotte: vous avez aimé Opération Wuambushu? Vous adorerez Opération Wuambushu II!

Le feu des projecteurs s’étant tourné vers ce département d’Outre-Mer, le gouvernement a dû prendre les choses en main – ou essayer d’en donner l’impression, le temps que les médias passent à autre chose. Gérald Darmanin a donc annoncé trois mesures. D’abord le renfort de quinze militaires du GIGN, mais ce n’est pas faire injure à cette unité d’élite que de douter que 15 de ses membres suffiront à accomplir tout ce qui n’a pas été fait depuis sept ans… Ensuite, la fin du visa territorialisé, ce qui va permettre de transférer en métropole les migrants installés à Mayotte – fausse bonne idée, nous le verrons, mais exigence légitime des Mahorais : la métropole veut laisser entrer les migrants, que la métropole les accueille. Ne sommes-nous pas nombreux à estimer qu’il serait grand temps d’installer un centre d’hébergement de mineurs isolés à côté du domicile de Laurent Fabius ? C’est la même chose. Enfin, la suppression, sur la seule île de Mayotte, du droit du sol. Cris d’orfraie et leçons de morale de la gauche, qui sans surprise a tant de compassion envers les migrants comoriens et africains qu’il ne lui en reste plus du tout pour nos compatriotes mahorais.

Azali Assoumani au bureau de vote, Moroni, capitale des Comores, 14 janvier 2024 © OLYMPIA DE MAISMONT / AFP

Bien sûr, cette suppression du droit du sol à Mayotte ne résoudra pas le problème de l’île. C’est d’ailleurs pour cela que la macronie l’envisage : si elle voulait être efficace, elle adopterait une solution à l’australienne et enverrait l’armée empêcher les embarcations de migrants d’accoster à Mayotte, prendrait des mesures de rétorsion fermes contre les Comores, et les obligerait par tous les moyens nécessaires, y compris la force, à reprendre leurs ressortissants illégalement implantés sur le territoire français. Emmanuel Macron et ses partisans ne cessent d’annoncer être prêts à une guerre contre la Russie, affronter les Comores ne devrait donc pas les effrayer.

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Ne nous méprenons pas : la suppression du droit du sol est une très bonne chose, une mesure de bon sens qui aurait dû être mise en œuvre depuis longtemps. Reste qu’elle est très insuffisante face à ce qui n’est ni plus ni moins qu’une invasion et un pillage systématique de Mayotte par les Comores – qui, rappelons-le, continuent à considérer, au mépris de la volonté des Mahorais, que l’île leur appartient.

Ne nous méprenons pas non plus : il est très possible que cette mesure soit retoquée par le Conseil Constitutionnel. Ne restera donc que la suppression du visa territorialisé, c’est-à-dire la transformation de Mayotte en nouveau Lampedusa, un couloir d’immigration massive supplémentaire vers le continent européen, dont l’effet d’appel d’air fera encore empirer la situation de l’île comme celle de la métropole (mais bénéficiera, du moins à court terme, aux intérêts de l’extrême-centre : dumping social, abolition du démos et donc de la démocratie, destruction de la décence commune par le multiculturalisme).

Le Monde donne tout contre l’abolition du droit du sol à Mayotte

Ceci posé, arrêtons-nous sur les réactions de la gauche, et surtout sur ce qu’elles révèlent de sa vision de la France et de son projet de société. A titre d’exemple, nous prendrons une série de tribunes publiées la semaine dernière dans Le Monde.

Passons sur les habituelles évocations frénétiques des « valeurs de la République » et de la « République en danger » utilisées pour défendre des positions qui auraient horrifié Cicéron autant que Cincinnatus ou Lucius Junius Brutus. Ceux qui inventèrent la véritable res publica n’auraient pas toléré longtemps que des populations étrangères agressives s’imposent sur les terres de Rome et s’en prennent à ses citoyens.

Manifestation contre la « loi immigration », Paris, 14 janvier 2024. © Philemon Henry/SIPA

François Héran (dont Michèle Tribalat et l’Observatoire de l’immigration et de la démographie ont par ailleurs dénoncé et démontré la malhonnêteté intellectuelle) reproche aux Mahorais d’avoir voulu « grimper à bord du paquebot France et larguer les amarres en abandonnant les Comores à leur sort »[1]. Mais reprocherait-il aux Comoriens qui s’imposent à Mayotte au détriment des Mahorais de vouloir profiter des largesses du « paquebot France » en « abandonnant les Comores à leur sort » ? Que nenni ! Revendiquer l’identité française, c’est mal, mais se gaver éhontément sur le dos du contribuable français, aucun problème. L’intégration, non, mais l’invasion, oui.

Trois professeurs de droit public[2], ensuite, disent s’inquiéter d’une rupture de « l’égalité devant la loi. » Faut-il leur rappeler que l’égalité républicaine concerne les citoyens, et uniquement les citoyens ? Au moins finissent-ils par dire clairement ce qui inquiète tant les bien-pensants, le « risque d’une remise en cause plus globale du droit du sol sur l’ensemble du territoire[3]. » Inquiétude pour la gauche, espoir pour la France et les Français qui, à 65%, voudraient la fin du droit du sol sur tout le territoire national.

Un « collectif d’associations et de syndicats[4] » reproche à l’exécutif « sa volonté d’avoir recours à une immigration choisie »[5]. Comprenons bien que pour ces militants, l’idée qu’un pays souverain choisisse qui il accepte d’accueillir et qui il refuse d’accueillir est intolérable. Votre maison ne vous appartient pas, elle appartient à quiconque décide de s’y imposer, que ça vous plaise ou non. Pour ce collectif, qui comprend plusieurs porte-paroles d’associations de sans-papiers (des clandestins qui revendiquent ouvertement être présents illégalement sur notre sol mais ne sont évidemment pas expulsés), « les migrations continueront, qu’il y ait des voies légales et sûres ou non pour traiter les demandes. » Les émissaires de Xerxès avaient eux aussi dit aux Spartiates : « nous nous imposerons chez vous que vous le vouliez ou non ». Les émissaires de Xerxès se trompaient.

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Ce collectif dit aussi autre chose de particulièrement révélateur, en prétendant « lutter pour une société humaniste tournée vers l’accueil ». Et dans sa tribune[6], Ayyam Sureau défend quelque chose de similaire. Certes, elle constate « l’échec de l’intégration, même des enfants nés en France, et éduqués en France » – mais qui peut sérieusement nier aujourd’hui ce constat ? Elle qualifie aussi de « une des superstitions françaises les mieux ancrées » l’idée que « toute personne raisonnable souhaite être libre, y tendrait par nature si elle n’était pas entravée dès sa naissance par la misère et l’ignorance », et évoque la vanité de l’espérance selon laquelle la France serait « capable, par le pouvoir émancipateur de ses institutions, d’élever chacun, sans distinction d’origine, vers cet idéal commun. » A rebours des discours habituels de la « gauche républicaine », voilà une lucidité bienvenue. Mais hélas ! La philosophe fait entièrement porter la responsabilité de cet échec sur « la nation (qui) n’est plus à même de tenir ses promesses. » Quid de la responsabilité de ceux qui, venus d’ailleurs, refusent d’adhérer à l’idéal français ? Quid de la responsabilité écrasante de ceux qui accueillent sans discernement au lieu de réserver notre hospitalité à des personnes prêtes à adopter notre décence commune ?

La France à l’envers

Plus fondamentalement, cela pose la question de la nature même de la France, et c’est la question essentielle. « Pays des droits de l’Homme » selon la formule consacrée, qui oublie comme par hasard d’ajouter « et du citoyen », ou pays des Français ?

Pour Emmanuel Macron, le centre et la « droite du fric », bien sûr, c’est juste un territoire, un immense hub d’aéroport qu’il faut rentabiliser au maximum pour le plus grand profit de la caste mondialisée des anywhere.

La gauche, elle, nous parle de « société humaniste tournée vers l’accueil », c’est-à-dire tournée vers ceux qui ne sont pas encore là plutôt que vers les citoyens qui sont déjà là, société où ceux qui accueillent sont mis de gré ou de force au service exclusif de ceux qui sont accueillis. Ayyam Sureau évoque le « pouvoir émancipateur du sol français » et les « promesses de la nation » envers les immigrés, mais ne semble pas envisager que cette même nation pourrait avoir des promesses à tenir envers le peuple qui l’a forgée. Ce n’est donc plus une nation, c’est une ONG ! Une ONG de gauche, traitant le territoire national comme sa propriété, rançonnant les Français par l’impôt et déployant la puissance publique pour les contraindre à se mettre à sa disposition – pour le plus grand profit des dirigeants de cette ONG, nouvelle nomelklatura… Renversement pervers du rôle de l’Etat et de la République qui devraient être au service de la nation et des citoyens, plutôt que l’inverse.

Il revient donc à la « droite des valeurs » de remettre les choses en ordre, et de rappeler que la France est, avant tout et par-dessus tout, le pays des Français, qu’ils peuvent être fiers de ce qu’ils y ont accompli depuis des siècles, qu’ils y sont souverains, et que le devoir de la République et de l’Etat est de servir ce peuple souverain et de garantir la pérennité de sa souveraineté.


[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/13/francois-heran-sociologue-a-mayotte-de-quel-droit-du-sol-parle-t-on_6216345_3232.html

[2] Marie-Laure Basilien-Gainche, Jules Lepoutre et Serge Slama NDLR

[3] https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/15/fin-du-droit-du-sol-a-mayotte-l-attractivite-de-notre-droit-de-la-nationalite-releve-assez-largement-du-mythe_6216638_3232.html

[4] https://www.voxpublic.org/Tribune-Loi-Asile-et-Immigration.html?lang=fr

[5] https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/15/loi-immigration-des-digues-ont-saute-face-a-la-xenophobie-et-a-la-remise-en-cause-de-l-etat-de-droit_6216711_3232.html

[6] https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/14/fin-du-droit-du-sol-a-mayotte-on-reste-stupefait-par-ce-desir-de-degrader-par-des-lois-toujours-plus-mesquines-l-image-de-la-france_6216535_3232.html

Si j’avais 12 ans en 2024…

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Si j’avais douze ans en 2024, je serais intrigué par une foultitude de choses…


Je décèlerais une nouvelle forme de puritanisme, qui engendre une étonnante façon de juger, alimentée par le seul procureur médiatique, en martelant les conclusions avant l’examen du dossier et en jetant des noms en pâture, connus de préférence, les condamnant de fait à la guillotine sociale, dont le sort de la grande sœur a pourtant été tranché il y a plus de quarante ans.

Je découvrirais les nouveaux éclaireurs de l’humanité, qui se penchent sur les berceaux des petits en leur chuchotant de drôles de comptines, qui les invitent crûment à reconsidérer leur entre-jambe, factieux sans doute.

A lire aussi: Le paysage médiatique rêvé par le directeur de Reporters sans Frontières existe déjà en Belgique!

Je prendrais le métro, pourvu qu’il ne soit pas en grève, pour partir à l’assaut des musées y admirer la Joconde sous son box de verre dégoulinant de pensée verte, hardiment étalée par une escouade définitivement écolo qui défend la planète, « je l’jure ! ».

Je nouerais quelques contacts avec des auto-revendiqués Insoumis, qui, le petit doigt sur la couture du pantalon, exécutent sans barguigner les moindres soubresauts de la pensée de leur Che au rictus menaçant, représentation incarnée de LA République et pourtant en rupture avec elle…

Je me frotterais à la nouvelle information serinée par les « grands médias ». Celle de la même veine qui, sous de Gaulle, criait aux censeurs et qui désormais distribue les bonnes ou mauvaises cartes de presse, dans un PAF politico-journalistique rabaissé à un entre-soi cerclé par le périph’ parisien – même à vitesse réduite. Heureux ! Je soufflerais un peu en regardant CNews, une autre petite chaîne qui monte, dont la clef de voûte est le débat, la confrontation des idées, le respect des pensées divergentes. Et qui ne prend pas son auditoire pour des benêts ou autres bredins, en attente de soupe tiède et surtout frelatée…

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Dans le même esprit, je resterais interdit devant la dérive d’une association de reporters dévoyée, qui brade sa raison d’être et dont les fondateurs étaient bien plus inspirés quand ils parvenaient non sans mal à extraire de vilaines geôles nombre de journalistes embastillés de par le monde. Un autre combat bien plus exaltant que celui engagé par ces nouveaux reporters, chemise ouverte sur leur torse à défaut de l’être sur le monde, et friands de plateaux télé amis…

Finalement et sans être exhaustif, c’est pas si facile d’avoir 12 ans en 2024.

Exit Alfred Eibel

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Le critique littéraire, cinéphile et éditeur nous a quittés à l’âge de 91 ans.


Triste nouvelle, Alfred Eibel est mort. Né à Vienne en 1932 – il se souvenait de l’Anschluss et de l’entrée d’Adolf Hitler dans sa ville – il avait vécu en Belgique, où il avait étudié au prestigieux Collège Cardinal Mercier. L’homme était charmant, immensément cultivé et d’une merveilleuse bienveillance pour ses cadets – j’en sais quelque chose pour avoir lu quelques lignes généreuses sur certains de mes livres. Je l’avais rencontré à une signature de Radio Courtoisie : j’avais été présenté par Michel Mourlet, sésame parfait, et nous avions immédiatement noué un lien. Il avait fréquenté Ernst Jünger et Fritz Lang, Arno Breker et Leni Riefenstahl (ce qu’il disait avec un sourire délicieusement ambigu), Gregor von Rezzori. Un temps éditeur à Lausanne (il dilapida ainsi un semblant de fortune), il publia Fernando Pessoa (le premier, me dit Jérôme Leroy, qui m’apprend sa mort), Jean-Pierre Martinet, Kenneth White… Critique littéraire, il écrivit dans Le Quotidien de Paris, les Nouvelles littéraires, les Lettres Françaises, le Figaro, Le Magazine littéraire, et aussi dans Matulu, la Revue littéraire, Polar, Service littéraire

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Voici ce que j’écrivais il y a deux ans à propos de ses Souvenirs viennois:

Né en 1932 à Vienne d’un père officier tôt disparu et d’une mère austro-hongroise, Alfred Eibel est une figure attachante de la vie littéraire qui a traîné ses bottes de Bruxelles à Hollywood, de Prague à Zürich. L’homme a fréquenté bien du monde : Fritz Lang et Kenneth White, Léo Malet et Etiemble, Gregor von Rezzori et Gabriel Matzneff (qu’il a édité, avec quelques autres, dont Gérard Guégan et Pol Vandromme). Il connaît sur le bout des doigts le cinéma européen, la littérature chinoise et l’opéra autrichien. De père catholique, il a connu, après l’Anschluss, l’exil en Belgique avec son beau-père juif. Il est sans doute l’un des rares écrivains français d’aujourd’hui à avoir vu passer Hitler dans la Vienne de 1938 et à avoir entendu les stukas mitrailler les foules de l’exode en 1940. Alfred Eibel est un personnage de légende.
Voilà qu’il nous livre ses Souvenirs viennois par le truchement d’un joli ouvrage à la nostalgie ironique, car l’homme n’est jamais dupe. « En naissant à Vienne, écrit-il, j’ai vu le jour sur une zone sismique qui m’a fait penser à chaque instant à la disparition définitive du passé, à l’exemple de l’Atlantide ». C’est justement cette cité engloutie qu’il évoque par tableautins : la Vienne des années 50, qui lui sert de marchepied pour nous replonger, par fines allusions, dans celle de la Double Monarchie. Jonglant, non sans un zeste de perversité, entre kitsch et retour du refoulé, Alfred Eibel ressuscite la pension Operning, où il descendait naguère, avec ses naufragés de toutes sortes : rescapés des camps au sourire poli, émigrés revenus des Amériques et tous ces « accourus », Berlinois qui ont quitté leur ville rasée pour se faire oublier. Aux tables des grands cafés viennois, le Sacher, le Central ou le Mozart, il croise requins et margoulins, espions (nous sommes bien dans la Vienne du Troisième Hommeder Dritte Mann), mélomanes et cinéastes. La Vienne d’Alfred Eibel se révèle une ville à l’insouciance surjouée, qui tente de refouler les horreurs d’un passé récent ; il en rend avec brio l’atmosphère ambiguë et parfois frelatée.

Que la terre vous soit légère, cher Alfred Eibel !

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Instruction, éducation et… rééducation

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Instruction ou éducation ? La dénomination même du ministère de la rue de Grenelle, jadis Instruction publique puis Éducation, montre l’hésitation française entre deux conceptions que tout oppose, explique notre chroniqueur : la transmission pure des savoirs, ou la formation complète de l’enfant, jadis réservée à la famille. Mais quand cette éducation elle-même entre en conflit avec les savoirs, ou quand ces savoirs ne sont plus réellement enseignés, que faire, comme disait Lénine?


Je participais à Bruxelles, mi-février, à un colloque sur l’éducation, à l’initiative du Mathias Corvinus Collegium, une organisation d’origine hongroise. Les participants arrivant d’horizons géographiques fort divers, de l’Europe centrale aux États-Unis, il avait été convenu que l’anglais serait la langue des débats.
« Education », disent donc les Britanniques. La traduction, qui paraît évidente, est en fait fort difficile. Les Anglais ne distinguent pas ce que nous appelons « éducation » et ce que nous nommons « instruction ». Pour eux, l’education recouvre l’ensemble du teaching, aussi bien à la maison qu’à l’école. Évident ? Pas du tout.

Arrière-plan fasciste

Il faut toujours remonter à Condorcet, qui dans son Premier Mémoire explique posément que si l’instruction est du ressort de l’école, l’éducation appartient à la famille. C’était un philosophe des Lumières, qui ne concevait pas que le catholicisme perpétue le fanatisme jadis dénoncé par Voltaire. En quoi il n’avait pas tort : l’instruction publique devait équilibrer harmonieusement l’éducation familiale. Ainsi l’éducation religieuse, estimait-il, était du ressort des familles.
L’islam était alors la religion des barbaresques. On ignorait qu’elle serait plus tard celle des barbares.

Pendant tout le XIXe siècle et le début du XXe, on parla du Ministère de l’Instruction publique. Mais en 1932, sous Edouard Herriot, on débaptisa le ministère. Anatole de Monzie, le nouveau ministre, était un admirateur du Duce, qui trois ans auparavant avait institué un Ministerio dell’Educazion nazionale — et cet arrière-plan fasciste ne doit pas être négligé.
Ce socialiste proche de Marcel Déat fut cohérent par la suite, et soutint le régime de Vichy.

A lire aussi, Franck Crudo: Manouchian et l’extrême droite: les pieds dans le plat de Résistance

C’est le cœur du débat. L’Etat doit-il éduquer la jeunesse, ou se contenter de lui transmettre les savoirs de base sans lesquels il n’est pas de pensée rationnelle ?

Ou plutôt, ce fut longtemps le problème central. C’est fini, depuis que par une combinaison de volonté égalitariste, de politique européenne anti-nations, de pédagogies constructivistes et autres fariboles, on a renoncé à transmettre des savoirs, et on ne s’occupe plus que de vagues « compétences ». L’enseignement de l’ignorance, comme dit Jean-Claude Michéa, a effacé l’ambition d’arriver par la maîtrise des savoirs savants à un vrai élitisme républicain.

Interdiction de l’abaya à l’école. « La génération actuelle, devenue militante, ne vit pas l’islam comme un acquis mais comme une conquête et conteste sans retenue des règles fixées par la loi. » D.R.

La question dès lors se pose tout autrement. Dans des cervelles largement laissées en friche par le refus obstiné de transmettre des savoirs complexes, sous prétexte de « respecter » les croyances avec lesquelles nous arrivent les élèves, le vide que n’occupe plus le discours enseignant est une occasion en or pour les discours fanatiques et les superstitions absurdes : « Selon une enquête de l’Ifop auprès des 11-24 ans, un jeune Français sur six pense que la Terre est plate et un sur quatre doute de la théorie de l’évolution », notait Le Point l’année dernière. Pensez-y bien : grâce aux pédagogues qui « respectent » les opinions héritées des parents, du quartier ou des grands frères, un jeune sur quatre que vous rencontrez dans la rue pense que l’homme a été créé par Dieu il y a un peu plus de 4000 ans. Ce qui en soi serait folklorique, si d’autres Frères ne suggéraient à ces adolescents sans béquilles qu’il faut imposer ce point de vue.

Hier l’ignorance, aujourd’hui la superstition, et demain la charia.

Les ravages du pédagogisme

Des pédagogues, inspirés par Rousseau et sa croyance en une bonté naturelle, répugnent à expliquer aux enfants que l’Histoire de France n’est pas une suite de malheurs infligés par de méchants Caucasiens à de gentils Maghrébins ou d’adorables Africains — qui ne se livraient pas du tout au commerce du bois d’ébène, c’est bien connu. L’espace laissé vierge dans les cervelles est désormais rempli par des prêcheurs de haine ou de convictions niaises. Les enseignantes, quoique largement majoritaires, ne doivent pas être écoutées : les femmes n’ont-elles pas pour fonction de faire la cuisine et le plus d’enfants possible ? La discipline ne doit pas être respectée, car qui a le droit de contrarier des enfants-rois élevés comme des princes du désert ? Les filles doivent se voiler, il faut revenir sur la loi de 2004, et il faut utiliser toutes les feintes pour gagner sans cesse des territoires nouveaux, comme au jeu de go.
C’est ainsi que des offensives générales ont été lancées en septembre — dans la foulée des émeutes de juillet, qui elles-mêmes avaient une idée derrière leurs têtes creuses —, et surtout depuis début janvier, sous le prétexte fumeux d’être solidaire avec les terroristes du Hamas. Et Le Figaro de constater que les incidents se multiplient à l’université, à Lille, à Montpellier ou à Aix-Marseille. L’UNI, syndicat classé à droite (ou à l’extrême-droite, les anathèmes volent bas, ces jours-ci) a alerté la direction de la faculté lilloise, sans obtenir autre chose qu’une absence totale de réaction. Rappelons pour l’anecdote que l’université de Lille comptait Sandrine Rousseau parmi ses vice-présidents. Quant à l’UNEF, qui fait des risettes aux islamistes, elle affirme, par la voix du délégué général Arthur Sabatier : « Pour nous, ce n’est ni un phénomène, ni un sujet. Nous n’avons jamais été témoins de ces scènes et personne ne nous a jamais rapporté de faits de cet ordre. » Aveuglement ou complicité ?

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Il ne s’agit plus d’instruire, ni même d’éduquer. Il faut impérativement rééduquer — y compris les enseignants gangrenés par l’idéologie du laisser-faire. Seuls des savoirs massivement imposés peuvent contrarier des superstitions religieuses dont l’objet est la haine de la connaissance — qui contrarierait l’enseignement du Livre.
À noter que dans les cervelles d’autres jeunes déboussolés par l’absence de repères intellectuels fiables, c’est le wokisme qui pousse ses feux. La haine des corps, qui se manifeste chez les uns par des cris d’orfraie dès qu’on leur montre un tableau, se traduit chez les autres par une répugnance au contact — et une abstinence du sexe qui devrait faire réfléchir, selon l’Ifop : « Si en 2006, 87% des Français déclaraient avoir au moins un rapport sexuel ces 12 derniers mois, ils ne sont aujourd’hui que 76%. Soit « un recul sans précédent », souligne d’emblée l’institut de sondage. Les écarts sont encore plus importants chez les jeunes âgés de 18 à 24 ans, parmi ceux qui ont déjà eu un rapport sexuel : 28% d’entre eux affirment ne pas avoir eu de rapport depuis un an contre seulement 5% en 2006. »
Pas grave ? Songez à votre propre jeunesse, quand vous jouissiez sans entraves d’être sous l’emprise de tel ou telle… Cette abstinence ressemble si fort à celle qu’imposent les pays musulmans tant qu’on n’est pas marié que vous feriez bien d’y réfléchir à deux fois. Mais après tout, avez-vous réfléchi quand vous avez appris que de très jeunes gens qui n’étaient pas du tout de confession musulmane faisaient le ramadan par imitation ? en tout cas le site Arab News s’en félicite hautement, une façon, selon lui, de lutter contre l’islamophobie. C’est ainsi que les contraintes les plus absurdes s’installent et se développent, dans les cervelles laissées en jachère — celles de vos enfants.

Tout le monde a compris comment est mort Alexei Navalny

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Au nord de l’Oural, dans l’Iamalo-Nénétsie d’où partent bien des gazoducs qui constituent l’une des sources de la puissance russe, Alexei Navalny est mort dans une colonie pénitentiaire surnommée « Loup polaire ». Extraction des minerais et oppression des hommes semblent résumer la Russie d’aujourd’hui.


Au portail, une inscription « Le bonheur n’est pas loin » qui rappelle celle d’un autre camp, bien plus connu. En hiver, on ne la voit pas, tout est nuit dans ce district arctique où la température est de moins 30°C. Condamné à neuf puis 19 ans d’incarcération, venu  de la prison de Vladimir fin décembre (« Je suis votre père Noel », avait-il plaisanté), Navalny a été condamné pour extrémisme, nazisme, diffamation, incitation de mineurs à des activités illégales, vandalisme motivé par la haine et même pour n’avoir pas respecté son contrôle judiciaire. Pour cause : il était alors en réanimation en Allemagne, après l’échec d’une tentative d’empoisonnement par un neurotoxique. 

Il narguait encore le juge lors d’une audience peut-être filmée la veille de son décès. 

Nier et terrifier

Trouver la cause d’une mort subite nécessite une autopsie, voire des analyses toxicologiques, mais la rétention du corps pendant plusieurs semaines suggère qu’il y a  des signes de traumatisme qu’on veut cacher. Une chaine d’informations indépendante prétend qu’une équipe du FSB, l’ancien KGB, était venue dans le camp la veille et que dès le matin les prisonniers savaient que Navalny était mort.

La réactivité des services russes fut impressionnante, comme si tout avait été préparé. Navalny meurt officiellement à 14h17, les services pénitentiaires l’annoncent à 14h19 et dès 14h23 la télévision russe déclare qu’il est mort d’une thrombose coronaire. Pur hasard, le directeur de l’administration pénitentiaire est promu au grade de colonel général le surlendemain. Autre hasard qui n’en est peut-être pas un, le décès a lieu pendant la Conférence de Sécurité de Munich, là où, il y a 17 ans, Poutine a pour la première fois attaqué l’Occident.

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La communication du Kremlin est à double détente: nier et terrifier. Cela remonte à loin. L’un des premiers opposants éliminés, oublié aujourd’hui, fut le député Sergueï Iouchenkov, qui enquêtait sur les attentats de 1999 qui avaient entrainé en Tchétchénie une guerre où Poutine s’est forgé la réputation d’homme fort. Il pensait, comme des historiens aujourd’hui, que ces attentats étaient un coup monté par les services secrets. Il fut assassiné en 2003. Les services secrets, la famille de cœur de Vladimir Poutine, dirigent toujours le pays. Certains disent qu’ils le possèdent.

Un opposant qui n’avait pas tout pour plaire à l’Occident

On a beaucoup accusé Navalny d’être un personnage peu recommandable, xénophobe et probablement antisémite. Il a été un nationaliste qui a tenu des propos outrageants sur les habitants du Caucase ou de l’Asie centrale sous prétexte qu’ils prenaient le travail des Russes en acceptant des salaires de misère. Ce discours populiste, il l’a publiquement regretté pour proposer un programme plutôt social-démocrate, mais la propagande n’en a pas tenu compte et Amnesty International l’a sorti de sa liste de prisonniers de conscience.

S’il avait gardé ses anciennes positions, Navalny aurait été un fervent partisan de la guerre contre l’Ukraine. Il en fut un adversaire déterminé. 

Son modèle était Natan Sharansky, qu’il a suivi, 40 ans plus tard, avant la Sibérie, dans la grande prison de Vladimir et dont le livre Fear no evil (Ne crains aucun mal) lui a servi de boussole morale. Sharansky a dévoilé leurs échanges dont je résume deux extraits: « Grâce à votre livre, j’ai compris qu’il y a des gens qui ont payé un prix bien plus élevé pour la défense de leurs convictions ». À quoi Sharansky répond « Je vous souhaite, même si c’est dur au niveau physique, de conserver votre liberté intérieure ». Une admiration réciproque…

Quant au bras droit de Navalny, il s’appelle Leonid Volkov et est actuellement réfugié à Vilnius. C’est un brillant informaticien qui a abandonné sa carrière pour le suivre. C’est aussi un Juif orthopraxe. 

Navalny est un homme qui, après avoir échappé de justesse à un empoisonnement, téléphone avec un aplomb incroyable à un de ses empoisonneurs et lui fait avouer son crime en public. Il retourne dans son pays en sachant qu’il y sera arrêté, et que la vengeance de Poutine sera d’autant plus impitoyable qu’il vient de le traiter de corrompu dans un film sur son palais de Sotchi.

Peu d’hommes ont choisi, en gardant leur humour comme arme, un emprisonnement dans des conditions terribles où la mort serait probablement au bout du chemin. En restant hors de Russie il savait que sa parole se dévaloriserait, mais il a surestimé son pouvoir de mobilisation des foules. Il n’y a eu que quelques centaines de personnes pour lui rendre hommage en Russie. Elles y couraient de grands risques mais il y en a eu encore moins en Occident où elles n’en couraient aucun. Poutine a gagné en endoctrinant sa population dans un mélange de peur physique, de nostalgie d’un passé mythifié, de rejet de l’étranger, de crainte du changement et d’appétence aux satisfactions matérielles. C’est la recette des dictateurs efficaces. Quant à notre sensibilité d’Occidentaux, il faut reconnaitre qu’elle est fugace pour des victimes dont le sort parait scellé, comme ce fut le cas pour les femmes iraniennes et comme ce l’est aujourd’hui pour les opposants russes. Pour parler comme Trump, qui s’est avantageusement et honteusement comparé à Navalny, celui-ci serait un « loser ». C’est surtout un homme debout, un héros de la liberté.

Source : Blog de Monsieur Prasquier

État social: chronique d’un suicide

La social-démocratie n’a plus la cote, à tel point que plusieurs auteurs en prédisent bientôt la fin. Sans doute subit-elle les assauts de ses ennemis intérieurs et extérieurs – Gafam ou États voyous – mais plus probablement se meurt-elle d’avoir organisé sa propre chute.


Lorsqu’Henry Ford monte les marches de l’Élysée en décembre 1964 pour y rencontrer le général de Gaulle, c’est bien sûr le roi de l’automobile qui se montre impressionné par son interlocuteur. Quand Elon Musk ou Mark Zuckerberg rendent visite à Emmanuel Macron, on les sent plus bravaches. En soixante ans, le rapport de forces entre l’élite économique mondiale et notre président social-démocrate, bien que maître du feu nucléaire, s’est inversé. Ainsi, en 1965, le chiffre d’affaires cumulé des cinq plus grandes sociétés de l’époque totalisait 102 milliards d’euros d’aujourd’hui. En comparaison, celui des cinq Gafam affiche 1 350 milliards, treize fois plus – des montants comparables à ceux de pays développés. Ces 1 350 milliards représentent ainsi l’ensemble des recettes de l’État français – les Gafam et notre république bénéficient donc de revenus équivalents. La comparaison s’arrête malheureusement aux encaissements, car si l’on s’intéresse aux résultats, là où la France enregistre un déficit de 125 milliards, Bill Gates et ses homologues dégagent un excédent de… 800 milliards. Quand le Trésor public dispose à un instant t de 100 milliards, les Google et consorts peuvent signer immédiatement un chèque de 900 ! De quoi détendre Mark Zuckerberg à l’idée d’échanger avec notre sympathique président (dont l’assistante a dû sans doute lui rappeler le nom, avant son rendez-vous).

Cette incroyable puissance aux mains de quelques entrepreneurs non élus justifie, au demeurant pleinement les espoirs qui ont pu être mis dans l’Union européenne. Si la France ne fait pas le poids face à eux, l’Europe aurait dû redonner du pouvoir aux social-démocraties qu’elle était censée unir. Sans avoir eu besoin du traité de Lisbonne, l’Europe a su développer les programmes Ariane et Airbus. Depuis cette époque pionnière, particulièrement sur la thématique digitale, c’est le néant ou presque. Il n’existe pas de Google européen, mais Bruxelles s’entiche de la loi RGPD pour limiter le pillage de nos données. Fidèle à sa ligne courtelinesque, l’Union ne semble présente sur le champ de bataille de l’IA que pour en exiger la réglementation urgente – sans la maîtriser. Champion du monde de la bureaucratie, voilà l’avenir radieux que nous propose Thierry Breton – pas plus élu qu’Elon Musk. Xi Jinping, Joe Biden et Kim Jong-un ne doivent pas en dormir la nuit.

Notre inquéitante naïveté numérique

Non seulement, les Gafam disposent d’une puissance financière supérieure au PIB de 80 % des pays membres de l’ONU, mais les outils qu’ils ont développés sapent, en prime, la légitimité de gouvernants obsédés par les « likes » ou les « trending topics ». Le patron de Meta possède en effet, lui aussi, une arme de destruction massive : les réseaux sociaux. Le jeune Américain se trouve à la tête de Facebook, Instagram et, depuis peu, Threads, un concurrent de Twitter. Il a offert à l’humanité la possibilité de tout partager – l’information et le savoir en théorie mais, en pratique, souvent la bêtise la plus crasse. La Silicon Valley a également plongé Homo sapiens dans le règne de l’immédiateté – un présent permanent incompatible avec toute politique tournée vers le moyen ou long terme. Les réseaux sociaux exigent des dirigeants des démocraties des mesures et des succès à court terme irréalistes, du genre « stop oil now ». L’attraction des populismes est décuplée par Facebook ou Twitter, puisque ces outils leur permettent de diffuser un discours cohérent avec leur certitude de pouvoir agir vite et efficacement : Mélenchon souhaitait ainsi taxer à 90 % les revenus supérieurs à 400 000 euros pour régler tous nos maux. Des messages simplistes qui s’épanouissent sur les fils ou les « reels » des simples d’esprit.

Ces technologies, inimaginables en 1965, offrent par ailleurs à tous les États voyous de la planète un accès direct aux populations occidentales. Jamais les Soviétiques n’auraient imaginé inonder l’Occident, en temps réel, de fausses informations. C’est un peu comme si on leur avait confié à l’époque, de temps à autre, les manettes de l’ORTF afin que le camarade Brejnev remplace Pierre Desgraupes.

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Mais Poutine, son lointain successeur, n’est pas le seul à se régaler de notre naïveté numérique. La théocratie iranienne, ses séides islamistes, ou la folle dynastie communiste nord-coréenne s’en donnent à cœur joie pour menacer les croisés capitalistes. Et encore ceux-là se sont-ils privés des moyens de la mondialisation – initiée par l’Occident honni. Le total-capitalisme chinois n’a pas commis cette erreur, ni celle de dépendre des Gafam. Il a, au contraire, banni ou censuré les réseaux sociaux américains après avoir fait émerger leurs équivalents connus désormais sous l’acronyme de Batke (ex-BATX). Ils sont à pied d’œuvre pour entamer le match Chine-États-Unis visant le contrôle de l’IA ; l’Europe, bien au chaud, assiste à la rencontre en tribune VIP, avant de reprendre le car pour l’Ehpad.

Et l’Europe, c’est la social-démocratie, avec bien sûr des différences notables entre les quatre points cardinaux du continent. Mais tous partagent l’idée d’un État-providence généreux, grand ordonnateur d’une cohabitation apaisée entre une sphère publique puissante et un marché plus réglementé qu’ailleurs dans le monde. Plus notamment qu’aux États-Unis, où l’égalitarisme et un État omnipotent n’ont jamais été des aspirations collectives légitimes. L’État français, comme ses voisins pourtant mieux gérés, se trouve ainsi engagé dans une opération de sauvetage désespérée de son modèle social. Maintenu en survie artificielle par des taux d’intérêt négligeables, mais menacé par leur remontée et une démographie déclinante, l’État-providence(dense) danse sur un volcan.

Washington peut donc envisager avec plus de sérénité que nous les défis géopolitiques à venir ou la concurrence des Gafam– auxiliaires par essence du FBI ou de la CIA. En revanche, les États-Unis partagent avec les social-démocraties européennes la menace d’une tyrannie des minorités et, singulièrement, cette fois en Europe, celles issues de l’immigration musulmane. Les diasporas chrétiennes sud-américaines qui franchissent le rio Grande prient le même dieu que le locataire de la Maison-Blanche et ils sont majoritairement descendants de colons et non de colonisés. Qui plus est, ils savent qu’ils n’auront droit sur place à aucune allocation, aucun logement, aucun soin s’ils ne trouvent pas un boulot dans les heures qui suivent leur passage de la frontière. Nous ne bénéficions malheureusement pas de ces multiples bénédictions. Aucun de nos vaillants progressistes ne semble en avoir conscience : nos concitoyens noirs sont devenus à leurs yeux des « Blacks » descendants de chimériques esclaves ; les Maghrébins, des Mexicains mangeant moins épicés. Mais tous méritent l’open bar de la protection sociale française, financée par ces (racistes) Français. Beati paupere spiritu.

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Sur les deux rives de l’Atlantique, l’équilibre entre intérêt général et droits individuels a été rompu quelque part entre 1970 et 1980. Arbitrer entre droits et devoirs,c’était jadis la définition de la politique, jusqu’à ce que cette dernière perde de vue le bien commun pour ne proposer que l’ajout de nouveaux « droits à » ad nauseam. Cette hypertrophie, déjà problématique en soi, pouvait sans doute s’entendre dans un contexte d’homogénéité culturelle et d’implicite intérêt collectif. En toile de fond de la social-démocratie, le judéo-christianisme et le message laïcisé du Christ, les droits de l’homme, dont on ne trouve nul baptiste dans l’arc arabo-musulman. Mais l’émergence du concept de communautés victimes de stigmatisation ou de racisme a introduit un niveau intermédiaire entre l’individu et le peuple, ce dernier s’effaçant progressivement au profit de l’archipel de communautés décrit par Jérôme Fourquet. Selon Bard, l’IA de Google (et faute d’équivalent européen), « l’occurrence des mots rattachables à l’islam dans les médias français a augmenté de 20 000 % entre 1965 et 2023 ». Difficile d’imaginer que cette archipélisation soit sans conséquence sur les relations entre des îlots hostiles et l’île principale, alias la majorité, le peuple historique, les Français de souche, si l’on est de droite ; la France rance, les beaufs, les racistes, les gilets jaunes si l’on est de gauche ou bobo. Ce communautarisme a rompu le contrat social.

Asile de dingues

Or, la social-démocratie a été conçue pour gérer les rapports de classes en assurant l’égalité des chances et la redistribution entre des individus disposant d’une vision de la famille ou de la nation en maints points comparables. Elle ne s’était pas fixé comme objectif la gestion d’un asile de dingues où un barbu peut prétendre être une femme, pas plus qu’elle n’était prédisposée à chasser les crèches de Noël ou à déboulonner des statues offensantes. Les nations occidentales ont depuis dix ans, au moins, des allures d’unités psychiatriques où l’on peut traiter Churchill ou de Gaulle de « fasciste » et considérer Finkielkraut, Zemmour ou Nétanyahou comme « nazis ». Cette social-démocratie déboussolée exige à présent de la majorité une solidarité sans faille, quoique toujours plus coûteuse, avec des communautés qui la détestent ouvertement, voire aspirent à la réduire à la minorité. Un statut auquel certains souchiens ne verraient aucun inconvénient : le sort actuel des juifs en Occident, ces haïssables « super blancs », devrait modérer leur enthousiasme.

Elon Musk reçu par Emmanuel Macron à l’Élysée, en marge du sommet « Choose France », Paris, 15 mai 2023. © Stephane Lemouton-Pool/Sipa

Défendre l’intérêt général impose désormais de défendre la majorité blanche et hétérosexuelle de ce pays – un crime raciste et stigmatisant. Comble de la perversion du système, le fumeux « État de droit » s’oppose sans complexe au bien commun. Il conviendrait en réalité de le requalifier d’État sans droit. Sans celui d’exécuter les OQTF ; de contrôler ses frontières ; de construire des prisons ; d’assurer le maintien de l’ordre ou d’exiger de ses magistrats qu’ils y concourent. Son seul droit est un devoir : fermer les yeux (sa gueule aussi) et payer.

Immigration ou solidarité

Michel Wieviorka nous l’avait bien dit en 2009, à l’occasion du (honteux, bien sûr) débat sur l’identité française : « L’identité nationale, c’est la Sécurité sociale. » Néanmoins, la promettre à toute l’Afrique, c’est en réalité la condamner à la faillite, donc mentir aux Africains et accessoirement trahir les Français qui la financent. C’est ce qu’ont compris les Danois : entre immigration et solidarité, il faudra choisir. Ils ont commencé à prendre de fermes mesures pour décourager les immigrés, entraînant une chute spectaculaire de 50 % des demandes d’asile entre 2021 et 2022. En France, le think tank Contribuables associés estime à 54 milliards le coût annuel de l’immigration, sans que personne ne soit capable de chiffrer celui de la fracture culturelle. Contrairement aux autres allocations et dépenses publiques, dont les réductions seront politiquement douloureuses, voilà une source d’économie consensuelle. L’adhésion des Français aux mesurettes de la dernière loi anti-immigration (70 % y sont favorables) tend à valider cette hypothèse. La social-démocratie danoise nous montre donc le premier obstacle à franchir pour espérer sauver une organisation sociale à la disparition de laquelle seuls les sots applaudiront. L’Europe de l’Ouest et du Nord a offert pendant une quarantaine d’années un havre enviable – ils ne sont pas nombreux, ici, à lorgner sur le modèle social américain, au demeurant paradisiaque si l’on est riche et bien portant. Jusqu’à ce que cette Europe décide, en se passant de toute onction du suffrage universel, de devenir une démocratie théorique, soucieuse de complaire en priorité aux minorités allogènes et à leurs défenseurs. Une social-allocratie [1] à l’avenir sombre, si elle persiste à s’autodétruire avec la même application.


[1] Copyright notre ami Jean-Baptiste Roques.

Maroc: réchauffement en vue?

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Brigitte Macron et Stéphane Séjourné nous sont présentés comme les artisans du dégel des relations diplomatiques franco-marocaines. Le ministre des Affaires étrangères se rendra dans le royaume dimanche.


Les relations franco-marocaines n’ont pas été parfaites ces dernières années, émaillées par des brouilles et des incompréhensions évitables. Il semblerait pourtant qu’un réchauffement progressif commence à se faire sentir. Ainsi, la visite des trois sœurs de Mohammed VI à Brigitte Macron est un signal faible des tentatives de rétablir cette relation historique qui a toujours été profitable aux deux parties. Dans la même optique, Stéphane Séjourné est attendu à Rabat le 25 février. Cette rencontre constituera la première entre le nouvellement nommé ministre des Affaires étrangères, qui a fort à faire sur les terrains européens, africains et moyen-orientaux, et son homologue Nasser Bourita.

Lever les incompréhensions

En jeu, le rétablissement d’un dialogue sain entre les deux pays de la façade atlantique qui pourrait éventuellement préparer le terrain à une visite d’Emmanuel Macron dans le royaume qui fêtera cette année le 25ème anniversaire du couronnement de Mohamed VI. Il se dit d’ailleurs que les deux ambassadeurs respectifs, Samira Sitaïl et Christophe Lecourtier, joueraient un rôle essentiel dans cette reprise de contact. Une reprise importante pour la France, l’Espagne étant aussi de son côté en train de tenter de lancer une nouvelle dynamique dans sa relation bilatérale avec son voisin du sud, par l’intermédiaire du Premier ministre Pedro Sánchez qui saisit notamment l’opportunité offerte par la co-organisation de la Coupe du monde 2030 de football qui verra pour la première fois certains de ses matchs être joués sur le continent africain. Une première qui constitue aussi, il faut l’admettre, un coup de maître pour la péninsule ibérique et le Maroc.

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Tout cela explique aussi sûrement l’enthousiasme de l’Élysée qui a publié sur Instagram via son compte officiel le message suivant : « Dans la continuité des relations d’amitié historique entre la France et le Royaume du Maroc, Madame Brigitte Macron a reçu Leurs Altesses Royales les Princesses Lalla Meryem, Lalla Asmaa et Lalla Hasnaa. Le Président Emmanuel Macron est venu les saluer ». Pourtant, la désignation de Stéphane Séjourné au Quai d’Orsay inquiétait les spécialistes de la question. En effet, durant son mandat européen à la tête du groupe Renaissance, certains votes du nouveau ministre avaient suscité l’incompréhension à Rabat. Stéphane Séjourné, à qui il a été demandé par l’Élysée de s’investir personnellement dans cette relation, l’a résumé en une formule lapidaire : « Il y avait des incompréhensions qui ont amené à une difficulté ». L’objectif est donc clair : lever ces incompréhensions.

Jalousies vis-à-vis d’Alger

Parmi celles-ci, des sujets hautement politiques comme la question de l’activité des séparatistes du Polisario au Sahara ou encore des liens franco-algériens perçus comme étant asymétriques. Avançant à pas feutrés sur le Sahara, Stéphane Séjourné semble vouloir promouvoir une solution diplomatique allant dans le sens des revendications du royaume chérifien pour « regagner la confiance » marocaine : « Dans le passé, on a toujours été au rendez-vous, même sur les dossiers les plus sensibles comme le Sahara occidental, où le soutien clair et constant de la France au plan d’autonomie marocain est une réalité depuis 2007 »[1].

Fragile, cette relation recouvre pourtant des enjeux de grande importance pour les deux pays que la géographie comme l’histoire ne peuvent qu’amener à converger. En phase de modernisation de sa vie économique et sociale, le Maroc prépare notamment une grande réforme de son code de la famille qui rejaillira sur le statut juridique des femmes, expliquant d’ailleurs sûrement la visite des sœurs du roi auprès de Brigitte Macron. La lutte contre le terrorisme islamiste ou encore l’immigration en provenance du Sahel demandent aussi des approches internationales dans un monde sous tension, soumis aux soubresauts militaires. Passage essentiel pour l’Afrique de l’Ouest, le Maroc est désormais incontournable dans le cadre des projets de co-développement économiques avec le continent sud mais aussi un partenaire pour la France dans ses relations avec les pays du Sahel et du CEDEAO. Aux échecs, il ne faut pas perdre un cavalier. Gageons que notre diplomatie l’a enfin compris.


[1] https://www.ouest-france.fr/medias/ouest-france/le-grand-entretien/entretien-stephane-sejourne-otan-et-europe-nous-avons-besoin-dune-deuxieme-assurance-vie-424b1356-c80a-11ee-9a26-b3fe0ec43b85

Micheline Presle ou le cinéma chevillé au corps

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Micheline Presle © Jean-Claude Moireau/Bridgeman Images

La doyenne de nos dernières grandes actrices, Micheline Presle, vient de nous quitter à l’âge de 101 ans. Elle aura eu une belle vie, et une magnifique carrière. En effet, c’est le fameux réalisateur Georg Wilhelm Pabst, celui-là même qui fit tourner Louise Brooks, qui lança Micheline Chassagne, de son vrai nom, en 1940. Sa carrière se poursuivit jusqu’en 2016 avec Je veux être actrice de Frédéric Sojcher. Elle fut la muse des plus grands réalisateurs du siècle dernier, dont Autant-Lara, dans son chef-d’œuvre: Le diable au corps, d’après le roman de Raymond Radiguet. Elle fit également quelques incursions dans le cinéma d’auteur, avec notamment Paul Vecchiali. Micheline était sur tous les fronts, boulimique de son art. Cependant, dans le cœur des français, elle restera à jamais Eve, le délicieux personnage du non moins délicieux feuilleton : Les saintes chéries, si symbolique des Trente Glorieuses. Enfin, nous ne résistons pas au plaisir de citer Jean Gabin : « Quand on te regarde, on te pardonne tout », lui avait-il dit. Pour célébrer son centenaire, en septembre 2022, votre magazine préféré lui avait consacré un portrait. En hommage à Madame Presle, nous le rediffusons ce matin.


La doyenne du cinéma français a traversé le XXe siècle sur les planches et devant les caméras, en alternant les rôles comiques et tragiques. Une carrière guidée par une bonne étoile. Le 22 août, Micheline Presle a eu 100 ans. Danielle Darrieux et Michèle Morgan disparues, elle est désormais la doyenne du cinéma français. Lui rendre hommage me tenait à cœur pour deux raisons : la première, très personnelle, est que ma grand-mère lui ressemblait beaucoup ; l’autre, plus sérieuse, est qu’elle a toujours été une actrice atypique. Micheline Presle a dû en effet se trouver une place entre ses deux illustres contemporaines, entre l’aura quasi hitchcockienne de Michèle Morgan et l’estampille « qualité France » de Danielle Darrieux. De quoi la rendre intéressante. Elle a toujours brouillé les pistes, totalement libre, refusant même un premier rôle dans un film de Clouzot – qui n’a pas vu le jour –, pour partir en vacances. Tour à tour tragique et drôle, elle a su exploiter à merveille sa vis comica dans Les Saintes Chéries, délicieux feuilleton des années soixante de Nicole de Buron, où elle campe Ève, une mère de famille un peu fofolle, aux côtés de Daniel Gélin, nonchalant et désabusé à souhait. Elle gagne alors, sur le tard, le statut d’actrice populaire, de celles qui rassurent et rendent la vie plus légère. On ne sait comment germe l’idée de devenir actrice dans la tête des jeunes filles de bonne famille. Chez les bonnes sœurs, la petite Micheline Chassagne a été le trublion de service : « Chassagne, vous finirez sur les planches ! » lui jette un jour au visage une religieuse qui ne croyait pas si bien dire.

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Elle débute au cinéma à 16 ans, dans Jeunes filles en détresse, avec Pabst, celui-là même qui avait lancé Louise Brooks avec Loulou. Dans « Gros Plan », un portrait que lui consacre la télévision en 1958, elle raconte avec désinvolture avoir eu beaucoup de chance au début de sa carrière, chance qu’elle a accueillie avec candeur, sans se poser trop de questions. « Et puis la chance s’est lassée », dit-elle. En effet, à la fin des années cinquante, alors que s’amorce la Nouvelle Vague, il n’est pas de bon ton d’employer des actrices d’avant-guerre. Mais un bon génie, honni de cette Nouvelle Vague, croise sa route, c’est Claude Autant-Lara. Le réalisateur la consacre « vedette du moment » avec Le Diable au corps, d’après l’admirable roman de Raymond Radiguet. Elle y incarne Marthe, une jeune mariée qui file le parfait amour avec un jeune lycéen, le temps d’une guerre. Elle y est merveilleuse de grâce et de gravité. Avec Gérard Philipe, ils forment un couple sidérant de beauté et de tragique contenu. On retrouve dans ce film toutes les qualités de jeu de Mademoiselle Presle : son sens de la retenue et de la frivolité, avec toujours cette ombre de mélancolie dans son beau regard vif. À 100 ans, dont soixante-quinze passés sur les planches et autant sur les plateaux de cinéma (124 films !), ce regard n’a pas changé. « Regardez ce que vous me faites faire ! À cause de vous j’ai retiré mon chapeau ! » Cette réplique du Diable au corps, qui s’adresse à Gérard Philipe alors que commencent leurs amours condamnées, résume à elle seule la personnalité de cette actrice singulière.

Contrôle de l’opinion: c’était plus simple du temps de l’ORTF!

Alors que l’époque est marquée par une américanisation des débats et que fleurissent sur Internet des fake news, l’information demeure une ressource capitale, et un terrain d’affrontements où le pluralisme est davantage garanti par le choix offert aux téléspectateurs que par des règles de représentativité inapplicables – car ne tenant plus compte des réalités idéologiques.


Qu’est-ce que le « pluralisme » ? Notion molle, le « pluralisme » revient constamment sur le devant de la scène. Véritable mantra de la vie politico-médiatique, et pas seulement, le pluralisme semble l’horizon indépassable des sociétés plurielles. Mais qu’entend-on par-là exactement ? En saisissant la justice administrative à propos de la chaîne CNews en 2022, l’ONG Reporters sans frontières (RSF) a ouvert un débat qui risque peut-être de lui échapper.


En novembre 2021, RSF demandait à ce qui était alors le CSA (devenu Arcom en janvier 2022) de mettre en demeure CNews sur le fondement de la loi du 30 septembre 1986 portant sur la liberté de communication. Ce texte détermine que les chaînes de télévision doivent « assurer l’honnêteté, le pluralisme et l’indépendance de l’information ». Le bureau exécutif de RSF estimait alors que le CSA-Arcom devait obliger CNews à respecter ses « obligations légales » et que la chaîne n’était désormais plus un média d’information mais d’opinion. L’Arcom ayant refusé, RSF a saisi le Conseil d’État qui s’est finalement prononcé sur les principes du contrôle exercé par l’Arcom en la matière.

Le cadeau empoisonné du Conseil d’État à l’Arcom

Rendue mardi 13 février, la décision du Conseil d’Etat présente une interprétation discutée et discutable de la loi de 1986, puisque la haute autorité administrative a ordonné à l’Arcom de « réexaminer dans un délai de six mois le respect par la chaîne CNews de ses obligations ». L’innovation de la décision tient dans les critères choisis par le juge administratif pour qualifier « la diversité des courants de pensée et d’opinions ». Alors que l’Arcom ne décompte que le temps de paroles des personnalités politiques de métier, le Conseil d’Etat a affirmé que le contrôle du respect du pluralisme devait aussi s’appliquer aux « chroniqueurs, animateurs et invités » des émissions.

Sont notamment visées en filigrane des personnalités telles qu’Éric Zemmour, qui avait tardé à se déclarer candidat à la présidentielle à l’automne 2021, ou encore Philippe de Villiers désormais retraité de la politique et reconverti comme chroniqueur. Mais alors, pourquoi ne viser que CNews ? Roselyne Bachelot occupe sur BFMTV une position similaire à celle de Philippe de Villiers, par exemple, sans que grand monde ne s’en émeuve. En outre, les positions politiques peuvent évoluer avec le temps. Jacques Toubon était un homme de droite affirmé dans les années 1980, souvent directement confronté à un Julien Dray sorti du Parti socialiste et qui a glissé vers le centre au fil du temps.

Débat du jour: pourra-t-on encore débattre demain ?

De même, s’il est aisé de déterminer la sensibilité des politiques de métier, puisqu’ils sont encartés, il n’en est absolument pas de même avec les chroniqueurs et journalistes. A fortiori de nos jours, où les sujets transversaux sont légion et écartèlent le champ politique. Qui est aujourd’hui d’une gauche ou d’une droite chimiquement pures ? Qui peut dire s’il y a des points de vue de « droite » et de « gauche » parfaitement identifiables sur des questions aussi sensibles que l’écologie, les relations internationales, les mœurs ou l’économie ? Les sociétés liquides créent des cercles idéologiques rhizomatiques qui se croisent. Il est tout à fait possible d’être très à droite sur les questions d’immigration et aligné avec Raphaël Glucksman en affaires internationales. De la même manière, des partisans de la décroissance économique et écologique peuvent être de parfaits conservateurs de droite sur tous les autres sujets.

L’authentique pluralisme de 2024 ne correspond absolument plus aux critères des années 1980, désormais parfaitement anachroniques. Le Conseil d’Etat a ouvert une boite de Pandore qui pourrait entrainer une reconfiguration majeure des médias audiovisuels classiques et profiter aux plateformes numériques. Car, CNews est en effet une chaine d’information présentant une sensibilité plus proche de la « droite », comme France Inter est un média d’information du service public dont la majorité des chroniqueurs sont plus proches de la « gauche ».

L’apparition des réseaux sociaux et l’américanisation progressive du débat public, lui-même radicalisé lors de la campagne présidentielle de 2016 ayant opposé Donald Trump à Hillary Clinton, ont créé des bulles informationnelles asymétriques. L’information n’est plus un monopole d’Etat comme du temps de l’ORTF, mais bien une ressource capitale et un terrain d’affrontements où le pluralisme est garanti par le choix offert aux téléspectateurs plus que par des règles de représentativité inapplicables, car ne tenant plus compte des réalités. Le seul sujet valable qui devrait concerner les autorités en la matière est la lutte contre les fausses informations et la rétention d’informations. La composition des plateaux est du ressort des patrons de chaines et des programmateurs dans une société libérale, hors politiques de métier.

Charles Gave: «La social-démocratie européenne va disparaître»

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Charles Gave © Hannah Assouline

Dans son dernier ouvrage (La vérité vous rendra libre, Éd. Pierre de Taillac), le président de l’Institut des libertés a réuni ses articles les plus incisifs de ces dernières années. Une lecture revigorante à l’heure où la plupart des économistes sont aussi plats et prévisibles que ChatGPT.


Ni les grands quotidiens ni les news magazines n’en ont signalé la sortie. Et rares sont les écoles de commerce qui recommandent sa lecture. Pourtant, le dernier livre de Charles Gave est sur la table de chevet de bon nombre de décideurs économiques en quête d’analyses non formatées et de prospectives à rebrousse-poil. Un ouvrage où l’auteur dénonce notamment les certitudes suicidaires de nos gouvernants, et prédit une grave crise en Europe. Une crise non seulement financière, mais aussi politique et militaire. Car pour le diplômé de l’université de Toulouse et de la Binghamton University (New York), une grande page de l’histoire du monde est en train de se tourner. Le bloc asiatique, en cours de réunification, pourrait bien prendre l’ascendant sur l’Occident. Un risque mortel pour nos États-providence.


Causeur. Première surprise à la lecture de votre livre : vous qui avez l’image d’un auteur iconoclaste aux opinions bien tranchées, vous reconnaissez volontiers qu’il vous arrive de vous tromper dans vos analyses…

Charles Gave. Dans ma profession, qui est celle des marchés financiers, si vous avez raison 51 % du temps, vous êtes une superstar ! Mon métier est en réalité une immense école de modestie intellectuelle. Cela dit, je me suis peut-être un peu moins trompé que les autres. C’est sans doute pour ça que mes clients considèrent que je suis de bon conseil.

Venons-en à la thèse principale de votre ouvrage, qui est une charge violente contre les élites occidentales. Vous les accusez carrément de trahison. N’est-ce pas quelque peu complotiste ?

Je ne sais pas comment nommer le scandale que je dénonce dans mon livre. Est-ce un complot ? Je l’ignore. Ce que je décris, c’est le système antidémocratique qui a émergé dans les pays riches après la chute du mur de Berlin et dont une classe sociale bénéficie indûment en contrôlant les médias, l’économie et la finance sans jamais risquer de sanction, même quand elle prend de mauvaises décisions. Ce système promeut au contraire les pires d’entre eux.

Les pires… Vous y allez un peu fort, non ?

J’ai travaillé avec l’un d’eux, George Soros, et je peux vous dire que, quand il entrait dans une pièce, il faisait peur.

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Est-il un agent de ce que d’aucuns appellent l’« État profond » ?

Pas exactement. Nous sommes plutôt confrontés à des gens qui veulent s’affranchir de l’État. La relation qui unissait traditionnellement les élites occidentales et leur nation a été rompue. Cette révolution n’est pas cachée, elle s’est faite au grand jour, sous les encouragements des idéologues néoconservateurs américains, qui sont presque tous d’anciens trotskistes d’ailleurs.

Et en France ?

Quand j’étais jeune, notre pays était gouverné par des hauts fonctionnaires admirables, comme Paul Delouvrier et Pierre Guillaumat qui étaient des moines-soldats de l’économie. Ces gars avaient une puissance intellectuelle formidable et travaillaient littéralement pour le bien commun. Mais depuis Giscard et Mitterrand, leurs successeurs s’avèrent tous plus médiocres et corrompus les uns que les autres. Leurs actes de trahison sont innombrables, comme la vente de notre fleuron industriel Alstom à General Electric, décidée en 2015 par François Hollande, alors conseillé à l’Élysée par Emmanuel Macron. Mais le plus souvent, les membres de cette caste se complaisent plutôt dans le déni et la paresse. Et c’est ainsi qu’ils enfoncent le pays. Comme disait Albert Einstein, on ne peut pas demander à quelqu’un qui est à l’origine d’un problème de le régler. Pour endiguer cette catastrophe, il faudrait redonner la parole au peuple, à travers des référendums, comme en Suisse. Par exemple : « Est-ce que les femmes ont le droit de porter la burqa ? » 60 % des Helvètes ont répondu non. Fin de la discussion. Et il n’y a pas eu de juges pour s’y opposer. Le peuple souverain a parlé. Si on doit prendre des décisions extrêmement dures, le seul qui le peut, c’est le peuple souverain.

Marine Le Pen est-elle la candidate de ce peuple souverain ?

Je ne suis même pas certain qu’il y aura des élections présidentielles en 2027. Quand on regarde l’évolution de la dette publique en Europe, on voit que, depuis la crise mondiale des subprimes en 2008, la masse monétaire – la quantité de monnaie émise par la Banque centrale européenne – a été multipliée par cinq, tandis que la richesse créée sur le continent n’a augmenté que de 20 %. Avec cet argent, on a créé des actifs financiers à long terme, principalement des bons du Trésor, que les États européens ne pourront jamais rembourser. La dette, après tout, n’est que de l’impôt différé. C’est la même chose aux États-Unis. L’Occident va au-devant d’un énorme krach obligataire, qui a déjà commencé, d’une intensité telle que le fonctionnement des États et la paix civile pourraient être compromis. Or pour qu’il y ait des élections, il faut qu’il y ait un État en état de marche.

Les Américains sont-ils en si mauvaise posture ? Ne sont-ils pas en train de révolutionner l’économie de la connaissance en faisant des pas de géant avec l’intelligence artificielle ?

Je ne nie pas l’intérêt de l’intelligence artificielle, dont je me sers tous les jours pour analyser les marchés financiers. Mais, croyez-moi, la bêtise humaine n’a pas fini de mener le monde. Et surtout l’économie n’a pas fini d’être d’abord de l’énergie transformée, avant d’être de l’intelligence agrégée.

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Mais l’économie fait-elle l’histoire ? La volonté politique ne prime-t-elle pas ?

Pas toujours. Depuis le début de la guerre en Ukraine, la Russie a réorienté ses exportations d’hydrocarbures vers les pays d’Asie, en particulier la Chine et l’Inde. Pour la première fois de son histoire, l’Inde va recevoir ses matières premières d’Asie centrale, qu’elle paiera dans sa propre monnaie. Il va donc y avoir un boom économique gigantesque dans la zone de l’océan Indien. À terme, les investisseurs préféreront placer leurs fonds dans cette zone en croissance, et ils n’auront aucune raison de venir à notre rescousse. La France, c’est 1 % du PIB mondial, mais 9 % des dépenses sociales de la planète. Cela ne peut pas durer éternellement. Ou, pour le dire en des termes plus triviaux, il n’y a pas assez d’argent sur terre pour continuer à payer la France à ne rien foutre. J’avais écrit au milieu des années 1980 que l’Union soviétique allait s’effondrer. Tout le monde me disait que j’étais fou. Aujourd’hui je dis que la social-démocratie européenne va disparaître, car elle n’est pas viable non plus.

Les États-Unis peuvent-ils laisser une telle crise se produire ? N’ont-ils pas intérêt à nous aider à sauver nos États-providences ?

Les Américains sont pragmatiques. Or ils ont à présent acquis l’autosuffisance énergétique grâce au gaz et au pétrole de schiste. Longtemps ils ont fait des guerres pour maintenir la suprématie du dollar. Seulement, ils n’ont plus les moyens de cette stratégie. Car ils sont arrivés, comme l’Europe, à une limite absolue en termes de dépenses et d’endettement public. Sachant qu’il y a trois gouffres dans le budget fédéral américain : la sécurité sociale, le service de la dette et la défense. Il va donc leur falloir combler au moins un des trois gouffres. Vont-ils commencer par la sécu ? Le président qui entreprendrait une chose pareille n’aurait aucune chance d’être réélu… Vont-ils couper dans le service de la dette ? Cela reviendrait à se déclarer en faillite ! Donc la seule économie drastique qu’ils peuvent faire, c’est dans la défense. Ce qui implique que l’armée américaine quitte l’Europe, comme elle a quitté l’Afghanistan. Avec deux candidats possibles pour la remplacer chez nous : l’armée turque ou l’armée russe. Faites votre choix.

Les Européens ne sont-ils pas capables d’assurer leur propre défense ?

Ils n’ont pas d’enfants ! Dans les familles italiennes aujourd’hui, on compte un petit-enfant pour quatre grands-parents et c’est le seul petit enfant pour ces quatre personnes. Alors que les Turcs font plein de gosses. Ce que j’essaie de dire, c’est qu’on ne peut pas défendre un continent avec des avocats bruxellois et buveurs de bière de 50 ans. Donc nous sommes condamnés à être sous tutelle militaire. Il n’y a pas d’autre solution.

Recep Tayyip Erdogan rencontre Vladimir Poutine à Sotchi, en Russie, 4 septembre 2023. « Les Européens sont condamnés à être sous tutelle militaire, qu’elle soit américaine, russe ou turque… » © Sergei Guneyev/AP/SIPA

En quoi serait-il meilleur pour nous d’être dominés par les Russes ou les Turcs plutôt que d’être dominés par les Américains ?

Je ne dis pas que c’est meilleur ou moins bon, je dis que c’est inévitable.

Mais vous dites aussi qu’il faut que le peuple reprenne le pouvoir, vous avez peut-être des conseils à lui donner…

Je ne connais pas un homme politique ayant aujourd’hui la stature suffisante pour dire au peuple : « Voilà ce que l’on doit faire. » Sauf peut-être Jean Lassalle, qui représente tellement la France telle que je l’imagine. Ou bien éventuellement David Lisnard, qui m’a l’air courageux. La solution, ce serait de liquider la classe qui gouverne le pays, notamment l’inspection des Finances, dont Emmanuel Macron est l’un des pires représentants, avec son incapacité de penser la même chose deux jours de suite. Comme dans la plupart des grandes démocraties, les fonctionnaires devraient être élus, et ils devraient être obligés de donner leur démission définitive de la fonction publique quand ils partent faire autre chose dans les affaires ou la politique. En Suisse, ils se passent très bien de ce genre d’aristocratie. Conséquence, le poids de la puissance publique ne dépasse pas un tiers de leur économie, à l’instar de la France sous de Gaulle, avec des hôpitaux qui marchent mieux que les nôtres et une armée autrement redoutable. Pendant ce temps, nous avons de l’autre côté du lac Léman un État obèse, qui pompe 60 % de nos richesses !

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Le nouveau gouvernement n’est-il pas de nature à vous rendre un peu optimiste ? Emmanuel Macron n’a-t-il pas indiqué son souhait que « la France reste la France » ?

Un changement de gouvernement n’est intéressant que si les nouveaux ministres ont la possibilité d’opérer dans des secteurs de la souveraineté de l’Etat. Or la France n’a plus aucune souveraineté. Ni sur sa monnaie, ni sur ses frontières, ni sur ses tribunaux, qui doivent respecter des lois et règlements émis par Bruxelles. Ni sur sa diplomatie, enchaînés que nous sommes à l’OTAN. Ni sur son budget, avec des déficits financés par l’étranger ou par de la création monétaire émanant d’une Banque centrale européenne que nous ne contrôlons pas et qui peut nous mettre à terre en cinq minutes en montant les taux d’intérêts. Ni sur le prix de l’énergie nucléaire, contrôlé de fait par Bruxelles. Ni sur le système d’éducation, contrôlé par les syndicats.

Plus de la moitié du gouvernement est composée d’anciens membres du parti gaulliste… N’est-ce pas un bon point ?

Le dernier gaulliste en France fut Philippe Seguin, que Jacques Chirac fit mourir de désespoir par ses trahisons. Depuis, l’espèce est éteinte, assassinée par la toujours efficace conjuration des lâches, des incompétents, des médiocres et des corrompus.

Si vous étiez Gabriel Attal, que feriez-vous ?

Comme je ne pourrais rien faire compte tenu des abandons que je viens d’énumérer, et comme le Président ne cesse de parler de souveraineté européenne, qui est un oxymore, je saurais l’échec inévitable, j’aurais conscience qu’une très grave crise financière et budgétaire est devant nous, qui amènera à une très forte baisse du pouvoir d’achat, en particulier des plus pauvres. En conséquence, je donnerais ma démission instantanément pour ne pas avoir à porter le chapeau, comme Napoléon III en 1870.

Faut-il dès lors collaborer avec les pays asiatiques autoritaires ?

Je vais vous répondre comme on répond dans ma famille. En 1941, mon père était en Syrie. Quand les troupes anglaises sont entrées dans le pays, il a rejoint leurs rangs, avec d’autres officiers gaullistes, et un tribunal militaire français l’a condamné à mort par contumace en 1942. Il y a des moments où, dans une vie, ce n’est plus son avenir personnel qui domine, c’est l’honneur. Si j’avais 20 ans aujourd’hui, j’essaierais de rentrer à Saint-Cyr et de me hisser au niveau de ceux qui ont l’immense mérite de monter au front les premiers, voire d’accepter de prendre une balle entre les deux yeux si nécessaire.

Mais si on devait se battre maintenant, on se battrait contre qui ?

À votre avis ?

Mon avis, c’est que ce serait une guerre civile.

Ce ne sera pas une guerre civile, puisque, quelle que soit l’hypothèse, il s’agira bien de se battre contre un autre peuple.


Le cas Gave. Si Charles Gave n’était pas actionnaire de Causeur, il aurait pu prétendre à toute la « une » de ce numéro. Le succès de son livre, La vérité vous rendra libres, comme celui de ses vidéos où il donne son analyse sur la marche du monde, est l’un de ces phénomènes à bas bruit qui dit peut-être quelque chose de l’époque. Nous avons hésité à lui accorder tout de même une place en « une » mais après tout, il aurait été injuste de le pénaliser pour la seule raison que, sans lui, Causeur n’existerait pas. Du reste, si Charles Gave finance Causeur, ce n’est pas pour gagner de l’argent (malheureusement) ni pour contrôler notre ligne éditoriale – avec laquelle il est souvent en désaccord. Mais pour la raison même qui fait son succès : il aime la liberté • Elisabeth Lévy.

Charles Gave, aux côtés d’Olivier Delamarche, participe à une conférence sur « les risques de crise en Europe » à l’université d’Amiens, 15 novembre 2018. © Yann/BOHAC/Sipa

Le prophète de la rue Copernic

Charles Gave gagne sa vie en prédisant l’avenir. Et il entretient un certain art de surprendre – n’est-il pas un actionnaire de Causeur ? Son nouvel essai, numéro un des ventes dans la catégorie « Économie » depuis deux mois, met en garde contre le risque d’effondrement financier de l’État-providence européen. À bon entendeur. Par Gil Mihaely.

Il ne vit pas dans une tour à Dubaï, ne passe pas ses journées à tester des produits cosmétiques. Et je crois pouvoir affirmer qu’il ne possède pas non plus une paire de seins tout neufs. Charles Gave n’en est pas moins l’un des influenceurs les plus populaires en France. Les vidéos où il partage son expertise économique et financière attirent des dizaines de milliers, et jusqu’à des centaines de milliers, voire des millions d’internautes. Avant d’officier sur les réseaux sociaux, il était un consultant recherché par des acteurs financiers exigeants tels que banquiers, assureurs et gérants de fonds. Son succès dans un secteur impitoyable, où la justesse des prévisions est cruciale, témoigne de son habileté à anticiper les évolutions économiques. Gave évolue dans un milieu très concurrentiel, où le verdict tombe rapidement et sans équivoque. Soit vous avez raison et vos conseils font gagner de l’argent à vos clients, soit vous avez tort et ils changent vite de crèmerie. Le fait qu’il pratique de manière indépendante ce métier à haut risque depuis plus de quatre décennies incite à le créditer d’un certain art de la prédiction. De plus, dans un milieu passablement compassé, la gouaille de ce titi parisien des beaux quartiers a de quoi surprendre.

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Une chose est sûre, ce fils d’officier et résistant gaulliste comprend mieux l’univers complexe de l’économie mondiale et les rapports de forces géopolitiques que certains universitaires, même très célèbres, comme Thomas Piketty. Il ne se contente pas d’observer les marchés, il vit avec eux. Au début des années 1980, il s’est installé au Royaume-Uni pour profiter de la montée en puissance de la finance en général et de la place de Londres en particulier. Avant de se tourner vers l’Asie et notamment la Chine une vingtaine d’années plus tard, en ouvrant des bureaux à Hong Kong et Shanghai. De l’art d’être au bon endroit au bon moment. De nouveau. Tout en étant fort critique de la politique des États-Unis, il y compte nombre d’amis et de relations, dont beaucoup se pressaient à la soirée de ses 80 ans, où on célébrait aussi les vingt-cinq ans de sa société.

Certes il arrive à notre homme, c’est le lot de toute science molle, de se tromper. Notamment sur l’euro, dont il a annoncé la faillite dans un précédent best-seller publié il y a vingt ans. « J’avais sous-estimé la détermination des États-Unis à faire de grands sacrifices pour le maintien de la monnaie unique européenne, reconnaît-il aujourd’hui. Les Américains frémissaient à l’idée d’un retour aux devises nationales sur notre continent. Car un nouveau deutschemark pouvait faire concurrence au dollar comme monnaie de réserve internationale », conclut-il.

C’est sans doute le premier atout de Gave. Il ne se dérobe pas, y compris face à ses erreurs. Il sait que son principal crédit, c’est de s’exposer personnellement. Et c’est peut-être ce qui lui vaut sa popularité auprès des lecteurs et des internautes. Au lieu de se sortir d’une question embarrassante par une pirouette, il préfère prendre sa perte et se remettre en selle avec une meilleure analyse. D’où le titre de son dernier livre, La vérité vous rendra libre, publié en octobre dernier aux éditions Pierre de Taillac, qui avec 20 000 exemplaires écoulés depuis sa sortie, est un phénomène de librairie.

J’ai rencontré Charles Gave il y a une dizaine d’années. Il venait de créer à Paris, avec sa fille, l’avocate Emmanuelle Gave, l’Institut des libertés, un laboratoire d’idées qui prône, dans la lignée du philosophe anglais du XVIIe siècle John Locke, le droit inaliénable de chaque être humain à la liberté, la propriété et la sécurité. La ligne de ce think tank, installé rue Copernic, à Paris 16e, est que l’État doit se concentrer sur ses fonctions régaliennes, en les assumant de la manière la plus énergique et résolue, et en intervenant le moins possible dans les autres domaines. Gave s’emploie à réhabiliter cette doctrine et à montrer, à travers ses articles rassemblés dans ce volume, qu’elle a fait ses preuves.

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Aujourd’hui, ce Cassandre aux airs bonhommes observe la crise de la dette sur notre continent, la dédollarisation de l’économie mondiale et la semi-victoire de Vladimir Poutine en Ukraine. Il annonce en conséquence « l’effondrement du modèle social européen, devenu obèse et récessionniste, l’échec de la classe dirigeante actuelle aux USA et l’émergence de l’Inde comme puissance mondiale ». Un tableau qui, au demeurant, désole ce conservateur imprégné d’idées chrétiennes (il a publié en 2005 Un libéral nommé Jésus), éberlué par le wokisme qui sévit en Occident. Toutefois, il apprécie encore moins les régimes autoritaires qui dominent les pays du Sud. Il y a quelque chose d’émouvant dans le contraste entre le réalisme brutal qu’il manifeste publiquement et sa croyance dans un sursaut du monde libre. Avec, par exemple, cette remarque, qui fait penser à La Grève (1957), roman d’anticipation culte l’Américaine Ayn Rand : « Tout n’est pas écrit d’avance, quelqu’un comme Elon Musk, par exemple, peut rendre le pouvoir au peuple. » Une fois émis les hoquets d’usage, on peut tenter de comprendre sa logique.

Pour Gave, le salut ne peut venir que des citoyens qui aspirent à s’affranchir de la mainmise de l’élite progressiste et d’un État qui les contrôle trop, les taxe trop, les sermonne trop. Pour lui, ce sont des créateurs de mondes et de richesses, dont le rêve n’est pas « d’être tranquille », ou respectueux des conventions. Sans doute pèche-t-il par optimisme, voire par populisme, dans sa tendance à opposer des citoyens parés de toutes les vertus à des élites malfaisantes. C’est oublier les mutations anthropologiques qui ont fait de nous des ayants droit. Cette révolution, prévient-il, ne se fera pas sans casse. Nos aspirations collectives, parfaitement légitimes, exigent des moyens donc une mobilisation de chaque Français pour créer de la richesse. Or, nous sommes bien plus occupés à nous chamailler pour partager le gâteau qu’à nous mettre aux fourneaux pour le faire.

Charles Gave agace, déconcerte, choque parfois certains de ses amis. Par exemple, quand il s’affiche avec Nicolas Dupont-Aignan ou Éric Zemmour. Ce qui ne l’empêche pas de les critiquer sévèrement par la suite. Ce n’est pas seulement par plaisir aristocratique de déplaire. « La vérité vous rendra libres », proclame le titre de son ouvrage reprenant la maxime des Évangiles. Ce spécialiste du pied dans le plat est aussi convaincu que la liberté nous rendra vrais.


Charles Gave, La Vérité vous rendra libre, éd. Pierre de Taillac, 2023.

Droit du sol, de quoi ou de qui la France est-elle le pays?

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Le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin, Paris, 29 décembre 2023 © Jacques Witt/SIPA

La proposition d’abroger le droit du sol, promise à Mayotte par Gérald Darmanin, provoque de vives réactions à gauche et chez les libéraux, lesquels ont oublié que la France est une nation – et pas une ONG no border.


Interrogée sur les violences à Mayotte, mal à l’aise, Prisca Thévenot assure: « depuis 2017, avec Emmanuel Macron nous avons pris ce problème à bras-le-corps ». On se souvient en effet que le président, en 2017, était très content de lui-même et de sa petite phrase « c’est à Mayotte le kwassa-kwassa, mais le kwassa-kwassa pêche peu, il amène du Comorien, c’est différent. » Et il s’est si bien emparé du sujet que sept ans plus tard son ministre de l’Intérieur déclare qu’il faut maintenant « rétablir la paix publique », et la population locale demande l’état d’urgence. Merveilleux bilan des sept dernières années.

Pleins feux sur Mayotte: vous avez aimé Opération Wuambushu? Vous adorerez Opération Wuambushu II!

Le feu des projecteurs s’étant tourné vers ce département d’Outre-Mer, le gouvernement a dû prendre les choses en main – ou essayer d’en donner l’impression, le temps que les médias passent à autre chose. Gérald Darmanin a donc annoncé trois mesures. D’abord le renfort de quinze militaires du GIGN, mais ce n’est pas faire injure à cette unité d’élite que de douter que 15 de ses membres suffiront à accomplir tout ce qui n’a pas été fait depuis sept ans… Ensuite, la fin du visa territorialisé, ce qui va permettre de transférer en métropole les migrants installés à Mayotte – fausse bonne idée, nous le verrons, mais exigence légitime des Mahorais : la métropole veut laisser entrer les migrants, que la métropole les accueille. Ne sommes-nous pas nombreux à estimer qu’il serait grand temps d’installer un centre d’hébergement de mineurs isolés à côté du domicile de Laurent Fabius ? C’est la même chose. Enfin, la suppression, sur la seule île de Mayotte, du droit du sol. Cris d’orfraie et leçons de morale de la gauche, qui sans surprise a tant de compassion envers les migrants comoriens et africains qu’il ne lui en reste plus du tout pour nos compatriotes mahorais.

Azali Assoumani au bureau de vote, Moroni, capitale des Comores, 14 janvier 2024 © OLYMPIA DE MAISMONT / AFP

Bien sûr, cette suppression du droit du sol à Mayotte ne résoudra pas le problème de l’île. C’est d’ailleurs pour cela que la macronie l’envisage : si elle voulait être efficace, elle adopterait une solution à l’australienne et enverrait l’armée empêcher les embarcations de migrants d’accoster à Mayotte, prendrait des mesures de rétorsion fermes contre les Comores, et les obligerait par tous les moyens nécessaires, y compris la force, à reprendre leurs ressortissants illégalement implantés sur le territoire français. Emmanuel Macron et ses partisans ne cessent d’annoncer être prêts à une guerre contre la Russie, affronter les Comores ne devrait donc pas les effrayer.

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Ne nous méprenons pas : la suppression du droit du sol est une très bonne chose, une mesure de bon sens qui aurait dû être mise en œuvre depuis longtemps. Reste qu’elle est très insuffisante face à ce qui n’est ni plus ni moins qu’une invasion et un pillage systématique de Mayotte par les Comores – qui, rappelons-le, continuent à considérer, au mépris de la volonté des Mahorais, que l’île leur appartient.

Ne nous méprenons pas non plus : il est très possible que cette mesure soit retoquée par le Conseil Constitutionnel. Ne restera donc que la suppression du visa territorialisé, c’est-à-dire la transformation de Mayotte en nouveau Lampedusa, un couloir d’immigration massive supplémentaire vers le continent européen, dont l’effet d’appel d’air fera encore empirer la situation de l’île comme celle de la métropole (mais bénéficiera, du moins à court terme, aux intérêts de l’extrême-centre : dumping social, abolition du démos et donc de la démocratie, destruction de la décence commune par le multiculturalisme).

Le Monde donne tout contre l’abolition du droit du sol à Mayotte

Ceci posé, arrêtons-nous sur les réactions de la gauche, et surtout sur ce qu’elles révèlent de sa vision de la France et de son projet de société. A titre d’exemple, nous prendrons une série de tribunes publiées la semaine dernière dans Le Monde.

Passons sur les habituelles évocations frénétiques des « valeurs de la République » et de la « République en danger » utilisées pour défendre des positions qui auraient horrifié Cicéron autant que Cincinnatus ou Lucius Junius Brutus. Ceux qui inventèrent la véritable res publica n’auraient pas toléré longtemps que des populations étrangères agressives s’imposent sur les terres de Rome et s’en prennent à ses citoyens.

Manifestation contre la « loi immigration », Paris, 14 janvier 2024. © Philemon Henry/SIPA

François Héran (dont Michèle Tribalat et l’Observatoire de l’immigration et de la démographie ont par ailleurs dénoncé et démontré la malhonnêteté intellectuelle) reproche aux Mahorais d’avoir voulu « grimper à bord du paquebot France et larguer les amarres en abandonnant les Comores à leur sort »[1]. Mais reprocherait-il aux Comoriens qui s’imposent à Mayotte au détriment des Mahorais de vouloir profiter des largesses du « paquebot France » en « abandonnant les Comores à leur sort » ? Que nenni ! Revendiquer l’identité française, c’est mal, mais se gaver éhontément sur le dos du contribuable français, aucun problème. L’intégration, non, mais l’invasion, oui.

Trois professeurs de droit public[2], ensuite, disent s’inquiéter d’une rupture de « l’égalité devant la loi. » Faut-il leur rappeler que l’égalité républicaine concerne les citoyens, et uniquement les citoyens ? Au moins finissent-ils par dire clairement ce qui inquiète tant les bien-pensants, le « risque d’une remise en cause plus globale du droit du sol sur l’ensemble du territoire[3]. » Inquiétude pour la gauche, espoir pour la France et les Français qui, à 65%, voudraient la fin du droit du sol sur tout le territoire national.

Un « collectif d’associations et de syndicats[4] » reproche à l’exécutif « sa volonté d’avoir recours à une immigration choisie »[5]. Comprenons bien que pour ces militants, l’idée qu’un pays souverain choisisse qui il accepte d’accueillir et qui il refuse d’accueillir est intolérable. Votre maison ne vous appartient pas, elle appartient à quiconque décide de s’y imposer, que ça vous plaise ou non. Pour ce collectif, qui comprend plusieurs porte-paroles d’associations de sans-papiers (des clandestins qui revendiquent ouvertement être présents illégalement sur notre sol mais ne sont évidemment pas expulsés), « les migrations continueront, qu’il y ait des voies légales et sûres ou non pour traiter les demandes. » Les émissaires de Xerxès avaient eux aussi dit aux Spartiates : « nous nous imposerons chez vous que vous le vouliez ou non ». Les émissaires de Xerxès se trompaient.

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Ce collectif dit aussi autre chose de particulièrement révélateur, en prétendant « lutter pour une société humaniste tournée vers l’accueil ». Et dans sa tribune[6], Ayyam Sureau défend quelque chose de similaire. Certes, elle constate « l’échec de l’intégration, même des enfants nés en France, et éduqués en France » – mais qui peut sérieusement nier aujourd’hui ce constat ? Elle qualifie aussi de « une des superstitions françaises les mieux ancrées » l’idée que « toute personne raisonnable souhaite être libre, y tendrait par nature si elle n’était pas entravée dès sa naissance par la misère et l’ignorance », et évoque la vanité de l’espérance selon laquelle la France serait « capable, par le pouvoir émancipateur de ses institutions, d’élever chacun, sans distinction d’origine, vers cet idéal commun. » A rebours des discours habituels de la « gauche républicaine », voilà une lucidité bienvenue. Mais hélas ! La philosophe fait entièrement porter la responsabilité de cet échec sur « la nation (qui) n’est plus à même de tenir ses promesses. » Quid de la responsabilité de ceux qui, venus d’ailleurs, refusent d’adhérer à l’idéal français ? Quid de la responsabilité écrasante de ceux qui accueillent sans discernement au lieu de réserver notre hospitalité à des personnes prêtes à adopter notre décence commune ?

La France à l’envers

Plus fondamentalement, cela pose la question de la nature même de la France, et c’est la question essentielle. « Pays des droits de l’Homme » selon la formule consacrée, qui oublie comme par hasard d’ajouter « et du citoyen », ou pays des Français ?

Pour Emmanuel Macron, le centre et la « droite du fric », bien sûr, c’est juste un territoire, un immense hub d’aéroport qu’il faut rentabiliser au maximum pour le plus grand profit de la caste mondialisée des anywhere.

La gauche, elle, nous parle de « société humaniste tournée vers l’accueil », c’est-à-dire tournée vers ceux qui ne sont pas encore là plutôt que vers les citoyens qui sont déjà là, société où ceux qui accueillent sont mis de gré ou de force au service exclusif de ceux qui sont accueillis. Ayyam Sureau évoque le « pouvoir émancipateur du sol français » et les « promesses de la nation » envers les immigrés, mais ne semble pas envisager que cette même nation pourrait avoir des promesses à tenir envers le peuple qui l’a forgée. Ce n’est donc plus une nation, c’est une ONG ! Une ONG de gauche, traitant le territoire national comme sa propriété, rançonnant les Français par l’impôt et déployant la puissance publique pour les contraindre à se mettre à sa disposition – pour le plus grand profit des dirigeants de cette ONG, nouvelle nomelklatura… Renversement pervers du rôle de l’Etat et de la République qui devraient être au service de la nation et des citoyens, plutôt que l’inverse.

Il revient donc à la « droite des valeurs » de remettre les choses en ordre, et de rappeler que la France est, avant tout et par-dessus tout, le pays des Français, qu’ils peuvent être fiers de ce qu’ils y ont accompli depuis des siècles, qu’ils y sont souverains, et que le devoir de la République et de l’Etat est de servir ce peuple souverain et de garantir la pérennité de sa souveraineté.


[1] https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/13/francois-heran-sociologue-a-mayotte-de-quel-droit-du-sol-parle-t-on_6216345_3232.html

[2] Marie-Laure Basilien-Gainche, Jules Lepoutre et Serge Slama NDLR

[3] https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/15/fin-du-droit-du-sol-a-mayotte-l-attractivite-de-notre-droit-de-la-nationalite-releve-assez-largement-du-mythe_6216638_3232.html

[4] https://www.voxpublic.org/Tribune-Loi-Asile-et-Immigration.html?lang=fr

[5] https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/15/loi-immigration-des-digues-ont-saute-face-a-la-xenophobie-et-a-la-remise-en-cause-de-l-etat-de-droit_6216711_3232.html

[6] https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/02/14/fin-du-droit-du-sol-a-mayotte-on-reste-stupefait-par-ce-desir-de-degrader-par-des-lois-toujours-plus-mesquines-l-image-de-la-france_6216535_3232.html

Si j’avais 12 ans en 2024…

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Adèle Haenel, le 28 février 2020 © Christophe Ena/AP/SIPA

Si j’avais douze ans en 2024, je serais intrigué par une foultitude de choses…


Je décèlerais une nouvelle forme de puritanisme, qui engendre une étonnante façon de juger, alimentée par le seul procureur médiatique, en martelant les conclusions avant l’examen du dossier et en jetant des noms en pâture, connus de préférence, les condamnant de fait à la guillotine sociale, dont le sort de la grande sœur a pourtant été tranché il y a plus de quarante ans.

Je découvrirais les nouveaux éclaireurs de l’humanité, qui se penchent sur les berceaux des petits en leur chuchotant de drôles de comptines, qui les invitent crûment à reconsidérer leur entre-jambe, factieux sans doute.

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Je prendrais le métro, pourvu qu’il ne soit pas en grève, pour partir à l’assaut des musées y admirer la Joconde sous son box de verre dégoulinant de pensée verte, hardiment étalée par une escouade définitivement écolo qui défend la planète, « je l’jure ! ».

Je nouerais quelques contacts avec des auto-revendiqués Insoumis, qui, le petit doigt sur la couture du pantalon, exécutent sans barguigner les moindres soubresauts de la pensée de leur Che au rictus menaçant, représentation incarnée de LA République et pourtant en rupture avec elle…

Je me frotterais à la nouvelle information serinée par les « grands médias ». Celle de la même veine qui, sous de Gaulle, criait aux censeurs et qui désormais distribue les bonnes ou mauvaises cartes de presse, dans un PAF politico-journalistique rabaissé à un entre-soi cerclé par le périph’ parisien – même à vitesse réduite. Heureux ! Je soufflerais un peu en regardant CNews, une autre petite chaîne qui monte, dont la clef de voûte est le débat, la confrontation des idées, le respect des pensées divergentes. Et qui ne prend pas son auditoire pour des benêts ou autres bredins, en attente de soupe tiède et surtout frelatée…

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Dans le même esprit, je resterais interdit devant la dérive d’une association de reporters dévoyée, qui brade sa raison d’être et dont les fondateurs étaient bien plus inspirés quand ils parvenaient non sans mal à extraire de vilaines geôles nombre de journalistes embastillés de par le monde. Un autre combat bien plus exaltant que celui engagé par ces nouveaux reporters, chemise ouverte sur leur torse à défaut de l’être sur le monde, et friands de plateaux télé amis…

Finalement et sans être exhaustif, c’est pas si facile d’avoir 12 ans en 2024.

Exit Alfred Eibel

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Alfred Eibel © Louis Monnier / Bridgeman Images

Le critique littéraire, cinéphile et éditeur nous a quittés à l’âge de 91 ans.


Triste nouvelle, Alfred Eibel est mort. Né à Vienne en 1932 – il se souvenait de l’Anschluss et de l’entrée d’Adolf Hitler dans sa ville – il avait vécu en Belgique, où il avait étudié au prestigieux Collège Cardinal Mercier. L’homme était charmant, immensément cultivé et d’une merveilleuse bienveillance pour ses cadets – j’en sais quelque chose pour avoir lu quelques lignes généreuses sur certains de mes livres. Je l’avais rencontré à une signature de Radio Courtoisie : j’avais été présenté par Michel Mourlet, sésame parfait, et nous avions immédiatement noué un lien. Il avait fréquenté Ernst Jünger et Fritz Lang, Arno Breker et Leni Riefenstahl (ce qu’il disait avec un sourire délicieusement ambigu), Gregor von Rezzori. Un temps éditeur à Lausanne (il dilapida ainsi un semblant de fortune), il publia Fernando Pessoa (le premier, me dit Jérôme Leroy, qui m’apprend sa mort), Jean-Pierre Martinet, Kenneth White… Critique littéraire, il écrivit dans Le Quotidien de Paris, les Nouvelles littéraires, les Lettres Françaises, le Figaro, Le Magazine littéraire, et aussi dans Matulu, la Revue littéraire, Polar, Service littéraire

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Voici ce que j’écrivais il y a deux ans à propos de ses Souvenirs viennois:

Né en 1932 à Vienne d’un père officier tôt disparu et d’une mère austro-hongroise, Alfred Eibel est une figure attachante de la vie littéraire qui a traîné ses bottes de Bruxelles à Hollywood, de Prague à Zürich. L’homme a fréquenté bien du monde : Fritz Lang et Kenneth White, Léo Malet et Etiemble, Gregor von Rezzori et Gabriel Matzneff (qu’il a édité, avec quelques autres, dont Gérard Guégan et Pol Vandromme). Il connaît sur le bout des doigts le cinéma européen, la littérature chinoise et l’opéra autrichien. De père catholique, il a connu, après l’Anschluss, l’exil en Belgique avec son beau-père juif. Il est sans doute l’un des rares écrivains français d’aujourd’hui à avoir vu passer Hitler dans la Vienne de 1938 et à avoir entendu les stukas mitrailler les foules de l’exode en 1940. Alfred Eibel est un personnage de légende.
Voilà qu’il nous livre ses Souvenirs viennois par le truchement d’un joli ouvrage à la nostalgie ironique, car l’homme n’est jamais dupe. « En naissant à Vienne, écrit-il, j’ai vu le jour sur une zone sismique qui m’a fait penser à chaque instant à la disparition définitive du passé, à l’exemple de l’Atlantide ». C’est justement cette cité engloutie qu’il évoque par tableautins : la Vienne des années 50, qui lui sert de marchepied pour nous replonger, par fines allusions, dans celle de la Double Monarchie. Jonglant, non sans un zeste de perversité, entre kitsch et retour du refoulé, Alfred Eibel ressuscite la pension Operning, où il descendait naguère, avec ses naufragés de toutes sortes : rescapés des camps au sourire poli, émigrés revenus des Amériques et tous ces « accourus », Berlinois qui ont quitté leur ville rasée pour se faire oublier. Aux tables des grands cafés viennois, le Sacher, le Central ou le Mozart, il croise requins et margoulins, espions (nous sommes bien dans la Vienne du Troisième Hommeder Dritte Mann), mélomanes et cinéastes. La Vienne d’Alfred Eibel se révèle une ville à l’insouciance surjouée, qui tente de refouler les horreurs d’un passé récent ; il en rend avec brio l’atmosphère ambiguë et parfois frelatée.

Que la terre vous soit légère, cher Alfred Eibel !

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Instruction, éducation et… rééducation

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Instruction ou éducation ? La dénomination même du ministère de la rue de Grenelle, jadis Instruction publique puis Éducation, montre l’hésitation française entre deux conceptions que tout oppose, explique notre chroniqueur : la transmission pure des savoirs, ou la formation complète de l’enfant, jadis réservée à la famille. Mais quand cette éducation elle-même entre en conflit avec les savoirs, ou quand ces savoirs ne sont plus réellement enseignés, que faire, comme disait Lénine?


Je participais à Bruxelles, mi-février, à un colloque sur l’éducation, à l’initiative du Mathias Corvinus Collegium, une organisation d’origine hongroise. Les participants arrivant d’horizons géographiques fort divers, de l’Europe centrale aux États-Unis, il avait été convenu que l’anglais serait la langue des débats.
« Education », disent donc les Britanniques. La traduction, qui paraît évidente, est en fait fort difficile. Les Anglais ne distinguent pas ce que nous appelons « éducation » et ce que nous nommons « instruction ». Pour eux, l’education recouvre l’ensemble du teaching, aussi bien à la maison qu’à l’école. Évident ? Pas du tout.

Arrière-plan fasciste

Il faut toujours remonter à Condorcet, qui dans son Premier Mémoire explique posément que si l’instruction est du ressort de l’école, l’éducation appartient à la famille. C’était un philosophe des Lumières, qui ne concevait pas que le catholicisme perpétue le fanatisme jadis dénoncé par Voltaire. En quoi il n’avait pas tort : l’instruction publique devait équilibrer harmonieusement l’éducation familiale. Ainsi l’éducation religieuse, estimait-il, était du ressort des familles.
L’islam était alors la religion des barbaresques. On ignorait qu’elle serait plus tard celle des barbares.

Pendant tout le XIXe siècle et le début du XXe, on parla du Ministère de l’Instruction publique. Mais en 1932, sous Edouard Herriot, on débaptisa le ministère. Anatole de Monzie, le nouveau ministre, était un admirateur du Duce, qui trois ans auparavant avait institué un Ministerio dell’Educazion nazionale — et cet arrière-plan fasciste ne doit pas être négligé.
Ce socialiste proche de Marcel Déat fut cohérent par la suite, et soutint le régime de Vichy.

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C’est le cœur du débat. L’Etat doit-il éduquer la jeunesse, ou se contenter de lui transmettre les savoirs de base sans lesquels il n’est pas de pensée rationnelle ?

Ou plutôt, ce fut longtemps le problème central. C’est fini, depuis que par une combinaison de volonté égalitariste, de politique européenne anti-nations, de pédagogies constructivistes et autres fariboles, on a renoncé à transmettre des savoirs, et on ne s’occupe plus que de vagues « compétences ». L’enseignement de l’ignorance, comme dit Jean-Claude Michéa, a effacé l’ambition d’arriver par la maîtrise des savoirs savants à un vrai élitisme républicain.

Interdiction de l’abaya à l’école. « La génération actuelle, devenue militante, ne vit pas l’islam comme un acquis mais comme une conquête et conteste sans retenue des règles fixées par la loi. » D.R.

La question dès lors se pose tout autrement. Dans des cervelles largement laissées en friche par le refus obstiné de transmettre des savoirs complexes, sous prétexte de « respecter » les croyances avec lesquelles nous arrivent les élèves, le vide que n’occupe plus le discours enseignant est une occasion en or pour les discours fanatiques et les superstitions absurdes : « Selon une enquête de l’Ifop auprès des 11-24 ans, un jeune Français sur six pense que la Terre est plate et un sur quatre doute de la théorie de l’évolution », notait Le Point l’année dernière. Pensez-y bien : grâce aux pédagogues qui « respectent » les opinions héritées des parents, du quartier ou des grands frères, un jeune sur quatre que vous rencontrez dans la rue pense que l’homme a été créé par Dieu il y a un peu plus de 4000 ans. Ce qui en soi serait folklorique, si d’autres Frères ne suggéraient à ces adolescents sans béquilles qu’il faut imposer ce point de vue.

Hier l’ignorance, aujourd’hui la superstition, et demain la charia.

Les ravages du pédagogisme

Des pédagogues, inspirés par Rousseau et sa croyance en une bonté naturelle, répugnent à expliquer aux enfants que l’Histoire de France n’est pas une suite de malheurs infligés par de méchants Caucasiens à de gentils Maghrébins ou d’adorables Africains — qui ne se livraient pas du tout au commerce du bois d’ébène, c’est bien connu. L’espace laissé vierge dans les cervelles est désormais rempli par des prêcheurs de haine ou de convictions niaises. Les enseignantes, quoique largement majoritaires, ne doivent pas être écoutées : les femmes n’ont-elles pas pour fonction de faire la cuisine et le plus d’enfants possible ? La discipline ne doit pas être respectée, car qui a le droit de contrarier des enfants-rois élevés comme des princes du désert ? Les filles doivent se voiler, il faut revenir sur la loi de 2004, et il faut utiliser toutes les feintes pour gagner sans cesse des territoires nouveaux, comme au jeu de go.
C’est ainsi que des offensives générales ont été lancées en septembre — dans la foulée des émeutes de juillet, qui elles-mêmes avaient une idée derrière leurs têtes creuses —, et surtout depuis début janvier, sous le prétexte fumeux d’être solidaire avec les terroristes du Hamas. Et Le Figaro de constater que les incidents se multiplient à l’université, à Lille, à Montpellier ou à Aix-Marseille. L’UNI, syndicat classé à droite (ou à l’extrême-droite, les anathèmes volent bas, ces jours-ci) a alerté la direction de la faculté lilloise, sans obtenir autre chose qu’une absence totale de réaction. Rappelons pour l’anecdote que l’université de Lille comptait Sandrine Rousseau parmi ses vice-présidents. Quant à l’UNEF, qui fait des risettes aux islamistes, elle affirme, par la voix du délégué général Arthur Sabatier : « Pour nous, ce n’est ni un phénomène, ni un sujet. Nous n’avons jamais été témoins de ces scènes et personne ne nous a jamais rapporté de faits de cet ordre. » Aveuglement ou complicité ?

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Il ne s’agit plus d’instruire, ni même d’éduquer. Il faut impérativement rééduquer — y compris les enseignants gangrenés par l’idéologie du laisser-faire. Seuls des savoirs massivement imposés peuvent contrarier des superstitions religieuses dont l’objet est la haine de la connaissance — qui contrarierait l’enseignement du Livre.
À noter que dans les cervelles d’autres jeunes déboussolés par l’absence de repères intellectuels fiables, c’est le wokisme qui pousse ses feux. La haine des corps, qui se manifeste chez les uns par des cris d’orfraie dès qu’on leur montre un tableau, se traduit chez les autres par une répugnance au contact — et une abstinence du sexe qui devrait faire réfléchir, selon l’Ifop : « Si en 2006, 87% des Français déclaraient avoir au moins un rapport sexuel ces 12 derniers mois, ils ne sont aujourd’hui que 76%. Soit « un recul sans précédent », souligne d’emblée l’institut de sondage. Les écarts sont encore plus importants chez les jeunes âgés de 18 à 24 ans, parmi ceux qui ont déjà eu un rapport sexuel : 28% d’entre eux affirment ne pas avoir eu de rapport depuis un an contre seulement 5% en 2006. »
Pas grave ? Songez à votre propre jeunesse, quand vous jouissiez sans entraves d’être sous l’emprise de tel ou telle… Cette abstinence ressemble si fort à celle qu’imposent les pays musulmans tant qu’on n’est pas marié que vous feriez bien d’y réfléchir à deux fois. Mais après tout, avez-vous réfléchi quand vous avez appris que de très jeunes gens qui n’étaient pas du tout de confession musulmane faisaient le ramadan par imitation ? en tout cas le site Arab News s’en félicite hautement, une façon, selon lui, de lutter contre l’islamophobie. C’est ainsi que les contraintes les plus absurdes s’installent et se développent, dans les cervelles laissées en jachère — celles de vos enfants.

Tout le monde a compris comment est mort Alexei Navalny

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À Paris, une manifestante a transformé sa pancarte "Poutine tue Navalny" en "Poutine a tué Navalny", 17 février 2024 © Thierry STEFANOPOULOS/MPP/SIPA

Au nord de l’Oural, dans l’Iamalo-Nénétsie d’où partent bien des gazoducs qui constituent l’une des sources de la puissance russe, Alexei Navalny est mort dans une colonie pénitentiaire surnommée « Loup polaire ». Extraction des minerais et oppression des hommes semblent résumer la Russie d’aujourd’hui.


Au portail, une inscription « Le bonheur n’est pas loin » qui rappelle celle d’un autre camp, bien plus connu. En hiver, on ne la voit pas, tout est nuit dans ce district arctique où la température est de moins 30°C. Condamné à neuf puis 19 ans d’incarcération, venu  de la prison de Vladimir fin décembre (« Je suis votre père Noel », avait-il plaisanté), Navalny a été condamné pour extrémisme, nazisme, diffamation, incitation de mineurs à des activités illégales, vandalisme motivé par la haine et même pour n’avoir pas respecté son contrôle judiciaire. Pour cause : il était alors en réanimation en Allemagne, après l’échec d’une tentative d’empoisonnement par un neurotoxique. 

Il narguait encore le juge lors d’une audience peut-être filmée la veille de son décès. 

Nier et terrifier

Trouver la cause d’une mort subite nécessite une autopsie, voire des analyses toxicologiques, mais la rétention du corps pendant plusieurs semaines suggère qu’il y a  des signes de traumatisme qu’on veut cacher. Une chaine d’informations indépendante prétend qu’une équipe du FSB, l’ancien KGB, était venue dans le camp la veille et que dès le matin les prisonniers savaient que Navalny était mort.

La réactivité des services russes fut impressionnante, comme si tout avait été préparé. Navalny meurt officiellement à 14h17, les services pénitentiaires l’annoncent à 14h19 et dès 14h23 la télévision russe déclare qu’il est mort d’une thrombose coronaire. Pur hasard, le directeur de l’administration pénitentiaire est promu au grade de colonel général le surlendemain. Autre hasard qui n’en est peut-être pas un, le décès a lieu pendant la Conférence de Sécurité de Munich, là où, il y a 17 ans, Poutine a pour la première fois attaqué l’Occident.

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La communication du Kremlin est à double détente: nier et terrifier. Cela remonte à loin. L’un des premiers opposants éliminés, oublié aujourd’hui, fut le député Sergueï Iouchenkov, qui enquêtait sur les attentats de 1999 qui avaient entrainé en Tchétchénie une guerre où Poutine s’est forgé la réputation d’homme fort. Il pensait, comme des historiens aujourd’hui, que ces attentats étaient un coup monté par les services secrets. Il fut assassiné en 2003. Les services secrets, la famille de cœur de Vladimir Poutine, dirigent toujours le pays. Certains disent qu’ils le possèdent.

Un opposant qui n’avait pas tout pour plaire à l’Occident

On a beaucoup accusé Navalny d’être un personnage peu recommandable, xénophobe et probablement antisémite. Il a été un nationaliste qui a tenu des propos outrageants sur les habitants du Caucase ou de l’Asie centrale sous prétexte qu’ils prenaient le travail des Russes en acceptant des salaires de misère. Ce discours populiste, il l’a publiquement regretté pour proposer un programme plutôt social-démocrate, mais la propagande n’en a pas tenu compte et Amnesty International l’a sorti de sa liste de prisonniers de conscience.

S’il avait gardé ses anciennes positions, Navalny aurait été un fervent partisan de la guerre contre l’Ukraine. Il en fut un adversaire déterminé. 

Son modèle était Natan Sharansky, qu’il a suivi, 40 ans plus tard, avant la Sibérie, dans la grande prison de Vladimir et dont le livre Fear no evil (Ne crains aucun mal) lui a servi de boussole morale. Sharansky a dévoilé leurs échanges dont je résume deux extraits: « Grâce à votre livre, j’ai compris qu’il y a des gens qui ont payé un prix bien plus élevé pour la défense de leurs convictions ». À quoi Sharansky répond « Je vous souhaite, même si c’est dur au niveau physique, de conserver votre liberté intérieure ». Une admiration réciproque…

Quant au bras droit de Navalny, il s’appelle Leonid Volkov et est actuellement réfugié à Vilnius. C’est un brillant informaticien qui a abandonné sa carrière pour le suivre. C’est aussi un Juif orthopraxe. 

Navalny est un homme qui, après avoir échappé de justesse à un empoisonnement, téléphone avec un aplomb incroyable à un de ses empoisonneurs et lui fait avouer son crime en public. Il retourne dans son pays en sachant qu’il y sera arrêté, et que la vengeance de Poutine sera d’autant plus impitoyable qu’il vient de le traiter de corrompu dans un film sur son palais de Sotchi.

Peu d’hommes ont choisi, en gardant leur humour comme arme, un emprisonnement dans des conditions terribles où la mort serait probablement au bout du chemin. En restant hors de Russie il savait que sa parole se dévaloriserait, mais il a surestimé son pouvoir de mobilisation des foules. Il n’y a eu que quelques centaines de personnes pour lui rendre hommage en Russie. Elles y couraient de grands risques mais il y en a eu encore moins en Occident où elles n’en couraient aucun. Poutine a gagné en endoctrinant sa population dans un mélange de peur physique, de nostalgie d’un passé mythifié, de rejet de l’étranger, de crainte du changement et d’appétence aux satisfactions matérielles. C’est la recette des dictateurs efficaces. Quant à notre sensibilité d’Occidentaux, il faut reconnaitre qu’elle est fugace pour des victimes dont le sort parait scellé, comme ce fut le cas pour les femmes iraniennes et comme ce l’est aujourd’hui pour les opposants russes. Pour parler comme Trump, qui s’est avantageusement et honteusement comparé à Navalny, celui-ci serait un « loser ». C’est surtout un homme debout, un héros de la liberté.

Source : Blog de Monsieur Prasquier

État social: chronique d’un suicide

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Xi Jinping et Vladimir Poutine lors de leur rencontre au Kremlin, Moscou, 21 mars 2023. © Pavel Byrkin/Sputnik/Sipa

La social-démocratie n’a plus la cote, à tel point que plusieurs auteurs en prédisent bientôt la fin. Sans doute subit-elle les assauts de ses ennemis intérieurs et extérieurs – Gafam ou États voyous – mais plus probablement se meurt-elle d’avoir organisé sa propre chute.


Lorsqu’Henry Ford monte les marches de l’Élysée en décembre 1964 pour y rencontrer le général de Gaulle, c’est bien sûr le roi de l’automobile qui se montre impressionné par son interlocuteur. Quand Elon Musk ou Mark Zuckerberg rendent visite à Emmanuel Macron, on les sent plus bravaches. En soixante ans, le rapport de forces entre l’élite économique mondiale et notre président social-démocrate, bien que maître du feu nucléaire, s’est inversé. Ainsi, en 1965, le chiffre d’affaires cumulé des cinq plus grandes sociétés de l’époque totalisait 102 milliards d’euros d’aujourd’hui. En comparaison, celui des cinq Gafam affiche 1 350 milliards, treize fois plus – des montants comparables à ceux de pays développés. Ces 1 350 milliards représentent ainsi l’ensemble des recettes de l’État français – les Gafam et notre république bénéficient donc de revenus équivalents. La comparaison s’arrête malheureusement aux encaissements, car si l’on s’intéresse aux résultats, là où la France enregistre un déficit de 125 milliards, Bill Gates et ses homologues dégagent un excédent de… 800 milliards. Quand le Trésor public dispose à un instant t de 100 milliards, les Google et consorts peuvent signer immédiatement un chèque de 900 ! De quoi détendre Mark Zuckerberg à l’idée d’échanger avec notre sympathique président (dont l’assistante a dû sans doute lui rappeler le nom, avant son rendez-vous).

Cette incroyable puissance aux mains de quelques entrepreneurs non élus justifie, au demeurant pleinement les espoirs qui ont pu être mis dans l’Union européenne. Si la France ne fait pas le poids face à eux, l’Europe aurait dû redonner du pouvoir aux social-démocraties qu’elle était censée unir. Sans avoir eu besoin du traité de Lisbonne, l’Europe a su développer les programmes Ariane et Airbus. Depuis cette époque pionnière, particulièrement sur la thématique digitale, c’est le néant ou presque. Il n’existe pas de Google européen, mais Bruxelles s’entiche de la loi RGPD pour limiter le pillage de nos données. Fidèle à sa ligne courtelinesque, l’Union ne semble présente sur le champ de bataille de l’IA que pour en exiger la réglementation urgente – sans la maîtriser. Champion du monde de la bureaucratie, voilà l’avenir radieux que nous propose Thierry Breton – pas plus élu qu’Elon Musk. Xi Jinping, Joe Biden et Kim Jong-un ne doivent pas en dormir la nuit.

Notre inquéitante naïveté numérique

Non seulement, les Gafam disposent d’une puissance financière supérieure au PIB de 80 % des pays membres de l’ONU, mais les outils qu’ils ont développés sapent, en prime, la légitimité de gouvernants obsédés par les « likes » ou les « trending topics ». Le patron de Meta possède en effet, lui aussi, une arme de destruction massive : les réseaux sociaux. Le jeune Américain se trouve à la tête de Facebook, Instagram et, depuis peu, Threads, un concurrent de Twitter. Il a offert à l’humanité la possibilité de tout partager – l’information et le savoir en théorie mais, en pratique, souvent la bêtise la plus crasse. La Silicon Valley a également plongé Homo sapiens dans le règne de l’immédiateté – un présent permanent incompatible avec toute politique tournée vers le moyen ou long terme. Les réseaux sociaux exigent des dirigeants des démocraties des mesures et des succès à court terme irréalistes, du genre « stop oil now ». L’attraction des populismes est décuplée par Facebook ou Twitter, puisque ces outils leur permettent de diffuser un discours cohérent avec leur certitude de pouvoir agir vite et efficacement : Mélenchon souhaitait ainsi taxer à 90 % les revenus supérieurs à 400 000 euros pour régler tous nos maux. Des messages simplistes qui s’épanouissent sur les fils ou les « reels » des simples d’esprit.

Ces technologies, inimaginables en 1965, offrent par ailleurs à tous les États voyous de la planète un accès direct aux populations occidentales. Jamais les Soviétiques n’auraient imaginé inonder l’Occident, en temps réel, de fausses informations. C’est un peu comme si on leur avait confié à l’époque, de temps à autre, les manettes de l’ORTF afin que le camarade Brejnev remplace Pierre Desgraupes.

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Mais Poutine, son lointain successeur, n’est pas le seul à se régaler de notre naïveté numérique. La théocratie iranienne, ses séides islamistes, ou la folle dynastie communiste nord-coréenne s’en donnent à cœur joie pour menacer les croisés capitalistes. Et encore ceux-là se sont-ils privés des moyens de la mondialisation – initiée par l’Occident honni. Le total-capitalisme chinois n’a pas commis cette erreur, ni celle de dépendre des Gafam. Il a, au contraire, banni ou censuré les réseaux sociaux américains après avoir fait émerger leurs équivalents connus désormais sous l’acronyme de Batke (ex-BATX). Ils sont à pied d’œuvre pour entamer le match Chine-États-Unis visant le contrôle de l’IA ; l’Europe, bien au chaud, assiste à la rencontre en tribune VIP, avant de reprendre le car pour l’Ehpad.

Et l’Europe, c’est la social-démocratie, avec bien sûr des différences notables entre les quatre points cardinaux du continent. Mais tous partagent l’idée d’un État-providence généreux, grand ordonnateur d’une cohabitation apaisée entre une sphère publique puissante et un marché plus réglementé qu’ailleurs dans le monde. Plus notamment qu’aux États-Unis, où l’égalitarisme et un État omnipotent n’ont jamais été des aspirations collectives légitimes. L’État français, comme ses voisins pourtant mieux gérés, se trouve ainsi engagé dans une opération de sauvetage désespérée de son modèle social. Maintenu en survie artificielle par des taux d’intérêt négligeables, mais menacé par leur remontée et une démographie déclinante, l’État-providence(dense) danse sur un volcan.

Washington peut donc envisager avec plus de sérénité que nous les défis géopolitiques à venir ou la concurrence des Gafam– auxiliaires par essence du FBI ou de la CIA. En revanche, les États-Unis partagent avec les social-démocraties européennes la menace d’une tyrannie des minorités et, singulièrement, cette fois en Europe, celles issues de l’immigration musulmane. Les diasporas chrétiennes sud-américaines qui franchissent le rio Grande prient le même dieu que le locataire de la Maison-Blanche et ils sont majoritairement descendants de colons et non de colonisés. Qui plus est, ils savent qu’ils n’auront droit sur place à aucune allocation, aucun logement, aucun soin s’ils ne trouvent pas un boulot dans les heures qui suivent leur passage de la frontière. Nous ne bénéficions malheureusement pas de ces multiples bénédictions. Aucun de nos vaillants progressistes ne semble en avoir conscience : nos concitoyens noirs sont devenus à leurs yeux des « Blacks » descendants de chimériques esclaves ; les Maghrébins, des Mexicains mangeant moins épicés. Mais tous méritent l’open bar de la protection sociale française, financée par ces (racistes) Français. Beati paupere spiritu.

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Sur les deux rives de l’Atlantique, l’équilibre entre intérêt général et droits individuels a été rompu quelque part entre 1970 et 1980. Arbitrer entre droits et devoirs,c’était jadis la définition de la politique, jusqu’à ce que cette dernière perde de vue le bien commun pour ne proposer que l’ajout de nouveaux « droits à » ad nauseam. Cette hypertrophie, déjà problématique en soi, pouvait sans doute s’entendre dans un contexte d’homogénéité culturelle et d’implicite intérêt collectif. En toile de fond de la social-démocratie, le judéo-christianisme et le message laïcisé du Christ, les droits de l’homme, dont on ne trouve nul baptiste dans l’arc arabo-musulman. Mais l’émergence du concept de communautés victimes de stigmatisation ou de racisme a introduit un niveau intermédiaire entre l’individu et le peuple, ce dernier s’effaçant progressivement au profit de l’archipel de communautés décrit par Jérôme Fourquet. Selon Bard, l’IA de Google (et faute d’équivalent européen), « l’occurrence des mots rattachables à l’islam dans les médias français a augmenté de 20 000 % entre 1965 et 2023 ». Difficile d’imaginer que cette archipélisation soit sans conséquence sur les relations entre des îlots hostiles et l’île principale, alias la majorité, le peuple historique, les Français de souche, si l’on est de droite ; la France rance, les beaufs, les racistes, les gilets jaunes si l’on est de gauche ou bobo. Ce communautarisme a rompu le contrat social.

Asile de dingues

Or, la social-démocratie a été conçue pour gérer les rapports de classes en assurant l’égalité des chances et la redistribution entre des individus disposant d’une vision de la famille ou de la nation en maints points comparables. Elle ne s’était pas fixé comme objectif la gestion d’un asile de dingues où un barbu peut prétendre être une femme, pas plus qu’elle n’était prédisposée à chasser les crèches de Noël ou à déboulonner des statues offensantes. Les nations occidentales ont depuis dix ans, au moins, des allures d’unités psychiatriques où l’on peut traiter Churchill ou de Gaulle de « fasciste » et considérer Finkielkraut, Zemmour ou Nétanyahou comme « nazis ». Cette social-démocratie déboussolée exige à présent de la majorité une solidarité sans faille, quoique toujours plus coûteuse, avec des communautés qui la détestent ouvertement, voire aspirent à la réduire à la minorité. Un statut auquel certains souchiens ne verraient aucun inconvénient : le sort actuel des juifs en Occident, ces haïssables « super blancs », devrait modérer leur enthousiasme.

Elon Musk reçu par Emmanuel Macron à l’Élysée, en marge du sommet « Choose France », Paris, 15 mai 2023. © Stephane Lemouton-Pool/Sipa

Défendre l’intérêt général impose désormais de défendre la majorité blanche et hétérosexuelle de ce pays – un crime raciste et stigmatisant. Comble de la perversion du système, le fumeux « État de droit » s’oppose sans complexe au bien commun. Il conviendrait en réalité de le requalifier d’État sans droit. Sans celui d’exécuter les OQTF ; de contrôler ses frontières ; de construire des prisons ; d’assurer le maintien de l’ordre ou d’exiger de ses magistrats qu’ils y concourent. Son seul droit est un devoir : fermer les yeux (sa gueule aussi) et payer.

Immigration ou solidarité

Michel Wieviorka nous l’avait bien dit en 2009, à l’occasion du (honteux, bien sûr) débat sur l’identité française : « L’identité nationale, c’est la Sécurité sociale. » Néanmoins, la promettre à toute l’Afrique, c’est en réalité la condamner à la faillite, donc mentir aux Africains et accessoirement trahir les Français qui la financent. C’est ce qu’ont compris les Danois : entre immigration et solidarité, il faudra choisir. Ils ont commencé à prendre de fermes mesures pour décourager les immigrés, entraînant une chute spectaculaire de 50 % des demandes d’asile entre 2021 et 2022. En France, le think tank Contribuables associés estime à 54 milliards le coût annuel de l’immigration, sans que personne ne soit capable de chiffrer celui de la fracture culturelle. Contrairement aux autres allocations et dépenses publiques, dont les réductions seront politiquement douloureuses, voilà une source d’économie consensuelle. L’adhésion des Français aux mesurettes de la dernière loi anti-immigration (70 % y sont favorables) tend à valider cette hypothèse. La social-démocratie danoise nous montre donc le premier obstacle à franchir pour espérer sauver une organisation sociale à la disparition de laquelle seuls les sots applaudiront. L’Europe de l’Ouest et du Nord a offert pendant une quarantaine d’années un havre enviable – ils ne sont pas nombreux, ici, à lorgner sur le modèle social américain, au demeurant paradisiaque si l’on est riche et bien portant. Jusqu’à ce que cette Europe décide, en se passant de toute onction du suffrage universel, de devenir une démocratie théorique, soucieuse de complaire en priorité aux minorités allogènes et à leurs défenseurs. Une social-allocratie [1] à l’avenir sombre, si elle persiste à s’autodétruire avec la même application.


[1] Copyright notre ami Jean-Baptiste Roques.

Maroc: réchauffement en vue?

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Brigitte Macron avec les princesses du Maroc Lalla Meryem, Lalla Asmaa et Lalla Hasnaa, Paris, 20 février 2024. Image : Instagram de l'Elysée.

Brigitte Macron et Stéphane Séjourné nous sont présentés comme les artisans du dégel des relations diplomatiques franco-marocaines. Le ministre des Affaires étrangères se rendra dans le royaume dimanche.


Les relations franco-marocaines n’ont pas été parfaites ces dernières années, émaillées par des brouilles et des incompréhensions évitables. Il semblerait pourtant qu’un réchauffement progressif commence à se faire sentir. Ainsi, la visite des trois sœurs de Mohammed VI à Brigitte Macron est un signal faible des tentatives de rétablir cette relation historique qui a toujours été profitable aux deux parties. Dans la même optique, Stéphane Séjourné est attendu à Rabat le 25 février. Cette rencontre constituera la première entre le nouvellement nommé ministre des Affaires étrangères, qui a fort à faire sur les terrains européens, africains et moyen-orientaux, et son homologue Nasser Bourita.

Lever les incompréhensions

En jeu, le rétablissement d’un dialogue sain entre les deux pays de la façade atlantique qui pourrait éventuellement préparer le terrain à une visite d’Emmanuel Macron dans le royaume qui fêtera cette année le 25ème anniversaire du couronnement de Mohamed VI. Il se dit d’ailleurs que les deux ambassadeurs respectifs, Samira Sitaïl et Christophe Lecourtier, joueraient un rôle essentiel dans cette reprise de contact. Une reprise importante pour la France, l’Espagne étant aussi de son côté en train de tenter de lancer une nouvelle dynamique dans sa relation bilatérale avec son voisin du sud, par l’intermédiaire du Premier ministre Pedro Sánchez qui saisit notamment l’opportunité offerte par la co-organisation de la Coupe du monde 2030 de football qui verra pour la première fois certains de ses matchs être joués sur le continent africain. Une première qui constitue aussi, il faut l’admettre, un coup de maître pour la péninsule ibérique et le Maroc.

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Tout cela explique aussi sûrement l’enthousiasme de l’Élysée qui a publié sur Instagram via son compte officiel le message suivant : « Dans la continuité des relations d’amitié historique entre la France et le Royaume du Maroc, Madame Brigitte Macron a reçu Leurs Altesses Royales les Princesses Lalla Meryem, Lalla Asmaa et Lalla Hasnaa. Le Président Emmanuel Macron est venu les saluer ». Pourtant, la désignation de Stéphane Séjourné au Quai d’Orsay inquiétait les spécialistes de la question. En effet, durant son mandat européen à la tête du groupe Renaissance, certains votes du nouveau ministre avaient suscité l’incompréhension à Rabat. Stéphane Séjourné, à qui il a été demandé par l’Élysée de s’investir personnellement dans cette relation, l’a résumé en une formule lapidaire : « Il y avait des incompréhensions qui ont amené à une difficulté ». L’objectif est donc clair : lever ces incompréhensions.

Jalousies vis-à-vis d’Alger

Parmi celles-ci, des sujets hautement politiques comme la question de l’activité des séparatistes du Polisario au Sahara ou encore des liens franco-algériens perçus comme étant asymétriques. Avançant à pas feutrés sur le Sahara, Stéphane Séjourné semble vouloir promouvoir une solution diplomatique allant dans le sens des revendications du royaume chérifien pour « regagner la confiance » marocaine : « Dans le passé, on a toujours été au rendez-vous, même sur les dossiers les plus sensibles comme le Sahara occidental, où le soutien clair et constant de la France au plan d’autonomie marocain est une réalité depuis 2007 »[1].

Fragile, cette relation recouvre pourtant des enjeux de grande importance pour les deux pays que la géographie comme l’histoire ne peuvent qu’amener à converger. En phase de modernisation de sa vie économique et sociale, le Maroc prépare notamment une grande réforme de son code de la famille qui rejaillira sur le statut juridique des femmes, expliquant d’ailleurs sûrement la visite des sœurs du roi auprès de Brigitte Macron. La lutte contre le terrorisme islamiste ou encore l’immigration en provenance du Sahel demandent aussi des approches internationales dans un monde sous tension, soumis aux soubresauts militaires. Passage essentiel pour l’Afrique de l’Ouest, le Maroc est désormais incontournable dans le cadre des projets de co-développement économiques avec le continent sud mais aussi un partenaire pour la France dans ses relations avec les pays du Sahel et du CEDEAO. Aux échecs, il ne faut pas perdre un cavalier. Gageons que notre diplomatie l’a enfin compris.


[1] https://www.ouest-france.fr/medias/ouest-france/le-grand-entretien/entretien-stephane-sejourne-otan-et-europe-nous-avons-besoin-dune-deuxieme-assurance-vie-424b1356-c80a-11ee-9a26-b3fe0ec43b85

Micheline Presle ou le cinéma chevillé au corps

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Gérard Philipe et Micheline Presle, "Le diable au corps" de Claude Autant-Lara (1947) © Sipa

Micheline Presle © Jean-Claude Moireau/Bridgeman Images

La doyenne de nos dernières grandes actrices, Micheline Presle, vient de nous quitter à l’âge de 101 ans. Elle aura eu une belle vie, et une magnifique carrière. En effet, c’est le fameux réalisateur Georg Wilhelm Pabst, celui-là même qui fit tourner Louise Brooks, qui lança Micheline Chassagne, de son vrai nom, en 1940. Sa carrière se poursuivit jusqu’en 2016 avec Je veux être actrice de Frédéric Sojcher. Elle fut la muse des plus grands réalisateurs du siècle dernier, dont Autant-Lara, dans son chef-d’œuvre: Le diable au corps, d’après le roman de Raymond Radiguet. Elle fit également quelques incursions dans le cinéma d’auteur, avec notamment Paul Vecchiali. Micheline était sur tous les fronts, boulimique de son art. Cependant, dans le cœur des français, elle restera à jamais Eve, le délicieux personnage du non moins délicieux feuilleton : Les saintes chéries, si symbolique des Trente Glorieuses. Enfin, nous ne résistons pas au plaisir de citer Jean Gabin : « Quand on te regarde, on te pardonne tout », lui avait-il dit. Pour célébrer son centenaire, en septembre 2022, votre magazine préféré lui avait consacré un portrait. En hommage à Madame Presle, nous le rediffusons ce matin.


La doyenne du cinéma français a traversé le XXe siècle sur les planches et devant les caméras, en alternant les rôles comiques et tragiques. Une carrière guidée par une bonne étoile. Le 22 août, Micheline Presle a eu 100 ans. Danielle Darrieux et Michèle Morgan disparues, elle est désormais la doyenne du cinéma français. Lui rendre hommage me tenait à cœur pour deux raisons : la première, très personnelle, est que ma grand-mère lui ressemblait beaucoup ; l’autre, plus sérieuse, est qu’elle a toujours été une actrice atypique. Micheline Presle a dû en effet se trouver une place entre ses deux illustres contemporaines, entre l’aura quasi hitchcockienne de Michèle Morgan et l’estampille « qualité France » de Danielle Darrieux. De quoi la rendre intéressante. Elle a toujours brouillé les pistes, totalement libre, refusant même un premier rôle dans un film de Clouzot – qui n’a pas vu le jour –, pour partir en vacances. Tour à tour tragique et drôle, elle a su exploiter à merveille sa vis comica dans Les Saintes Chéries, délicieux feuilleton des années soixante de Nicole de Buron, où elle campe Ève, une mère de famille un peu fofolle, aux côtés de Daniel Gélin, nonchalant et désabusé à souhait. Elle gagne alors, sur le tard, le statut d’actrice populaire, de celles qui rassurent et rendent la vie plus légère. On ne sait comment germe l’idée de devenir actrice dans la tête des jeunes filles de bonne famille. Chez les bonnes sœurs, la petite Micheline Chassagne a été le trublion de service : « Chassagne, vous finirez sur les planches ! » lui jette un jour au visage une religieuse qui ne croyait pas si bien dire.

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Elle débute au cinéma à 16 ans, dans Jeunes filles en détresse, avec Pabst, celui-là même qui avait lancé Louise Brooks avec Loulou. Dans « Gros Plan », un portrait que lui consacre la télévision en 1958, elle raconte avec désinvolture avoir eu beaucoup de chance au début de sa carrière, chance qu’elle a accueillie avec candeur, sans se poser trop de questions. « Et puis la chance s’est lassée », dit-elle. En effet, à la fin des années cinquante, alors que s’amorce la Nouvelle Vague, il n’est pas de bon ton d’employer des actrices d’avant-guerre. Mais un bon génie, honni de cette Nouvelle Vague, croise sa route, c’est Claude Autant-Lara. Le réalisateur la consacre « vedette du moment » avec Le Diable au corps, d’après l’admirable roman de Raymond Radiguet. Elle y incarne Marthe, une jeune mariée qui file le parfait amour avec un jeune lycéen, le temps d’une guerre. Elle y est merveilleuse de grâce et de gravité. Avec Gérard Philipe, ils forment un couple sidérant de beauté et de tragique contenu. On retrouve dans ce film toutes les qualités de jeu de Mademoiselle Presle : son sens de la retenue et de la frivolité, avec toujours cette ombre de mélancolie dans son beau regard vif. À 100 ans, dont soixante-quinze passés sur les planches et autant sur les plateaux de cinéma (124 films !), ce regard n’a pas changé. « Regardez ce que vous me faites faire ! À cause de vous j’ai retiré mon chapeau ! » Cette réplique du Diable au corps, qui s’adresse à Gérard Philipe alors que commencent leurs amours condamnées, résume à elle seule la personnalité de cette actrice singulière.

Contrôle de l’opinion: c’était plus simple du temps de l’ORTF!

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Le journaliste Jean-Marc Morandini avec le RN Jordan Bardella à Lyon, dans le quartier de la Guillotière, miné par l'insécurité, 24 novembre 2021 © Bony/SIPA

Alors que l’époque est marquée par une américanisation des débats et que fleurissent sur Internet des fake news, l’information demeure une ressource capitale, et un terrain d’affrontements où le pluralisme est davantage garanti par le choix offert aux téléspectateurs que par des règles de représentativité inapplicables – car ne tenant plus compte des réalités idéologiques.


Qu’est-ce que le « pluralisme » ? Notion molle, le « pluralisme » revient constamment sur le devant de la scène. Véritable mantra de la vie politico-médiatique, et pas seulement, le pluralisme semble l’horizon indépassable des sociétés plurielles. Mais qu’entend-on par-là exactement ? En saisissant la justice administrative à propos de la chaîne CNews en 2022, l’ONG Reporters sans frontières (RSF) a ouvert un débat qui risque peut-être de lui échapper.


En novembre 2021, RSF demandait à ce qui était alors le CSA (devenu Arcom en janvier 2022) de mettre en demeure CNews sur le fondement de la loi du 30 septembre 1986 portant sur la liberté de communication. Ce texte détermine que les chaînes de télévision doivent « assurer l’honnêteté, le pluralisme et l’indépendance de l’information ». Le bureau exécutif de RSF estimait alors que le CSA-Arcom devait obliger CNews à respecter ses « obligations légales » et que la chaîne n’était désormais plus un média d’information mais d’opinion. L’Arcom ayant refusé, RSF a saisi le Conseil d’État qui s’est finalement prononcé sur les principes du contrôle exercé par l’Arcom en la matière.

Le cadeau empoisonné du Conseil d’État à l’Arcom

Rendue mardi 13 février, la décision du Conseil d’Etat présente une interprétation discutée et discutable de la loi de 1986, puisque la haute autorité administrative a ordonné à l’Arcom de « réexaminer dans un délai de six mois le respect par la chaîne CNews de ses obligations ». L’innovation de la décision tient dans les critères choisis par le juge administratif pour qualifier « la diversité des courants de pensée et d’opinions ». Alors que l’Arcom ne décompte que le temps de paroles des personnalités politiques de métier, le Conseil d’Etat a affirmé que le contrôle du respect du pluralisme devait aussi s’appliquer aux « chroniqueurs, animateurs et invités » des émissions.

Sont notamment visées en filigrane des personnalités telles qu’Éric Zemmour, qui avait tardé à se déclarer candidat à la présidentielle à l’automne 2021, ou encore Philippe de Villiers désormais retraité de la politique et reconverti comme chroniqueur. Mais alors, pourquoi ne viser que CNews ? Roselyne Bachelot occupe sur BFMTV une position similaire à celle de Philippe de Villiers, par exemple, sans que grand monde ne s’en émeuve. En outre, les positions politiques peuvent évoluer avec le temps. Jacques Toubon était un homme de droite affirmé dans les années 1980, souvent directement confronté à un Julien Dray sorti du Parti socialiste et qui a glissé vers le centre au fil du temps.

Débat du jour: pourra-t-on encore débattre demain ?

De même, s’il est aisé de déterminer la sensibilité des politiques de métier, puisqu’ils sont encartés, il n’en est absolument pas de même avec les chroniqueurs et journalistes. A fortiori de nos jours, où les sujets transversaux sont légion et écartèlent le champ politique. Qui est aujourd’hui d’une gauche ou d’une droite chimiquement pures ? Qui peut dire s’il y a des points de vue de « droite » et de « gauche » parfaitement identifiables sur des questions aussi sensibles que l’écologie, les relations internationales, les mœurs ou l’économie ? Les sociétés liquides créent des cercles idéologiques rhizomatiques qui se croisent. Il est tout à fait possible d’être très à droite sur les questions d’immigration et aligné avec Raphaël Glucksman en affaires internationales. De la même manière, des partisans de la décroissance économique et écologique peuvent être de parfaits conservateurs de droite sur tous les autres sujets.

L’authentique pluralisme de 2024 ne correspond absolument plus aux critères des années 1980, désormais parfaitement anachroniques. Le Conseil d’Etat a ouvert une boite de Pandore qui pourrait entrainer une reconfiguration majeure des médias audiovisuels classiques et profiter aux plateformes numériques. Car, CNews est en effet une chaine d’information présentant une sensibilité plus proche de la « droite », comme France Inter est un média d’information du service public dont la majorité des chroniqueurs sont plus proches de la « gauche ».

L’apparition des réseaux sociaux et l’américanisation progressive du débat public, lui-même radicalisé lors de la campagne présidentielle de 2016 ayant opposé Donald Trump à Hillary Clinton, ont créé des bulles informationnelles asymétriques. L’information n’est plus un monopole d’Etat comme du temps de l’ORTF, mais bien une ressource capitale et un terrain d’affrontements où le pluralisme est garanti par le choix offert aux téléspectateurs plus que par des règles de représentativité inapplicables, car ne tenant plus compte des réalités. Le seul sujet valable qui devrait concerner les autorités en la matière est la lutte contre les fausses informations et la rétention d’informations. La composition des plateaux est du ressort des patrons de chaines et des programmateurs dans une société libérale, hors politiques de métier.