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Le Voltaire algérien

Entretien avec Boualem Sansal, qui publie « Vivre » (Gallimard, 2024)


Le Voltaire algérien
Boualem Sansal © Hannah Assouline

Pour avoir dénoncé dans son pays l’entente tacite entre les militaires et les islamistes, Boualem Sansal est devenu la cible d’un parti dévot et la bête noire du pouvoir. Le romancier, qui estime que l’islam a tué la culture, tire pour nous la sonnette d’alarme: la France est en pleine régression, et a atteint un point de bascule. Propos recueillis par Elisabeth Lévy, Gil Mihaely et Jean-Baptiste Roques.


Causeur. Dans votre roman Vivre, un petit groupe d’« appelés » apprend que la Terre va bientôt disparaître. Ils ont la possibilité de sauver une partie de l’humanité, qu’ils appellent les « élus ». Que nous raconte ce terrible impératif de sélection ?

Boualem Sansal. Le dilemme fait partie de la condition humaine ! Ce qui est nouveau et terrifiant ici, c’est l’immensité de l’opération et le délai imparti, sept cent quatre-vingts petits jours pour choisir, parmi les 8 milliards d’habitants de la Terre, les 3 à 4 milliards qui seront sauvés. C’est mission impossible à tous points de vue, organisationnel, matériel, moral, politique, religieux. Les appelés refusent cette responsabilité, puis s’y résignent. Ne pas le faire, c’est voir l’humanité disparaître, accepter, c’est en sauver une partie qui pourrait surune autre planète s’inventer une nouvelle vie, fonder une nouvelle humanité. Le rêve.

À la différence des grands monothéismes, la religion de l’écologie annonce que personne ne sera sauvé. Puisque nous sommes tous coupables…

Le problème avec les Prophètes, religieux ou civils, c’est qu’ils parlent avec des majuscules : la Vérité, le Destin déjà tracé, la Culpabilité, le Châtiment. Comment discuter avec eux quand on est un homme minusculeet malveillanta priori ? La véritable religion de l’homme, c’est le réel, c’est là qu’il habite, et c’est avec lui qu’il doit s’arranger.

Vous n’avez pas juste un problème avec Dieu, mais avec l’autorité en général. « Les humains, écrivez-vous,n’ont pas d’autres ennemis sur Terre que leur gouvernement, d’où l’intérêt vital qu’ils se gouvernent eux-mêmes. »

Je le pense. Le gouvernement tient son pouvoir du peuple, mais une fois aux commandes, il se croit son propre créateur, par génération spontanée, se bombarde Deus ex-machina et fait ce qu’il veut de nos vies et de nos biens.

Ce qu’il veut, c’est mal imité compte tenu de son impuissance réelle. A-t-il existé dans l’Histoire des systèmes qui ont marché différemment ?

Athènes dans l’Antiquité, la Suisse aujourd’hui où on vote tous les matins ; c’est possible parce que c’est un petit pays sérieux. Dans les grands pays,le référendum est un moyen pour le peuple souverain de reprendre la main et de recadrer le gouvernement.Mais le peuple est mort, vivent les consommateurs !

Vous dressez un portrait cocasse de la France wokisée. Avec l’épisode hilarant d’une réforme fantôme qui déclenche polémiques et batailles politiques.

Les intellectuels français d’avant-garde n’ont pas attendu le wokisme américain pour inventer le leur, un truc péremptoire et sournois, franchement minable. Monter en chaire et déclamer du vide par hologramme, ça ils aiment. Ils sont le crépuscule de cette merveilleuse société savante qui a fait les Lumières et la grandeur de la France.

Il est beaucoup question de religion dans votre livre. Avez-vous été croyant dans votre vie ?

Je suis un athée de naissance, irréductible mais pas fanatique. Pour moi, l’athéisme est la seule foi raisonnable dans ce monde de fous, on a déjà du mal à s’entendre sur des choses simples, si on ajoute les dieux et la religion, on va s’entretuer comme on le fait depuis des siècles. Restons entre humains.

Dans votre livre, toutes les religions en prennent pour leur grade.

L’islamique surtout, la petite dernière, elle est née arméede tant de prétentions et de brutalités qu’on ne sait quoi lui opposer. Elle nous refuse et nous dénie notre dignité humaine. Elle est pourtant née du judaïsme qui a fait de l’étude et du débat sans intention prosélyte un outil de connaissance privilégié. C’est une religion parfaite de ce point de vue-là. Elle devrait l’imiter, ce n’est pas honteux d’imiter ses parents. Enfin bon, elle a seshalachiquescomme chacun et ils ne sont pas commodes. Il faudraittous lespiquer au sérum de laïcité et les renvoyer à leurs yeshivot, médersas et autres ashrams lointains.

Vous avez eu cette formule : « Un islamiste est un musulman impatient. » N’existe-t-il pas un islam avec lequel on pourrait vivre tranquillement ?

Allah le veut :« l’islam doit régner sur terre », point. Le reste doit disparaître. Depuis sa naissance il est en marche, concentré sur l’objectif. Bilan à ce jour : il règne sur 49 pays et progresse hardiment dans 30 autres, dont la France, compte 2 milliards de fidèles, soit 25 % de la population mondiale, et ne manque pas de bénévoles idiots. Il n’y a plus d’endroit au monde où on vit tranquillement avec l’islam, quelles que soient sa foi et les concessions qu’on lui fait pour l’amadouer.

Cet islamisme, qui fournit, en même temps que des règles, une identité et une communauté de référence, séduit une grande partie de la jeunesse musulmane en Europe. Comment combattre cette emprise ? À l’évidence, pas par la science et la raison…

Comment lutter contre une croyance sans croyance ? C’est une bonne question. Je n’ai pas la réponse. Je suis frappé par le fait que l’islam qui se déploie en France depuis un siècle n’a en rien été ébranlé, influencé, par la société française, ses valeurs, son anthropologie. J’ai visité la France et je l’ai vu de mes yeux : une régression colossale est en marche dans ses territoires et dans l’âme de ses enfants. C’était donc vrai, l’inversion des pôles a atteint le point de bascule.

Il y a quelques jours, le président algérien a lancé un message à ses compatriotes émigrés : « Si vous êtes malheureux, revenez, on a besoin de vous. » Compte tenu de l’échec patent de l’intégration d’une partie des descendants d’immigrés, ne pourraient-ils pas trouver une meilleure vie dans le pays de leurs parents ?

Les programmes d’aide au retour n’ont jamais manqué. Sur les trente dernières années, on a rapatrié quoi, 2 000 à 3 000 personnes, dont une partie est repartie aussitôt. Il n’y a pas assez d’emplois en Algérie ni de moyens pour faire plus. Et puis le pays est une dictature, rappelez-vous, et des plus ennuyeuses, les Franco-Algériens ne sont pas fous pour venir s’enterrer dans un bled que ses habitants fuient à la nage. Tebounne pourrait commencer par retenir les siens et délivrer des laissez-passer pour récupérer ses OQTF.

Pouvez-vous expliquer le fonctionnement de cette dictature ?

Elle a emprunté aux meilleures dictatures du monde, anciennes etactuelles. Son clavier a sept touches : Terreur, Bureaucratie, Propagande, Corruption, Mensonge, Nationalisme, Religion. Chaque touche a elle-même ses petits réglages. Ainsi, la Terreur peut être massive, sourde, psychologique, morale, aléatoire, continue, et se combiner avec Bureaucratie, Propagande, etc.

Mais vous pouvez critiquer le régime et vous ne vous en privez pas…

J’étais enseignant et haut fonctionnaire, tranquille dans mon coin. Un jour de 2003, dans une interview en France, j’ai osé dire que sous son air de parfait démocrate, Bouteflika était un islamiste que la junte militaire avait embauché pour dealer avec les islamistes, embobiner les Occidentaux avec son bagout éclectique et la sauver elle-même de la justice internationale qui instruisait contre elle sur des allégations de crimes contre l’humanité. Ma vie s’est brusquement détériorée. Je passe sur les détails, ils ennuieraient vos lecteurs, mais plusieurs touches du clavier ont été actionnées par une main invisible experte.

Votre femme n’est pas voilée ?

Toutes les femmes ne sont pas voilées en Algérie, certaines résistent encore et la mienne plus que d’autres, car elle a le malheur de m’avoir pour mari et que par-là elle est plus visée que d’autres.

La plupart des dictatures ont un visage. À qui profite le système algérien ?

L’hydre algérienne a mille têtes, les généraux, les oligarques, les religieux et le président qui fait l’équilibre. Tout leur appartient.

Comment expliquez-vous que le régime soit si hostile à la France ?

Le régime n’existe que par la France. À l’indépendance, les militaires sont descendus des maquis avec un narratif attrape-nigaud qui a merveilleusement fonctionné : « Nous avons sacrifié nos vies pour libérer le pays du colonialisme français barbare et lui ouvrir un avenir radieux, le devoir nous dicte de poursuivre le combat, la France criminelle est notre ennemi éternel. » Ils se sont ainsi offert une légitimité à vie, piégeant et le peuple, transformé en armée de réserve, et la France qui s’est engluée entre défensive et repentance.

Est-ce le recul de la culture qui a permis à l’islam de s’imposer ?

C’est l’inverse, la religion a tué la culture. On a mis du temps pour comprendre que notre désastre culturel venait du poisoninoculé au pays par les imams importés du Proche-Orient et les prêches des chaînes satellitaires islamiques. Dans ma petite ville, à 50 kilomètres d’Alger, formée autour d’un campus universitaire moderne cosmopolite avec une vraie culture, bourré de docteurs, de PHD, de chercheurs, d’étudiants, il y avait une petite mosquée oubliée, comme abandonnée. Aujourd’hui, la ville compte dix grandes mosquées toujours bondées de foules vibrantes, et ressemble au Kaboul des talibans. Le couple islam-islamisme a vaincu la science et la culture.

Pourtant, les Algériens semblent avoir unanimement condamné le terrorisme islamiste.

Ils ont condamné le terrorisme, sans l’imputer forcément aux islamistes. Beaucoup pensent que des massacres ont été commis par des agents du contre-terrorisme.

Et c’est faux ?

Non, mais la loi sur la Réconciliation interdit d’en connaître sous peine de prison. Elle a effacé cette histoire et l’a remplacée par une vague bluette appelée « la tragédie nationale ». La religion et l’armée sont blanchies, elles n’apparaissent plus comme le problème, mais comme sa solution. Le retour à la paix, c’est lui, l’islam de paix et detolérance, c’est elle, la glorieuse armée nationale. L’amnistie générale et la culture de l’oubli ont fait le reste : la fameuse régression.

On a aussi vu s’amplifier la haine contre les juifs…

On a d’abord la haine d’Israël et du sionisme, mais c’est théorique, ça fait partie du discours d’ambiance débité journellement par la radio.O n est dans Orwell, cinq minutes de haine par jour. Les juifs, c’est autre chose, là on est dans le religieux, dans l’histoire longue, la vraie magie, les vieilles terreurs et la violence incroyable du Coran contre eux, jamais expliquée. L’ordre est qu’il faut les haïr et les maudire du mieux qu’on peut, ça plaît à Allah. Les malades adorent.

Comment expliquez-vous qu’au Maroc, il reste des juifs alors qu’en Algérie il n’y en a plus du tout ?

C’est aussi vrai des chrétiens, il n’en reste plus. Comme toute dictature, le pouvoir voulait son peuple, formaté pour l’obéissance, musulman nationaliste stricto sensu, pas de curieux, pas d’espions, pas de rapporteurs, pas de contaminants. Le Maroc, c’est autre chose, on réfléchit un peu dans ce vieux pays, on a de la mémoire, la courte et la longue.

L’Algérie n’a évidemment pas signé les accords d’Abraham. Néanmoins, sont-ils un motif d’espoir pour vous ?

L’Algérie ne les signera jamais, mais moi j’y crois et j’applaudis les pays signataires. Il s’est trouvé là des hommes d’État qui ont eu ce courage, comme Sadate à l’époque, de braver l’impensable. Qu’en pensent les peuples ? Sont-ils d’accord ? J’ai des doutes. Il faut convaincre les pays du Proche-Orient, le danger est là.

Si on résume : en Algérie, il n’y a aucun espoir. Et en France, il y a des Algériens qui mettent le bazar.

C’est bien la situation. Beaucoup l’aiment comme ça, d’autres ne la voient pas ou ne veulent pas savoir. Que faire ? Continuer à alerter, à expliquer aux gens de quelle terrible façon ils vont bientôt mourir.

Y a-t-il une réconciliation possible entre la France et l’Algérie, entre les Algériens et les Français ?

Macron y croit et fait tout pour y parvenir. Son forcing sur Tebboune a abouti à ce que la commission mixte, créée en août 2022, se réunisse enfin en novembre 2023. Alleluia ! On attend la suite, mais sans rêver s’il vous plaît.

Ici, on a plutôt tendance à lui reprocher de céder tout le temps aux Algériens, de faire profil bas face à leurs accusations délirantes…

Macron pensait qu’il réussirait cette réconciliation qu’aucun président avant lui n’a pu faire. Le challenge s’est avéré un engrenage malin, il s’est trouvé obligé de multiplier les gestes pendant que Tebboune fermait une à uneles portes de la réconciliation, la dernière, l’irréparable, étant le grand remplacement du français par l’anglais, et l’arabe of course.

N’obtiendrait-on pas plus de résultats en tapant du poing sur la table ?

« Le pouvoir algérien ne croit qu’au rapport de forces »,expliquait Xavier Driencourt, dans son très remarqué opus L’Énigme algérienne. La question est alors celle-ci: la France veut-elle, sait-elle, peut-elle relever la tête et taper du poing ? Si oui, il propose de dénoncer unilatéralement l’accord de 1968 qui favorise la circulation et le séjour des Algériens en France. L’Assemblée a dit niet.

Pourquoi n’utilisez-vous pas cet accord pour quitter ce pays devenu si invivable ?

J’y pense chaque jour. Invivable est un mot faible, il faut ajouter : dangereux, absurde, parano, schizo, ridicule, désespérant, sourd, aveugle… bref, cauchemardesque. Il serait si beau, si accueillant avec un gouvernement humain, démocrate, laïque, audacieux, copain comme cochon avec une France glorieuse comme elle a toujours aimé être.

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Février 2024 – Causeur #120

Article extrait du Magazine Causeur




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Elisabeth Lévy est journaliste et écrivain. Gil Mihaely est historien.

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