La maison Renoma incarne un style chic et décalé. Une fantaisie insufflée par Maurice, son fondateur. Styliste, photographe et galeriste, ce jeune homme de 83 ans est mis à l’honneur dans un beau livre, et sa mascotte, un poisson rouge, s’expose à l’Aquarium de Paris…
La maison Renoma a 60 ans. C’est peu dire que Maurice, son juvénile fondateur et immarcescible patron, n’accuse pas ses 83 piges. Dans le regard de ce bonhomme de petite taille, pâle, chenu, nippé comme s’il avait toujours 20 ans, se lit une malice pétillante, quelque chose d’enfantin, j’allais presque écrire : d’immature, qui vous met à l’aise d’emblée. C’est pourtant un homme d’affaires madré, le Renoma ! En 1963, il ouvre à Paris avec son frère la boutique White House Renoma. Le style chic décalé de ses vêtements fait fureur chez les « minets » du XVIe. Plus tard, il multiplie les licences partout sur la planète. Fortune faite, il se recentre sur la fameuse boutique du 129bis, rue de la Pompe, adresse immuable, face au lycée Janson-de-Sailly. C’est là, dans les étages, qu’il aménage L’Appart, un espace tarabiscoté où il expose ses amis, mais surtout ses propres travaux. Autodidacte, travailleur infatigable, doué d’un optimisme et d’une confiance en lui à toute épreuve, Maurice Renoma, dans les années 1990, se met, en plus, à la photo. Depuis, ses images fantasques et gentiment transgressives tapissent les cimaises de nombre de galeries ou d’espaces prestigieux, en France comme à l’étranger.
Ce « roman d’une vie » nous est conté sous les auspices de Flammarion dans l’écrin d’un beau livre accordé au style Renoma : un collage. Titres pleine page en énormes caractères, portfolio sur papier glacé alternent avec les feuillets mats qui portent ces iconographies dissidentes ; quant aux témoignages, on les lit en lettres blanches sur fond noir, textes où Maurice, relayé par la plume de Sonia Rachline, confesse sans emphase son petit tas de secrets, comme disait l’autre.
Entre fashion et people, la mémorialiste est à son affaire, elle à qui l’on doit, entre autres, un Karl Lagerfeld de A à Z (Gallimard, 2019) ou encore, un David Bowie n’est pas mort (Robert Laffont, 2017). La voilà donc qui s’attaque désormais à un vrai vivant parmi les vivants. Le titre de l’ouvrage cadre avec son héros : Maurice Renoma : hors cadre – justement. Car la quadrature du créatif, c’est bien d’être curviligne, telle la route du poisson rouge dans l’aquarium, rebelle au parcours fléché : espèce amphibie, muette et furtive dont le Maurice plasticien s’est fait une mascotte en plastique, dotée même d’un prénom :« Cristobal » – ce que la banane est à Andy Warhol ? Sinon que, au contraire de la banane, « le poisson rouge n’est pas bête du tout, dixit Maurice. Si on le remet dans son élément aquatique, il grandit et retrouve ses réflexes. »
Et il lui consacre même une expo ! L’idée est née d’une rencontre, à La Havane, avec le célèbre israélo-cubano-argentin Enrique Rottenberg. Jusqu’au mois de mai, le fétiche à branchies de Maurice Renoma est à l’honneur à l’aquarium de Paris, enfoui sous la colline de Chaillot. Plus folâtre que militante, plus pulsionnelle qu’engagée, sa figurine y est en immersion, sous la forme de vidéos et de photographies, dans la mouvance du pop-art. Histoire de nous rappeler aussi que les poissons ingurgitent innocemment le plastique déversé par millions de tonnes dans les océans… Le recyclage est une vieille croisade de la griffe Renoma.
Les témoignages égrainés dans le livre de Sonia Rachline sont précieux. À commencer par celui de Stéphanie, la fille de Maurice, créatrice de mode et photographe. Elle note : «Le rapport s’est d’ailleurs inversé : l’adulte, c’est moi.» De son côté, l’ex-patron de l’Espace Pierre Cardin, Nicolas Laugero Lasserre, à présent galeriste et « entrepreneur d’art » (sic), se présente comme le « fils spirituel» de Maurice, «sous le charme de tous ses rituels : les repas, les parties de ping-pong, les promenades en forêt, le marché». Il a d’ailleurs acheté une maison en Normandie, à un kilomètre de celle où son mentor reçoit le week-end ses amis de tous âges. Il y a aussi Marc Held, « l’ami de longue date » – architecte et designer ; ou encore Jean-Jacques Feldman, «le presque frère», qui dit de Maurice :«c’est un vrai triste, mais un vrai triste juif… C’est-à-dire que sa tristesse est toujours accompagnée d’un sursaut de dérision.»
Il est vrai que venir au monde un 23 octobre 1940 n’est pas alors une sûre promesse d’avenir. L’enfant est «gaucher, (contraint à la main droite) dyslexique, bègue». Dans le quartier du Sentier, ses parents, émigrés juifs polonais, tiennent atelier et boutique de confection. La famille trouve refuge à la campagne. Le père inscrit son fils turbulent dans une école de comptabilité : Maurice aime les chiffres ; ils le lui rendent bien. «Vierge de savoir, d’instruction, de connaissances», il laissera «parler son instinct, suivre son bon sens et sa sensibilité, sans aucun tabou, aux antipodes de l’académisme». Son frère aîné Michel, démobilisé à son retour d’Algérie, le rejoint dans cette maison de couture qui «redistribue les codes vestimentaires » : recyclages, couleurs affirmées, patchworks, détournements de pièces d’ameublement, coupes cintrées, réactualisations vintage– Escher ou Vasarely comme inspirateurs d’un classicisme en rupture de ban. Dénichée par hasard, l’adresse de la rue de la Pompe devient l’épicentre d’une entreprise florissante. Les points de vente se multiplient, en France, en Europe, aux États-Unis, en Asie. «Chez lui, la spéculation est un muscle hyper développé», plaisante Sonia Rachline. Même si «le marketing, dans sa bouche, devient un gros mot. » C’est pourquoi Maurice finit par se délester de ses licences : leur gestion entravait sa créativité. Recentré sur la boutique, il lance L’Appart, «espace ouvert aux événements, happenings, expositions». Le Renoma Café Gallery, sur l’avenue George-V, lui sert de QG relationnel. N’étaient les tables nappées d’un blanc immaculé, le chic déglingué du restaurant est bien à l’image de Maurice. Sonnez, trompettes de la Renoma !
À lire
Sonia Rachline, Maurice Renoma : hors cadre, Flammarion, 25 mars 2024.
Le 25 avril marque le 50e anniversaire de la révolution des oeillets qui a mis fin à la plus ancienne dictature en Europe. De 1974, lorsque des capitaines rebelles de l’armée ont renversé quatre décennies de dictature sans que le sang ne coule, à l’élaboration de la Constitution portugaise en 1976, le pays a été secoué par des mouvements populaires divers. 18 mois plus tard, la décolonisation est terminée. 12 ans plus tard, le pays le plus occidental du continent adhère à l’Union européenne. En mars 2024, il envoie 50 députés Chega à l’Assemblée…
A l’origine, un classique coup d’Etat…
La percée électorale, qui n’a surpris que ceux qui ne voulaient pas la voir venir, du parti Chega (Assez), étiqueté « populiste d’extrême-droite » par paresse intellectuelle, aux législatives du 10 mars au Portugal, clôt très probablement un cycle politique vieux de 50 ans et à bout de souffle, issu, paradoxe, d’une révolution dite des œillets, la dernière des révolutions anticapitalistes qui ont égrené l’histoire de l’Europe. Dans ces années post-68, elle avait enthousiasmé toutes les gauches, des modérées aux plus radicales. Enfin « le monde » pouvait – soudainement et à nouveau – « changer de base ». Alors toutes faisaient le pèlerinage à Lisbonne, après l’avoir fait dans les années 60 à La Havane. Et en revanche, elle avait rendu fébriles toutes les droites… Le communisme sonnait à la porte de l’Europe.
Pourtant, ce ne fut pas un prolétariat avec à sa tête un parti d’avant-garde léniniste, mais un classique coup d’Etat fomenté par une poignée « de capitaines », mal payés, déconsidérés, d’origine modeste pour la plupart, surtout las de mener une guerre coloniale qui durait depuis 13 ans, elle aussi la dernière de l’histoire européenne, au Mozambique, en Angola et en Guinée-Bissau, au Cap Vert, à San Tomé et Principe, les dites « provinces ultra-marines », qu’ils ne pouvaient ni gagner ni perdre, qui en a été à son origine.
Le coût de l’effort militaire pour sauver l’ultime empire colonial du Vieux continent – la France et la Grande Bretagne, certes dans la douleur, avaient liquidé le leur une bonne décennie auparavant – absorbait près de 50% du budget de l’Etat déjà exsangue, enfonçant davantage le Portugal dans sa pauvreté endémique. Chaque année, quelque 80 000 Portugais, les plus jeunes et entreprenants, étaient contraints à l’exil, principalement en France, Belgique, Brésil, et un peu en Allemagne fédérale. Un peu plus de 800 000 d’entre eux avaient choisi l’Hexagone, le plus fort contingent d’émigrés, soit l’équivalent de près de 10% de la population du Portugal.
Le jeudi 25 avril 1974, une radio appelée Renascença (Renaissance), diffuse à minuit 20 une chanson, Grandôla, Villa morena, à la mélodie lancinante, dont les deux premiers vers disent : « Grandôla (une ville de l’Alentejo – une province du sud, fief des grandes propriétés agricoles), ville brune, terre de fraternité où le peuple commande… ». Une heure et demie auparavant, une autre radio avait diffusé la chanson qui avait représenté le Portugal à l’Eurovision, E depois do Adeus (Et après l’adieu). C’étaient les deux signaux du déclenchement du coup d’Etat. La première chanson diffusée appelait à la mobilisation des 5 000 soldats de la métropole (sur un total de 140 000, la presque totalité déployée en Afrique) directement impliqués dans l’opération baptisée « Virage historique » dont le but initial se limitait à renverser le gouvernement pour en finir avec la guerre. La seconde donnait l’ordre du branle-bas de combat.
Plusieurs compagnies insurgées se mettent aussitôt en mouvement. Une colonne de blindés prend position aux premières lueurs de l’aube sur la place du Commerce de Lisbonne, lieu stratégique qui permet le contrôle des ministères, la banque centrale, la télé et radio d’Etat, et autres sièges du pouvoir. La manœuvre avait été conçue et menée de main de maître par un capitaine de 38 ans, Otelo Saravaïa de Carvalho, né au Mozambique, qui avait combattu en Guinée-Bissau, qu’on surnommera plus tard le Fidel Castro portugais, fondateur du Mouvement des Forces Armées (MFA), à son origine une sorte de syndicat corporatiste qui se muera en colonne vertébrale de l’insurrection.
Arraché à son sommeil, l’homme fort du régime car disposant constitutionnellement des pleins pouvoirs, le président du conseil, Marcelo Caetano, se réfugie à la caserne de la Garde républicaine. Il avait succédé en 1968 au père fondateur, Antonio Salazar, d’une des dictatures parmi les plus implacables qui semblait jusqu’alors indéboulonnable. A sa prise du pouvoir, Caetano avait laissé brièvement entrevoir l’éventualité d’un assouplissement du régime. Sous la pression d’une église très conservatrice et d’une armée intransigeante sur la défense de l’empire, elle avait tourné court.
A 10 heures, un régiment refuse d’obéir à son chef, le général de brigade Junqueira dos Reis, qui lui avait donné l’ordre de faire feu sur la colonne de blindés de la place du Commerce commandée par le capitaine Salgueiro Maïa, la deuxième figure emblématique du mouvement, et se rallie à celui-ci. « C’est ici que s’est gagné le 25 avril », dira ce dernier. Une heure avant, la frégate Gago Couthino avait déjà refusé de pilonner les blindés, signe que les unités fidèles au pouvoir avaient commencé à vaciller. Pendant ce temps, une fleuriste, Celeste Caeiro, offre des bouquets d’œillets aux hommes de la colonne de blindés qu’ils mettront à l’œillère de leurs treillis ou au canon de leurs fusils. C’est ainsi qu’incidemment cette fleur devient le symbole de la révolution qui suivra… et qui échouera deux ans après, à la suite d’un autre coup d’Etat.
Résigné, poussé par ses proches, Caetano remet à 18 heures sa démission à un général dissident, Antonio Spinola, dit « le général au monocle », en portant un en permanence à son œil droit. Deux mois avant, il avait publié un livre qui avait eu l’effet d’une bombe, « Le Portugal et son futur ». Il y préconisait une timide libéralisation du régime mais surtout la création avec les colonies d’une fédération d’Etats sur le modèle du Commonwealth. En une journée, une dictature de 41 ans s’était effondrée comme un château de cartes. La redoutable police politique tentera un dernier baroud d’honneur. Cernée dans son siège dans le centre de Lisbonne, elle tirera sur la foule faisant quatre tués. Un de ses membres, qui tentait de s’exfiltrer, sera lui lynché par celle-ci.
Le général Spinola, entouré des chefs du MFA, annonce symboliquement le 26 à 01h30, l’heure précise à laquelle avait été déclenché la veille le soulèvement militaire, la démission de Caetano, la formation d’une Junte de salut national, et expose le programme politique de celle-ci, dit des trois D, à savoir « Démocratie, Décolonisation et Développement » qui est accueilli avec scepticisme par les capitales européennes. Ne s’agirait-il pas en réalité d’une réédition d’un coup d’Etat à la Pinochet survenu huit mois auparavant au Chili ? D’autant que les jeunes capitaines reconnaissent comme chef Spinola, en lui confiant la présidence de la junte qui assurait le gouvernement provisoire… Ne s’était-il pas engagé en 1941 à la Wehrmacht et n’était-il pas un très proche du caudillo Franco en Espagne ? Militaire et progressiste, n’était-ce pas antinomique ? C’était oublié qu’il y avait un précédent. En 1968, des militaires de gauche avaient pris le pouvoir au Pérou, et construit une société socialiste, fortement inspirée du modèle yougoslave, dit Titiste, se fondant plus sur l’autogestion que sur une économie étatique à la soviétique.
Deux événements très rapprochés conduiront à la radicalisation des « capitaines », la gigantesque manifestation à Lisbonne qui, commémorait, pour la première fois dans l’histoire du pays, le 1er mai, et où « les militaires ont rencontré le peuple », et l’appel le 28 septembre 74 à une manifestation de « la majorité silencieuse », appelée par Spinola pour contre-carrer le virage à gauche qui s’amorçait et, où les militaires « ont découvert les classes laborieuses » et passé une alliance tacite avec le Parti communiste, le seul parti réellement organisé sur un modèle militaire.
De l’enthousiasme au désenchantement, d’où la percée de Chega
Ni les six communiqués diffusés par les insurgés, au long de la nuit et de la matinée du 25 avril, ni le très elliptique programme, dit des « Trois D » (car s’étant fixé trois objectifs : Démocratisation, Décolonisation et Développement), rendu public en même temps que l’annonce de la fin de la dictature, ne pouvaient laisser entrevoir que le coup d’Etat virerait à la révolution. Les communiqués se limitaient à appeler la population à rester chez elle. Quant au programme, sur le plan économique, il se bornait à évoquer une vague politique de développement pour réduire la pauvreté.
Trois événements ont conduit à la radicalisation du Mouvement des Forces Armées (MFA) qui, à deux doigts près, a failli aboutir à une guerre civile, non pas entre opposants et partisans du nouveau régime, mais entre modérés et radicaux au sein même de celui-ci : la célébration officielle du 1er mai pour la première fois dans l’histoire du pays et deux tentatives de contrecoups d’Etat de droite, fomentés par le propre chef de la junte, le général Spinola.
La fête du travail rassembla à Lisbonne quelque 500 000 manifestants. Civils et soldats défilèrent bras dessus-dessous dans l’enthousiasme. A la tribune se côtoyaient chefs militaires et dirigeants des partis politiques tout récemment autorisés. Parmi eux, Mario Soares, très proche de François Mitterrand, aux traits du visage lourds, aux gestes patauds, mais habile politicien, fondateur du Parti socialiste portugais, juste un an auparavant en Allemagne fédérale, financé et parrainé par le Parti social-démocrate, le SPD ; et Alvaro Cunhal, le secrétaire général inamovible du Parti communiste, lui, très proche de Georges Marchais, mais qui sous des dehors affables, charismatique orateur, cachaient un pur et dur Stalinien, farouchement opposé au courant Eurocommunisme italien qui avait pris ses distances avec Moscou, et, plus tard, avec la Perestroïka.
Les deux hommes étaient rentrés de leur exil en France, respectivement l’avant-veille et la veille. Leur présence ostensible côte-à-côte à cette tribune suggéra qu’ils avaient passé un accord s’inspirant du Programme commun de la gauche en France. En fait, ce n’était qu’un affichage de circonstance. L’un et l’autre étaient porteurs de deux projets totalement antagoniques : Soares était pour un modèle cogestionnaire à l’allemande ; Cunhal entendait instaurer un régime à la soviétique. Très vite, leurs divergences tournent à l’affrontement qui faillit même provoquer en France la rupture du Programme commun.
Quant aux militaires, détenteurs du pouvoir, ils se cherchent… Les premières mesures qu’ils prennent se limitent à jeter les bases d’une société démocratique : fin de la censure, liberté de la presse, autorisation des partis et syndicats, libération de tous les détenus politiques, droit de grève et de manifester, instauration d’un salaire minimum, promesse d’élections libres, nouvelle constitution. Ils engagent le processus de décolonisation au pas de charge. Il sera promptement expédié. En l’espace de 18 mois, toutes les colonies obtiennent leur indépendance. Ils procèdent aussi à une première nationalisation, celle de la Compagnie des eaux sur la demande de son personnel qui occupe son siège. Ce sera l’unique jusqu’à la vague de mars 75.
Cette rupture avec l’ancien régime qu’il juge trop à gauche n’est pas du goût de Spinola. Il appelle à une grande manifestation de « la majorité silencieuse » pour le 28 septembre qui de la province doit converger vers la capitale. Le Parti communiste (PCP), le seul parti ayant une base militante, se mobilise. Il barre tous les accès à Lisbonne. L’aile gauche de l’armée se joint spontanément à lui sur les barricades. Une convergence, peut-on dire, culturelle, s’établit dès lors entre ces militaires progressistes qui ont pour chef Otelo de Carvalho, le cerveau du 25 avril, et le PCP dont l’organisation hiérarchique n’est pas sans analogie avec celle d’un régiment. La manifestation est un échec cuisant. Trois jours après, Spinola démissionne de la présidence de la junte.
Par réaction, cet échec suscite une effervescence sociale débridée qui rappelle Mai 68. Grèves, occupations, manifestations, formation de comités de quartier, d’usagers, d’usines, se multiplient à l’instigation du PCP avec la connivence du gouvernement qui a à sa tête un colonel, Vasco Gonçalves, sympathisant communiste affiché, et du MFA qui s’est imposé comme l’organe tutélaire du régime. Mais Spinola n’a pas abdiqué. Le 11 mars 75, il retente un nouveau coup d’Etat qui lui aussi se solde par un échec. Il fuit en Espagne avant de s’exiler au Brésil.
En riposte, le 14 mars, le gouvernement provisoire nationalise les banques, le lendemain les assurances, un mois après les transports, la sidérurgie, le secteur énergétique, puis en septembre la construction navale. Il engage aussi une réforme agraire qui collectivise les latifundios de l’Alentejo. La « soviétisation » du pays est en marche. Entre mars et novembre, 1 300 sociétés sont nationalisées qui représentent 20% du PIB. Dans le même temps, d’innombrables petites et moyennes entreprises passent sous le régime de l’autogestion. Le pays est au bord de la guerre civile entre modérés derrière le PS et radicaux derrière le PCP : c’est ce qu’on a appelé « l’été chaud ».
Le 13 juillet, un groupe de neuf officiers membres de la direction du MFA, parmi lesquels le rédacteur du programme des trois « D », Melo Antunes, proche du Parti socialiste, lance un appel disant que le pouvoir doit être issu des urnes et non s’imposer par la force. Le 25 avril avaient eu lieu les élections pour la constituante qui donnèrent une majorité écrasante au bloc modéré. Le PS était arrivé en tête avec 38% suivi du PPD, centre gauche à l’époque avant de virer au centre droit sous l’appellation de Parti Social-Démocrate (PSD) avec 26%. Le PCP se classe 3ème n’obtenant que 12,5%.
Mais, le 25 novembre, un régiment de parachutistes se soulève, veut imposer un régime à la soviétique. La riposte est immédiate : le groupe des neuf destitue leur chef, Otelo de Carvalho. Surprise, le PC ne s’y oppose pas et l’intéressé accepte son limogeage. Le 28, les parachutistes regagnent leur caserne. C’en est fini de la révolution des œillets. Une question demeure sans réponse : pourquoi le PCP a avalisé la destitution de Carvalho, le Castro cubain ? Parce qu’il se sentait débordé sur sa gauche ? Ou sous ordre de Moscou, Brejnev ne voulant pas d’un second Cuba, le premier étant un fardeau pour l’économie exsangue de l’URSS à cause à la fois d’une course aux armements et aux lourdeurs bureaucratiques inhérentes au système ?
Les législatives d’avril 76 consacrent l’hégémonie du bloc modéré PS-PPD. Son candidat à la présidentielle de juin, le général Ramalho Eanes, l’emporte dès le premier tour avec près de 62%, Otelo de Carvalho ne recueille que 16% et le candidat communiste à peine 8% amorçant ainsi l’inexorable déclin du PCP. A partir de ce moment, jusqu’aux législatives du 10 mars dernier, droite et gauche modérées se partagent le pouvoir en alternance, et font économiquement du pays l’atelier d’assemblage de l’Europe (à l’instar du Mexique par rapport aux Etats-Unis), accordent des avantages qui ont fait de l’Algavre (sud), une vaste maison de retraite pour les nantis âgés du nord du continent. A la constituante de 75 la participation avait été de 92%, aux législatives de 2019 de 48%, à la présidentielle de 2021 de 39%. En mars dernier, elle a bondi à 60%. Visiblement la percée de Chega a comblé un vide. Mais quel vide ? Celui laissé par les désenchantés de la démocratie, celui des nostalgiques de la dictature ? La majorité de ses électeurs a moins de 35 ans et appartiennent aux classes défavorisées. Et surtout, ils n’ont connu ni la révolution des œillets, ni la dictature. Alors ?…
Les autorités cambodgiennes s’inquiètent des abus croissants dont souffrent les primates.
Au Cambodge, des centaines de singes règnent sur les ruines d’Angkor. Malins, amusants, voleurs ou câlins, ils font la joie des touristes qui ne se lassent pas de poster des vidéos de leurs facéties sur les réseaux sociaux. Un succès qui cache pourtant une réalité moins glamour, plus sombre, voire macabre.
Victimes de nos clics
Selon l’APSARA, le bureau cambodgien qui supervise le site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, devenus domestiques, les primates sont victimes d’abus et la proie d’influenceurs locaux. Ces derniers n’hésitent pas à les violenter pour obtenir les scènes qu’ils souhaitent diffuser sur leurs profils personnels, afin d’obtenir un nombre de vues leur permettant de générer de l’argent. Un marché juteux pour les Cambodgiens, pourtant pointés du doigt, qui en tirent d’énormes bénéfices financiers. Un YouTubeur, ancien conducteur de tuk-tuk, explique d’ailleurs qu’il a commencé à filmer des singes pendant la pandémie de COVID-19, afin de retrouver un niveau de vie acceptable, quand un autre affirme que ces revenus lui permettent d’accéder à des soins médicaux.
L’APSARA a diligenté une enquête auprès du ministère de l’Agriculture afin de recueillir des preuves en vue de poursuites judiciaires contre les auteurs de ces vidéos. Divers protecteurs de la cause animale ont également lancé un appel aux internautes, leur réclamant de boycotter ou cesser de regarder ces vidéos. « Si les gens qui n’aiment pas ce genre de choses arrêtaient de les regarder, cela aiderait vraiment à résoudre le problème des abus », affirme Nick Marx, directeur du sauvetage et des soins de la faune sauvage à la Wildlife Alliance, dans une interview vidéo relayée par AP News.
Demandes à distance
Récemment, une enquête de la BBC a révélé l’existence d’un véritable réseau international qui a conduit à plusieurs arrestations et dénonciations, principalement en Angleterre et aux États-Unis. Des clients payaient des Indonésiens afin qu’ils torturent en ligne des singes, n’hésitant pas à échanger des idées avec d’autres membres sur un groupe Télégram dédié. Malgré ce scandale, le problème persiste. Une situation qui désespère l’APSARA, incapable de pouvoir faire face à l’ampleur du phénomène, peinant à identifier les auteurs de ces séquences, coupables avérés de maltraitance animale au nom de l’égocentrisme numérique.
« Paris Info Jeux 2024 », le site lancé par la Mairie de Paris pour nous préparer à vivre l’invivable cet été, regorge d’imprécations savoureuses. Inutile de caricaturer Mme Hidalgo et ses équipes, ils s’en chargent tout seuls !
Les Parisiens qui le pourront fuiront leur ville cet été. La capitale métamorphosée pour satisfaire les supporters du monde entier, et, surtout, les sponsors des JO, sera un spectacle à éviter. Mais Mme Hidalgo veut convaincre ses administrés de rester chez eux pour vivre l’invivable. « Partez pas, ce serait une connerie ! », lançait-elle pleine d’entrain début janvier. La simple tournure de l’injonction pousse à faire l’inverse et la perspective d’une émigration parisienne commence à travailler quelques esprits éclairés à l’Hôtel de Ville. Ne pouvant enchaîner les Parisiens chez eux, ni condamner les portes de Paris avec des blocs de béton, ils dégainent la méthode Coué : ce sera génial, puisqu’on vous le dit ! Et la propagande municipale de dérouler le grand jeu sur son site « Paris Info Jeux 2024 ». Un document remarquable a ainsi été mis en ligne le 23 avril : « 15 raisons de rester à Paris pendant les Jeux olympiques et paralympiques ».
Les titres des quinze petits paragraphes censés nous convaincre sont en soi des chefs-d’œuvre de langage-hidalgo, l’illustration éblouissante d’une idéologie hors-sol, de la haute orfèvrerie. Les voici donnés dans l’ordre (des priorités ?) : « On va pouvoir faire la fête tous les jours / Les terrasses resteront ouvertes jusqu’à minuit / On s’initiera gratuitement à plein de sports olympiques et paralympiques / On laissera les enfants s’éclater / On sera entourés des plus grands sportifs du monde / On rencontrera le monde / On verra enfin les premiers athlètes se baigner dans la Seine / On découvrira les parasports / On fera le plein d’expos sportives / On verra les monuments parisiens se transformer en stars des Jeux / On retrouvera un peu de l’esprit France 98 / On croisera des célébrités à tous les coins de rue / On pourra suivre le relais de la flamme dans des endroits insolites / On profitera des plages de Paris / Un rendez-vous unique à vivre une fois dans sa vie. »
Chaque ligne, chaque phrase, chaque mot justifie un exil estival et mériterait un commentaire… ou pas. La vie est courte et le mandat de Mme Hidalgo long encore de deux ans. Soyons fair-play : laissons-la à ses dingueries et organiser le chaos. N’est-ce pas ça, l’esprit des Jeux ?
Fanny Ardant est au Studio Marigny dans « La blessure et la soif », texte de Laurence Plazenet et mise en scène de Catherine Schaub pour quelques représentations exceptionnelles jusqu’à début juin. Elle est, sans hésitation, sans conteste, sans flagornerie, en toute objectivité, la plus grande actrice française. La voir vous dépollue l’esprit de toutes les bassesses du monde.
Jusqu’à maintenant – j’aurai bientôt cinquante ans dans quelques semaines – je n’avais jamais vu l’amour sur scène. L’amour ascensionnel, l’émoi et la chute, le sismographe affolé par la rencontre de deux êtres que tout attire et empêche, l’impossibilité et la faute comme rédemption. La fatalité qui embrase les âmes chéries. Le refus de se compromettre et de se démettre. Le feu qui laisse les corps inertes et le cœur en vrac, cette terre brûlée des amants interdits qui assèche les nuits. Malgré le chaos, les morales assassines et l’honneur bafoué, l’Histoire en marche, un mince espoir persiste, tambourine et ne renonce pas. Ce filet de vie marque au fer rouge les couples touchés par la grâce et l’instinct de mort. L’amour est cet enfant indocile et capricieux qui vient percuter les caractères les plus endurcis, les plus rétifs à l’abandon ne peuvent éteindre cette flamme incandescente. Elle luit et consume.
J’avais bien vu des approximations, des tâtonnements, des effleurements, parfois convaincants et puis le sentiment fuyait, fuitait ; fugace et impalpable, il passait comme un coup de vent. Une bourrasque et on oubliait la prestation. Certaines actrices s’en approchaient, le rendaient, un instant, vivant et brouillon, palpitant et désossé, leur talent et leur science du métier n’y suffisaient pas, elles étaient loin, très loin, de ce dédoublement. Elles pouvaient charmer, intriguer, amuser, sans jamais atteindre l’éclat d’une voix, les tressaillements intérieurs qui font lever une salle d’un seul homme. Hier soir, après une heure et demie, les applaudissements n’en finissaient plus, les larmes coulaient sur les joues de mes voisins et de mes voisines. Fanny Ardant n’est pas seulement possédée par le texte, elle en transpose toutes les nuances, toutes les anfractuosités, elle est souffle et virgule, emballements et déchirure, jouissance et ténèbres, larmes et soleil. Elle ne récite pas, ne joue même pas, elle est la représentation la plus fidèle, la plus sincère, la plus sanguine d’une femme qui aima durant trente ans son amant contre lui-même et contre elle-même.
Dieu et la justice des Hommes sont de bien faibles remparts devant une amoureuse décidée à ne pas se trahir. Il me fallut une marche nocturne dans un Paris presque gelé pour atterrir, pour reprendre la bonne cadence de mes pas, ils ne savaient plus comment avancer ces nigauds-là. Voulais-je vraiment quitter cette serre étouffante et merveilleuse où Fanny avait mis des émotions, des sensations véritables sur des élans incertains et des combinaisons intellectuelles ? Peut-être que certains spectateurs, ce matin au réveil, ont encore le fracas de Fanny en eux, la voix du désir qui monte et les meurtrissures d’un silence entêtant… Fanny Ardant est l’amour, dans ses fluctuations et ses atroces rétractations, dans son emprise et sa céleste vérité. Elle est peau, fluide, brisures et éclats, adoration et dévotion. Seule en scène, Fanny est tout. Noblesse et chevauchement. Pudique et désirable. Dès qu’elle prononce les premières lignes du roman de Laurence Plazenet, la salle est à l’unisson, la salle est son miroir, la salle est suspendue à ses lèvres, elle suit chaque mouvement, chaque minuscule inclinaison, chaque creux de ses poignets, chaque souffle éteint. Dans l’épure d’une scène dépouillée d’artifices, sur un sobre jeu de lumières allant de la rosée matinale à la terreur vespérale, dans sa traîne bleu nuit, Fanny éclaire le monde de son génie théâtral. Si jusqu’à hier soir, je n’avais jamais vu l’amour, je n’avais pas vu également la lumière qui élève les actrices au rang de divinité. Dans une société où chaque individu se croit investi d’un pouvoir divin, Fanny rétablit les échelles de valeurs. Il n’est pas trop osé, trop présomptueux, trop bavard de dire que Fanny Ardant est, à ce jour, la plus grande actrice française.
Fanny Ardant dans « La blessure et la soif » – Studio Marigny Paris 8e. Jusqu’au 1er juin 2024.
Mathilde Panot, Rima Hassan et Sihame Assbague entendues par la police dans le cadre d’une plainte pour « apologie du terrorisme »: la gauche islamo-gauchiste récolte ce qu’elle a semé.
Le culte de la censure, sacralisée par la gauche totalitaire, revient en boomerang sur les grands prêtres de LFI et leurs alliés de l’islamo-palestinisme. Ils se croyaient intouchables. Or les voici, Mathilde Panot et Jean-Luc Mélenchon en tête, qui hurlent à « l’intimidation » après la convocation policière de la chef de file des députés insoumis, pour « apologie du terrorisme » : une accusation née de la justification du pogrom anti-juifs du 7 octobre. La procédure a été ouverte après une plainte de l’Organisation juive européenne (OJE). Elle intervient après la convocation par la PJ de la candidate LFI aux Européennes, Rima Hassan, pour le même grief. La militante « antiraciste » Sihame Assbague avait auparavant connu un sort identique. Détestable est, il est vrai, la judiciarisation de la liberté d’expression afin de museler l’esprit critique. Mais jusqu’alors, l’extrême gauche islamisée incarnait ce terrorisme intellectuel. Elle dénonçait les déviants et applaudissait aux poursuites, quand elle ne les suscitait pas.
Mathilde Panot hésitante sur une question concernant le Hamas, Assemblée nationale, 10 octobre 2023. D.R.
Jamais LFI n’a protégé l’esprit critique ni le débat démocratique. Son allié aujourd’hui dissous, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), avec qui elle défila le 10 novembre 2019 à Paris sous les « Allah Akbar ! », n’avait cessé de mener son djihad judiciaire pour tenter de faire taire les oppositions à l’islam politique. J’ai eu à subir les harcèlements de cette organisation[1], dans une procédure uniquement destinée à tenter de soumettre la presse aux exigences coraniques, avec le soutien de la gauche liberticide.
Bref, la gauche stalinienne – et désormais islamofasciste – récolte ce qu’elle a semé. L’effet comique de l’arroseur arrosé fait sourire : je confesse un amusement à entendre Mélenchon juger la convocation de Panot comme « un événement sans précédent dans l’histoire de notre démocratie », ou à écouter Rima Hassan maudire ses accusateurs en leur promettant son terrible courroux. Néanmoins, je persiste et je signe : ces atteintes à la liberté d’expression sont indignes de la France et des Lumières. Hormis les appels au meurtre et à la violence, ni les lois ni les idéologies ne devraient pouvoir réduire les opinions à un seuil autorisé. Durant toute ma carrière de journaliste, je n’ai cessé de dénoncer les oukases du camp du Bien, les intolérances du politiquement correct, la tyrannie de la religion des droits de l’homme, les procès en sorcellerie des orphelins du communisme, les fatwas de l’islam révolutionnaire, plus récemment les chasses à l’homme blanc de l’antiracisme et du wokisme. J’ai toujours estimé contre-productives les lois mémorielles, et notamment la loi Gayssot de 1990 qui sanctionne la négation du génocide des juifs, mais permet à la loi Taubira (2001) de nier la traite et l’esclavage pratiqué par le monde musulman et africain. La loi Gayssot, dans ses bons sentiments, n’a fait qu’amplifier l’antisémitisme des adeptes du complot. Aujourd’hui, Mélenchon prend la pose victimaire et dénonce une volonté de « protéger un génocide » à Gaza. Dans ces surenchères de cloueurs de becs, tout le monde est perdant. La France en premier.
L’équipe du député LFI François Ruffin a commandé un sondage dans lequel il apparait nettement mieux placé que Mélenchon si la gauche s’unit à la prochaine présidentielle. Il ferait même jeu égal face à Marine Le Pen au second tour, alors que le vieux chef se fait bananer. Mais de la à y voir la fin de Mélenchon, actuellement en campagne pour les européennes sur le thème unique de Gaza…
Cette fois, l’étincelle qui pourrait bien mettre le feu aux poudres prend la forme d’un sondage. En l’occurrence celui effectué du 2 au 5 avril par l’institut Cluster 17 pour le compte de Picardie Debout, le mouvement du député de la Somme François Ruffin, enquête réalisée auprès d’un échantillon de 1700 personnes représentatif, selon la formule consacrée, de l’ensemble du corps électoral. Il s’agissait d’évaluer les intentions de vote pour les élections présidentielles de 2027 dans le cadre d’une candidature unique de la gauche (hors NPA). Bien entendu, ce sondage, dont on peut penser qu’il aurait dû demeurer confidentiel, a « fuité ». Il faut dire que ses résultats sont tellement favorables au chef de file du mouvement en question qu’on voit mal comment ses commanditaires auraient pu résister à la tentation de leur donner un maximum de publicité.
Mélenchon largement distancé
Qu’on en juge ! Dans le cadre donc d’une candidature unique de la gauche aux prochaines présidentielles, François Ruffin ferait grandement mieux que le leader historique des Insoumis, Jean-Luc Mélenchon. Plus encore, il le renverrait à ses chères études. Premier tour : Ruffin candidat de cette gauche unie (le rêve n’étant jamais interdit, même en matière de sondage) rassemblerait sur son nom 29% des suffrages, juste un point de moins que Marine Le Pen et quatre de plus qu’Edouard Philippe, tous deux retenus comme hypothèse de candidature dans la présente étude. Cela alors même que Mélenchon candidat ne glanerait que 18% des votes. Donc, largement derrière Marine Le Pen (32%) et Edouard Philippe (31%). Exclu sans appel du second tour, le sieur Mélenchon. (Et quand bien même parviendrait-il à s’y hisser, il s’y vautrerait lamentablement avec un petit 35%.) Une apocalyptique Bérézina qui, humiliation cauchemardesque pour lui-même et son camp, supposerait une Marine Le Pen élue présidente de la République avec quelque 65% des suffrages.
Un commentaire plus que tout autre donne la mesure du camouflet infligé par ce sondage au chef de la France Insoumise. « Il n’est plus l’évidence ».
On imagine sans difficulté la colère – tonitruante ou sourde, qu’importe – de l’intéressé recevant cette claque en pleine face. « Moi, Mélenchon 1er, je ne serais plus l’évidence ! Comment cela se peut-il ! Il y aurait une alternative à ma personne ? Ruffin le rufian de Picardie, ce journaleux de rencontre, serait en mesure de me tailler des croupières. À moi à qui il doit tout. Tous, d’ailleurs, me doivent tout ! Aux armes citoyens ! Sauvons la Patrie et mes miches en grand danger! » Certes, on se représente la scène, le coup de grisou force 10.
Cela dit, on s’imagine tout aussi bien la suite.
Mélenchon veut la 6e République, mais pour la démocratie interne on peut attendre
Pour un mouvement politique tel que celui de M. Mélenchon, relevant de la tradition de la gauche radicale et révolutionnaire, cet épisode, qui serait à considérer comme fort dommageable chez tout autre parti, s’inscrit au contraire dans la norme et relève d’une logique spécifique de fonctionnement. En fait, avec cette émergence de crise, LFI n’entre pas dans la tourmente, mais au contraire dans une zone de confort. Il se voit offrir l’exercice de ce qu’il sait faire de mieux et qui assure, renforce sa cohésion chaque fois que le besoin s’en fait sentir. Anathème, délation, procès en hérésie, etc. Bref, l’intégral du spectre de violence dont tout mouvement de cette nature fait son miel. Violence interne corollaire de la violence externe. Jean-Paul Sartre, qui s’y connaissait en la matière, analyse fort clairement ce phénomène dans Critique de la raison dialectique. Cette violence double face s’inscrit dans le principe même du groupe révolutionnaire, expose-t-il. Elle est son moteur. De plus, élément constitutif absolument indispensable, elle doit toujours pouvoir revendiquer le fait que sa propre violence ne serait qu’une réponse à la violence de l’autre. Il faut donc avant tout s’employer à la fabriquer, à l’inventer, cette « violence de l’autre ». Diaboliser systématiquement, fasciser celui qui n’est pas d’accord, nazifier Israël par exemple, extrême-droitiser toute pensée non assujettie, etc, etc. On connaît la chanson. Voilà schématiquement pour la violence externe.
En ce qui concerne la violence interne, c’est ce à quoi nous n’allons pas manquer d’assister sur la base de ce sondage.
Puisqu’il rassemblerait en deçà de la gauche extrême et radicale, Ruffin se trouvera automatiquement affublé de l’étiquette social-traître, accusé de se « soc démiser », de frayer avec la sociale démocratie, de se « droitiser ». Puis viendra le procès en trahison proprement dit. Trahison, du parti, de son chef, du prolétariat, des minorités opprimées, bref toute la lyre des péchés inexpiables. Le moindre de ses propos sera analysé à l’aune de la pureté idéologique. Un mot de travers, une virgule mal placée, et ce sera la sentence de mort. Ruffin pactisant avec le diable, allié objectif de la peste brune. Là encore, air connu. Robespierre, Lénine, Staline et consorts tels qu’en eux-mêmes.
Maladresses
Qu’on ne se laisse pas abuser, c’est sur cette base-là que le groupement révolutionnaire se survit à lui-même, se régénère, recrée, retisse son unité, cette fameuse « unité qui s’incarne, au sommet dans la personne d’un chef charismatique qui la symbolise, la met en scène dans des manifestations de force et des explosions de violence verbale », écrit René Sitterlin, dans La violence. (Au demeurant, Hannah Arendt n’exprime pas autre chose lorsqu’elle écrit « le totalitarisme se nourrit de sa propre violence. » Sans celle-ci, il s’asphyxie, il se délite, il meurt).
Aussi, le sondage, par ses résultats, n’est peut-être pas une très bonne nouvelle pour M. Mélenchon sur le plan strictement électoral, mais, parce qu’il est annonciateur de rififi dans son pré carré, il lui rend l’insigne service de l’installer plus fermement que jamais dans son espace de performance, de lui conférer pour les deux années à venir le rôle qui lui convient le mieux, celui d’inquisiteur en chef, de gourou dépositaire exclusif de la vérité vraie, de grand prêtre du dogme. Là, nul doute que son ego s’en donnera à cœur joie. Et nous autres y trouverons probablement de quoi rigoler. Ruffin, moins peut-être…
À la parution du sondage, un député LFI commentait, lucide – amère mais lucide – : « Ça ne peut pas bien finir ». Pour qui ? Là est la question. François Ruffin avouait récemment qu’il voyait en Mélenchon « un génie de la politique ». Un « génie » qui lâchait voilà peu cet avis frappé au coin de l’expérience : « Ces maladroits qui partent trop tôt, les premiers morts ce seront eux. » À qui pensait-il disant cela ? Nous avons notre petite idée là-dessus. Affaire à suivre, donc.
Source : « Pour François Ruffin, un sondage qui montre le chemin », Charlotte Belaïch, Libération, 21 avril 2024.
Ce qui différencie la Résistance de la résistance est plus qu’une majuscule. Devenu un concept fourre-tout, la résistance permet à chacun de défendre sa cause, du réchauffement climatique à la cause palestinienne, tout en se prenant pour Jean Moulin.
« Résistance » est un trop beau mot pour qu’on en mésuse ou en abuse. À cet égard, l’entrée au Panthéon de Missak Manouchian, de son épouse Mélinée et du groupe des 23 fait figure de salutaire rappel à l’ordre. Ceux-là au moins n’ont pas cédé au défaitisme munichois, brandi comme un épouvantail par Gabriel Attal qui en appelait récemment à « l’esprit français de résistance » pour convaincre les députés de soutenir l’Ukraine. La décence voudrait pourtant qu’on se souvienne que cet « esprit » n’a pas soufflé sur tout le peuple français ; elle voudrait aussi qu’on s’aperçoive que la « défaite » française a gagné du terrain à l’école comme dans les quartiers gangrenés par l’insécurité, dans les campagnes sinistrées comme à l’hôpital, et qu’elle tient davantage à l’incurie ou à la lâcheté des responsables politiques qu’au défaitisme de la population. N’allez donc pas invoquer les mânes des maquisards face aux Français qui résistent comme ils peuvent pour ne pas s’abandonner à l’insanité d’une vie qui de toutes parts se défait[1]!
Car la « résistance » est dans l’air du temps, un peu comme la résilience qui en est une variante : une manière de rebondir, en force ou en douceur, face à des événements traumatisants. Libre à chacun bien sûr de se sentir une âme de « résistant » et d’en épouser la posture tout en étant convaincu d’être le roc sur lequel viendront s’échouer toutes les formes de dictature. Qu’on en soit conscient ou non, l’image qu’on se fait aujourd’hui en France de la résistance reste fortement marquée par ce qu’on sait de la « Résistance », de ses héros et de ses traîtres, de ses faits d’armes et de ses échecs. Si les circonstances ont fait que la Résistance contre l’occupant allemand s’est inscrite dans la durée et a nécessité la clandestinité, est-ce toujours ainsi qu’on résiste aujourd’hui ? Pourquoi refuserait-on par ailleurs le titre de « résistants » à des militants, des combattants dont on désapprouve les méthodes autant que l’idéologie totalitaire et sanguinaire ?
Terroristes ou résistants ?
Ainsi n’est-ce pas parce que les combattants du Hamas sont des terroristes coupables d’actes de barbarie qu’on doit ne pas voir en eux des « résistants » ? Les maquisards n’ont-ils pas été eux aussi qualifiés de « terroristes » par le gouvernement de Vichy? Les choses se compliquent cependant dès lors que ces combattants affirment résister à l’« occupation » sioniste. Il ne faut pourtant pas être très calé en histoire pour savoir que les juifs sont eux aussi des « Palestiniens » dont la présence, sur ce bout de terre entre le Jourdain et la mer, est attestée depuis environ trois millénaires, tandis que l’invasion arabo-musulmane de ce petit territoire qu’est la Palestine ne date que du VIIe siècle de notre ère. Ce qui ne veut évidemment pas dire que les descendants de ces conquérants n’ont pas acquis au fil des siècles le droit d’y vivre eux aussi en paix, et de résister si on le leur refuse.
Il n’empêche que « résister » en soi ne prouve rien, et n’est parfois qu’un déni de réalité –dont témoigne la « résistance » en psychanalyse – ou une obstination indéfendable. La résistance ne s’ennoblit que de la cause qu’elle défend et des moyens d’action possibles qu’elle est capable de mettre en œuvre. Mais comment s’y retrouver entre protestation, rébellion, insoumission, dissidence ? Le rebelle, à qui Ernst Jünger a consacré un traité[2], est un résistant tout comme le militant ; à cette différence près que le militant est un soldat (du latin miles) qui va au front, alors que le résistant est comparable à un coureur de fond qu’aucun accident de terrain ne décourage, hormis la désertion de ceux qu’il pensait être ses compagnons. Mais il faut quelque chose de plus pour que son endurance devienne exemplaire, et s’inscrive dans la mémoire collective : on se souvient encore aujourd’hui des juifs résistant héroïquement à l’assaut des Romains dans la forteresse de Massada, et des cathares cernés à Montségur par les troupes du sénéchal de Carcassonne. Est-ce à dire qu’on résiste parce qu’on a la foi en des raisons de vivre d’ordre « spirituel » qui renvoient au second plan les engagements militants pour des « valeurs » ?
Une affaire de courage
Les raisons de « résister » se sont par ailleurs multipliées depuis la dernière guerre, à l’image d’un monde de plus en plus multipolaire dont le centre de gravité ne cesse de se déplacer. La résistance est, elle aussi, devenue itinérante, à l’image de celle des agriculteurs sillonnant la France sur leurs tracteurs, et se veut spectaculaire plutôt que clandestine : grèves, manifestations, blocages, piratages informatiques se partagent la tâche de déstabiliser ou de paralyser un système jugé nocif ou pervers. On résiste aussi en triant ses déchets, en évitant de prendre l’avion, en mangeant bio et en roulant à vélo. La résistance est désormais plus verte que rouge, et le décalage n’en est que plus flagrant entre la vie politique qui reste marquée par l’exemple de la Résistance et ses clichés – droite collabo, gauche résistante –, et les actes de micro-résistance effectués au quotidien et diffusés sur les réseaux sociaux.
Résistez donc tant que vous pouvez face aux ennemis réels ou imaginaires que vous pensez devoir défier, mais ne vous sentez pas obligés de vous recommander pour cela de la Résistance. Et si vous le faites, assurez-vous au moins, en votre for intérieur, que vous auriez résisté à la torture, caché des juifs ou des résistants au prix de la sécurité de votre famille, et accepté de quitter la vie sans un sanglot pour tout ce que vous allez laisser derrière vous. Tout le reste n’est que verbiage car la résistance, c’est d’abord une affaire de courage.
[1] On lira à ce propos le bel essai de Pierre Mari, En pays défait, Pierre Guillaume de Roux, 2019.
L’activiste franco-béninois a déjà mis le feu à son passeport, en réponse aux menaces du gouvernement français. Quel est son parcours ?
Kémi Séba est l’un des militants d’opposition à la France qui, s’appuyant sur les réseaux sociaux et un imaginaire reconstruit, s’attaque à la présence française et aux soutiens de Paris en Afrique. Le gouvernement français a engagé une procédure de destitution de nationalité à son égard, réponse aux tentatives de déstabilisation dont la France est victime.
Kémi Séba aime manier le feu. En mars 2024, interdit de conférence à Fleury-Mérogis, il brûle son passeport français[1], témoignant de sa rupture avec le pays où il est né. Déjà, en août 2017, à Dakar, il brûlait un billet de 5 000 francs CFA pour manifester son opposition à cette monnaie. Kémi Séba aime aussi manier les réseaux sociaux et les codes contemporains. Ses interventions polémiques y sont filmées et diffusées, ses discours politiques y sont repris, pour toucher le plus grand nombre dans l’Afrique francophone et la diaspora africaine en France.
Rien ne prédisposait ce natif de Strasbourg à conduire la carrière d’opposition à la France qui lui vaut aujourd’hui une procédure en destitution de nationalité. Né à Strasbourg en 1981, de parents béninois, il a passé sa jeunesse en Île-de-France. C’est lors d’un voyage devenu initiatique à Los Angeles en 1999 qu’il découvre les mouvements panafricanistes afro-américains, leur radicalité et leurs combats politiques. Radical, Kémi Séba l’est assurément. Il ne fait rien dans la demi-mesure et se donne totalement pour la cause qu’il défend[2]. Mais loin d’être linéaire, son parcours est chaotique. Aux États-Unis, il adhère au groupe Nation of islam qui regroupe des Noirs américains musulmans dans la mouvance d’un Malcom X. Puis il fait scission avec ce groupe, crée son propre mouvement, rejette l’islam et adopte le kémitisme, religion fabriquée qui a l’ambition de restaurer les cultes égyptiens disparus. Dans le sillon d’un Cheikh Anta Diop, il voit dans l’Égypte antique la quintessence de la civilisation africaine, qui aurait tout donné à l’Europe et aux Blancs. Après avoir créé sa propre structure du kémitisme, la Tribu Ka (2004) il revient à l’islam, dans un parcours intellectuel et politique fait d’à coups et de revirements.
Un panafricaniste opposé à la France
Imprégné d’un discours racialiste qui lui fait défendre la pureté de la race noire, il refuse le métissage, défend le retour des Noirs en Afrique, affirme sa haine des juifs, qui seraient responsables de l’esclavage et de la traite. Après la dissolution de la Tribu Ka (2006), il fonde le Mouvement des damnées de l’impérialisme (MDI) en 2008, résolument panafricaniste. C’est grâce à ce mouvement qu’il peut rejoindre le Sénégal en 2011, où il commence à fréquenter les plateaux de télévision, à tenir des chroniques et à se faire connaitre. Ses discours volontaristes et provocateurs trouvent un certain écho parmi la jeunesse africaine. Maniant les codes des réseaux sociaux, il sait se faire mousser et se faire connaitre. Trop radical aux yeux des gouvernements africains, il se fait expulser du Sénégal puis du Burkina Faso, avant de rejoindre le Bénin, dont il possède la nationalité, tout en insultant le président du pays, le considérant comme « un mafieux à la solde de la France. »
Ses postures anti-françaises le font inviter par des pays qui ont intérêt à manipuler son aura et à l’utiliser pour défendre leurs intérêts. En février 2024 il est ainsi convié à Téhéran pour participer au sommet de la multipolarité, durant lequel il se livre à un discours antioccidental, accusant l’Occident de dégénérescence et de décadence. Ses vidéos sur Twitter et YouTube rencontrent une certaine audience et le font mousser auprès d’une jeunesse connectée qui regarde le monde à travers ses yeux. Européens « pions des Rothschild et de la financeapatride », Afrique soumise « à la domination occidentale et au lobby sioniste »[3], ses discours reprennent les thèmes classiques de l’antisémitisme et du tiers-mondisme, matinées de références panafricanistes contre le franc CFA et les dirigeants africains accusés d’être trop proches de la France, donc forcément, à ses yeux, esclaves de celle-ci.
Une aura heureusement limitée
Son aura en Afrique est toutefois limitée. Il s’est certes rapproché des putschistes du Mali et du Burkina Faso, mais son audience ne prend pas au Bénin et en Côte d’Ivoire, là où le développement économique et l’instruction sont plus élevés. Kémi Seba sert, peut-être à son corps défendant, les intérêts d’États adversaires de la France. Selon Jeune Afrique, les autorités nigériennes compteraient sur l’activiste « pour continuer ce travail de déconstruction de la Françafrique et de propagation du panafricanisme ». Militant politique conscient de ses actes et de son influence, ou militant des réseaux utilisés par des États peu scrupuleux, difficile de trancher. Toujours est-il que son audience demeure limitée dans les pays les plus développés.
Sweet Mambo, de Pina Bausch, est actuellement donné par les danseurs du Tanztheater de Wuppertal au Théâtre de la Ville. Une leçon de virtuosité à ne pas manquer.
On a peur, très peur pour l’avenir des ouvrages de Pina Bausch, pour la sauvegarde du répertoire du Tanztheater de Wuppertal jusque-là magnifiquement préservé par les disciples de la chorégraphe allemande. Après les lamentables représentations parisiennes, l’an dernier, d’un « Café Müller » vidé de tout sens, dénaturé par des interprètes qui étaient des ectoplasmes (les hommes surtout), à l’exception notable d’une danseuse russe qui relevait le rôle alors porté par deux figures mythiques de la compagnie, l’Australienne Meryl Tankard et l’Espagnole Nazareth Panadero ; plus encore après cette imposture qu’est « Liberté Cathédrale », produite sous le nom du Tanztheater par celui qui en a été nommé le nouveau directeur, et dont la seule présence à la tête de la troupe représente une hérésie, on pourrait croire effectivement à la ruine de la compagnie.
Mais grâce à de fortes personnalités, au talent éblouissant de danseuses-comédiennes « historiques » comme Nazareth Panadero, Héléna Pikon, Julie Shanahan ou Julie Anne Stanzak qui sont aujourd’hui des icônes dont l’aura confine au sublime, « Sweet Mambo », qui se donne au Théâtre de la Ville, où on l’avait déjà vu en 2009, échappe à la malédiction. Les danseurs de Pina Bausch résistent avec conviction à l’épreuve qui leur est infligée, résistent de toute la force de leur savoir et de leur foi. Il est vrai que sur les dix interprètes de « Sweet Mambo », sept ou huit appartiennent aux générations qui ont travaillé sous le charme de Pina Bausch. Et parmi les « nouveaux », il y a des découvertes surprenantes : la flamboyante Naomi Brito qui s’est glissée dans le répertoire bauschien avec un chic, une aisance diabolique, et ce remarquable danseur qu’est Reginald Lefebvre qui lui aussi s’intègre avec bonheur à un travail si puissant, si particulier, qu’il est difficile de s’y mesurer.
« Sweet Mambo » n’est pas à ranger parmi les chefs-d’œuvre de Pina Bausch. Cette pièce n’en a ni la portée, ni la profondeur. Ponctuée de scènes, de tableaux fascinants, elle est toutefois magnifique, même si elle s’étire et se répète à l’excès avec de subtiles variantes.
Elle vaut surtout, peut-être, pour l’interprétation qu’en donnent ces fidèles. Mais quand ceux-ci se seront définitivement retirés de la scène, tant les séquences exigent une virtuosité physique terriblement difficile à soutenir, qu’en sera-t-il de ce répertoire qui a bouleversé toute la fin du XXe siècle ? Les danseurs historiques ont maintenu jusque-là magnifiquement l’esprit et la lettre des œuvres majeures de Pina Bausch. Ils sont même parvenus à les transmettre à des compagnies aussi éloignées de son univers que le Ballet de l’Opéra de Paris qui portait il y a peu à son répertoire un chef-d’œuvre comme « Kontakthof » avec une intelligence et une sensibilité inattendues. Mais quand ces générations qui ont servi avec tant de ferveur ce Saint Graal, quand ces générations se seront effacées, qu’adviendra-t-il de l’univers de Pina Bausch alors que rien n’est plus fragile que les chefs-d’œuvre et quand des individus, à commencer par des proches de Pina Bausch, sont prêts à les trahir ?
À voir :
« Sweet Manbo » de Pina Bausch, avec le Tanztheater de Wuppertal. Théâtre de la Ville, jusqu’au 7 mai. www.theatredelaville-paris.com
La maison Renoma incarne un style chic et décalé. Une fantaisie insufflée par Maurice, son fondateur. Styliste, photographe et galeriste, ce jeune homme de 83 ans est mis à l’honneur dans un beau livre, et sa mascotte, un poisson rouge, s’expose à l’Aquarium de Paris…
La maison Renoma a 60 ans. C’est peu dire que Maurice, son juvénile fondateur et immarcescible patron, n’accuse pas ses 83 piges. Dans le regard de ce bonhomme de petite taille, pâle, chenu, nippé comme s’il avait toujours 20 ans, se lit une malice pétillante, quelque chose d’enfantin, j’allais presque écrire : d’immature, qui vous met à l’aise d’emblée. C’est pourtant un homme d’affaires madré, le Renoma ! En 1963, il ouvre à Paris avec son frère la boutique White House Renoma. Le style chic décalé de ses vêtements fait fureur chez les « minets » du XVIe. Plus tard, il multiplie les licences partout sur la planète. Fortune faite, il se recentre sur la fameuse boutique du 129bis, rue de la Pompe, adresse immuable, face au lycée Janson-de-Sailly. C’est là, dans les étages, qu’il aménage L’Appart, un espace tarabiscoté où il expose ses amis, mais surtout ses propres travaux. Autodidacte, travailleur infatigable, doué d’un optimisme et d’une confiance en lui à toute épreuve, Maurice Renoma, dans les années 1990, se met, en plus, à la photo. Depuis, ses images fantasques et gentiment transgressives tapissent les cimaises de nombre de galeries ou d’espaces prestigieux, en France comme à l’étranger.
Ce « roman d’une vie » nous est conté sous les auspices de Flammarion dans l’écrin d’un beau livre accordé au style Renoma : un collage. Titres pleine page en énormes caractères, portfolio sur papier glacé alternent avec les feuillets mats qui portent ces iconographies dissidentes ; quant aux témoignages, on les lit en lettres blanches sur fond noir, textes où Maurice, relayé par la plume de Sonia Rachline, confesse sans emphase son petit tas de secrets, comme disait l’autre.
Entre fashion et people, la mémorialiste est à son affaire, elle à qui l’on doit, entre autres, un Karl Lagerfeld de A à Z (Gallimard, 2019) ou encore, un David Bowie n’est pas mort (Robert Laffont, 2017). La voilà donc qui s’attaque désormais à un vrai vivant parmi les vivants. Le titre de l’ouvrage cadre avec son héros : Maurice Renoma : hors cadre – justement. Car la quadrature du créatif, c’est bien d’être curviligne, telle la route du poisson rouge dans l’aquarium, rebelle au parcours fléché : espèce amphibie, muette et furtive dont le Maurice plasticien s’est fait une mascotte en plastique, dotée même d’un prénom :« Cristobal » – ce que la banane est à Andy Warhol ? Sinon que, au contraire de la banane, « le poisson rouge n’est pas bête du tout, dixit Maurice. Si on le remet dans son élément aquatique, il grandit et retrouve ses réflexes. »
Et il lui consacre même une expo ! L’idée est née d’une rencontre, à La Havane, avec le célèbre israélo-cubano-argentin Enrique Rottenberg. Jusqu’au mois de mai, le fétiche à branchies de Maurice Renoma est à l’honneur à l’aquarium de Paris, enfoui sous la colline de Chaillot. Plus folâtre que militante, plus pulsionnelle qu’engagée, sa figurine y est en immersion, sous la forme de vidéos et de photographies, dans la mouvance du pop-art. Histoire de nous rappeler aussi que les poissons ingurgitent innocemment le plastique déversé par millions de tonnes dans les océans… Le recyclage est une vieille croisade de la griffe Renoma.
Les témoignages égrainés dans le livre de Sonia Rachline sont précieux. À commencer par celui de Stéphanie, la fille de Maurice, créatrice de mode et photographe. Elle note : «Le rapport s’est d’ailleurs inversé : l’adulte, c’est moi.» De son côté, l’ex-patron de l’Espace Pierre Cardin, Nicolas Laugero Lasserre, à présent galeriste et « entrepreneur d’art » (sic), se présente comme le « fils spirituel» de Maurice, «sous le charme de tous ses rituels : les repas, les parties de ping-pong, les promenades en forêt, le marché». Il a d’ailleurs acheté une maison en Normandie, à un kilomètre de celle où son mentor reçoit le week-end ses amis de tous âges. Il y a aussi Marc Held, « l’ami de longue date » – architecte et designer ; ou encore Jean-Jacques Feldman, «le presque frère», qui dit de Maurice :«c’est un vrai triste, mais un vrai triste juif… C’est-à-dire que sa tristesse est toujours accompagnée d’un sursaut de dérision.»
Il est vrai que venir au monde un 23 octobre 1940 n’est pas alors une sûre promesse d’avenir. L’enfant est «gaucher, (contraint à la main droite) dyslexique, bègue». Dans le quartier du Sentier, ses parents, émigrés juifs polonais, tiennent atelier et boutique de confection. La famille trouve refuge à la campagne. Le père inscrit son fils turbulent dans une école de comptabilité : Maurice aime les chiffres ; ils le lui rendent bien. «Vierge de savoir, d’instruction, de connaissances», il laissera «parler son instinct, suivre son bon sens et sa sensibilité, sans aucun tabou, aux antipodes de l’académisme». Son frère aîné Michel, démobilisé à son retour d’Algérie, le rejoint dans cette maison de couture qui «redistribue les codes vestimentaires » : recyclages, couleurs affirmées, patchworks, détournements de pièces d’ameublement, coupes cintrées, réactualisations vintage– Escher ou Vasarely comme inspirateurs d’un classicisme en rupture de ban. Dénichée par hasard, l’adresse de la rue de la Pompe devient l’épicentre d’une entreprise florissante. Les points de vente se multiplient, en France, en Europe, aux États-Unis, en Asie. «Chez lui, la spéculation est un muscle hyper développé», plaisante Sonia Rachline. Même si «le marketing, dans sa bouche, devient un gros mot. » C’est pourquoi Maurice finit par se délester de ses licences : leur gestion entravait sa créativité. Recentré sur la boutique, il lance L’Appart, «espace ouvert aux événements, happenings, expositions». Le Renoma Café Gallery, sur l’avenue George-V, lui sert de QG relationnel. N’étaient les tables nappées d’un blanc immaculé, le chic déglingué du restaurant est bien à l’image de Maurice. Sonnez, trompettes de la Renoma !
À lire
Sonia Rachline, Maurice Renoma : hors cadre, Flammarion, 25 mars 2024.
Le 25 avril marque le 50e anniversaire de la révolution des oeillets qui a mis fin à la plus ancienne dictature en Europe. De 1974, lorsque des capitaines rebelles de l’armée ont renversé quatre décennies de dictature sans que le sang ne coule, à l’élaboration de la Constitution portugaise en 1976, le pays a été secoué par des mouvements populaires divers. 18 mois plus tard, la décolonisation est terminée. 12 ans plus tard, le pays le plus occidental du continent adhère à l’Union européenne. En mars 2024, il envoie 50 députés Chega à l’Assemblée…
A l’origine, un classique coup d’Etat…
La percée électorale, qui n’a surpris que ceux qui ne voulaient pas la voir venir, du parti Chega (Assez), étiqueté « populiste d’extrême-droite » par paresse intellectuelle, aux législatives du 10 mars au Portugal, clôt très probablement un cycle politique vieux de 50 ans et à bout de souffle, issu, paradoxe, d’une révolution dite des œillets, la dernière des révolutions anticapitalistes qui ont égrené l’histoire de l’Europe. Dans ces années post-68, elle avait enthousiasmé toutes les gauches, des modérées aux plus radicales. Enfin « le monde » pouvait – soudainement et à nouveau – « changer de base ». Alors toutes faisaient le pèlerinage à Lisbonne, après l’avoir fait dans les années 60 à La Havane. Et en revanche, elle avait rendu fébriles toutes les droites… Le communisme sonnait à la porte de l’Europe.
Pourtant, ce ne fut pas un prolétariat avec à sa tête un parti d’avant-garde léniniste, mais un classique coup d’Etat fomenté par une poignée « de capitaines », mal payés, déconsidérés, d’origine modeste pour la plupart, surtout las de mener une guerre coloniale qui durait depuis 13 ans, elle aussi la dernière de l’histoire européenne, au Mozambique, en Angola et en Guinée-Bissau, au Cap Vert, à San Tomé et Principe, les dites « provinces ultra-marines », qu’ils ne pouvaient ni gagner ni perdre, qui en a été à son origine.
Le coût de l’effort militaire pour sauver l’ultime empire colonial du Vieux continent – la France et la Grande Bretagne, certes dans la douleur, avaient liquidé le leur une bonne décennie auparavant – absorbait près de 50% du budget de l’Etat déjà exsangue, enfonçant davantage le Portugal dans sa pauvreté endémique. Chaque année, quelque 80 000 Portugais, les plus jeunes et entreprenants, étaient contraints à l’exil, principalement en France, Belgique, Brésil, et un peu en Allemagne fédérale. Un peu plus de 800 000 d’entre eux avaient choisi l’Hexagone, le plus fort contingent d’émigrés, soit l’équivalent de près de 10% de la population du Portugal.
Le jeudi 25 avril 1974, une radio appelée Renascença (Renaissance), diffuse à minuit 20 une chanson, Grandôla, Villa morena, à la mélodie lancinante, dont les deux premiers vers disent : « Grandôla (une ville de l’Alentejo – une province du sud, fief des grandes propriétés agricoles), ville brune, terre de fraternité où le peuple commande… ». Une heure et demie auparavant, une autre radio avait diffusé la chanson qui avait représenté le Portugal à l’Eurovision, E depois do Adeus (Et après l’adieu). C’étaient les deux signaux du déclenchement du coup d’Etat. La première chanson diffusée appelait à la mobilisation des 5 000 soldats de la métropole (sur un total de 140 000, la presque totalité déployée en Afrique) directement impliqués dans l’opération baptisée « Virage historique » dont le but initial se limitait à renverser le gouvernement pour en finir avec la guerre. La seconde donnait l’ordre du branle-bas de combat.
Plusieurs compagnies insurgées se mettent aussitôt en mouvement. Une colonne de blindés prend position aux premières lueurs de l’aube sur la place du Commerce de Lisbonne, lieu stratégique qui permet le contrôle des ministères, la banque centrale, la télé et radio d’Etat, et autres sièges du pouvoir. La manœuvre avait été conçue et menée de main de maître par un capitaine de 38 ans, Otelo Saravaïa de Carvalho, né au Mozambique, qui avait combattu en Guinée-Bissau, qu’on surnommera plus tard le Fidel Castro portugais, fondateur du Mouvement des Forces Armées (MFA), à son origine une sorte de syndicat corporatiste qui se muera en colonne vertébrale de l’insurrection.
Arraché à son sommeil, l’homme fort du régime car disposant constitutionnellement des pleins pouvoirs, le président du conseil, Marcelo Caetano, se réfugie à la caserne de la Garde républicaine. Il avait succédé en 1968 au père fondateur, Antonio Salazar, d’une des dictatures parmi les plus implacables qui semblait jusqu’alors indéboulonnable. A sa prise du pouvoir, Caetano avait laissé brièvement entrevoir l’éventualité d’un assouplissement du régime. Sous la pression d’une église très conservatrice et d’une armée intransigeante sur la défense de l’empire, elle avait tourné court.
A 10 heures, un régiment refuse d’obéir à son chef, le général de brigade Junqueira dos Reis, qui lui avait donné l’ordre de faire feu sur la colonne de blindés de la place du Commerce commandée par le capitaine Salgueiro Maïa, la deuxième figure emblématique du mouvement, et se rallie à celui-ci. « C’est ici que s’est gagné le 25 avril », dira ce dernier. Une heure avant, la frégate Gago Couthino avait déjà refusé de pilonner les blindés, signe que les unités fidèles au pouvoir avaient commencé à vaciller. Pendant ce temps, une fleuriste, Celeste Caeiro, offre des bouquets d’œillets aux hommes de la colonne de blindés qu’ils mettront à l’œillère de leurs treillis ou au canon de leurs fusils. C’est ainsi qu’incidemment cette fleur devient le symbole de la révolution qui suivra… et qui échouera deux ans après, à la suite d’un autre coup d’Etat.
Résigné, poussé par ses proches, Caetano remet à 18 heures sa démission à un général dissident, Antonio Spinola, dit « le général au monocle », en portant un en permanence à son œil droit. Deux mois avant, il avait publié un livre qui avait eu l’effet d’une bombe, « Le Portugal et son futur ». Il y préconisait une timide libéralisation du régime mais surtout la création avec les colonies d’une fédération d’Etats sur le modèle du Commonwealth. En une journée, une dictature de 41 ans s’était effondrée comme un château de cartes. La redoutable police politique tentera un dernier baroud d’honneur. Cernée dans son siège dans le centre de Lisbonne, elle tirera sur la foule faisant quatre tués. Un de ses membres, qui tentait de s’exfiltrer, sera lui lynché par celle-ci.
Le général Spinola, entouré des chefs du MFA, annonce symboliquement le 26 à 01h30, l’heure précise à laquelle avait été déclenché la veille le soulèvement militaire, la démission de Caetano, la formation d’une Junte de salut national, et expose le programme politique de celle-ci, dit des trois D, à savoir « Démocratie, Décolonisation et Développement » qui est accueilli avec scepticisme par les capitales européennes. Ne s’agirait-il pas en réalité d’une réédition d’un coup d’Etat à la Pinochet survenu huit mois auparavant au Chili ? D’autant que les jeunes capitaines reconnaissent comme chef Spinola, en lui confiant la présidence de la junte qui assurait le gouvernement provisoire… Ne s’était-il pas engagé en 1941 à la Wehrmacht et n’était-il pas un très proche du caudillo Franco en Espagne ? Militaire et progressiste, n’était-ce pas antinomique ? C’était oublié qu’il y avait un précédent. En 1968, des militaires de gauche avaient pris le pouvoir au Pérou, et construit une société socialiste, fortement inspirée du modèle yougoslave, dit Titiste, se fondant plus sur l’autogestion que sur une économie étatique à la soviétique.
Deux événements très rapprochés conduiront à la radicalisation des « capitaines », la gigantesque manifestation à Lisbonne qui, commémorait, pour la première fois dans l’histoire du pays, le 1er mai, et où « les militaires ont rencontré le peuple », et l’appel le 28 septembre 74 à une manifestation de « la majorité silencieuse », appelée par Spinola pour contre-carrer le virage à gauche qui s’amorçait et, où les militaires « ont découvert les classes laborieuses » et passé une alliance tacite avec le Parti communiste, le seul parti réellement organisé sur un modèle militaire.
De l’enthousiasme au désenchantement, d’où la percée de Chega
Ni les six communiqués diffusés par les insurgés, au long de la nuit et de la matinée du 25 avril, ni le très elliptique programme, dit des « Trois D » (car s’étant fixé trois objectifs : Démocratisation, Décolonisation et Développement), rendu public en même temps que l’annonce de la fin de la dictature, ne pouvaient laisser entrevoir que le coup d’Etat virerait à la révolution. Les communiqués se limitaient à appeler la population à rester chez elle. Quant au programme, sur le plan économique, il se bornait à évoquer une vague politique de développement pour réduire la pauvreté.
Trois événements ont conduit à la radicalisation du Mouvement des Forces Armées (MFA) qui, à deux doigts près, a failli aboutir à une guerre civile, non pas entre opposants et partisans du nouveau régime, mais entre modérés et radicaux au sein même de celui-ci : la célébration officielle du 1er mai pour la première fois dans l’histoire du pays et deux tentatives de contrecoups d’Etat de droite, fomentés par le propre chef de la junte, le général Spinola.
La fête du travail rassembla à Lisbonne quelque 500 000 manifestants. Civils et soldats défilèrent bras dessus-dessous dans l’enthousiasme. A la tribune se côtoyaient chefs militaires et dirigeants des partis politiques tout récemment autorisés. Parmi eux, Mario Soares, très proche de François Mitterrand, aux traits du visage lourds, aux gestes patauds, mais habile politicien, fondateur du Parti socialiste portugais, juste un an auparavant en Allemagne fédérale, financé et parrainé par le Parti social-démocrate, le SPD ; et Alvaro Cunhal, le secrétaire général inamovible du Parti communiste, lui, très proche de Georges Marchais, mais qui sous des dehors affables, charismatique orateur, cachaient un pur et dur Stalinien, farouchement opposé au courant Eurocommunisme italien qui avait pris ses distances avec Moscou, et, plus tard, avec la Perestroïka.
Les deux hommes étaient rentrés de leur exil en France, respectivement l’avant-veille et la veille. Leur présence ostensible côte-à-côte à cette tribune suggéra qu’ils avaient passé un accord s’inspirant du Programme commun de la gauche en France. En fait, ce n’était qu’un affichage de circonstance. L’un et l’autre étaient porteurs de deux projets totalement antagoniques : Soares était pour un modèle cogestionnaire à l’allemande ; Cunhal entendait instaurer un régime à la soviétique. Très vite, leurs divergences tournent à l’affrontement qui faillit même provoquer en France la rupture du Programme commun.
Quant aux militaires, détenteurs du pouvoir, ils se cherchent… Les premières mesures qu’ils prennent se limitent à jeter les bases d’une société démocratique : fin de la censure, liberté de la presse, autorisation des partis et syndicats, libération de tous les détenus politiques, droit de grève et de manifester, instauration d’un salaire minimum, promesse d’élections libres, nouvelle constitution. Ils engagent le processus de décolonisation au pas de charge. Il sera promptement expédié. En l’espace de 18 mois, toutes les colonies obtiennent leur indépendance. Ils procèdent aussi à une première nationalisation, celle de la Compagnie des eaux sur la demande de son personnel qui occupe son siège. Ce sera l’unique jusqu’à la vague de mars 75.
Cette rupture avec l’ancien régime qu’il juge trop à gauche n’est pas du goût de Spinola. Il appelle à une grande manifestation de « la majorité silencieuse » pour le 28 septembre qui de la province doit converger vers la capitale. Le Parti communiste (PCP), le seul parti ayant une base militante, se mobilise. Il barre tous les accès à Lisbonne. L’aile gauche de l’armée se joint spontanément à lui sur les barricades. Une convergence, peut-on dire, culturelle, s’établit dès lors entre ces militaires progressistes qui ont pour chef Otelo de Carvalho, le cerveau du 25 avril, et le PCP dont l’organisation hiérarchique n’est pas sans analogie avec celle d’un régiment. La manifestation est un échec cuisant. Trois jours après, Spinola démissionne de la présidence de la junte.
Par réaction, cet échec suscite une effervescence sociale débridée qui rappelle Mai 68. Grèves, occupations, manifestations, formation de comités de quartier, d’usagers, d’usines, se multiplient à l’instigation du PCP avec la connivence du gouvernement qui a à sa tête un colonel, Vasco Gonçalves, sympathisant communiste affiché, et du MFA qui s’est imposé comme l’organe tutélaire du régime. Mais Spinola n’a pas abdiqué. Le 11 mars 75, il retente un nouveau coup d’Etat qui lui aussi se solde par un échec. Il fuit en Espagne avant de s’exiler au Brésil.
En riposte, le 14 mars, le gouvernement provisoire nationalise les banques, le lendemain les assurances, un mois après les transports, la sidérurgie, le secteur énergétique, puis en septembre la construction navale. Il engage aussi une réforme agraire qui collectivise les latifundios de l’Alentejo. La « soviétisation » du pays est en marche. Entre mars et novembre, 1 300 sociétés sont nationalisées qui représentent 20% du PIB. Dans le même temps, d’innombrables petites et moyennes entreprises passent sous le régime de l’autogestion. Le pays est au bord de la guerre civile entre modérés derrière le PS et radicaux derrière le PCP : c’est ce qu’on a appelé « l’été chaud ».
Le 13 juillet, un groupe de neuf officiers membres de la direction du MFA, parmi lesquels le rédacteur du programme des trois « D », Melo Antunes, proche du Parti socialiste, lance un appel disant que le pouvoir doit être issu des urnes et non s’imposer par la force. Le 25 avril avaient eu lieu les élections pour la constituante qui donnèrent une majorité écrasante au bloc modéré. Le PS était arrivé en tête avec 38% suivi du PPD, centre gauche à l’époque avant de virer au centre droit sous l’appellation de Parti Social-Démocrate (PSD) avec 26%. Le PCP se classe 3ème n’obtenant que 12,5%.
Mais, le 25 novembre, un régiment de parachutistes se soulève, veut imposer un régime à la soviétique. La riposte est immédiate : le groupe des neuf destitue leur chef, Otelo de Carvalho. Surprise, le PC ne s’y oppose pas et l’intéressé accepte son limogeage. Le 28, les parachutistes regagnent leur caserne. C’en est fini de la révolution des œillets. Une question demeure sans réponse : pourquoi le PCP a avalisé la destitution de Carvalho, le Castro cubain ? Parce qu’il se sentait débordé sur sa gauche ? Ou sous ordre de Moscou, Brejnev ne voulant pas d’un second Cuba, le premier étant un fardeau pour l’économie exsangue de l’URSS à cause à la fois d’une course aux armements et aux lourdeurs bureaucratiques inhérentes au système ?
Les législatives d’avril 76 consacrent l’hégémonie du bloc modéré PS-PPD. Son candidat à la présidentielle de juin, le général Ramalho Eanes, l’emporte dès le premier tour avec près de 62%, Otelo de Carvalho ne recueille que 16% et le candidat communiste à peine 8% amorçant ainsi l’inexorable déclin du PCP. A partir de ce moment, jusqu’aux législatives du 10 mars dernier, droite et gauche modérées se partagent le pouvoir en alternance, et font économiquement du pays l’atelier d’assemblage de l’Europe (à l’instar du Mexique par rapport aux Etats-Unis), accordent des avantages qui ont fait de l’Algavre (sud), une vaste maison de retraite pour les nantis âgés du nord du continent. A la constituante de 75 la participation avait été de 92%, aux législatives de 2019 de 48%, à la présidentielle de 2021 de 39%. En mars dernier, elle a bondi à 60%. Visiblement la percée de Chega a comblé un vide. Mais quel vide ? Celui laissé par les désenchantés de la démocratie, celui des nostalgiques de la dictature ? La majorité de ses électeurs a moins de 35 ans et appartiennent aux classes défavorisées. Et surtout, ils n’ont connu ni la révolution des œillets, ni la dictature. Alors ?…
Les autorités cambodgiennes s’inquiètent des abus croissants dont souffrent les primates.
Au Cambodge, des centaines de singes règnent sur les ruines d’Angkor. Malins, amusants, voleurs ou câlins, ils font la joie des touristes qui ne se lassent pas de poster des vidéos de leurs facéties sur les réseaux sociaux. Un succès qui cache pourtant une réalité moins glamour, plus sombre, voire macabre.
Victimes de nos clics
Selon l’APSARA, le bureau cambodgien qui supervise le site classé au patrimoine mondial de l’UNESCO, devenus domestiques, les primates sont victimes d’abus et la proie d’influenceurs locaux. Ces derniers n’hésitent pas à les violenter pour obtenir les scènes qu’ils souhaitent diffuser sur leurs profils personnels, afin d’obtenir un nombre de vues leur permettant de générer de l’argent. Un marché juteux pour les Cambodgiens, pourtant pointés du doigt, qui en tirent d’énormes bénéfices financiers. Un YouTubeur, ancien conducteur de tuk-tuk, explique d’ailleurs qu’il a commencé à filmer des singes pendant la pandémie de COVID-19, afin de retrouver un niveau de vie acceptable, quand un autre affirme que ces revenus lui permettent d’accéder à des soins médicaux.
L’APSARA a diligenté une enquête auprès du ministère de l’Agriculture afin de recueillir des preuves en vue de poursuites judiciaires contre les auteurs de ces vidéos. Divers protecteurs de la cause animale ont également lancé un appel aux internautes, leur réclamant de boycotter ou cesser de regarder ces vidéos. « Si les gens qui n’aiment pas ce genre de choses arrêtaient de les regarder, cela aiderait vraiment à résoudre le problème des abus », affirme Nick Marx, directeur du sauvetage et des soins de la faune sauvage à la Wildlife Alliance, dans une interview vidéo relayée par AP News.
Demandes à distance
Récemment, une enquête de la BBC a révélé l’existence d’un véritable réseau international qui a conduit à plusieurs arrestations et dénonciations, principalement en Angleterre et aux États-Unis. Des clients payaient des Indonésiens afin qu’ils torturent en ligne des singes, n’hésitant pas à échanger des idées avec d’autres membres sur un groupe Télégram dédié. Malgré ce scandale, le problème persiste. Une situation qui désespère l’APSARA, incapable de pouvoir faire face à l’ampleur du phénomène, peinant à identifier les auteurs de ces séquences, coupables avérés de maltraitance animale au nom de l’égocentrisme numérique.
« Paris Info Jeux 2024 », le site lancé par la Mairie de Paris pour nous préparer à vivre l’invivable cet été, regorge d’imprécations savoureuses. Inutile de caricaturer Mme Hidalgo et ses équipes, ils s’en chargent tout seuls !
Les Parisiens qui le pourront fuiront leur ville cet été. La capitale métamorphosée pour satisfaire les supporters du monde entier, et, surtout, les sponsors des JO, sera un spectacle à éviter. Mais Mme Hidalgo veut convaincre ses administrés de rester chez eux pour vivre l’invivable. « Partez pas, ce serait une connerie ! », lançait-elle pleine d’entrain début janvier. La simple tournure de l’injonction pousse à faire l’inverse et la perspective d’une émigration parisienne commence à travailler quelques esprits éclairés à l’Hôtel de Ville. Ne pouvant enchaîner les Parisiens chez eux, ni condamner les portes de Paris avec des blocs de béton, ils dégainent la méthode Coué : ce sera génial, puisqu’on vous le dit ! Et la propagande municipale de dérouler le grand jeu sur son site « Paris Info Jeux 2024 ». Un document remarquable a ainsi été mis en ligne le 23 avril : « 15 raisons de rester à Paris pendant les Jeux olympiques et paralympiques ».
Les titres des quinze petits paragraphes censés nous convaincre sont en soi des chefs-d’œuvre de langage-hidalgo, l’illustration éblouissante d’une idéologie hors-sol, de la haute orfèvrerie. Les voici donnés dans l’ordre (des priorités ?) : « On va pouvoir faire la fête tous les jours / Les terrasses resteront ouvertes jusqu’à minuit / On s’initiera gratuitement à plein de sports olympiques et paralympiques / On laissera les enfants s’éclater / On sera entourés des plus grands sportifs du monde / On rencontrera le monde / On verra enfin les premiers athlètes se baigner dans la Seine / On découvrira les parasports / On fera le plein d’expos sportives / On verra les monuments parisiens se transformer en stars des Jeux / On retrouvera un peu de l’esprit France 98 / On croisera des célébrités à tous les coins de rue / On pourra suivre le relais de la flamme dans des endroits insolites / On profitera des plages de Paris / Un rendez-vous unique à vivre une fois dans sa vie. »
Chaque ligne, chaque phrase, chaque mot justifie un exil estival et mériterait un commentaire… ou pas. La vie est courte et le mandat de Mme Hidalgo long encore de deux ans. Soyons fair-play : laissons-la à ses dingueries et organiser le chaos. N’est-ce pas ça, l’esprit des Jeux ?
Fanny Ardant est au Studio Marigny dans « La blessure et la soif », texte de Laurence Plazenet et mise en scène de Catherine Schaub pour quelques représentations exceptionnelles jusqu’à début juin. Elle est, sans hésitation, sans conteste, sans flagornerie, en toute objectivité, la plus grande actrice française. La voir vous dépollue l’esprit de toutes les bassesses du monde.
Jusqu’à maintenant – j’aurai bientôt cinquante ans dans quelques semaines – je n’avais jamais vu l’amour sur scène. L’amour ascensionnel, l’émoi et la chute, le sismographe affolé par la rencontre de deux êtres que tout attire et empêche, l’impossibilité et la faute comme rédemption. La fatalité qui embrase les âmes chéries. Le refus de se compromettre et de se démettre. Le feu qui laisse les corps inertes et le cœur en vrac, cette terre brûlée des amants interdits qui assèche les nuits. Malgré le chaos, les morales assassines et l’honneur bafoué, l’Histoire en marche, un mince espoir persiste, tambourine et ne renonce pas. Ce filet de vie marque au fer rouge les couples touchés par la grâce et l’instinct de mort. L’amour est cet enfant indocile et capricieux qui vient percuter les caractères les plus endurcis, les plus rétifs à l’abandon ne peuvent éteindre cette flamme incandescente. Elle luit et consume.
J’avais bien vu des approximations, des tâtonnements, des effleurements, parfois convaincants et puis le sentiment fuyait, fuitait ; fugace et impalpable, il passait comme un coup de vent. Une bourrasque et on oubliait la prestation. Certaines actrices s’en approchaient, le rendaient, un instant, vivant et brouillon, palpitant et désossé, leur talent et leur science du métier n’y suffisaient pas, elles étaient loin, très loin, de ce dédoublement. Elles pouvaient charmer, intriguer, amuser, sans jamais atteindre l’éclat d’une voix, les tressaillements intérieurs qui font lever une salle d’un seul homme. Hier soir, après une heure et demie, les applaudissements n’en finissaient plus, les larmes coulaient sur les joues de mes voisins et de mes voisines. Fanny Ardant n’est pas seulement possédée par le texte, elle en transpose toutes les nuances, toutes les anfractuosités, elle est souffle et virgule, emballements et déchirure, jouissance et ténèbres, larmes et soleil. Elle ne récite pas, ne joue même pas, elle est la représentation la plus fidèle, la plus sincère, la plus sanguine d’une femme qui aima durant trente ans son amant contre lui-même et contre elle-même.
Dieu et la justice des Hommes sont de bien faibles remparts devant une amoureuse décidée à ne pas se trahir. Il me fallut une marche nocturne dans un Paris presque gelé pour atterrir, pour reprendre la bonne cadence de mes pas, ils ne savaient plus comment avancer ces nigauds-là. Voulais-je vraiment quitter cette serre étouffante et merveilleuse où Fanny avait mis des émotions, des sensations véritables sur des élans incertains et des combinaisons intellectuelles ? Peut-être que certains spectateurs, ce matin au réveil, ont encore le fracas de Fanny en eux, la voix du désir qui monte et les meurtrissures d’un silence entêtant… Fanny Ardant est l’amour, dans ses fluctuations et ses atroces rétractations, dans son emprise et sa céleste vérité. Elle est peau, fluide, brisures et éclats, adoration et dévotion. Seule en scène, Fanny est tout. Noblesse et chevauchement. Pudique et désirable. Dès qu’elle prononce les premières lignes du roman de Laurence Plazenet, la salle est à l’unisson, la salle est son miroir, la salle est suspendue à ses lèvres, elle suit chaque mouvement, chaque minuscule inclinaison, chaque creux de ses poignets, chaque souffle éteint. Dans l’épure d’une scène dépouillée d’artifices, sur un sobre jeu de lumières allant de la rosée matinale à la terreur vespérale, dans sa traîne bleu nuit, Fanny éclaire le monde de son génie théâtral. Si jusqu’à hier soir, je n’avais jamais vu l’amour, je n’avais pas vu également la lumière qui élève les actrices au rang de divinité. Dans une société où chaque individu se croit investi d’un pouvoir divin, Fanny rétablit les échelles de valeurs. Il n’est pas trop osé, trop présomptueux, trop bavard de dire que Fanny Ardant est, à ce jour, la plus grande actrice française.
Fanny Ardant dans « La blessure et la soif » – Studio Marigny Paris 8e. Jusqu’au 1er juin 2024.
Mathilde Panot, Rima Hassan et Sihame Assbague entendues par la police dans le cadre d’une plainte pour « apologie du terrorisme »: la gauche islamo-gauchiste récolte ce qu’elle a semé.
Le culte de la censure, sacralisée par la gauche totalitaire, revient en boomerang sur les grands prêtres de LFI et leurs alliés de l’islamo-palestinisme. Ils se croyaient intouchables. Or les voici, Mathilde Panot et Jean-Luc Mélenchon en tête, qui hurlent à « l’intimidation » après la convocation policière de la chef de file des députés insoumis, pour « apologie du terrorisme » : une accusation née de la justification du pogrom anti-juifs du 7 octobre. La procédure a été ouverte après une plainte de l’Organisation juive européenne (OJE). Elle intervient après la convocation par la PJ de la candidate LFI aux Européennes, Rima Hassan, pour le même grief. La militante « antiraciste » Sihame Assbague avait auparavant connu un sort identique. Détestable est, il est vrai, la judiciarisation de la liberté d’expression afin de museler l’esprit critique. Mais jusqu’alors, l’extrême gauche islamisée incarnait ce terrorisme intellectuel. Elle dénonçait les déviants et applaudissait aux poursuites, quand elle ne les suscitait pas.
Mathilde Panot hésitante sur une question concernant le Hamas, Assemblée nationale, 10 octobre 2023. D.R.
Jamais LFI n’a protégé l’esprit critique ni le débat démocratique. Son allié aujourd’hui dissous, le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), avec qui elle défila le 10 novembre 2019 à Paris sous les « Allah Akbar ! », n’avait cessé de mener son djihad judiciaire pour tenter de faire taire les oppositions à l’islam politique. J’ai eu à subir les harcèlements de cette organisation[1], dans une procédure uniquement destinée à tenter de soumettre la presse aux exigences coraniques, avec le soutien de la gauche liberticide.
Bref, la gauche stalinienne – et désormais islamofasciste – récolte ce qu’elle a semé. L’effet comique de l’arroseur arrosé fait sourire : je confesse un amusement à entendre Mélenchon juger la convocation de Panot comme « un événement sans précédent dans l’histoire de notre démocratie », ou à écouter Rima Hassan maudire ses accusateurs en leur promettant son terrible courroux. Néanmoins, je persiste et je signe : ces atteintes à la liberté d’expression sont indignes de la France et des Lumières. Hormis les appels au meurtre et à la violence, ni les lois ni les idéologies ne devraient pouvoir réduire les opinions à un seuil autorisé. Durant toute ma carrière de journaliste, je n’ai cessé de dénoncer les oukases du camp du Bien, les intolérances du politiquement correct, la tyrannie de la religion des droits de l’homme, les procès en sorcellerie des orphelins du communisme, les fatwas de l’islam révolutionnaire, plus récemment les chasses à l’homme blanc de l’antiracisme et du wokisme. J’ai toujours estimé contre-productives les lois mémorielles, et notamment la loi Gayssot de 1990 qui sanctionne la négation du génocide des juifs, mais permet à la loi Taubira (2001) de nier la traite et l’esclavage pratiqué par le monde musulman et africain. La loi Gayssot, dans ses bons sentiments, n’a fait qu’amplifier l’antisémitisme des adeptes du complot. Aujourd’hui, Mélenchon prend la pose victimaire et dénonce une volonté de « protéger un génocide » à Gaza. Dans ces surenchères de cloueurs de becs, tout le monde est perdant. La France en premier.
L’équipe du député LFI François Ruffin a commandé un sondage dans lequel il apparait nettement mieux placé que Mélenchon si la gauche s’unit à la prochaine présidentielle. Il ferait même jeu égal face à Marine Le Pen au second tour, alors que le vieux chef se fait bananer. Mais de la à y voir la fin de Mélenchon, actuellement en campagne pour les européennes sur le thème unique de Gaza…
Cette fois, l’étincelle qui pourrait bien mettre le feu aux poudres prend la forme d’un sondage. En l’occurrence celui effectué du 2 au 5 avril par l’institut Cluster 17 pour le compte de Picardie Debout, le mouvement du député de la Somme François Ruffin, enquête réalisée auprès d’un échantillon de 1700 personnes représentatif, selon la formule consacrée, de l’ensemble du corps électoral. Il s’agissait d’évaluer les intentions de vote pour les élections présidentielles de 2027 dans le cadre d’une candidature unique de la gauche (hors NPA). Bien entendu, ce sondage, dont on peut penser qu’il aurait dû demeurer confidentiel, a « fuité ». Il faut dire que ses résultats sont tellement favorables au chef de file du mouvement en question qu’on voit mal comment ses commanditaires auraient pu résister à la tentation de leur donner un maximum de publicité.
Mélenchon largement distancé
Qu’on en juge ! Dans le cadre donc d’une candidature unique de la gauche aux prochaines présidentielles, François Ruffin ferait grandement mieux que le leader historique des Insoumis, Jean-Luc Mélenchon. Plus encore, il le renverrait à ses chères études. Premier tour : Ruffin candidat de cette gauche unie (le rêve n’étant jamais interdit, même en matière de sondage) rassemblerait sur son nom 29% des suffrages, juste un point de moins que Marine Le Pen et quatre de plus qu’Edouard Philippe, tous deux retenus comme hypothèse de candidature dans la présente étude. Cela alors même que Mélenchon candidat ne glanerait que 18% des votes. Donc, largement derrière Marine Le Pen (32%) et Edouard Philippe (31%). Exclu sans appel du second tour, le sieur Mélenchon. (Et quand bien même parviendrait-il à s’y hisser, il s’y vautrerait lamentablement avec un petit 35%.) Une apocalyptique Bérézina qui, humiliation cauchemardesque pour lui-même et son camp, supposerait une Marine Le Pen élue présidente de la République avec quelque 65% des suffrages.
Un commentaire plus que tout autre donne la mesure du camouflet infligé par ce sondage au chef de la France Insoumise. « Il n’est plus l’évidence ».
On imagine sans difficulté la colère – tonitruante ou sourde, qu’importe – de l’intéressé recevant cette claque en pleine face. « Moi, Mélenchon 1er, je ne serais plus l’évidence ! Comment cela se peut-il ! Il y aurait une alternative à ma personne ? Ruffin le rufian de Picardie, ce journaleux de rencontre, serait en mesure de me tailler des croupières. À moi à qui il doit tout. Tous, d’ailleurs, me doivent tout ! Aux armes citoyens ! Sauvons la Patrie et mes miches en grand danger! » Certes, on se représente la scène, le coup de grisou force 10.
Cela dit, on s’imagine tout aussi bien la suite.
Mélenchon veut la 6e République, mais pour la démocratie interne on peut attendre
Pour un mouvement politique tel que celui de M. Mélenchon, relevant de la tradition de la gauche radicale et révolutionnaire, cet épisode, qui serait à considérer comme fort dommageable chez tout autre parti, s’inscrit au contraire dans la norme et relève d’une logique spécifique de fonctionnement. En fait, avec cette émergence de crise, LFI n’entre pas dans la tourmente, mais au contraire dans une zone de confort. Il se voit offrir l’exercice de ce qu’il sait faire de mieux et qui assure, renforce sa cohésion chaque fois que le besoin s’en fait sentir. Anathème, délation, procès en hérésie, etc. Bref, l’intégral du spectre de violence dont tout mouvement de cette nature fait son miel. Violence interne corollaire de la violence externe. Jean-Paul Sartre, qui s’y connaissait en la matière, analyse fort clairement ce phénomène dans Critique de la raison dialectique. Cette violence double face s’inscrit dans le principe même du groupe révolutionnaire, expose-t-il. Elle est son moteur. De plus, élément constitutif absolument indispensable, elle doit toujours pouvoir revendiquer le fait que sa propre violence ne serait qu’une réponse à la violence de l’autre. Il faut donc avant tout s’employer à la fabriquer, à l’inventer, cette « violence de l’autre ». Diaboliser systématiquement, fasciser celui qui n’est pas d’accord, nazifier Israël par exemple, extrême-droitiser toute pensée non assujettie, etc, etc. On connaît la chanson. Voilà schématiquement pour la violence externe.
En ce qui concerne la violence interne, c’est ce à quoi nous n’allons pas manquer d’assister sur la base de ce sondage.
Puisqu’il rassemblerait en deçà de la gauche extrême et radicale, Ruffin se trouvera automatiquement affublé de l’étiquette social-traître, accusé de se « soc démiser », de frayer avec la sociale démocratie, de se « droitiser ». Puis viendra le procès en trahison proprement dit. Trahison, du parti, de son chef, du prolétariat, des minorités opprimées, bref toute la lyre des péchés inexpiables. Le moindre de ses propos sera analysé à l’aune de la pureté idéologique. Un mot de travers, une virgule mal placée, et ce sera la sentence de mort. Ruffin pactisant avec le diable, allié objectif de la peste brune. Là encore, air connu. Robespierre, Lénine, Staline et consorts tels qu’en eux-mêmes.
Maladresses
Qu’on ne se laisse pas abuser, c’est sur cette base-là que le groupement révolutionnaire se survit à lui-même, se régénère, recrée, retisse son unité, cette fameuse « unité qui s’incarne, au sommet dans la personne d’un chef charismatique qui la symbolise, la met en scène dans des manifestations de force et des explosions de violence verbale », écrit René Sitterlin, dans La violence. (Au demeurant, Hannah Arendt n’exprime pas autre chose lorsqu’elle écrit « le totalitarisme se nourrit de sa propre violence. » Sans celle-ci, il s’asphyxie, il se délite, il meurt).
Aussi, le sondage, par ses résultats, n’est peut-être pas une très bonne nouvelle pour M. Mélenchon sur le plan strictement électoral, mais, parce qu’il est annonciateur de rififi dans son pré carré, il lui rend l’insigne service de l’installer plus fermement que jamais dans son espace de performance, de lui conférer pour les deux années à venir le rôle qui lui convient le mieux, celui d’inquisiteur en chef, de gourou dépositaire exclusif de la vérité vraie, de grand prêtre du dogme. Là, nul doute que son ego s’en donnera à cœur joie. Et nous autres y trouverons probablement de quoi rigoler. Ruffin, moins peut-être…
À la parution du sondage, un député LFI commentait, lucide – amère mais lucide – : « Ça ne peut pas bien finir ». Pour qui ? Là est la question. François Ruffin avouait récemment qu’il voyait en Mélenchon « un génie de la politique ». Un « génie » qui lâchait voilà peu cet avis frappé au coin de l’expérience : « Ces maladroits qui partent trop tôt, les premiers morts ce seront eux. » À qui pensait-il disant cela ? Nous avons notre petite idée là-dessus. Affaire à suivre, donc.
Source : « Pour François Ruffin, un sondage qui montre le chemin », Charlotte Belaïch, Libération, 21 avril 2024.
Ce qui différencie la Résistance de la résistance est plus qu’une majuscule. Devenu un concept fourre-tout, la résistance permet à chacun de défendre sa cause, du réchauffement climatique à la cause palestinienne, tout en se prenant pour Jean Moulin.
« Résistance » est un trop beau mot pour qu’on en mésuse ou en abuse. À cet égard, l’entrée au Panthéon de Missak Manouchian, de son épouse Mélinée et du groupe des 23 fait figure de salutaire rappel à l’ordre. Ceux-là au moins n’ont pas cédé au défaitisme munichois, brandi comme un épouvantail par Gabriel Attal qui en appelait récemment à « l’esprit français de résistance » pour convaincre les députés de soutenir l’Ukraine. La décence voudrait pourtant qu’on se souvienne que cet « esprit » n’a pas soufflé sur tout le peuple français ; elle voudrait aussi qu’on s’aperçoive que la « défaite » française a gagné du terrain à l’école comme dans les quartiers gangrenés par l’insécurité, dans les campagnes sinistrées comme à l’hôpital, et qu’elle tient davantage à l’incurie ou à la lâcheté des responsables politiques qu’au défaitisme de la population. N’allez donc pas invoquer les mânes des maquisards face aux Français qui résistent comme ils peuvent pour ne pas s’abandonner à l’insanité d’une vie qui de toutes parts se défait[1]!
Car la « résistance » est dans l’air du temps, un peu comme la résilience qui en est une variante : une manière de rebondir, en force ou en douceur, face à des événements traumatisants. Libre à chacun bien sûr de se sentir une âme de « résistant » et d’en épouser la posture tout en étant convaincu d’être le roc sur lequel viendront s’échouer toutes les formes de dictature. Qu’on en soit conscient ou non, l’image qu’on se fait aujourd’hui en France de la résistance reste fortement marquée par ce qu’on sait de la « Résistance », de ses héros et de ses traîtres, de ses faits d’armes et de ses échecs. Si les circonstances ont fait que la Résistance contre l’occupant allemand s’est inscrite dans la durée et a nécessité la clandestinité, est-ce toujours ainsi qu’on résiste aujourd’hui ? Pourquoi refuserait-on par ailleurs le titre de « résistants » à des militants, des combattants dont on désapprouve les méthodes autant que l’idéologie totalitaire et sanguinaire ?
Terroristes ou résistants ?
Ainsi n’est-ce pas parce que les combattants du Hamas sont des terroristes coupables d’actes de barbarie qu’on doit ne pas voir en eux des « résistants » ? Les maquisards n’ont-ils pas été eux aussi qualifiés de « terroristes » par le gouvernement de Vichy? Les choses se compliquent cependant dès lors que ces combattants affirment résister à l’« occupation » sioniste. Il ne faut pourtant pas être très calé en histoire pour savoir que les juifs sont eux aussi des « Palestiniens » dont la présence, sur ce bout de terre entre le Jourdain et la mer, est attestée depuis environ trois millénaires, tandis que l’invasion arabo-musulmane de ce petit territoire qu’est la Palestine ne date que du VIIe siècle de notre ère. Ce qui ne veut évidemment pas dire que les descendants de ces conquérants n’ont pas acquis au fil des siècles le droit d’y vivre eux aussi en paix, et de résister si on le leur refuse.
Il n’empêche que « résister » en soi ne prouve rien, et n’est parfois qu’un déni de réalité –dont témoigne la « résistance » en psychanalyse – ou une obstination indéfendable. La résistance ne s’ennoblit que de la cause qu’elle défend et des moyens d’action possibles qu’elle est capable de mettre en œuvre. Mais comment s’y retrouver entre protestation, rébellion, insoumission, dissidence ? Le rebelle, à qui Ernst Jünger a consacré un traité[2], est un résistant tout comme le militant ; à cette différence près que le militant est un soldat (du latin miles) qui va au front, alors que le résistant est comparable à un coureur de fond qu’aucun accident de terrain ne décourage, hormis la désertion de ceux qu’il pensait être ses compagnons. Mais il faut quelque chose de plus pour que son endurance devienne exemplaire, et s’inscrive dans la mémoire collective : on se souvient encore aujourd’hui des juifs résistant héroïquement à l’assaut des Romains dans la forteresse de Massada, et des cathares cernés à Montségur par les troupes du sénéchal de Carcassonne. Est-ce à dire qu’on résiste parce qu’on a la foi en des raisons de vivre d’ordre « spirituel » qui renvoient au second plan les engagements militants pour des « valeurs » ?
Une affaire de courage
Les raisons de « résister » se sont par ailleurs multipliées depuis la dernière guerre, à l’image d’un monde de plus en plus multipolaire dont le centre de gravité ne cesse de se déplacer. La résistance est, elle aussi, devenue itinérante, à l’image de celle des agriculteurs sillonnant la France sur leurs tracteurs, et se veut spectaculaire plutôt que clandestine : grèves, manifestations, blocages, piratages informatiques se partagent la tâche de déstabiliser ou de paralyser un système jugé nocif ou pervers. On résiste aussi en triant ses déchets, en évitant de prendre l’avion, en mangeant bio et en roulant à vélo. La résistance est désormais plus verte que rouge, et le décalage n’en est que plus flagrant entre la vie politique qui reste marquée par l’exemple de la Résistance et ses clichés – droite collabo, gauche résistante –, et les actes de micro-résistance effectués au quotidien et diffusés sur les réseaux sociaux.
Résistez donc tant que vous pouvez face aux ennemis réels ou imaginaires que vous pensez devoir défier, mais ne vous sentez pas obligés de vous recommander pour cela de la Résistance. Et si vous le faites, assurez-vous au moins, en votre for intérieur, que vous auriez résisté à la torture, caché des juifs ou des résistants au prix de la sécurité de votre famille, et accepté de quitter la vie sans un sanglot pour tout ce que vous allez laisser derrière vous. Tout le reste n’est que verbiage car la résistance, c’est d’abord une affaire de courage.
[1] On lira à ce propos le bel essai de Pierre Mari, En pays défait, Pierre Guillaume de Roux, 2019.
L’activiste franco-béninois a déjà mis le feu à son passeport, en réponse aux menaces du gouvernement français. Quel est son parcours ?
Kémi Séba est l’un des militants d’opposition à la France qui, s’appuyant sur les réseaux sociaux et un imaginaire reconstruit, s’attaque à la présence française et aux soutiens de Paris en Afrique. Le gouvernement français a engagé une procédure de destitution de nationalité à son égard, réponse aux tentatives de déstabilisation dont la France est victime.
Kémi Séba aime manier le feu. En mars 2024, interdit de conférence à Fleury-Mérogis, il brûle son passeport français[1], témoignant de sa rupture avec le pays où il est né. Déjà, en août 2017, à Dakar, il brûlait un billet de 5 000 francs CFA pour manifester son opposition à cette monnaie. Kémi Séba aime aussi manier les réseaux sociaux et les codes contemporains. Ses interventions polémiques y sont filmées et diffusées, ses discours politiques y sont repris, pour toucher le plus grand nombre dans l’Afrique francophone et la diaspora africaine en France.
Rien ne prédisposait ce natif de Strasbourg à conduire la carrière d’opposition à la France qui lui vaut aujourd’hui une procédure en destitution de nationalité. Né à Strasbourg en 1981, de parents béninois, il a passé sa jeunesse en Île-de-France. C’est lors d’un voyage devenu initiatique à Los Angeles en 1999 qu’il découvre les mouvements panafricanistes afro-américains, leur radicalité et leurs combats politiques. Radical, Kémi Séba l’est assurément. Il ne fait rien dans la demi-mesure et se donne totalement pour la cause qu’il défend[2]. Mais loin d’être linéaire, son parcours est chaotique. Aux États-Unis, il adhère au groupe Nation of islam qui regroupe des Noirs américains musulmans dans la mouvance d’un Malcom X. Puis il fait scission avec ce groupe, crée son propre mouvement, rejette l’islam et adopte le kémitisme, religion fabriquée qui a l’ambition de restaurer les cultes égyptiens disparus. Dans le sillon d’un Cheikh Anta Diop, il voit dans l’Égypte antique la quintessence de la civilisation africaine, qui aurait tout donné à l’Europe et aux Blancs. Après avoir créé sa propre structure du kémitisme, la Tribu Ka (2004) il revient à l’islam, dans un parcours intellectuel et politique fait d’à coups et de revirements.
Un panafricaniste opposé à la France
Imprégné d’un discours racialiste qui lui fait défendre la pureté de la race noire, il refuse le métissage, défend le retour des Noirs en Afrique, affirme sa haine des juifs, qui seraient responsables de l’esclavage et de la traite. Après la dissolution de la Tribu Ka (2006), il fonde le Mouvement des damnées de l’impérialisme (MDI) en 2008, résolument panafricaniste. C’est grâce à ce mouvement qu’il peut rejoindre le Sénégal en 2011, où il commence à fréquenter les plateaux de télévision, à tenir des chroniques et à se faire connaitre. Ses discours volontaristes et provocateurs trouvent un certain écho parmi la jeunesse africaine. Maniant les codes des réseaux sociaux, il sait se faire mousser et se faire connaitre. Trop radical aux yeux des gouvernements africains, il se fait expulser du Sénégal puis du Burkina Faso, avant de rejoindre le Bénin, dont il possède la nationalité, tout en insultant le président du pays, le considérant comme « un mafieux à la solde de la France. »
Ses postures anti-françaises le font inviter par des pays qui ont intérêt à manipuler son aura et à l’utiliser pour défendre leurs intérêts. En février 2024 il est ainsi convié à Téhéran pour participer au sommet de la multipolarité, durant lequel il se livre à un discours antioccidental, accusant l’Occident de dégénérescence et de décadence. Ses vidéos sur Twitter et YouTube rencontrent une certaine audience et le font mousser auprès d’une jeunesse connectée qui regarde le monde à travers ses yeux. Européens « pions des Rothschild et de la financeapatride », Afrique soumise « à la domination occidentale et au lobby sioniste »[3], ses discours reprennent les thèmes classiques de l’antisémitisme et du tiers-mondisme, matinées de références panafricanistes contre le franc CFA et les dirigeants africains accusés d’être trop proches de la France, donc forcément, à ses yeux, esclaves de celle-ci.
Une aura heureusement limitée
Son aura en Afrique est toutefois limitée. Il s’est certes rapproché des putschistes du Mali et du Burkina Faso, mais son audience ne prend pas au Bénin et en Côte d’Ivoire, là où le développement économique et l’instruction sont plus élevés. Kémi Seba sert, peut-être à son corps défendant, les intérêts d’États adversaires de la France. Selon Jeune Afrique, les autorités nigériennes compteraient sur l’activiste « pour continuer ce travail de déconstruction de la Françafrique et de propagation du panafricanisme ». Militant politique conscient de ses actes et de son influence, ou militant des réseaux utilisés par des États peu scrupuleux, difficile de trancher. Toujours est-il que son audience demeure limitée dans les pays les plus développés.
Sweet Mambo, de Pina Bausch, est actuellement donné par les danseurs du Tanztheater de Wuppertal au Théâtre de la Ville. Une leçon de virtuosité à ne pas manquer.
On a peur, très peur pour l’avenir des ouvrages de Pina Bausch, pour la sauvegarde du répertoire du Tanztheater de Wuppertal jusque-là magnifiquement préservé par les disciples de la chorégraphe allemande. Après les lamentables représentations parisiennes, l’an dernier, d’un « Café Müller » vidé de tout sens, dénaturé par des interprètes qui étaient des ectoplasmes (les hommes surtout), à l’exception notable d’une danseuse russe qui relevait le rôle alors porté par deux figures mythiques de la compagnie, l’Australienne Meryl Tankard et l’Espagnole Nazareth Panadero ; plus encore après cette imposture qu’est « Liberté Cathédrale », produite sous le nom du Tanztheater par celui qui en a été nommé le nouveau directeur, et dont la seule présence à la tête de la troupe représente une hérésie, on pourrait croire effectivement à la ruine de la compagnie.
Mais grâce à de fortes personnalités, au talent éblouissant de danseuses-comédiennes « historiques » comme Nazareth Panadero, Héléna Pikon, Julie Shanahan ou Julie Anne Stanzak qui sont aujourd’hui des icônes dont l’aura confine au sublime, « Sweet Mambo », qui se donne au Théâtre de la Ville, où on l’avait déjà vu en 2009, échappe à la malédiction. Les danseurs de Pina Bausch résistent avec conviction à l’épreuve qui leur est infligée, résistent de toute la force de leur savoir et de leur foi. Il est vrai que sur les dix interprètes de « Sweet Mambo », sept ou huit appartiennent aux générations qui ont travaillé sous le charme de Pina Bausch. Et parmi les « nouveaux », il y a des découvertes surprenantes : la flamboyante Naomi Brito qui s’est glissée dans le répertoire bauschien avec un chic, une aisance diabolique, et ce remarquable danseur qu’est Reginald Lefebvre qui lui aussi s’intègre avec bonheur à un travail si puissant, si particulier, qu’il est difficile de s’y mesurer.
« Sweet Mambo » n’est pas à ranger parmi les chefs-d’œuvre de Pina Bausch. Cette pièce n’en a ni la portée, ni la profondeur. Ponctuée de scènes, de tableaux fascinants, elle est toutefois magnifique, même si elle s’étire et se répète à l’excès avec de subtiles variantes.
Elle vaut surtout, peut-être, pour l’interprétation qu’en donnent ces fidèles. Mais quand ceux-ci se seront définitivement retirés de la scène, tant les séquences exigent une virtuosité physique terriblement difficile à soutenir, qu’en sera-t-il de ce répertoire qui a bouleversé toute la fin du XXe siècle ? Les danseurs historiques ont maintenu jusque-là magnifiquement l’esprit et la lettre des œuvres majeures de Pina Bausch. Ils sont même parvenus à les transmettre à des compagnies aussi éloignées de son univers que le Ballet de l’Opéra de Paris qui portait il y a peu à son répertoire un chef-d’œuvre comme « Kontakthof » avec une intelligence et une sensibilité inattendues. Mais quand ces générations qui ont servi avec tant de ferveur ce Saint Graal, quand ces générations se seront effacées, qu’adviendra-t-il de l’univers de Pina Bausch alors que rien n’est plus fragile que les chefs-d’œuvre et quand des individus, à commencer par des proches de Pina Bausch, sont prêts à les trahir ?
À voir :
« Sweet Manbo » de Pina Bausch, avec le Tanztheater de Wuppertal. Théâtre de la Ville, jusqu’au 7 mai. www.theatredelaville-paris.com