Accueil Édition Abonné Avril 2024 Esprit de Résistance, es-tu là?

Esprit de Résistance, es-tu là?

Face à vos ennemis réels ou imaginaires, e vous sentez pas obligés de vous recommander de la Résistance !


Esprit de Résistance, es-tu là?
Emmanuel Macron préside la cérémonie d’intronisation au Panthéon du résistant Missak Manouchian et de son épouse Mélinée, Paris, 21 février 2024. © Eliot Blondet/ABACAPRESS/SIPA

Ce qui différencie la Résistance de la résistance est plus qu’une majuscule. Devenu un concept fourre-tout, la résistance permet à chacun de défendre sa cause, du réchauffement climatique à la cause palestinienne, tout en se prenant pour Jean Moulin.


« Résistance » est un trop beau mot pour qu’on en mésuse ou en abuse. À cet égard, l’entrée au Panthéon de Missak Manouchian, de son épouse Mélinée et du groupe des 23 fait figure de salutaire rappel à l’ordre. Ceux-là au moins n’ont pas cédé au défaitisme munichois, brandi comme un épouvantail par Gabriel Attal qui en appelait récemment à « l’esprit français de résistance » pour convaincre les députés de soutenir l’Ukraine. La décence voudrait pourtant qu’on se souvienne que cet « esprit » n’a pas soufflé sur tout le peuple français ; elle voudrait aussi qu’on s’aperçoive que la « défaite » française a gagné du terrain à l’école comme dans les quartiers gangrenés par l’insécurité, dans les campagnes sinistrées comme à l’hôpital, et qu’elle tient davantage à l’incurie ou à la lâcheté des responsables politiques qu’au défaitisme de la population. N’allez donc pas invoquer les mânes des maquisards face aux Français qui résistent comme ils peuvent pour ne pas s’abandonner à l’insanité d’une vie qui de toutes parts se défait[1]!

Car la « résistance » est dans l’air du temps, un peu comme la résilience qui en est une variante : une manière de rebondir, en force ou en douceur, face à des événements traumatisants. Libre à chacun bien sûr de se sentir une âme de « résistant » et d’en épouser la posture tout en étant convaincu d’être le roc sur lequel viendront s’échouer toutes les formes de dictature. Qu’on en soit conscient ou non, l’image qu’on se fait aujourd’hui en France de la résistance reste fortement marquée par ce qu’on sait de la « Résistance », de ses héros et de ses traîtres, de ses faits d’armes et de ses échecs. Si les circonstances ont fait que la Résistance contre l’occupant allemand s’est inscrite dans la durée et a nécessité la clandestinité, est-ce toujours ainsi qu’on résiste aujourd’hui ? Pourquoi refuserait-on par ailleurs le titre de « résistants » à des militants, des combattants dont on désapprouve les méthodes autant que l’idéologie totalitaire et sanguinaire ?

Terroristes ou résistants ?

Ainsi n’est-ce pas parce que les combattants du Hamas sont des terroristes coupables d’actes de barbarie qu’on doit ne pas voir en eux des « résistants » ? Les maquisards n’ont-ils pas été eux aussi qualifiés de « terroristes » par le gouvernement de Vichy? Les choses se compliquent cependant dès lors que ces combattants affirment résister à l’« occupation » sioniste. Il ne faut pourtant pas être très calé en histoire pour savoir que les juifs sont eux aussi des « Palestiniens » dont la présence, sur ce bout de terre entre le Jourdain et la mer, est attestée depuis environ trois millénaires, tandis que l’invasion arabo-musulmane de ce petit territoire qu’est la Palestine ne date que du VIIe siècle de notre ère. Ce qui ne veut évidemment pas dire que les descendants de ces conquérants n’ont pas acquis au fil des siècles le droit d’y vivre eux aussi en paix, et de résister si on le leur refuse.

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Il n’empêche que « résister » en soi ne prouve rien, et n’est parfois qu’un déni de réalité –dont témoigne la « résistance » en psychanalyse – ou une obstination indéfendable. La résistance ne s’ennoblit que de la cause qu’elle défend et des moyens d’action possibles qu’elle est capable de mettre en œuvre. Mais comment s’y retrouver entre protestation, rébellion, insoumission, dissidence ? Le rebelle, à qui Ernst Jünger a consacré un traité[2], est un résistant tout comme le militant ; à cette différence près que le militant est un soldat (du latin miles) qui va au front, alors que le résistant est comparable à un coureur de fond qu’aucun accident de terrain ne décourage, hormis la désertion de ceux qu’il pensait être ses compagnons. Mais il faut quelque chose de plus pour que son endurance devienne exemplaire, et s’inscrive dans la mémoire collective :  on se souvient encore aujourd’hui des juifs résistant héroïquement à l’assaut des Romains dans la forteresse de Massada, et des cathares cernés à Montségur par les troupes du sénéchal de Carcassonne. Est-ce à dire qu’on résiste parce qu’on a la foi en des raisons de vivre d’ordre « spirituel » qui renvoient au second plan les engagements militants pour des « valeurs » ?

Une affaire de courage

Les raisons de « résister » se sont par ailleurs multipliées depuis la dernière guerre, à l’image d’un monde de plus en plus multipolaire dont le centre de gravité ne cesse de se déplacer. La résistance est, elle aussi, devenue itinérante, à l’image de celle des agriculteurs sillonnant la France sur leurs tracteurs, et se veut spectaculaire plutôt que clandestine : grèves, manifestations, blocages, piratages informatiques se partagent la tâche de déstabiliser ou de paralyser un système jugé nocif ou pervers. On résiste aussi en triant ses déchets, en évitant de prendre l’avion, en mangeant bio et en roulant à vélo. La résistance est désormais plus verte que rouge, et le décalage n’en est que plus flagrant entre la vie politique qui reste marquée par l’exemple de la Résistance et ses clichés – droite collabo, gauche résistante –, et les actes de micro-résistance effectués au quotidien et diffusés sur les réseaux sociaux.

Résistez donc tant que vous pouvez face aux ennemis réels ou imaginaires que vous pensez devoir défier, mais ne vous sentez pas obligés de vous recommander pour cela de la Résistance. Et si vous le faites, assurez-vous au moins, en votre for intérieur, que vous auriez résisté à la torture, caché des juifs ou des résistants au prix de la sécurité de votre famille, et accepté de quitter la vie sans un sanglot pour tout ce que vous allez laisser derrière vous. Tout le reste n’est que verbiage car la résistance, c’est d’abord une affaire de courage.


[1] On lira à ce propos le bel essai de Pierre Mari, En pays défait, Pierre Guillaume de Roux, 2019.

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[2] Ernst Jünger, Traité du rebelle ou le Recours aux forêts (trad. H. Plard), Christian Bourgois,1981.

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Avril2024 – Causeur #122

Article extrait du Magazine Causeur




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est philosophe et essayiste, professeur émérite de philosophie des religions à la Sorbonne. Dernier ouvrage paru : "Jung et la gnose", Editions Pierre-Guillamue de Roux, 2017.

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