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Mystérieux Shakespeare

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On croit le connaitre, on se dit qu’on sait tout sur lui, sur le génial écrivain-poète qui a su créer les gouffres amers où se sont jetés ses personnages, au milieu du bruit et de la fureur, cernés par les spectres, ravagés par le remords, détruits par la folie, avec comme témoin le crâne de Yorick, la tragédie se jouant sur une scène de théâtre qui se confond avec celle de la vie ; cet homme qu’on croit connaitre, c’est Shakespeare.

Petits cailloux

Philippe Forest a décidé de relever le défi d’écrire une antibiographie du plus célèbre dramaturge de tous les temps. Il la publie dans la collection « D’après » dirigée par Colin Lemoine. Le deal : demander à un écrivain d’aujourd’hui de parler comme il le souhaite d’un écrivain d’autrefois en réinventant son œuvre et en tentant de rêver sa vie. Avec Shakespeare, c’est possible, car les éléments biographiques avérés sont rares. Trop rares. Philippe Forest résume : « De William Shakespeare, on sait tout, c’est-à-dire à peu près rien. » L’imagination peut alors galoper, les analyses sont infinies, les plus audacieuses hypothèses sont concevables. Encore faut-il tenir sa plume et sa raison. C’est ce que fait Forest et le résultat est passionnant, d’autant plus que jamais la phrase ne mollit, elle serpente au milieu des conjectures, sans jamais perdre le lecteur, son semblable.

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Une antibiographie, donc, « qui ferait non la somme de ce que l’on sait – c’est si peu – mais la somme de ce que l’on ne sait pas, que j’imagine – et qui est énorme. » Une date de naissance, une date de mort, et encore pas certaines, et entre les deux un puzzle impossible à reconstituer. Quelques points d’ancrage, cependant, que Forest finit par dynamiter, voulant rester seul avec son sujet, sans jamais révéler ce qu’il croit être la vérité, de crainte de dévoiler le mystère Shakespeare. L’œuvre semble être une mine de renseignements sur l’écrivain. Mais ce n’est pas sûr. Quels personnages ressemblent le plus à William S. ? On ne peut le dire puisqu’on ne sait rien de lui. A-t-il seulement existé ? Oui, répond Forest. Il y a des preuves irréfutables – adjectif osé quand on évoque sa vie. Les actes de baptême, de mariage, testamentaire. De petits cailloux sur un chemin abrupt qui mène au domaine du fossoyeur. Et pourtant le résultat est qu’on parvient à se faire une idée de la vie du dramaturge, poète et acteur, né en avril 1564 et mort en avril 1616, à Stratford-upon-Avon, Royaume-Uni. Les mots, « Words, words, words », nous le permettent, à condition de ne pas tomber sous le charme vertigineux et vénéneux de ses vers, de leur envoûtante musicalité. C’est la part manquante de son sujet qui a plu à Forest, lui l’écrivain du manque, justement, et de l’absence. Car dans ce livre maitrisé, l’essayiste y a mis beaucoup de lui-même, sans se cacher, utilisant le « je » du séditieux. Le temps fort de son enquête – car il s’agit d’une enquête – est l’éclairage qu’il jette sur le personnage le plus énigmatique, et donc le plus fascinant, imaginé par Shakespeare : Hamlet. Personnage qui correspond à notre époque où tout se délite, où le chaos progresse chaque jour, où la folie n’épargne surtout pas les grands de ce monde. Forest: « Quand elle s’abîme, constate Hamlet, la souveraineté fait s’ouvrir un gouffre, un immense vide au sein duquel tout va verser et dont les profondeurs béantes vomissent les fléaux les plus infâmes. » Il ajoute : « Le temps lui-même sort de ses gonds. Des entrailles de la terre émanent de menaçants fantômes qui demandent justice. » Nous y sommes. Les sorcières ne sont plus tenables, leur obscénité effraie. Il y a beaucoup de Shakespeare en Hamlet. Ou l’inverse. Quel est le point de bascule ? Ce point où Shakespeare se dérègle et entrevoit la folie qui va le mordre à la gorge. On a dit que c’était la mort de John, son père. Joyce affirme que c’est la mort de son fils, Hamnet – à une lettre près, le même prénom que le prince danois, insiste Forest. La piste semble sérieuse, pour une fois. Forest la valide, lui qui a perdu sa fille à quatre ans et qui a écrit son premier roman intitulé L’enfant éternel. Il précise : « Sa vie, le secret de sa vie, demeure un mystère. Chacun lui donne le sens qui lui plaît. C’est ce que je fais aussi. »

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Folie lucide

Il faut relire Shakespeare, en s’intéressant tout particulièrement à ces nombreux fous qui hantent ses pièces. C’est une folie lucide et salutaire, elle donne à voir une réalité essentielle qui échappe aux yeux normaux. Polonius est, à ce titre, un personnage important, notamment lorsqu’il analyse la folie d’Hamlet/Shakespeare : « Que ses répliques sont parfois grosses de sens ! Une heureuse pertinence que la folie trouve souvent, et dont la raison et la santé mentale ne pourraient accoucher avec autant d’à-propos. »

Philippe Forest, Shakespeare. Quelqu’un, tout le monde et puis personne, Flammarion. 348 pages

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Une guerre peut en cacher une autre

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Regardez la France: elle n’enseigne plus son histoire; elle n’ose plus dire ce qu’elle est; elle s’excuse d’exister. Regardez Israël, qui vacille entre le besoin de se défendre et la culpabilité de le faire, entre la volonté de survivre et la hantise d’être jugé…


Il faut le dire sans détour, sans cet artifice des âmes tièdes qui veulent encore croire à des accommodements : le Hamas ne veut pas de la solution à deux États. Il ne la veut pas, il ne la peut pas, car son horizon n’est pas celui des nations, pas même celui des peuples, mais celui d’un univers soumis à la seule loi d’Allah.

Ce que l’on ne veut pas voir

À l’extrême rigueur, il l’accepterait comme une ruse, un délai, une pause stratégique : une étape avant de rayer l’État juif de la carte, avant de dissoudre cette anomalie qu’est Israël dans le grand bain d’un Moyen-Orient musulman de toute éternité.

Pour lui, pour l’islamisme, Israël ne saurait être une nation souveraine, juive de surcroît, mais tout au plus un territoire, un espace, une portion de terre où les juifs vivraient en dhimmis, sous le joug discret mais implacable de la sharia, tolérés comme on tolère l’ombre du passé sur les ruines du présent.

Ce qui se joue là, et que l’on ne veut pas voir – car l’aveuglement, aujourd’hui, est le luxe suprême des sociétés fatiguées –, c’est que cette logique n’est pas circonscrite au conflit israélo-palestinien. Elle travaille aussi, souterrainement, l’Europe, la France, ces vieilles nations qui s’acharnent à nier leur propre chair, leur propre mémoire, leur propre être. Pour l’extrême gauche, pour la gauche qui se laisse entraîner par elle dans un vertige dont elle ne comprend ni l’origine ni le prix, comme pour l’islamisme, les nations sont des fictions à dissoudre, des entraves à l’avènement d’un ordre supérieur : celui de l’oumma pour les uns, celui du marché planétaire pour les autres, celui de l’humanité universelle pour les troisièmes.

Et c’est pourquoi ces courants si différents en apparence – islamistes, capitalistes, révolutionnaires – se retrouvent paradoxalement à défendre, d’une manière ou d’une autre, une immigration de masse, notamment en provenance de pays majoritairement musulmans : car ce flot humain, en noyant les identités historiques sous une vague démographique, contribue puissamment à dissoudre les repères, à effacer les singularités nationales, à rendre les peuples plus malléables, plus abstraits, plus interchangeables.

Globalisation et islamisation sont les deux mamelles du déclin

Ainsi, ce qu’on veut effacer, ce n’est pas seulement l’État juif ; c’est l’idée même d’État-nation. Le Hamas ne veut pas d’un État juif, il veut bien, peut-être, d’un État d’Israël vidé de sa substance juive, comme l’islamisme peut bien tolérer une République française à condition qu’elle ne soit plus la France des Français, mais un espace abstrait, ouvert, disponible pour le déploiement de l’islam. Car pour l’islamisme, comme pour les idéologues de la globalisation, la nation n’a pas de sens : ce qui compte, c’est l’unité du monde, l’unification sous une loi, fût-elle marchande ou divine, mais toujours hostile aux singularités historiques, aux héritages, aux frontières.

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Et l’on ne voit pas – et c’est peut-être cela, la tragédie de notre temps, cette incapacité à percevoir les lignes profondes qui structurent les événements – que la France et Israël sont, en vérité, confrontées à un même péril : celui de leur effacement. Effacement sous la poussée islamiste, qui rêve d’un monde où les autres religions seraient soumises ; effacement sous la poussée de la marchandisation, qui rêve d’un monde où tout serait interchangeable, « marchandisable », dissolu dans les flux ; effacement sous la poussée d’une gauche encore hantée par les relents du communisme, qui rêve d’un monde où les hommes seraient réduits à leur simple humanité abstraite, sans histoire, sans mémoire, sans identité.

Dans cette conjonction inattendue – islamisme, marché, idéologie universaliste – se joue une bataille qui n’est pas seulement politique, mais métaphysique : celle de l’existence des nations. Être une nation, c’est dire non à l’uniformité, non à la dissolution, non à la réduction des êtres humains à de simples unités de désir ou de foi. C’est affirmer une différence, une singularité, une mémoire incarnée dans des lieux, des langues, des rites, des morts. Israël, comme la France, comme l’Europe, se trouve à la croisée des chemins : ou bien elle persiste à exister comme nation, au prix d’un combat douloureux, solitaire, presque désespéré ; ou bien elle consent à disparaître, à se fondre dans le grand magma planétaire, à n’être plus qu’un espace sans épaisseur, sans mémoire, sans visage.

Un combat ontologique

Ce combat, on le mène souvent sans le savoir, ou en croyant qu’il s’agit seulement de cohabitation, de justice sociale, de redistribution économique. Mais il s’agit, en vérité, d’un combat ontologique : il s’agit de savoir si nous voulons continuer à exister comme peuples, comme nations, ou si nous acceptons de n’être plus que des individus sans attaches, soumis aux lois de l’économie, de l’idéologie, ou de la religion totalitaire. 

Voilà pourquoi la France et Israël sont liés par un destin commun, que nul ne veut voir. Voilà pourquoi il faut parler, écrire, nommer, contre le flot amnésique du monde contemporain. Voilà pourquoi il faut, peut-être, retrouver cette mélancolie tragique qui fut toujours le propre des civilisations vieillissantes mais lucides. Il y a, dans cette affaire, une immense fatigue. Fatigue des nations, qui ne savent plus porter le poids de leur histoire ; fatigue des hommes, qui ne croient plus à leur singularité ; fatigue des élites, qui rêvent d’effacer les aspérités pour se fondre dans une humanité sans épaisseur. La France est comme cette vieille demeure que l’on abandonne aux vents, à la pluie, au lierre, et dont on contemple la lente décrépitude avec une fascination morbide, sans trouver en soi l’énergie de la réparer. Israël, quant à lui, connaît une autre réalité : une partie de ses élites rêve parfois d’abandon, mais le cœur du pays résiste encore — porté par une jeunesse ardente, patriote, prête à défendre sa survie. Si certaines zones d’Israël commencent à ressembler à l’épuisement français, le reste du pays, lui, reste en état d’alerte, tendu, debout, face à la menace.

Car réparer, c’est toujours se souvenir. Réparer, c’est dire : nous avons existé, nous avons un passé, nous avons des morts, des guerres, des larmes, des chants. Réparer, c’est refuser l’oubli dans lequel nous pousse l’époque. Mais l’époque ne veut plus de ce passé. Elle n’en veut plus car il gêne, il embarrasse, il limite. Le passé, pour l’idéologie marchande, est un poids mort ; pour l’idéologie islamiste, il est une impureté ; pour l’idéologie de gauche, il est une faute. Et dans ce triple rejet, il y a une forme d’alliance, une coalition inattendue mais redoutable.

Israël, en tant qu’État juif, incarne le scandale du particulier : une identité historique, religieuse, culturelle, irréductible à l’universalisme abstrait. La France, malgré toutes ses trahisons, toutes ses abdications, reste, aux yeux du monde, une vieille nation façonnée par des siècles de guerres, de littérature, de catholicisme, de révolutions, de fidélité à soi-même. Or, ce sont précisément ces singularités-là qu’il faut abattre.

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Car le monde qui vient – le monde que veulent les islamistes, les marchands, les idéologues – est un monde sans nations. Un monde de flux : flux de capitaux, flux de marchandises, flux de croyants, flux d’êtres humains réduits à leur fonction économique ou religieuse. Ce que l’on appelle, souvent sans le comprendre, le globalisme, n’est qu’un nom poli pour désigner cette guerre souterraine contre les enracinements. Et l’islamisme, en ce sens, n’est pas l’ennemi du marché ; il en est l’allié paradoxal. Car tous deux veulent effacer les frontières, tous deux veulent un monde unifié, tous deux veulent abolir l’idée même de nation.

Voilà pourquoi il est vain d’opposer naïvement l’un à l’autre. Voilà pourquoi il est illusoire de croire qu’on pourra résoudre le conflit israélo-palestinien, ou la question de l’immigration en Europe, par de simples ajustements politiques, par des compromis, par des arrangements techniques. Car il s’agit d’un combat plus profond : celui de la survie des identités.

Et c’est ici que vient le plus tragique : il est possible que ce combat soit déjà perdu. Non pas par la force des armes, mais par la lassitude intérieure. Car les nations ne sont pas d’abord abattues de l’extérieur ; elles meurent de l’intérieur, par épuisement, par dégoût de soi, par incapacité à transmettre, à désirer encore. Regardez la France : elle n’enseigne plus son histoire ; elle n’ose plus dire ce qu’elle est ; elle s’excuse d’exister. Regardez Israël : il vacille entre le besoin de se défendre et la culpabilité de le faire, entre la volonté de survivre et la hantise d’être jugé.

On dit parfois : il faut défendre l’Occident. Mais l’Occident existe-t-il encore ? Est-ce autre chose qu’un souvenir, qu’un mirage, qu’un mot creux ? On dit : il faut sauver les nations. Mais les nations veulent-elles encore être sauvées ? Ont-elles encore en elles le désir de durer, cette obstination, ce sang, cette fidélité, cette mélancolie active qui fut jadis leur force ? Ou bien ont-elles déjà consenti, en silence, à se dissoudre, à s’effacer, à devenir des espaces neutres, des lieux sans mémoire, des zones franches pour le commerce et pour la foi ? 

La société malade

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🎙️ Podcast: Israël et Russie: où va la politique étrangère américaine?

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Avec Gil Mihaely et Jeremy Stubbs.


Donald Trump vient de faire pression sur Benyamin Netanyahou pour que ce dernier suspende l’avancement d’un projet de loi à la Knesset sur l’annexion de la Cisjordanie. Cette pression permet au Premier ministre israélien de maintenir sa coalition avec les partis de droite tout en évitant de prendre des mesures qui scandaliseraient l’opinion internationale.

Le même Donald Trump a imposé des sanctions sur les deux plus grands producteurs de pétrole en Russie, Rosneft et Lukoil. Et c’est sous la pression des tarifs américains que la Chine et l’Inde, les deux clients les plus importants pour le pétrole russe, ont suspendu leurs importations. Vladimir Poutine a riposté en annonçant que la Russie ne cédera jamais à de telles pressions. Est-ce que cela veut dire que l’amitié supposée entre les présidents américain et russe est finie et qu’il faut désormais prendre au sérieux les efforts de Trump pour mettre fin à la guerre en Ukraine?

Dans les deux cas, israélien et russe, la politique de Donald Trump a beaucoup évolué par rapport à son programme initial, se rapprochant de plus en plus de la ligne traditionnelle des Etats-Unis en matière de politique étrangère.

Sous les traits du général

Source d’inspiration exceptionnelle pour les dessinateurs, le général de Gaulle a été caricaturé sur les cinq continents de 1940 à 1970. Les historiens Alya Aglan et Julien Jackson ravivent ces trente années d’histoire mondiale, et leurs événements parfois oubliés, à travers la satire et l’irrévérence.


« Donnez-lui seulement une crise et une foule, et il est content. » La phrase illustre un cartoon du Daily Mirror rhodésien du 31 juillet 1967. On y voit le président de la Cinquième en uniforme, bras levés, hilare, debout à l’arrière d’une limousine décapotable conduite par Ian Smith, le chef du gouvernement de la minorité blanche de l’ancienne colonie britannique, alors en pleine guerre civile. Le Général défile sous les palmiers devant une foule en liesse, et clame « Vive Rhodesia libre ! Vive Smith ! » – parodie du fameux « Vive le Québec libre » qui déchaîna l’opinion.

Les notices explicatives qui accompagnent cette sélection de quelque cent cinquante caricatures d’origines étrangères – les auteurs ont fait le choix d’écarter la masse également pléthorique des productions autochtones (qu’on pense seulement aux dessins de Moisan, dans Le Canard enchaîné !) – ne sont pas de trop : rien ne vieillit davantage que l’actualité. Loin de se contenter d’archiver ces dessins glanés sur les cinq continents qui, de 1940 à 1970, ont croqué le Grand Charles, l’ouvrage De Gaulle, la France et le monde, concocté par les soins complices de son biographe Julian Jackson et de l’historienne Alya Aglan, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, relève d’une démarche autrement ambitieuse : retracer trente ans d’histoire au prisme de la caricature. Tant il est vrai que « dans l’économie du trait de plume se lisent en concentré tous les affects d’une époque, tous les commentaires et toute la hiérarchie des crispations internationales ».

Heureux siècle où l’irrévérence graphique et la flèche satirique ne relevaient pas du blasphème, susceptible de vous valoir, au nom du Prophète, mitraille en pleine rue, bombe dans le métro ou surin planté dans le gosier. Replaçant dans la continuité d’une solide tradition pamphlétaire l’imaginaire plastique insolent « fixant pour la postérité » la panoplie extravagante d’un de Gaulle habillé par le trait d’esprit autant que par l’esprit du trait, le propos confronte, tout du long de l’ouvrage, la véracité historique à ses représentations dans « l’exagération la plus débridée […] requise par le dessin ».

Opportunité de parcourir d’un œil neuf, au fil des chapitres – depuis « Le général rebelle » jusqu’à « De Gaulle outre-tombe », en passant par « Une certaine idée de la République » ou « La guerre d’Algérie : le grand malentendu » – la saga de nos relations internationales, à travers les anamorphoses de ce Protée grimé, travesti, grossi, déformé par des talents, il faut bien le dire, aussi éclectiques qu’inégaux, selon les périodes et les latitudes. Reste que « la caricature internationale aura finalement grandement contribué à lui fabriquer une statue de géant, par l’attention prêtée à chaque détail de son apparence et à chacun de ses faits et gestes, reproduits à l’infini à l’échelle mondiale ».

Sous ce rapport, de Gaulle a emprunté tous les visages possibles : tour à tour glabre, moustachu, nu-tête, général étoilé, coiffé du képi, du chapeau melon, du chèche arabe, du béret basque, du sombrero mexicain, empereur romain en toge, colon casqué de blanc, mousquetaire, poivrot, tribun, dictateur fasciste, Napoléon, Roi-Soleil, Jeanne d’Arc, Archimède, Charlot, CRS, condottiere, brancardier, échassier, puritain yankee, retraité, coureur de jupons, et chêne – qu’on abat ? Un dessin du Guardian, millésimé 1969, montre un frenchie hésitant entre la hache et l’arrosoir, au pied du grand arbre gaullien servant de tuteur à un roseau nommé France… Ses généreux appendices et sa stature hors norme, du blair considérable à son mètre quatre-vingt-treize font de de Gaulle l’instrument privilégié des humoristes sur papier journal. Bizarrement, la discrète tante Yvonne échappe à la raillerie, à tout le moins hors de nos frontières.

Ce qui frappe tout de même, c’est la difficulté, pour l’œil non averti, d’interpréter d’emblée, rétrospectivement, nombre de dessins et de légendes (même traduites) : tant ceux-ci ont perdu, le temps passant, le caractère d’évidence immédiate qu’ils avaient pour le lecteur contemporain des événements ou des personnalités brocardés. En quoi le présent ouvrage fait œuvre utile, au-delà même de l’intérêt esthétique qu’on peut porter à l’expression si joliment datée de ces caricatures (de la même façon qu’on se délecte toujours devant Daumier). Irritant, dérangeant, cinglant, ce « poil à gratter » de la grande histoire ne démange plus, et sa compréhension réclame désormais un solide commentaire. À cet égard, « Trente ans d’histoire par la caricature » (sous-titre du livre) remplit son office avec brio. Contrepoint bien documenté de cette iconographie haute en couleur assortie de notices aussi savoureuses qu’érudites, un texte fort nourri récapitule, dans une langue alerte et limpide, les étapes de la geste – du drapé gaullien au gaullisme –, de l’Appel de 1940 à la révérence de 1969 et à la disparition du prince de l’équivoque, un an plus tard. Perdure post mortem la mythologie du Général sous le crayon de la caricature, comme en témoignent les ultimes illustrations du volume, convoquant son fantôme jusque sur Twitter, dans une planche burkinabée signée Giez en 2019, ou encore sous le paraphe algérois d’un Dilem : « Je vous ai compris », clame de Gaulle au balcon, sous le titre « Les Algériens sont dans la rue ».

Aglan et Jackson soulignent, en sages historiens, combien « le leg principal gaullien ne se situe pas dans le domaine de la politique étrangère », mais « surtout sur le plan des institutions », non sans ajouter que « la Ve République fonctionne différemment de ce que de Gaulle avait prévu ». On peut en effet penser qu’elle devient sous nos yeux sa propre caricature.

De Gaulle, la France et le monde : trente ans d’histoire par la caricature (1940-1970), Alya Aglan et Julien Jackson, Gallimard, 2025. 240 pages

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La Syrie des deux Assad était-elle réellement laïque?

La chute du régime Assad en 2024 marque la fin d’une longue ère d’un demi-siècle durant laquelle sous couvert de laïcité et de nationalisme arabe, le Parti Baas a en réalité instauré un pouvoir confessionnel fondé sur l’armée et les minorités, transformant la religion en instrument de légitimation politique. Analyse.


Le 8 décembre 2024, le Proche-Orient apprenait la chute du régime de Bachar Al-Assad et l’arrivée au pouvoir d’Abou Mohammad al-Jolani, nom de guerre Ahmed al-Charaa. Un journaliste syrien résuma l’événement par un cri resté célèbre : « À 6h18, la Syrie est désormais sans Bachar Al-Assad ! ». Ainsi prenait fin le régime fondé 54 ans plus tôt par Hafez Al-Assad, arrivé au pouvoir par le coup d’État du 16 novembre 1970, qu’il avait lui-même baptisé « Mouvement correctif ».

Minorités inquiètes

L’avènement d’un nouveau régime issu du djihadisme réjouissait certains et inquiétait d’autres. Après tout, le nouvel homme fort de la Syrie traînait un passé difficile à assumer : membre d’Al-Qaïda en Irak au début des années 2000, il fonde en 2012 le Front al-Nosra (Jabhat al-Nosra) en Syrie avec le soutien direct du réseau d’Oussama ben Laden. En juillet 2016, il annonce la rupture officielle avec Al-Qaïda et rebaptise son organisation Jabhat Fatah al-Sham. Quelques mois plus tard, en janvier 2017, plusieurs factions rebelles fusionnent pour former Hay’at Tahrir al-Sham (HTS), dont Ahmed al-Charaa devient l’émir. Voir un tel homme présider au destin de la Syrie a ravivé un vieux débat. Déjà dans les années 1980, ensanglantées par les conflits avec les Frères musulmans syriens, comme au cours de la guerre civile déclenchée en 2011, nombreux furent ceux qui considéraient le régime Assad comme laïc et donc protecteur des minorités religieuses et le soutenaient, y voyant un rempart contre l’islamisme. Mais ce régime était-il réellement laïc ? Et le Parti Baas arabe socialiste a-t-il jamais incarné l’idéal de laïcité qu’il revendiquait ? La réponse est deux fois non.

Hafez el-Assad, lui-même, a été profondément nourri par l’idéologie baasiste, qui lui offrait un cadre de légitimité nationale et sociale propre à rompre avec l’ancien ordre dominé par les notables sunnites urbains. Cependant, il n’a pas hésité à transformer ce cadre idéologique en instrument de conquête et de consolidation d’un pouvoir personnel et militaire. Au-delà de cette instrumentalisation, il faut rappeler que Michel Aflak, fondateur du Baas, bien que chrétien, avait dès l’origine inscrit le mouvement dans une vision où l’islam occupait une place centrale. En d’autres termes, cette idéologie se réclamant de la laïcité reposait sur un postulat explicite: l’impossibilité de dissocier l’identité arabe de la religion musulmane. Ainsi, le baasisme, loin d’être un projet strictement sécularisé, articulait dès sa genèse nationalisme et spiritualité, ce qui en faisait une laïcité d’apparence plus que de substance.

Revenons un peu en arrière. Le Parti Baas arabe socialiste résulte de la fusion, en 1952, de deux formations : le Mouvement de la Baas arabe, fondé par Michel Aflak, créé officieusement en 1943 et officiellement constitué en 1947, et le Parti arabe socialiste fondé en 1951 par Akram Hourani.

En 1943, Michel Aflak lança le mouvement Baas arabe par un discours à tonalité antimatérialiste : « Nous, fils du Baas, représentons l’esprit de cette nation face au matérialisme qui a envahi le monde. » L’année suivante il a pris un pas en avant. Dans un célèbre discours prononcé au grand amphithéâtre de l’Université de Damas, en hommage à Mahomet, le fondateur de l’islam, intitulé « En mémoire du Prophète arabe», dans lequel il déclara : « Mahomet fut tout entier les Arabes ; que tous les Arabes soient aujourd’hui Mahomet. » Le nom même du mouvement, Baas, qui signifie « Résurrection », relève du vocabulaire théologique et renvoie à la vie après la mort. En effet, bien qu’il fût chrétien orthodoxe, Aflak revendiquait l’islam comme faisant parti intégral et essentiel de la renaissance spirituelle et morale de la nation arabe.

Quant à l’autre cofondateur, Akram Hourani, voisin et un temps proche du président syrien Adib Chichakli, il fut bientôt persécuté par ce dernier, soucieux d’empêcher que son Parti arabe socialiste ne devienne une force concurrente du pouvoir. Contraint à l’exil, Hourani finit par fusionner son mouvement avec le Mouvement du Baas arabe, donnant naissance au Parti Baas arabe socialiste. Il y apporta une dimension nouvelle, un discours ouvertement populiste et social, fondé sur l’alliance avec les classes opprimées et sur la perspective d’une véritable révolution sociale, avec comme mesure phare (et très dans l’air du temps) la revendication d’une réforme agraire.

Marginalisation des vrais laïcs

En réalité, ces « classes opprimées » désignaient avant tout les minorités musulmanes chiites, alaouites, druzes et ismaéliennes, historiquement marginalisées et parmi les plus pauvres du pays. Quant aux paysans sunnites démunis et aux tribus bédouines, plus dispersés à travers le territoire, ils se rallièrent souvent à d’autres courants nationalistes, notamment au nassérisme. Le taux d’analphabétisme y demeurait particulièrement élevé, ce qui limita leur participation politique et leur capacité d’organisation. Ces groupes envoyaient massivement leurs enfants dans l’armée, contrairement à la bourgeoisie sunnite et chrétienne, qui cherchait le plus souvent à éviter le service militaire, n’hésitant pas parfois à payer une compensation pour en être exemptée. Derrière le discours égalitaire de Hourani se dessinait ainsi une transformation sociale silencieuse, où l’armée devenait le vecteur d’ascension des périphéries religieuses et rurales au cœur du pouvoir syrien. Derrière le discours de Hourani se profilait ainsi une logique de mobilisation confessionnelle plus qu’une véritable théorie de la lutte des classes.

Cette logique de mobilisation confessionnelle prit corps après la chute du régime d’Adib Chichakli en 1954, qui marqua la disparition progressive de la classe politique laïque incarnée par Fares al-Khoury, seul chrétien à avoir dirigé un gouvernement syrien et ardent défenseur d’un État laïque, opposé à la fois aux Frères musulmans et au panarabisme nassérien. Dans le même temps, d’autres figures issues de la bourgeoisie sunnite, telles que Khalid al-Azm, furent à leur tour marginalisées, ouvrant la voie à une recomposition du pouvoir au profit des élites militaires et des minorités religieuses, qui allaient bientôt dominer les institutions syriennes.

Une fable nationale est parfois plus révélatrice qu’un fait historique. Dans les années 1950-1960 et surtout après la morte d’al-Khoury en 1962, apparait l’histoire de sa prière à l’ONU en 1945. Selon le récit populaire, alors que les délégués des puissances coloniales débattaient du sort du mandat français sur la Syrie, Fares al-Khoury, chrétien protestant, se serait avancé dans la salle du Conseil de sécurité, aurait déroulé un tapis et accompli une prière musulmane, pour rappeler la profonde appartenance de la Syrie à la civilisation arabo-islamique et affirmer l’unité nationale au-delà des confessions. Cette histoire n’apparaît dans aucun document officiel de la conférence de San Francisco ni dans les archives diplomatiques de l’époque, et relève davantage de la légende politique mais témoigne de ce besoin de légitimer l’appartenance d’un chrétien à la nation arabe par un lien avec l’islam.

Le coup d’État du 8 mars 1963 porta le Parti Baas au pouvoir et concrétisa le projet d’Akram Hourani, fondé sur une alliance entre le Baas et les classes ainsi que les minorités longtemps marginalisées. Le pouvoir militaire passa alors aux mains d’officiers issus de ces milieux, principalement alaouites tels que Salah Jadid, Mohammad Omran et Hafez al-Assad, mais aussi druzes et ismaéliens comme Salim Hatoum et Abdel Karim al-Jundi. Quant aux officiers sunnites issus des campagnes ou des tribus bédouines, tels que Jassem Alwan, ils furent rapidement écartés du pouvoir après leur tentative de coup d’État du 18 juillet 1963, inspirée par le courant nassérien et soutenue de manière officieuse par Le Caire.

Conclusion

Au-delà des discours et des messages de propagande, la Syrie des Assad père et fils n’a donc jamais été véritablement laïque. Le régime se drapait dans le vocabulaire du sécularisme pour mieux masquer une politique confessionnelle. Sous couvert d’unité nationale et de socialisme arabe, l’appareil baasiste a fait de l’armée un ascenseur social pour les minorités, substituant à la laïcité une coalition d’intérêts communautaires solidement encadrée par le parti et les services de sécurité. De Hafez à Bachar, la religion n’a jamais disparu du politique. Elle s’est tout simplement muée en instrument de contrôle, en langage de légitimation et en outil de survie.

La chute de 2024 ne vient donc pas clore une expérience laïque, mais sceller l’échec d’un demi-siècle d’ambiguïtés, où le discours du Baas sur la modernité et l’unité arabe n’aura servi qu’à dissimuler la domination d’un système confessionnel d’État.

Shein au BHV, taxe sur les petits colis: les vieilles peurs du commerce français

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L’annonce du partenariat entre le BHV et Shein a déclenché une vague de réactions où se mêlent nostalgie, inquiétude et une certaine méfiance de principe. Une panique morale qui conduit souvent à l’outrance, à l’autoritarisme, et, spécialité française… à de nouvelles taxes. Ainsi de celle sur les petits colis, censée protéger nos commerçants de la déferlante asiatique mais qui pourrait bien, paradoxalement, accentuer encore leurs difficultés.


Rhétorique de la forteresse assiégée

L’ancien patron de Système U et actuel ministre des PME, du Commerce et de l’Artisanat, Serge Papin, a été parmi les premiers à s’émouvoir du partenariat entre le mastodonte chinois et la très prestigieuse adresse parisienne. « Nous sommes en train de nous faire envahir », a-t-il averti, n’hésitant pas à avoir recours à la rhétorique de la forteresse assiégée. Il y a quelque chose de tout à fait « soviétoïde » dans l’affirmation de Bercy selon laquelle « l’intention de Serge Papin est de rouvrir le dossier et de voir comment il serait possible d’empêcher cette collaboration ». La France, où la liberté d’association serait remise en cause ? La France, où un secteur tenu par quelques familles pourrait faire barrage à des choix éclairés de marques et entreprises privées en s’appuyant sur tous les relais économiques et administratifs du pays ?

Les propriétaires du BHV, Frédéric et sa sœur Maryline Merlin, n’ont pas cherché à déplaire à monsieur Papin, ils ont fait un pari : celui que commerce physique et numérique ne sont plus des mondes séparés, mais les deux faces d’une même économie. Ouvrir un espace Shein dans le BHV, c’est admettre qu’une partie de la clientèle d’aujourd’hui — jeune, connectée, exigeante sur les prix — ne se reconnaît plus dans le grand magasin d’hier. Il n’est pas sûr que ce pari soit sans risques ; mais il a au moins le mérite d’assumer la modernité du moment.

Car le modèle Shein n’a pas grand-chose à voir avec celui des enseignes de fast-fashion des années 2000, comme Kiabi ou Zara. Sa force réside dans la production à la demande : fabriquer en fonction de la demande réelle, en petites séries, sans stock inutile. En somme, une mode de grande consommation plus réactive qu’industrielle — et, paradoxalement, moins gaspilleuse que celle d’hier, car elle ne génère presque pas d’invendus.

Pas de pétrole… et de moins en moins d’idées

À en croire certains, Shein serait responsable de la désertification des centres-villes, de la perte de souveraineté économique et du déclin du textile français. Mais ces maux sont bien antérieurs à l’essor du e-commerce. Les hypermarchés, dont Serge Papin fut l’un des grands patrons, avaient déjà aspiré la vitalité des petits commerces ; la fiscalité, les loyers et la centralisation urbaine ont fait le reste.

A lire aussi: Ultra fast-fashion: fin du game?

La crise du commerce de proximité n’est pas chinoise, elle est française. Dans Le JDD, le négociant en vin international spécialiste des marchés asiatiques, Jean-Guillaume Remise, le rappelait à juste titre : « L’arrivée de Shein ou Temu n’est pas la cause du déclin, mais un symptôme d’une transformation plus profonde. » Autrement dit, ce n’est pas Shein qui a dévitalisé le commerce français, c’est notre incapacité à en réinventer les modèles. À produire des idées neuves, et à les mettre en pratique.

Des pages du site Web Shein, à gauche, et du site Temu, à droite © Richard Drew/AP/SIPA

À chaque problème sa taxe

Dans ce contexte, il est d’autant plus ironique d’entendre certains prôner de nouvelles taxes nationales sur les petits colis importés. Présentée comme une mesure de “justice économique”, la taxe de deux euros appliquée sur chaque article présent dans les colis d’une valeur de moins de 150 euros importés depuis l’extérieur de l’Europe, pèsera surtout sur les consommateurs les plus modestes — ceux pour qui l’achat en ligne n’est pas un choix de confort, mais une nécessité budgétaire. Là encore, Serge Papin plaide pour une moralisation du commerce, sans voir que la morale coûte cher à ceux qu’elle prétend défendre.

Mais, de façon tout à fait contreproductive, les petits commerçants risquent eux aussi d’en payer le prix : utilisant les mêmes canaux logistiques que les plateformes étrangères pour leurs importations, ils verront leurs coûts grimper, leur compétitivité s’éroder, et leurs marges se réduire, face à des concurrents qui n’auront pas à s’acquitter de cette taxe.

Shein n’est pas un modèle à suivre aveuglément, ni un danger à conjurer à tout prix. C’est un symptôme, parfois inquiétant, souvent éclairant, d’un monde où la compétitivité prime sur la nostalgie. Les Merlin, en l’accueillant, ont pris un risque : celui de vivre avec leur temps. Le reste du commerce français est-il, de son côté, encore capable de se battre autrement qu’à coups de sermons ? Les indignations passent, les transformations, elles, s’installent.

Le 7-Octobre, une nouvelle fracture pour la société française?

Dans l’ouvrage collectif 7 octobre, une fracture française, dix-sept contributeurs interrogent les conséquences de cette journée fatidique sur la société française, démêlent les confusions régnantes concernant l’islam, l’islamisme, la cause palestinienne ou le djihad, et proposent des actions très concrètes.


Une terrible inversion accusatoire

Georges Bensoussan rappelle, dès la préface, qu’en 1939, le IIIᵉ Reich avait déjà inversé les rôles en accusant les Juifs d’avoir « déclaré la guerre à l’Allemagne ». Laurence Croix, maîtresse de conférences à l’université depuis trente ans, raconte son expérience au sein de l’institution et dit avoir lu, cinq jours seulement après l’attaque du Hamas, ces mots sur les murs de son université: « Israël assassin ».

Mais l’inversion victimaire peut également être chronologique, comme l’indique Michèle Tribalat: par exemple, lorsque la presse rapporte une riposte israélienne avant d’évoquer l’attaque terroriste qui l’a provoquée — quand elle n’oublie pas tout simplement d’en parler…

Le préfacier ajoute que si le crime a réellement eu lieu, c’est qu’il profite, dans ce cas, à sa victime. « Ici, l’inversion du réel entre dans une zone de folie collective qui ruine toute possibilité d’enseignement. » C’est pourquoi il estime essentiel de remettre à l’endroit « la stupéfiante réécriture “néocoloniale” de cette histoire », et commence par rappeler ce que signifient dhimmitude et djihad.

Nature et stratégies du djihad

C’est à cela que s’emploie Bat Ye’or : « À l’époque des grandes conquêtes, les armées bédouines musulmanes soumirent en un siècle des territoires s’étendant de l’Espagne jusqu’à l’Indus. » Juifs et chrétiens furent confrontés à ces deux réalités que sont le djihad et la dhimmitude pendant quatorze siècles. « Le djihad est une doctrine guerrière théologique qui prescrit des buts, des stratégies et des tactiques militaires structurés par une juridiction religieuse. Son but est d’imposer sur toute la terre la loi d’Allah et la suppression de la “mécréance”. » Parmi ses stratégies : « attiser ou instrumentaliser les conflits entre États chrétiens afin que le camp de la mécréance s’autodétruise de lui-même. » Cela passe naturellement par le refus de la culture du mécréant et, donc, par le refus de l’assimilation à celle-ci. D’autre part, « par le djihad, les musulmans se réapproprient les pays qui leur sont destinés mais que les nations mécréantes détiennent illégalement ». Les autochtones mécréants apparaissent dès lors comme des « occupants ». Ce qui faisait dire à Yasser Arafat que « la paix, pour nous, signifie la destruction d’Israël ». Bat Ye’or précise que ces interprétations du djihad sont présentes chez les théologiens et historiens musulmans dès le VIIᵉ siècle !

Statut du dhimmi

« Le mot dhimmitude vient, lui, du mot dhimmi, qui veut dire “protégé”. Protégé non par amitié, mais comme ennemi vaincu de guerre, échappant à la mort ordonnée par le djihad. Cette protection est conditionnelle à une soumission et peut être abrogée. » Cette protection, qui visait aussi d’autres populations, n’empêchait pas les pogroms d’avoir lieu et restreignait également les droits des minorités. Georges Bensoussan rappelle cette signification d’Israël, trop longtemps oubliée, pour les Juifs vivant en terre d’islam : l’émancipation de ce statut de dhimmi.

Frères musulmans et construction du « peuple palestinien »

Pierre-André Taguieff livre une genèse des Frères musulmans en rappelant qu’en 1937-1938, Hassan al-Banna, un des cofondateurs, n’hésitait pas à dire : « À une nation qui perfectionne l’industrie de la mort et qui sait comment mourir, Dieu donne une vie fière dans ce monde et la grâce éternelle de la vie à venir. » Et l’on lisait déjà, dans le point 5 du credo des Frères musulmans, entériné par le IIIᵉ Congrès des Frères en mars 1935 : « La bannière de l’islam doit couvrir le genre humain. » Il est montré par la suite comment, des Frères musulmans à des responsables politiques tels que Yasser Arafat, l’idée de nation fut d’une extrême ambiguïté, voire inexistante, sauf à être utilisée stratégiquement.

A lire aussi: Trump et le Proche-Orient: qu’est-ce que la «paix par la force»?

Le chef de l’OLP déclarait le 26 janvier 2002 : « Nous ne défendons pas la Palestine en tant que Palestiniens. Nous la défendons plutôt au nom de la nation arabe, au nom de la nation islamique. » Ainsi se dévoilait nettement l’islamisation profonde de la cause palestinienne.
Et si le terme « nation » demeure encore, de manière résiduelle, la Oumma est appelée à le remplacer. Le philosophe en déduit très logiquement qu’il nous faut « sortir de la mythologie palestiniste, et pour cela reconnaître d’abord que les Palestiniens ne constituent pas un “peuple” en quête d’un État-nation indépendant et souverain. »

Du reste, Zaheir Muhsein, membre de l’OLP, le disait déjà le 31 mars 1977 : « Le peuple palestinien n’existe pas. La création d’un État palestinien n’est qu’un moyen de poursuivre notre lutte contre l’État d’Israël pour notre unité arabe. Ce n’est que pour des raisons politiques et tactiques que nous parlons aujourd’hui de l’existence d’un peuple palestinien. »

Islam et islamisme : questions et réponses

Matthias Küntzel, de son côté, enjoint à prendre la Charte du Hamas très au sérieux, à en voir les liens évidents avec le nazisme, et démonte méthodiquement l’interprétation selon laquelle le massacre du 7 octobre aurait été une réponse à cinquante-six ans d’occupation.

Alexandre Feigenbaum, quant à lui, montre comment certains intellectuels marxistes contribuent aux narratifs djihadistes.

Fadila Maaroufi et Razika Adnani témoignent de la violence intrafamiliale musulmane, qui se défoule sur un bouc émissaire et se transmet de génération en génération. Elles interrogent également la possibilité d’un « islam qui ne serait pas un islamisme », en y répondant chacune différemment.

Sonya Zadig les accompagne dans leur réflexion en estimant que le terme « islamisme » « n’est qu’un néologisme franco-occidental inventé pour adoucir la formulation et brouiller les cartes », et en appelle à considérer les musulmans comme des adultes : non des enfants à protéger et à défendre, mais des citoyens à part entière auxquels on peut légitimement poser des questions et demander des comptes.

C’est ce que fait, du reste, Daniel Sibony, qui propose, très courtoisement, une prière et un questionnaire en trois parties à adresser à nos compatriotes musulmans.

Propositions très actuelles

Dans la suite des propositions tout à fait concrètes, Didier Lemaire explique les actions de son association Défendre les serviteurs de la République. Gilbert Abergel indique qu’il existe un Comité Laïcité République et rappelle que la laïcité n’est pas une opinion mais un principe juridique — ce qui fait de la loi notre arme principale. Il est rejoint ici par Barbara Lefebvre, qui veut ériger « un mur de fer législatif », c’est-à-dire un retour à la loi assumée et appliquée, en commençant par l’interdiction du port du voile dans l’espace public, estimant que le voile est le maillon déterminant de tous ceux qui suivent.

Pascal Bruckner, pour sa part, préconise de désigner l’ennemi pour mieux le combattre et, pour cela, de ne pas utiliser le langage de celui-ci lorsqu’il est faussé.

Enfin, Martine Ghnassia et Jean-Charles Goldberg dressent la liste de tous les collectifs et actions nés du 7 octobre, auxquels le lecteur pourra se référer.


7 octobre, une fracture française, préface de Georges Bensoussan, aux Éditions les Umpertinents. 210 pages.

7 octobre

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Le Comte de Monte-Sarko

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Nicolas Sarkozy à la Santé ou la naissance d’un mythe politique moderne


Mardi 21 octobre, Nicolas Sarkozy a été incarcéré à la prison de la Santé. Cette sanction inédite pour un ancien président de la République rappelle, à bien des égards, l’exil à Sainte-Hélène de Napoléon, et laisse à penser qu’à travers cet événement, Nicolas Sarkozy devient un mythe politique moderne.

Jusqu’à présent, Nicolas Sarkozy était, aux yeux des Français, un ancien chef de l’État médiatique aux multiples procès qui, néanmoins, avait toujours suscité passion, rejet, admiration ou haine. Qu’on apprécie ou non le personnage, force est de constater que l’épreuve qu’il traverse, après avoir connu les sommets victorieux et les défaites cuisantes, lui confère une dimension tragique et littéraire, dans la grande tradition française.

Personnalité unique, sanction extraordinaire

Le mythe moderne, en 2025, ne se construit plus dans le sacré, mais dans le spectacle médiatique. La chute d’un homme d’État questionne aussi la justice, la morale, le pouvoir et, in fine, la fatalité du destin. Nicolas Sarkozy ne laisse personne indifférent. Son incarcération est d’une force symbolique rare. Le contraste avec son passé, souvent victorieux, saisissant.

L’institution judiciaire eût été sûrement mieux avisée, et comprise par les citoyens, d’attendre l’appel et la cassation avant de le placer en prison… L’enfermer préventivement, comme si un ancien président de 70 ans pouvait être un danger public semble disproportionné. Il demeure un symbole de l’État qui rejoint la liste des dirigeants (légitimes ou non) français qui ont connu une telle situation : Louis XVI, Napoléon et le maréchal Pétain. Ce qui arrive à Nicolas Sarkozy est une sanction extraordinaire.

Napoléon à Sainte-Hélène, miroir de Nicolas Sarkozy en prison

La comparaison avec l’épopée napoléonienne prend, ici, tout son sens. Napoléon connut deux exils. Le premier, sur l’île d’Elbe, fut celui de l’attente, de la dépression, de l’ennui et de la peur d’être assassiné. Il s’en évada pour l’aventure des « Cent-Jours ». Le second exil, sur l’île de Sainte-Hélène, fut le dernier : six années d’isolement à raconter sa vie, à méditer sur son œuvre et à écrire sa légende pour les générations futures.

A lire aussi : Les juges feront-ils de Sarko un héros?

N’eût-il pas connu ces épreuves, jamais il n’aurait bâti cette image de prophète qui marquerait la postérité. Fils de la Révolution de 1789, Corse de cœur, prodige révélé lors du siège de Toulon en 1793, général victorieux de l’armée d’Italie, Premier Consul qui sut reconstruire la France, puis Empereur vaincu par l’Europe entière, Napoléon connut une chute si retentissante qu’elle continue de hanter les imaginaires.

Comme il l’écrivait à Joséphine en avril 1814 : « Ma chute est grande, mais au moins elle est utile. Je vais, dans ma retraite, substituer la plume à l’épée. L’histoire de mon règne sera curieuse ; on ne m’a vu que de profil, je me montrerai tout entier. Que de choses n’ai-je pas à faire connaître ! »

Nicolas Sarkozy et le « moment Sainte-Hélène »

Nicolas Sarkozy vit, à sa manière, un « moment Sainte-Hélène » qui, toutes proportions gardées, rappelle Napoléon Bonaparte. Si l’on pousse la comparaison, l’épisode de l’île d’Elbe correspond à son retrait après la défaite présidentielle de 2012 avant la tentative de reconquête. Son Waterloo, c’est la grande défaite aux primaires de la droite en 2016 et la fin de sa carrière politique. Aujourd’hui, c’est Sainte-Hélène. Le temps de l’enfermement, de la solitude et de la naissance d’un symbole pour une partie du peuple de droite dont il fut le héros.

Il ne s’agit évidemment pas de confondre les deux hommes. Napoléon demeure un mythe universel, dont l’écho résonnera encore dans des millénaires. Mais, il y a chez Nicolas Sarkozy comme chez l’Empereur, cette même envie et volonté de transformer son destin en légende historico-politique. Napoléon ne devient Napoléon qu’à travers l’infortune de Sainte-Hélène et c’est cette prison à ciel ouvert qui couronne son épopée. De même, Nicolas Sarkozy, par l’épreuve de la détention, tend à devenir un personnage romanesque car enchaîné.

Un mythe politique consacré par la postérité ?

Ce que les juges ignorent et ce que ses détracteurs ne perçoivent pas, c’est que les martyrs, réels ou fictifs, triomphent souvent avec le recul du temps. Le Comte de Monte-Cristo, Edmond Dantès, triomphe par la justice de sa vengeance ; Napoléon, par la victoire morale et historique que lui a accordée la postérité. Lorsque les passions se seront apaisées, on réalisera probablement que Nicolas Sarkozy fut surtout condamné pour l’exemple et pour expier ses affrontements passés avec des juges qui n’ont rien oublié.

L’opinion publique, elle, retiendra l’image d’un président derrière les barreaux et, au-delà de sa personne, le fait que la France et l’État sont atteints. S’il semble inévitable que cet épisode trouble le rapport des Français à l’institution judiciaire, il consacre Nicolas Sarkozy comme un mythe politique moderne qui laissera des traces. À travers lui, la France contemple sa propre histoire.

Encore un effort pour tout détruire…

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Il rêvait de « réinventer la France ». Mais, au milieu des ruines, le président de la République semble plutôt avoir ouvert la voie non pas à sa renaissance mais à une lente destruction, observe notre chroniqueur…


Au mois d’avril 2023, dans son discours de Vendôme, le président de la République a déclaré : « On est dans une période où on refonde, on est en train de réinventer un modèle. C’est plus dur de le réinventer quand tout n’a pas été détruit. »

Cette citation est rapportée par Philippe de Villiers dans son dernier livre Populicide, dans un chapitre ainsi intitulé : « Au-dessus du peuple s’élève un pouvoir immense et tutélaire ».

La méthode de gouvernement d’Emmanuel Macron aurait donc été, pour pouvoir tout refaire de fond en comble, de laisser tout détruire.

J’entends bien qu’une part de provocation n’est pas étrangère à la pensée du président et qu’il ne faut sans doute pas prendre au pied de la lettre cette envie de table rase, de page blanche.

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Il n’empêche que, derrière toute ambition globale, assurée d’elle-même et de son importance pour le pays, il y a probablement ce rêve inouï d’un bouleversement total, ne laissant plus la moindre trace du monde imparfait d’avant, de la France tellement en retard d’hier.

Qu’on se rappelle d’ailleurs le titre du livre qu’a écrit Emmanuel Macron et qui n’annonçait rien de moins qu’une Révolution !

Il est intéressant de constater, sans abuser de la comparaison, que cette aspiration totalitaire a été celle des régimes dictatoriaux — nazisme, communisme chinois, le Cambodge terrifiant — qui prétendaient à bien plus qu’à la politique : une nouvelle humanité débarrassée des péchés anciens.

L’amer paradoxe est que ce propos du président, en 2023, est demeuré lettre morte ; mais il s’en faut de peu pour que la société actuelle ne soit pas engagée dans un processus de lamentable destruction, dans plusieurs domaines capitaux tenant aussi bien à l’identité, au régalien, au vivre-ensemble, à la qualité de la démocratie, à l’économie qu’à notre rôle international. À tel point que personne n’aurait l’optimisme d’Emmanuel Macron quant à la résolution de restaurer après le désastre consommé, mais que tous sont persuadés de l’impossibilité d’une remise en ordre de tout ce qui va mal dans notre pays.

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La destruction qui nous guette n’est pas de celle qui, organisée et créatrice, serait le terreau d’une renaissance — parce que même nos meilleurs politiques ne nous rassurent pas sur leur lucidité et leur courage. Mais, insinuante, progressive, quasiment irrésistible ici, irréversible là, décourageante à force de résistance aux efforts qui cherchent à la réduire, elle représente un poison qui, en 2027, nous tuera si personne ne sort du lot pour nous sauver.

Face à ce délitement sous toutes ses formes, je songe à Jacques Perret — j’ai abusé de la citation — qui se demandait pourquoi on attend d’être au fond du trou pour savoir comment on est arrivé au bord.

Je crains que nous n’ayons même pas besoin d’un effort pour tout détruire. Que le président Macron se rassure : les choses continuent à mal se passer…

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Albanie: dites bonjour à Madame Soleil!

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Avec l’arrivée au gouvernement d’un pays européen (l’Albanie) d’un ministre virtuel, l’intelligence artificielle s’empare du domaine de l’activité humaine qu’elle convoite sans doute le plus: le pouvoir exécutif !


Au mois de juillet dernier, l’entreprise américaine Microsoft a publié sur le site de l’Université Cornell une étude1 consacrée aux métiers les plus susceptibles d’être remplacés, dans un avenir proche, par l’intelligence artificielle. Dans la liste des 40 professions identifiées, on retrouvait les traducteurs, les téléopérateurs, les agents de voyage, mais aussi les historiens, les mathématiciens ou encore les écrivains. Les algorithmes de l’IA, capables d’absorber des quantités quasi illimitées d’informations en l’espace de quelques secondes, pourront aisément se substituer aux tâches accomplies par les humains dans les domaines de la communication, de l’interprétation, du calcul et même de la création.

Nine-Eleven : la Big Tech californienne prend le contrôle

Mais, cette vision de notre avenir offerte par le géant de la tech fondé par Bill Gates ne précisait pas le sort réservé aux responsables politiques. Le 11 septembre, le monde a découvert Diella, la nouvelle ministre des Marchés publics du gouvernement albanais et pur produit de l’intelligence artificielle. Dotée d’une apparence de femme agréable, vêtue d’un costume national et d’un foulard sur les cheveux, conformément à la tradition de ce pays majoritairement musulman, la ministre virtuelle a tenu un discours projeté sur grand écran au Parlement pour défendre sa nomination par le Premier ministre socialiste Edi Rama. Ses arguments furent d’une logique implacable : « Les véritables dangers pour les Constitutions n’ont jamais été des machines, mais des décisions humaines prises par des personnes2. »

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Si l’on comprend la colère de l’opposition face à ce coup de communication du parti au pouvoir, on devine aussi la joie que cette première mondiale a suscitée chez certains dans la Silicon Valley. Car, si officiellement Diella est présentée comme la création de l’AKSHI, l’Agence nationale pour la société de l’information d’Albanie, nul doute que ce sont ses célèbres partenaires sur ce projet, Microsoft et Open AI, qui peuvent véritablement revendiquer la paternité de cette œuvre révolutionnaire.

Bienvenue dans l’Uber-politique

Bien que la femme « Soleil » (traduction du prénom Diella en albanais) soit pour l’heure la seule responsable politique au monde à exercer sa fonction à l’aide d’algorithmes de machine learning, il n’est pas impossible que ses concepteurs cherchent à renouveler l’expérience pour d’autres postes gouvernementaux et dans d’autres pays — et pourquoi pas, à terme, la généraliser. Ces vingt dernières années, l’empire du numérique a profondément transformé notre rapport au travail, au commerce, à la culture, à l’information, et surtout nos relations les uns avec les autres. Dans chacun de ces domaines s’est installée une sorte d’ombre permanente : cet univers virtuel qui nous fournit des réponses à tout, immédiatement et en continu. Ce qui, autrefois, exigeait l’effort de notre imagination, de notre réflexion et de notre curiosité, semble désormais accessible en un simple clic.

La déshumanisation de la sphère politique est un pas en avant naturel et inévitable de cette conquête numérique du monde, au moins dans une société qui, jusqu’à maintenant, n’a rien pu opposer au rouleau compresseur de la virtualisation de notre vie quotidienne.

La perspective de voir les frères et sœurs de Diella envahir le terrain politique européen semble d’autant plus crédible au vu de la crise politique actuelle en France. Après avoir brûlé sa dernière cartouche avec la nomination de Sébastien Lecornu au poste de Premier ministre, Emmanuel Macron ne céderait-il pas, à son tour, à la tentation de confier la composition du prochain gouvernement à un Premier ministre virtuel ? OpenAI ou un autre spécialiste du sujet (sur les quinze plus grandes entreprises du secteur par capitalisation boursière, 14 sont américaines, la seule autre étant chinoise3) pourrait-il créer l’algorithme capable de répondre enfin aux aspirations de la gauche comme de la droite ? En d’autres termes, faire ce que le président du « en même temps » promet depuis huit ans et demi, mais en plus efficace ?

La barbarie à visage inhumain

Cet inquiétant jeu de devinettes sur les rôles que l’IA pourra jouer dans la société de demain prêterait presque à sourire, si l’arrivée de Diella ne marquait pas une nouvelle étape dans la subordination (ou, diront certains esprits critiques, la colonisation) du continent européen par les géants du numérique d’outre-Atlantique. Certes, l’Albanie demeure l’un des pays les plus pauvres et les moins développés d’Europe, mais c’est précisément pour accélérer son intégration à l’Union européenne que Diella s’engage à lutter sans relâche contre la corruption et à arbitrer les appels d’offres publics sur la seule base de critères techniques et fonctionnels. Diella défend la cause du Bien, elle promet de rester calme en toutes circonstances, et toujours respectueuse face aux critiques venant de tous bords, un peu comme la patronne de l’Europe Ursula von der Leyen ! 

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Certains citoyens européens se souviennent encore du discours enflammé de la députée Ewa Zajaczkowska-Hernik, à l’été 2024, lorsqu’elle accusa l’Allemande d’être responsable de l’appauvrissement des peuples européens, de la disparition de nos agricultures et des viols de femmes commis par des migrants que la politique de l’UE encourage à venir en masse sur le continent. « Votre place n’est pas à la tête de la Commission européenne, mais en prison ! » avait-elle lancé4, avant de déchirer sous les yeux de sa “patronne” le Pacte vert pour l’Europe. Mais Ursula von der Leyen était restée stoïque face aux accusations de l’élue de droite radicale polonaise, esquissant un sourire forcé avant d’appeler les Européens à « rester unis face aux dangers du monde moderne ».

L’Union européenne ne serait-elle pas, à terme, le cadre réglementaire idéal pour imposer un quota de ministres ou députés virtuels ? La mesure permettrait de réduire les budgets des États ! En plus de filer droit, Diella, à la différence de tous ces politiciens beaux parleurs, travaille gratuitement et sans jamais prendre de repos…

« La mort de l’empathie humaine est l’un des premiers signes d’une culture sur le point de sombrer dans la barbarie », écrivait Hannah Arendt. Les ministres parfaits, incorruptibles et infatigables, issus des entrailles de processeurs surpuissants, auront sans doute toutes les qualités opérationnelles. En revanche, leur chaleur et leur empathie, même s’ils parviennent un jour à s’en procurer, ne seront jamais humaines. Mais notre société donne parfois l’impression de ne plus en avoir besoin. Sommes-nous redevenus des barbares ?


  1. https://www.thehrdigest.com/which-jobs-are-most-likely-to-be-replaced-by-ai-microsoft-chips-in/ ↩︎
  2. https://www.youtube.com/watch?v=vW5PJkOIS50 ↩︎
  3. https://companiesmarketcap.com/artificial-intelligence/largest-ai-companies-by-marketcap/ ↩︎
  4. https://www.youtube.com/watch?v=86UeVXyvevs ↩︎

Mystérieux Shakespeare

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L'écrivain français Philippe Forest, image d'archive © BALTEL/SIPA

On croit le connaitre, on se dit qu’on sait tout sur lui, sur le génial écrivain-poète qui a su créer les gouffres amers où se sont jetés ses personnages, au milieu du bruit et de la fureur, cernés par les spectres, ravagés par le remords, détruits par la folie, avec comme témoin le crâne de Yorick, la tragédie se jouant sur une scène de théâtre qui se confond avec celle de la vie ; cet homme qu’on croit connaitre, c’est Shakespeare.

Petits cailloux

Philippe Forest a décidé de relever le défi d’écrire une antibiographie du plus célèbre dramaturge de tous les temps. Il la publie dans la collection « D’après » dirigée par Colin Lemoine. Le deal : demander à un écrivain d’aujourd’hui de parler comme il le souhaite d’un écrivain d’autrefois en réinventant son œuvre et en tentant de rêver sa vie. Avec Shakespeare, c’est possible, car les éléments biographiques avérés sont rares. Trop rares. Philippe Forest résume : « De William Shakespeare, on sait tout, c’est-à-dire à peu près rien. » L’imagination peut alors galoper, les analyses sont infinies, les plus audacieuses hypothèses sont concevables. Encore faut-il tenir sa plume et sa raison. C’est ce que fait Forest et le résultat est passionnant, d’autant plus que jamais la phrase ne mollit, elle serpente au milieu des conjectures, sans jamais perdre le lecteur, son semblable.

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Une antibiographie, donc, « qui ferait non la somme de ce que l’on sait – c’est si peu – mais la somme de ce que l’on ne sait pas, que j’imagine – et qui est énorme. » Une date de naissance, une date de mort, et encore pas certaines, et entre les deux un puzzle impossible à reconstituer. Quelques points d’ancrage, cependant, que Forest finit par dynamiter, voulant rester seul avec son sujet, sans jamais révéler ce qu’il croit être la vérité, de crainte de dévoiler le mystère Shakespeare. L’œuvre semble être une mine de renseignements sur l’écrivain. Mais ce n’est pas sûr. Quels personnages ressemblent le plus à William S. ? On ne peut le dire puisqu’on ne sait rien de lui. A-t-il seulement existé ? Oui, répond Forest. Il y a des preuves irréfutables – adjectif osé quand on évoque sa vie. Les actes de baptême, de mariage, testamentaire. De petits cailloux sur un chemin abrupt qui mène au domaine du fossoyeur. Et pourtant le résultat est qu’on parvient à se faire une idée de la vie du dramaturge, poète et acteur, né en avril 1564 et mort en avril 1616, à Stratford-upon-Avon, Royaume-Uni. Les mots, « Words, words, words », nous le permettent, à condition de ne pas tomber sous le charme vertigineux et vénéneux de ses vers, de leur envoûtante musicalité. C’est la part manquante de son sujet qui a plu à Forest, lui l’écrivain du manque, justement, et de l’absence. Car dans ce livre maitrisé, l’essayiste y a mis beaucoup de lui-même, sans se cacher, utilisant le « je » du séditieux. Le temps fort de son enquête – car il s’agit d’une enquête – est l’éclairage qu’il jette sur le personnage le plus énigmatique, et donc le plus fascinant, imaginé par Shakespeare : Hamlet. Personnage qui correspond à notre époque où tout se délite, où le chaos progresse chaque jour, où la folie n’épargne surtout pas les grands de ce monde. Forest: « Quand elle s’abîme, constate Hamlet, la souveraineté fait s’ouvrir un gouffre, un immense vide au sein duquel tout va verser et dont les profondeurs béantes vomissent les fléaux les plus infâmes. » Il ajoute : « Le temps lui-même sort de ses gonds. Des entrailles de la terre émanent de menaçants fantômes qui demandent justice. » Nous y sommes. Les sorcières ne sont plus tenables, leur obscénité effraie. Il y a beaucoup de Shakespeare en Hamlet. Ou l’inverse. Quel est le point de bascule ? Ce point où Shakespeare se dérègle et entrevoit la folie qui va le mordre à la gorge. On a dit que c’était la mort de John, son père. Joyce affirme que c’est la mort de son fils, Hamnet – à une lettre près, le même prénom que le prince danois, insiste Forest. La piste semble sérieuse, pour une fois. Forest la valide, lui qui a perdu sa fille à quatre ans et qui a écrit son premier roman intitulé L’enfant éternel. Il précise : « Sa vie, le secret de sa vie, demeure un mystère. Chacun lui donne le sens qui lui plaît. C’est ce que je fais aussi. »

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Folie lucide

Il faut relire Shakespeare, en s’intéressant tout particulièrement à ces nombreux fous qui hantent ses pièces. C’est une folie lucide et salutaire, elle donne à voir une réalité essentielle qui échappe aux yeux normaux. Polonius est, à ce titre, un personnage important, notamment lorsqu’il analyse la folie d’Hamlet/Shakespeare : « Que ses répliques sont parfois grosses de sens ! Une heureuse pertinence que la folie trouve souvent, et dont la raison et la santé mentale ne pourraient accoucher avec autant d’à-propos. »

Philippe Forest, Shakespeare. Quelqu’un, tout le monde et puis personne, Flammarion. 348 pages

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Une guerre peut en cacher une autre

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Le président Macron rencontre des binationaux ayant perdu des proches le 7-Octobre, à l'aéroport Ben Gourion de Tel Aviv, le 24 octobre 2023 © Christophe Ena/AP/SIPA

Regardez la France: elle n’enseigne plus son histoire; elle n’ose plus dire ce qu’elle est; elle s’excuse d’exister. Regardez Israël, qui vacille entre le besoin de se défendre et la culpabilité de le faire, entre la volonté de survivre et la hantise d’être jugé…


Il faut le dire sans détour, sans cet artifice des âmes tièdes qui veulent encore croire à des accommodements : le Hamas ne veut pas de la solution à deux États. Il ne la veut pas, il ne la peut pas, car son horizon n’est pas celui des nations, pas même celui des peuples, mais celui d’un univers soumis à la seule loi d’Allah.

Ce que l’on ne veut pas voir

À l’extrême rigueur, il l’accepterait comme une ruse, un délai, une pause stratégique : une étape avant de rayer l’État juif de la carte, avant de dissoudre cette anomalie qu’est Israël dans le grand bain d’un Moyen-Orient musulman de toute éternité.

Pour lui, pour l’islamisme, Israël ne saurait être une nation souveraine, juive de surcroît, mais tout au plus un territoire, un espace, une portion de terre où les juifs vivraient en dhimmis, sous le joug discret mais implacable de la sharia, tolérés comme on tolère l’ombre du passé sur les ruines du présent.

Ce qui se joue là, et que l’on ne veut pas voir – car l’aveuglement, aujourd’hui, est le luxe suprême des sociétés fatiguées –, c’est que cette logique n’est pas circonscrite au conflit israélo-palestinien. Elle travaille aussi, souterrainement, l’Europe, la France, ces vieilles nations qui s’acharnent à nier leur propre chair, leur propre mémoire, leur propre être. Pour l’extrême gauche, pour la gauche qui se laisse entraîner par elle dans un vertige dont elle ne comprend ni l’origine ni le prix, comme pour l’islamisme, les nations sont des fictions à dissoudre, des entraves à l’avènement d’un ordre supérieur : celui de l’oumma pour les uns, celui du marché planétaire pour les autres, celui de l’humanité universelle pour les troisièmes.

Et c’est pourquoi ces courants si différents en apparence – islamistes, capitalistes, révolutionnaires – se retrouvent paradoxalement à défendre, d’une manière ou d’une autre, une immigration de masse, notamment en provenance de pays majoritairement musulmans : car ce flot humain, en noyant les identités historiques sous une vague démographique, contribue puissamment à dissoudre les repères, à effacer les singularités nationales, à rendre les peuples plus malléables, plus abstraits, plus interchangeables.

Globalisation et islamisation sont les deux mamelles du déclin

Ainsi, ce qu’on veut effacer, ce n’est pas seulement l’État juif ; c’est l’idée même d’État-nation. Le Hamas ne veut pas d’un État juif, il veut bien, peut-être, d’un État d’Israël vidé de sa substance juive, comme l’islamisme peut bien tolérer une République française à condition qu’elle ne soit plus la France des Français, mais un espace abstrait, ouvert, disponible pour le déploiement de l’islam. Car pour l’islamisme, comme pour les idéologues de la globalisation, la nation n’a pas de sens : ce qui compte, c’est l’unité du monde, l’unification sous une loi, fût-elle marchande ou divine, mais toujours hostile aux singularités historiques, aux héritages, aux frontières.

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Et l’on ne voit pas – et c’est peut-être cela, la tragédie de notre temps, cette incapacité à percevoir les lignes profondes qui structurent les événements – que la France et Israël sont, en vérité, confrontées à un même péril : celui de leur effacement. Effacement sous la poussée islamiste, qui rêve d’un monde où les autres religions seraient soumises ; effacement sous la poussée de la marchandisation, qui rêve d’un monde où tout serait interchangeable, « marchandisable », dissolu dans les flux ; effacement sous la poussée d’une gauche encore hantée par les relents du communisme, qui rêve d’un monde où les hommes seraient réduits à leur simple humanité abstraite, sans histoire, sans mémoire, sans identité.

Dans cette conjonction inattendue – islamisme, marché, idéologie universaliste – se joue une bataille qui n’est pas seulement politique, mais métaphysique : celle de l’existence des nations. Être une nation, c’est dire non à l’uniformité, non à la dissolution, non à la réduction des êtres humains à de simples unités de désir ou de foi. C’est affirmer une différence, une singularité, une mémoire incarnée dans des lieux, des langues, des rites, des morts. Israël, comme la France, comme l’Europe, se trouve à la croisée des chemins : ou bien elle persiste à exister comme nation, au prix d’un combat douloureux, solitaire, presque désespéré ; ou bien elle consent à disparaître, à se fondre dans le grand magma planétaire, à n’être plus qu’un espace sans épaisseur, sans mémoire, sans visage.

Un combat ontologique

Ce combat, on le mène souvent sans le savoir, ou en croyant qu’il s’agit seulement de cohabitation, de justice sociale, de redistribution économique. Mais il s’agit, en vérité, d’un combat ontologique : il s’agit de savoir si nous voulons continuer à exister comme peuples, comme nations, ou si nous acceptons de n’être plus que des individus sans attaches, soumis aux lois de l’économie, de l’idéologie, ou de la religion totalitaire. 

Voilà pourquoi la France et Israël sont liés par un destin commun, que nul ne veut voir. Voilà pourquoi il faut parler, écrire, nommer, contre le flot amnésique du monde contemporain. Voilà pourquoi il faut, peut-être, retrouver cette mélancolie tragique qui fut toujours le propre des civilisations vieillissantes mais lucides. Il y a, dans cette affaire, une immense fatigue. Fatigue des nations, qui ne savent plus porter le poids de leur histoire ; fatigue des hommes, qui ne croient plus à leur singularité ; fatigue des élites, qui rêvent d’effacer les aspérités pour se fondre dans une humanité sans épaisseur. La France est comme cette vieille demeure que l’on abandonne aux vents, à la pluie, au lierre, et dont on contemple la lente décrépitude avec une fascination morbide, sans trouver en soi l’énergie de la réparer. Israël, quant à lui, connaît une autre réalité : une partie de ses élites rêve parfois d’abandon, mais le cœur du pays résiste encore — porté par une jeunesse ardente, patriote, prête à défendre sa survie. Si certaines zones d’Israël commencent à ressembler à l’épuisement français, le reste du pays, lui, reste en état d’alerte, tendu, debout, face à la menace.

Car réparer, c’est toujours se souvenir. Réparer, c’est dire : nous avons existé, nous avons un passé, nous avons des morts, des guerres, des larmes, des chants. Réparer, c’est refuser l’oubli dans lequel nous pousse l’époque. Mais l’époque ne veut plus de ce passé. Elle n’en veut plus car il gêne, il embarrasse, il limite. Le passé, pour l’idéologie marchande, est un poids mort ; pour l’idéologie islamiste, il est une impureté ; pour l’idéologie de gauche, il est une faute. Et dans ce triple rejet, il y a une forme d’alliance, une coalition inattendue mais redoutable.

Israël, en tant qu’État juif, incarne le scandale du particulier : une identité historique, religieuse, culturelle, irréductible à l’universalisme abstrait. La France, malgré toutes ses trahisons, toutes ses abdications, reste, aux yeux du monde, une vieille nation façonnée par des siècles de guerres, de littérature, de catholicisme, de révolutions, de fidélité à soi-même. Or, ce sont précisément ces singularités-là qu’il faut abattre.

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Car le monde qui vient – le monde que veulent les islamistes, les marchands, les idéologues – est un monde sans nations. Un monde de flux : flux de capitaux, flux de marchandises, flux de croyants, flux d’êtres humains réduits à leur fonction économique ou religieuse. Ce que l’on appelle, souvent sans le comprendre, le globalisme, n’est qu’un nom poli pour désigner cette guerre souterraine contre les enracinements. Et l’islamisme, en ce sens, n’est pas l’ennemi du marché ; il en est l’allié paradoxal. Car tous deux veulent effacer les frontières, tous deux veulent un monde unifié, tous deux veulent abolir l’idée même de nation.

Voilà pourquoi il est vain d’opposer naïvement l’un à l’autre. Voilà pourquoi il est illusoire de croire qu’on pourra résoudre le conflit israélo-palestinien, ou la question de l’immigration en Europe, par de simples ajustements politiques, par des compromis, par des arrangements techniques. Car il s’agit d’un combat plus profond : celui de la survie des identités.

Et c’est ici que vient le plus tragique : il est possible que ce combat soit déjà perdu. Non pas par la force des armes, mais par la lassitude intérieure. Car les nations ne sont pas d’abord abattues de l’extérieur ; elles meurent de l’intérieur, par épuisement, par dégoût de soi, par incapacité à transmettre, à désirer encore. Regardez la France : elle n’enseigne plus son histoire ; elle n’ose plus dire ce qu’elle est ; elle s’excuse d’exister. Regardez Israël : il vacille entre le besoin de se défendre et la culpabilité de le faire, entre la volonté de survivre et la hantise d’être jugé.

On dit parfois : il faut défendre l’Occident. Mais l’Occident existe-t-il encore ? Est-ce autre chose qu’un souvenir, qu’un mirage, qu’un mot creux ? On dit : il faut sauver les nations. Mais les nations veulent-elles encore être sauvées ? Ont-elles encore en elles le désir de durer, cette obstination, ce sang, cette fidélité, cette mélancolie active qui fut jadis leur force ? Ou bien ont-elles déjà consenti, en silence, à se dissoudre, à s’effacer, à devenir des espaces neutres, des lieux sans mémoire, des zones franches pour le commerce et pour la foi ? 

La société malade

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🎙️ Podcast: Israël et Russie: où va la politique étrangère américaine?

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Donald Trump et Benyamin Netanyahou à la Maison Blanche, le 29 septembre 2025. Avi Ohayon/Israel Gpo/ZUMA/SIPA

Avec Gil Mihaely et Jeremy Stubbs.


Donald Trump vient de faire pression sur Benyamin Netanyahou pour que ce dernier suspende l’avancement d’un projet de loi à la Knesset sur l’annexion de la Cisjordanie. Cette pression permet au Premier ministre israélien de maintenir sa coalition avec les partis de droite tout en évitant de prendre des mesures qui scandaliseraient l’opinion internationale.

Le même Donald Trump a imposé des sanctions sur les deux plus grands producteurs de pétrole en Russie, Rosneft et Lukoil. Et c’est sous la pression des tarifs américains que la Chine et l’Inde, les deux clients les plus importants pour le pétrole russe, ont suspendu leurs importations. Vladimir Poutine a riposté en annonçant que la Russie ne cédera jamais à de telles pressions. Est-ce que cela veut dire que l’amitié supposée entre les présidents américain et russe est finie et qu’il faut désormais prendre au sérieux les efforts de Trump pour mettre fin à la guerre en Ukraine?

Dans les deux cas, israélien et russe, la politique de Donald Trump a beaucoup évolué par rapport à son programme initial, se rapprochant de plus en plus de la ligne traditionnelle des Etats-Unis en matière de politique étrangère.

Sous les traits du général

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Wilhelm Spira, dit Bil, dans Nebelspalter, 22 octobre 1958 © Bil/Nebelspalter

Source d’inspiration exceptionnelle pour les dessinateurs, le général de Gaulle a été caricaturé sur les cinq continents de 1940 à 1970. Les historiens Alya Aglan et Julien Jackson ravivent ces trente années d’histoire mondiale, et leurs événements parfois oubliés, à travers la satire et l’irrévérence.


« Donnez-lui seulement une crise et une foule, et il est content. » La phrase illustre un cartoon du Daily Mirror rhodésien du 31 juillet 1967. On y voit le président de la Cinquième en uniforme, bras levés, hilare, debout à l’arrière d’une limousine décapotable conduite par Ian Smith, le chef du gouvernement de la minorité blanche de l’ancienne colonie britannique, alors en pleine guerre civile. Le Général défile sous les palmiers devant une foule en liesse, et clame « Vive Rhodesia libre ! Vive Smith ! » – parodie du fameux « Vive le Québec libre » qui déchaîna l’opinion.

Les notices explicatives qui accompagnent cette sélection de quelque cent cinquante caricatures d’origines étrangères – les auteurs ont fait le choix d’écarter la masse également pléthorique des productions autochtones (qu’on pense seulement aux dessins de Moisan, dans Le Canard enchaîné !) – ne sont pas de trop : rien ne vieillit davantage que l’actualité. Loin de se contenter d’archiver ces dessins glanés sur les cinq continents qui, de 1940 à 1970, ont croqué le Grand Charles, l’ouvrage De Gaulle, la France et le monde, concocté par les soins complices de son biographe Julian Jackson et de l’historienne Alya Aglan, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, relève d’une démarche autrement ambitieuse : retracer trente ans d’histoire au prisme de la caricature. Tant il est vrai que « dans l’économie du trait de plume se lisent en concentré tous les affects d’une époque, tous les commentaires et toute la hiérarchie des crispations internationales ».

Heureux siècle où l’irrévérence graphique et la flèche satirique ne relevaient pas du blasphème, susceptible de vous valoir, au nom du Prophète, mitraille en pleine rue, bombe dans le métro ou surin planté dans le gosier. Replaçant dans la continuité d’une solide tradition pamphlétaire l’imaginaire plastique insolent « fixant pour la postérité » la panoplie extravagante d’un de Gaulle habillé par le trait d’esprit autant que par l’esprit du trait, le propos confronte, tout du long de l’ouvrage, la véracité historique à ses représentations dans « l’exagération la plus débridée […] requise par le dessin ».

Opportunité de parcourir d’un œil neuf, au fil des chapitres – depuis « Le général rebelle » jusqu’à « De Gaulle outre-tombe », en passant par « Une certaine idée de la République » ou « La guerre d’Algérie : le grand malentendu » – la saga de nos relations internationales, à travers les anamorphoses de ce Protée grimé, travesti, grossi, déformé par des talents, il faut bien le dire, aussi éclectiques qu’inégaux, selon les périodes et les latitudes. Reste que « la caricature internationale aura finalement grandement contribué à lui fabriquer une statue de géant, par l’attention prêtée à chaque détail de son apparence et à chacun de ses faits et gestes, reproduits à l’infini à l’échelle mondiale ».

Sous ce rapport, de Gaulle a emprunté tous les visages possibles : tour à tour glabre, moustachu, nu-tête, général étoilé, coiffé du képi, du chapeau melon, du chèche arabe, du béret basque, du sombrero mexicain, empereur romain en toge, colon casqué de blanc, mousquetaire, poivrot, tribun, dictateur fasciste, Napoléon, Roi-Soleil, Jeanne d’Arc, Archimède, Charlot, CRS, condottiere, brancardier, échassier, puritain yankee, retraité, coureur de jupons, et chêne – qu’on abat ? Un dessin du Guardian, millésimé 1969, montre un frenchie hésitant entre la hache et l’arrosoir, au pied du grand arbre gaullien servant de tuteur à un roseau nommé France… Ses généreux appendices et sa stature hors norme, du blair considérable à son mètre quatre-vingt-treize font de de Gaulle l’instrument privilégié des humoristes sur papier journal. Bizarrement, la discrète tante Yvonne échappe à la raillerie, à tout le moins hors de nos frontières.

Ce qui frappe tout de même, c’est la difficulté, pour l’œil non averti, d’interpréter d’emblée, rétrospectivement, nombre de dessins et de légendes (même traduites) : tant ceux-ci ont perdu, le temps passant, le caractère d’évidence immédiate qu’ils avaient pour le lecteur contemporain des événements ou des personnalités brocardés. En quoi le présent ouvrage fait œuvre utile, au-delà même de l’intérêt esthétique qu’on peut porter à l’expression si joliment datée de ces caricatures (de la même façon qu’on se délecte toujours devant Daumier). Irritant, dérangeant, cinglant, ce « poil à gratter » de la grande histoire ne démange plus, et sa compréhension réclame désormais un solide commentaire. À cet égard, « Trente ans d’histoire par la caricature » (sous-titre du livre) remplit son office avec brio. Contrepoint bien documenté de cette iconographie haute en couleur assortie de notices aussi savoureuses qu’érudites, un texte fort nourri récapitule, dans une langue alerte et limpide, les étapes de la geste – du drapé gaullien au gaullisme –, de l’Appel de 1940 à la révérence de 1969 et à la disparition du prince de l’équivoque, un an plus tard. Perdure post mortem la mythologie du Général sous le crayon de la caricature, comme en témoignent les ultimes illustrations du volume, convoquant son fantôme jusque sur Twitter, dans une planche burkinabée signée Giez en 2019, ou encore sous le paraphe algérois d’un Dilem : « Je vous ai compris », clame de Gaulle au balcon, sous le titre « Les Algériens sont dans la rue ».

Aglan et Jackson soulignent, en sages historiens, combien « le leg principal gaullien ne se situe pas dans le domaine de la politique étrangère », mais « surtout sur le plan des institutions », non sans ajouter que « la Ve République fonctionne différemment de ce que de Gaulle avait prévu ». On peut en effet penser qu’elle devient sous nos yeux sa propre caricature.

De Gaulle, la France et le monde : trente ans d’histoire par la caricature (1940-1970), Alya Aglan et Julien Jackson, Gallimard, 2025. 240 pages

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La Syrie des deux Assad était-elle réellement laïque?

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Ahmed al-Charaa, le nouveau maitre de Damas, ici photographié à l'ONU à New York le 23 septembre 2025 © Lev Radin/Shutterstock/SIPA

La chute du régime Assad en 2024 marque la fin d’une longue ère d’un demi-siècle durant laquelle sous couvert de laïcité et de nationalisme arabe, le Parti Baas a en réalité instauré un pouvoir confessionnel fondé sur l’armée et les minorités, transformant la religion en instrument de légitimation politique. Analyse.


Le 8 décembre 2024, le Proche-Orient apprenait la chute du régime de Bachar Al-Assad et l’arrivée au pouvoir d’Abou Mohammad al-Jolani, nom de guerre Ahmed al-Charaa. Un journaliste syrien résuma l’événement par un cri resté célèbre : « À 6h18, la Syrie est désormais sans Bachar Al-Assad ! ». Ainsi prenait fin le régime fondé 54 ans plus tôt par Hafez Al-Assad, arrivé au pouvoir par le coup d’État du 16 novembre 1970, qu’il avait lui-même baptisé « Mouvement correctif ».

Minorités inquiètes

L’avènement d’un nouveau régime issu du djihadisme réjouissait certains et inquiétait d’autres. Après tout, le nouvel homme fort de la Syrie traînait un passé difficile à assumer : membre d’Al-Qaïda en Irak au début des années 2000, il fonde en 2012 le Front al-Nosra (Jabhat al-Nosra) en Syrie avec le soutien direct du réseau d’Oussama ben Laden. En juillet 2016, il annonce la rupture officielle avec Al-Qaïda et rebaptise son organisation Jabhat Fatah al-Sham. Quelques mois plus tard, en janvier 2017, plusieurs factions rebelles fusionnent pour former Hay’at Tahrir al-Sham (HTS), dont Ahmed al-Charaa devient l’émir. Voir un tel homme présider au destin de la Syrie a ravivé un vieux débat. Déjà dans les années 1980, ensanglantées par les conflits avec les Frères musulmans syriens, comme au cours de la guerre civile déclenchée en 2011, nombreux furent ceux qui considéraient le régime Assad comme laïc et donc protecteur des minorités religieuses et le soutenaient, y voyant un rempart contre l’islamisme. Mais ce régime était-il réellement laïc ? Et le Parti Baas arabe socialiste a-t-il jamais incarné l’idéal de laïcité qu’il revendiquait ? La réponse est deux fois non.

Hafez el-Assad, lui-même, a été profondément nourri par l’idéologie baasiste, qui lui offrait un cadre de légitimité nationale et sociale propre à rompre avec l’ancien ordre dominé par les notables sunnites urbains. Cependant, il n’a pas hésité à transformer ce cadre idéologique en instrument de conquête et de consolidation d’un pouvoir personnel et militaire. Au-delà de cette instrumentalisation, il faut rappeler que Michel Aflak, fondateur du Baas, bien que chrétien, avait dès l’origine inscrit le mouvement dans une vision où l’islam occupait une place centrale. En d’autres termes, cette idéologie se réclamant de la laïcité reposait sur un postulat explicite: l’impossibilité de dissocier l’identité arabe de la religion musulmane. Ainsi, le baasisme, loin d’être un projet strictement sécularisé, articulait dès sa genèse nationalisme et spiritualité, ce qui en faisait une laïcité d’apparence plus que de substance.

Revenons un peu en arrière. Le Parti Baas arabe socialiste résulte de la fusion, en 1952, de deux formations : le Mouvement de la Baas arabe, fondé par Michel Aflak, créé officieusement en 1943 et officiellement constitué en 1947, et le Parti arabe socialiste fondé en 1951 par Akram Hourani.

En 1943, Michel Aflak lança le mouvement Baas arabe par un discours à tonalité antimatérialiste : « Nous, fils du Baas, représentons l’esprit de cette nation face au matérialisme qui a envahi le monde. » L’année suivante il a pris un pas en avant. Dans un célèbre discours prononcé au grand amphithéâtre de l’Université de Damas, en hommage à Mahomet, le fondateur de l’islam, intitulé « En mémoire du Prophète arabe», dans lequel il déclara : « Mahomet fut tout entier les Arabes ; que tous les Arabes soient aujourd’hui Mahomet. » Le nom même du mouvement, Baas, qui signifie « Résurrection », relève du vocabulaire théologique et renvoie à la vie après la mort. En effet, bien qu’il fût chrétien orthodoxe, Aflak revendiquait l’islam comme faisant parti intégral et essentiel de la renaissance spirituelle et morale de la nation arabe.

Quant à l’autre cofondateur, Akram Hourani, voisin et un temps proche du président syrien Adib Chichakli, il fut bientôt persécuté par ce dernier, soucieux d’empêcher que son Parti arabe socialiste ne devienne une force concurrente du pouvoir. Contraint à l’exil, Hourani finit par fusionner son mouvement avec le Mouvement du Baas arabe, donnant naissance au Parti Baas arabe socialiste. Il y apporta une dimension nouvelle, un discours ouvertement populiste et social, fondé sur l’alliance avec les classes opprimées et sur la perspective d’une véritable révolution sociale, avec comme mesure phare (et très dans l’air du temps) la revendication d’une réforme agraire.

Marginalisation des vrais laïcs

En réalité, ces « classes opprimées » désignaient avant tout les minorités musulmanes chiites, alaouites, druzes et ismaéliennes, historiquement marginalisées et parmi les plus pauvres du pays. Quant aux paysans sunnites démunis et aux tribus bédouines, plus dispersés à travers le territoire, ils se rallièrent souvent à d’autres courants nationalistes, notamment au nassérisme. Le taux d’analphabétisme y demeurait particulièrement élevé, ce qui limita leur participation politique et leur capacité d’organisation. Ces groupes envoyaient massivement leurs enfants dans l’armée, contrairement à la bourgeoisie sunnite et chrétienne, qui cherchait le plus souvent à éviter le service militaire, n’hésitant pas parfois à payer une compensation pour en être exemptée. Derrière le discours égalitaire de Hourani se dessinait ainsi une transformation sociale silencieuse, où l’armée devenait le vecteur d’ascension des périphéries religieuses et rurales au cœur du pouvoir syrien. Derrière le discours de Hourani se profilait ainsi une logique de mobilisation confessionnelle plus qu’une véritable théorie de la lutte des classes.

Cette logique de mobilisation confessionnelle prit corps après la chute du régime d’Adib Chichakli en 1954, qui marqua la disparition progressive de la classe politique laïque incarnée par Fares al-Khoury, seul chrétien à avoir dirigé un gouvernement syrien et ardent défenseur d’un État laïque, opposé à la fois aux Frères musulmans et au panarabisme nassérien. Dans le même temps, d’autres figures issues de la bourgeoisie sunnite, telles que Khalid al-Azm, furent à leur tour marginalisées, ouvrant la voie à une recomposition du pouvoir au profit des élites militaires et des minorités religieuses, qui allaient bientôt dominer les institutions syriennes.

Une fable nationale est parfois plus révélatrice qu’un fait historique. Dans les années 1950-1960 et surtout après la morte d’al-Khoury en 1962, apparait l’histoire de sa prière à l’ONU en 1945. Selon le récit populaire, alors que les délégués des puissances coloniales débattaient du sort du mandat français sur la Syrie, Fares al-Khoury, chrétien protestant, se serait avancé dans la salle du Conseil de sécurité, aurait déroulé un tapis et accompli une prière musulmane, pour rappeler la profonde appartenance de la Syrie à la civilisation arabo-islamique et affirmer l’unité nationale au-delà des confessions. Cette histoire n’apparaît dans aucun document officiel de la conférence de San Francisco ni dans les archives diplomatiques de l’époque, et relève davantage de la légende politique mais témoigne de ce besoin de légitimer l’appartenance d’un chrétien à la nation arabe par un lien avec l’islam.

Le coup d’État du 8 mars 1963 porta le Parti Baas au pouvoir et concrétisa le projet d’Akram Hourani, fondé sur une alliance entre le Baas et les classes ainsi que les minorités longtemps marginalisées. Le pouvoir militaire passa alors aux mains d’officiers issus de ces milieux, principalement alaouites tels que Salah Jadid, Mohammad Omran et Hafez al-Assad, mais aussi druzes et ismaéliens comme Salim Hatoum et Abdel Karim al-Jundi. Quant aux officiers sunnites issus des campagnes ou des tribus bédouines, tels que Jassem Alwan, ils furent rapidement écartés du pouvoir après leur tentative de coup d’État du 18 juillet 1963, inspirée par le courant nassérien et soutenue de manière officieuse par Le Caire.

Conclusion

Au-delà des discours et des messages de propagande, la Syrie des Assad père et fils n’a donc jamais été véritablement laïque. Le régime se drapait dans le vocabulaire du sécularisme pour mieux masquer une politique confessionnelle. Sous couvert d’unité nationale et de socialisme arabe, l’appareil baasiste a fait de l’armée un ascenseur social pour les minorités, substituant à la laïcité une coalition d’intérêts communautaires solidement encadrée par le parti et les services de sécurité. De Hafez à Bachar, la religion n’a jamais disparu du politique. Elle s’est tout simplement muée en instrument de contrôle, en langage de légitimation et en outil de survie.

La chute de 2024 ne vient donc pas clore une expérience laïque, mais sceller l’échec d’un demi-siècle d’ambiguïtés, où le discours du Baas sur la modernité et l’unité arabe n’aura servi qu’à dissimuler la domination d’un système confessionnel d’État.

Shein au BHV, taxe sur les petits colis: les vieilles peurs du commerce français

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Le socialiste Emmanuel Grégoire parle devant le BHV dans le centre de Paris, le 10 octobre 2025 © Stephane Lemouton/SIPA

L’annonce du partenariat entre le BHV et Shein a déclenché une vague de réactions où se mêlent nostalgie, inquiétude et une certaine méfiance de principe. Une panique morale qui conduit souvent à l’outrance, à l’autoritarisme, et, spécialité française… à de nouvelles taxes. Ainsi de celle sur les petits colis, censée protéger nos commerçants de la déferlante asiatique mais qui pourrait bien, paradoxalement, accentuer encore leurs difficultés.


Rhétorique de la forteresse assiégée

L’ancien patron de Système U et actuel ministre des PME, du Commerce et de l’Artisanat, Serge Papin, a été parmi les premiers à s’émouvoir du partenariat entre le mastodonte chinois et la très prestigieuse adresse parisienne. « Nous sommes en train de nous faire envahir », a-t-il averti, n’hésitant pas à avoir recours à la rhétorique de la forteresse assiégée. Il y a quelque chose de tout à fait « soviétoïde » dans l’affirmation de Bercy selon laquelle « l’intention de Serge Papin est de rouvrir le dossier et de voir comment il serait possible d’empêcher cette collaboration ». La France, où la liberté d’association serait remise en cause ? La France, où un secteur tenu par quelques familles pourrait faire barrage à des choix éclairés de marques et entreprises privées en s’appuyant sur tous les relais économiques et administratifs du pays ?

Les propriétaires du BHV, Frédéric et sa sœur Maryline Merlin, n’ont pas cherché à déplaire à monsieur Papin, ils ont fait un pari : celui que commerce physique et numérique ne sont plus des mondes séparés, mais les deux faces d’une même économie. Ouvrir un espace Shein dans le BHV, c’est admettre qu’une partie de la clientèle d’aujourd’hui — jeune, connectée, exigeante sur les prix — ne se reconnaît plus dans le grand magasin d’hier. Il n’est pas sûr que ce pari soit sans risques ; mais il a au moins le mérite d’assumer la modernité du moment.

Car le modèle Shein n’a pas grand-chose à voir avec celui des enseignes de fast-fashion des années 2000, comme Kiabi ou Zara. Sa force réside dans la production à la demande : fabriquer en fonction de la demande réelle, en petites séries, sans stock inutile. En somme, une mode de grande consommation plus réactive qu’industrielle — et, paradoxalement, moins gaspilleuse que celle d’hier, car elle ne génère presque pas d’invendus.

Pas de pétrole… et de moins en moins d’idées

À en croire certains, Shein serait responsable de la désertification des centres-villes, de la perte de souveraineté économique et du déclin du textile français. Mais ces maux sont bien antérieurs à l’essor du e-commerce. Les hypermarchés, dont Serge Papin fut l’un des grands patrons, avaient déjà aspiré la vitalité des petits commerces ; la fiscalité, les loyers et la centralisation urbaine ont fait le reste.

A lire aussi: Ultra fast-fashion: fin du game?

La crise du commerce de proximité n’est pas chinoise, elle est française. Dans Le JDD, le négociant en vin international spécialiste des marchés asiatiques, Jean-Guillaume Remise, le rappelait à juste titre : « L’arrivée de Shein ou Temu n’est pas la cause du déclin, mais un symptôme d’une transformation plus profonde. » Autrement dit, ce n’est pas Shein qui a dévitalisé le commerce français, c’est notre incapacité à en réinventer les modèles. À produire des idées neuves, et à les mettre en pratique.

Des pages du site Web Shein, à gauche, et du site Temu, à droite © Richard Drew/AP/SIPA

À chaque problème sa taxe

Dans ce contexte, il est d’autant plus ironique d’entendre certains prôner de nouvelles taxes nationales sur les petits colis importés. Présentée comme une mesure de “justice économique”, la taxe de deux euros appliquée sur chaque article présent dans les colis d’une valeur de moins de 150 euros importés depuis l’extérieur de l’Europe, pèsera surtout sur les consommateurs les plus modestes — ceux pour qui l’achat en ligne n’est pas un choix de confort, mais une nécessité budgétaire. Là encore, Serge Papin plaide pour une moralisation du commerce, sans voir que la morale coûte cher à ceux qu’elle prétend défendre.

Mais, de façon tout à fait contreproductive, les petits commerçants risquent eux aussi d’en payer le prix : utilisant les mêmes canaux logistiques que les plateformes étrangères pour leurs importations, ils verront leurs coûts grimper, leur compétitivité s’éroder, et leurs marges se réduire, face à des concurrents qui n’auront pas à s’acquitter de cette taxe.

Shein n’est pas un modèle à suivre aveuglément, ni un danger à conjurer à tout prix. C’est un symptôme, parfois inquiétant, souvent éclairant, d’un monde où la compétitivité prime sur la nostalgie. Les Merlin, en l’accueillant, ont pris un risque : celui de vivre avec leur temps. Le reste du commerce français est-il, de son côté, encore capable de se battre autrement qu’à coups de sermons ? Les indignations passent, les transformations, elles, s’installent.

Le 7-Octobre, une nouvelle fracture pour la société française?

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Paris, octobre 2025 © Amer Ghazzal/Cover Images/SIPA

Dans l’ouvrage collectif 7 octobre, une fracture française, dix-sept contributeurs interrogent les conséquences de cette journée fatidique sur la société française, démêlent les confusions régnantes concernant l’islam, l’islamisme, la cause palestinienne ou le djihad, et proposent des actions très concrètes.


Une terrible inversion accusatoire

Georges Bensoussan rappelle, dès la préface, qu’en 1939, le IIIᵉ Reich avait déjà inversé les rôles en accusant les Juifs d’avoir « déclaré la guerre à l’Allemagne ». Laurence Croix, maîtresse de conférences à l’université depuis trente ans, raconte son expérience au sein de l’institution et dit avoir lu, cinq jours seulement après l’attaque du Hamas, ces mots sur les murs de son université: « Israël assassin ».

Mais l’inversion victimaire peut également être chronologique, comme l’indique Michèle Tribalat: par exemple, lorsque la presse rapporte une riposte israélienne avant d’évoquer l’attaque terroriste qui l’a provoquée — quand elle n’oublie pas tout simplement d’en parler…

Le préfacier ajoute que si le crime a réellement eu lieu, c’est qu’il profite, dans ce cas, à sa victime. « Ici, l’inversion du réel entre dans une zone de folie collective qui ruine toute possibilité d’enseignement. » C’est pourquoi il estime essentiel de remettre à l’endroit « la stupéfiante réécriture “néocoloniale” de cette histoire », et commence par rappeler ce que signifient dhimmitude et djihad.

Nature et stratégies du djihad

C’est à cela que s’emploie Bat Ye’or : « À l’époque des grandes conquêtes, les armées bédouines musulmanes soumirent en un siècle des territoires s’étendant de l’Espagne jusqu’à l’Indus. » Juifs et chrétiens furent confrontés à ces deux réalités que sont le djihad et la dhimmitude pendant quatorze siècles. « Le djihad est une doctrine guerrière théologique qui prescrit des buts, des stratégies et des tactiques militaires structurés par une juridiction religieuse. Son but est d’imposer sur toute la terre la loi d’Allah et la suppression de la “mécréance”. » Parmi ses stratégies : « attiser ou instrumentaliser les conflits entre États chrétiens afin que le camp de la mécréance s’autodétruise de lui-même. » Cela passe naturellement par le refus de la culture du mécréant et, donc, par le refus de l’assimilation à celle-ci. D’autre part, « par le djihad, les musulmans se réapproprient les pays qui leur sont destinés mais que les nations mécréantes détiennent illégalement ». Les autochtones mécréants apparaissent dès lors comme des « occupants ». Ce qui faisait dire à Yasser Arafat que « la paix, pour nous, signifie la destruction d’Israël ». Bat Ye’or précise que ces interprétations du djihad sont présentes chez les théologiens et historiens musulmans dès le VIIᵉ siècle !

Statut du dhimmi

« Le mot dhimmitude vient, lui, du mot dhimmi, qui veut dire “protégé”. Protégé non par amitié, mais comme ennemi vaincu de guerre, échappant à la mort ordonnée par le djihad. Cette protection est conditionnelle à une soumission et peut être abrogée. » Cette protection, qui visait aussi d’autres populations, n’empêchait pas les pogroms d’avoir lieu et restreignait également les droits des minorités. Georges Bensoussan rappelle cette signification d’Israël, trop longtemps oubliée, pour les Juifs vivant en terre d’islam : l’émancipation de ce statut de dhimmi.

Frères musulmans et construction du « peuple palestinien »

Pierre-André Taguieff livre une genèse des Frères musulmans en rappelant qu’en 1937-1938, Hassan al-Banna, un des cofondateurs, n’hésitait pas à dire : « À une nation qui perfectionne l’industrie de la mort et qui sait comment mourir, Dieu donne une vie fière dans ce monde et la grâce éternelle de la vie à venir. » Et l’on lisait déjà, dans le point 5 du credo des Frères musulmans, entériné par le IIIᵉ Congrès des Frères en mars 1935 : « La bannière de l’islam doit couvrir le genre humain. » Il est montré par la suite comment, des Frères musulmans à des responsables politiques tels que Yasser Arafat, l’idée de nation fut d’une extrême ambiguïté, voire inexistante, sauf à être utilisée stratégiquement.

A lire aussi: Trump et le Proche-Orient: qu’est-ce que la «paix par la force»?

Le chef de l’OLP déclarait le 26 janvier 2002 : « Nous ne défendons pas la Palestine en tant que Palestiniens. Nous la défendons plutôt au nom de la nation arabe, au nom de la nation islamique. » Ainsi se dévoilait nettement l’islamisation profonde de la cause palestinienne.
Et si le terme « nation » demeure encore, de manière résiduelle, la Oumma est appelée à le remplacer. Le philosophe en déduit très logiquement qu’il nous faut « sortir de la mythologie palestiniste, et pour cela reconnaître d’abord que les Palestiniens ne constituent pas un “peuple” en quête d’un État-nation indépendant et souverain. »

Du reste, Zaheir Muhsein, membre de l’OLP, le disait déjà le 31 mars 1977 : « Le peuple palestinien n’existe pas. La création d’un État palestinien n’est qu’un moyen de poursuivre notre lutte contre l’État d’Israël pour notre unité arabe. Ce n’est que pour des raisons politiques et tactiques que nous parlons aujourd’hui de l’existence d’un peuple palestinien. »

Islam et islamisme : questions et réponses

Matthias Küntzel, de son côté, enjoint à prendre la Charte du Hamas très au sérieux, à en voir les liens évidents avec le nazisme, et démonte méthodiquement l’interprétation selon laquelle le massacre du 7 octobre aurait été une réponse à cinquante-six ans d’occupation.

Alexandre Feigenbaum, quant à lui, montre comment certains intellectuels marxistes contribuent aux narratifs djihadistes.

Fadila Maaroufi et Razika Adnani témoignent de la violence intrafamiliale musulmane, qui se défoule sur un bouc émissaire et se transmet de génération en génération. Elles interrogent également la possibilité d’un « islam qui ne serait pas un islamisme », en y répondant chacune différemment.

Sonya Zadig les accompagne dans leur réflexion en estimant que le terme « islamisme » « n’est qu’un néologisme franco-occidental inventé pour adoucir la formulation et brouiller les cartes », et en appelle à considérer les musulmans comme des adultes : non des enfants à protéger et à défendre, mais des citoyens à part entière auxquels on peut légitimement poser des questions et demander des comptes.

C’est ce que fait, du reste, Daniel Sibony, qui propose, très courtoisement, une prière et un questionnaire en trois parties à adresser à nos compatriotes musulmans.

Propositions très actuelles

Dans la suite des propositions tout à fait concrètes, Didier Lemaire explique les actions de son association Défendre les serviteurs de la République. Gilbert Abergel indique qu’il existe un Comité Laïcité République et rappelle que la laïcité n’est pas une opinion mais un principe juridique — ce qui fait de la loi notre arme principale. Il est rejoint ici par Barbara Lefebvre, qui veut ériger « un mur de fer législatif », c’est-à-dire un retour à la loi assumée et appliquée, en commençant par l’interdiction du port du voile dans l’espace public, estimant que le voile est le maillon déterminant de tous ceux qui suivent.

Pascal Bruckner, pour sa part, préconise de désigner l’ennemi pour mieux le combattre et, pour cela, de ne pas utiliser le langage de celui-ci lorsqu’il est faussé.

Enfin, Martine Ghnassia et Jean-Charles Goldberg dressent la liste de tous les collectifs et actions nés du 7 octobre, auxquels le lecteur pourra se référer.


7 octobre, une fracture française, préface de Georges Bensoussan, aux Éditions les Umpertinents. 210 pages.

7 octobre

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Le Comte de Monte-Sarko

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© Laurent VU/SIPA

Nicolas Sarkozy à la Santé ou la naissance d’un mythe politique moderne


Mardi 21 octobre, Nicolas Sarkozy a été incarcéré à la prison de la Santé. Cette sanction inédite pour un ancien président de la République rappelle, à bien des égards, l’exil à Sainte-Hélène de Napoléon, et laisse à penser qu’à travers cet événement, Nicolas Sarkozy devient un mythe politique moderne.

Jusqu’à présent, Nicolas Sarkozy était, aux yeux des Français, un ancien chef de l’État médiatique aux multiples procès qui, néanmoins, avait toujours suscité passion, rejet, admiration ou haine. Qu’on apprécie ou non le personnage, force est de constater que l’épreuve qu’il traverse, après avoir connu les sommets victorieux et les défaites cuisantes, lui confère une dimension tragique et littéraire, dans la grande tradition française.

Personnalité unique, sanction extraordinaire

Le mythe moderne, en 2025, ne se construit plus dans le sacré, mais dans le spectacle médiatique. La chute d’un homme d’État questionne aussi la justice, la morale, le pouvoir et, in fine, la fatalité du destin. Nicolas Sarkozy ne laisse personne indifférent. Son incarcération est d’une force symbolique rare. Le contraste avec son passé, souvent victorieux, saisissant.

L’institution judiciaire eût été sûrement mieux avisée, et comprise par les citoyens, d’attendre l’appel et la cassation avant de le placer en prison… L’enfermer préventivement, comme si un ancien président de 70 ans pouvait être un danger public semble disproportionné. Il demeure un symbole de l’État qui rejoint la liste des dirigeants (légitimes ou non) français qui ont connu une telle situation : Louis XVI, Napoléon et le maréchal Pétain. Ce qui arrive à Nicolas Sarkozy est une sanction extraordinaire.

Napoléon à Sainte-Hélène, miroir de Nicolas Sarkozy en prison

La comparaison avec l’épopée napoléonienne prend, ici, tout son sens. Napoléon connut deux exils. Le premier, sur l’île d’Elbe, fut celui de l’attente, de la dépression, de l’ennui et de la peur d’être assassiné. Il s’en évada pour l’aventure des « Cent-Jours ». Le second exil, sur l’île de Sainte-Hélène, fut le dernier : six années d’isolement à raconter sa vie, à méditer sur son œuvre et à écrire sa légende pour les générations futures.

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N’eût-il pas connu ces épreuves, jamais il n’aurait bâti cette image de prophète qui marquerait la postérité. Fils de la Révolution de 1789, Corse de cœur, prodige révélé lors du siège de Toulon en 1793, général victorieux de l’armée d’Italie, Premier Consul qui sut reconstruire la France, puis Empereur vaincu par l’Europe entière, Napoléon connut une chute si retentissante qu’elle continue de hanter les imaginaires.

Comme il l’écrivait à Joséphine en avril 1814 : « Ma chute est grande, mais au moins elle est utile. Je vais, dans ma retraite, substituer la plume à l’épée. L’histoire de mon règne sera curieuse ; on ne m’a vu que de profil, je me montrerai tout entier. Que de choses n’ai-je pas à faire connaître ! »

Nicolas Sarkozy et le « moment Sainte-Hélène »

Nicolas Sarkozy vit, à sa manière, un « moment Sainte-Hélène » qui, toutes proportions gardées, rappelle Napoléon Bonaparte. Si l’on pousse la comparaison, l’épisode de l’île d’Elbe correspond à son retrait après la défaite présidentielle de 2012 avant la tentative de reconquête. Son Waterloo, c’est la grande défaite aux primaires de la droite en 2016 et la fin de sa carrière politique. Aujourd’hui, c’est Sainte-Hélène. Le temps de l’enfermement, de la solitude et de la naissance d’un symbole pour une partie du peuple de droite dont il fut le héros.

Il ne s’agit évidemment pas de confondre les deux hommes. Napoléon demeure un mythe universel, dont l’écho résonnera encore dans des millénaires. Mais, il y a chez Nicolas Sarkozy comme chez l’Empereur, cette même envie et volonté de transformer son destin en légende historico-politique. Napoléon ne devient Napoléon qu’à travers l’infortune de Sainte-Hélène et c’est cette prison à ciel ouvert qui couronne son épopée. De même, Nicolas Sarkozy, par l’épreuve de la détention, tend à devenir un personnage romanesque car enchaîné.

Un mythe politique consacré par la postérité ?

Ce que les juges ignorent et ce que ses détracteurs ne perçoivent pas, c’est que les martyrs, réels ou fictifs, triomphent souvent avec le recul du temps. Le Comte de Monte-Cristo, Edmond Dantès, triomphe par la justice de sa vengeance ; Napoléon, par la victoire morale et historique que lui a accordée la postérité. Lorsque les passions se seront apaisées, on réalisera probablement que Nicolas Sarkozy fut surtout condamné pour l’exemple et pour expier ses affrontements passés avec des juges qui n’ont rien oublié.

L’opinion publique, elle, retiendra l’image d’un président derrière les barreaux et, au-delà de sa personne, le fait que la France et l’État sont atteints. S’il semble inévitable que cet épisode trouble le rapport des Français à l’institution judiciaire, il consacre Nicolas Sarkozy comme un mythe politique moderne qui laissera des traces. À travers lui, la France contemple sa propre histoire.

Encore un effort pour tout détruire…

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Emmanuel Macrone t Philippe de Villiers au Puy du Fou, 19 août 2016 © SEBASTIEN SALOM-GOMIS/SIPA

Il rêvait de « réinventer la France ». Mais, au milieu des ruines, le président de la République semble plutôt avoir ouvert la voie non pas à sa renaissance mais à une lente destruction, observe notre chroniqueur…


Au mois d’avril 2023, dans son discours de Vendôme, le président de la République a déclaré : « On est dans une période où on refonde, on est en train de réinventer un modèle. C’est plus dur de le réinventer quand tout n’a pas été détruit. »

Cette citation est rapportée par Philippe de Villiers dans son dernier livre Populicide, dans un chapitre ainsi intitulé : « Au-dessus du peuple s’élève un pouvoir immense et tutélaire ».

La méthode de gouvernement d’Emmanuel Macron aurait donc été, pour pouvoir tout refaire de fond en comble, de laisser tout détruire.

J’entends bien qu’une part de provocation n’est pas étrangère à la pensée du président et qu’il ne faut sans doute pas prendre au pied de la lettre cette envie de table rase, de page blanche.

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Il n’empêche que, derrière toute ambition globale, assurée d’elle-même et de son importance pour le pays, il y a probablement ce rêve inouï d’un bouleversement total, ne laissant plus la moindre trace du monde imparfait d’avant, de la France tellement en retard d’hier.

Qu’on se rappelle d’ailleurs le titre du livre qu’a écrit Emmanuel Macron et qui n’annonçait rien de moins qu’une Révolution !

Il est intéressant de constater, sans abuser de la comparaison, que cette aspiration totalitaire a été celle des régimes dictatoriaux — nazisme, communisme chinois, le Cambodge terrifiant — qui prétendaient à bien plus qu’à la politique : une nouvelle humanité débarrassée des péchés anciens.

L’amer paradoxe est que ce propos du président, en 2023, est demeuré lettre morte ; mais il s’en faut de peu pour que la société actuelle ne soit pas engagée dans un processus de lamentable destruction, dans plusieurs domaines capitaux tenant aussi bien à l’identité, au régalien, au vivre-ensemble, à la qualité de la démocratie, à l’économie qu’à notre rôle international. À tel point que personne n’aurait l’optimisme d’Emmanuel Macron quant à la résolution de restaurer après le désastre consommé, mais que tous sont persuadés de l’impossibilité d’une remise en ordre de tout ce qui va mal dans notre pays.

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La destruction qui nous guette n’est pas de celle qui, organisée et créatrice, serait le terreau d’une renaissance — parce que même nos meilleurs politiques ne nous rassurent pas sur leur lucidité et leur courage. Mais, insinuante, progressive, quasiment irrésistible ici, irréversible là, décourageante à force de résistance aux efforts qui cherchent à la réduire, elle représente un poison qui, en 2027, nous tuera si personne ne sort du lot pour nous sauver.

Face à ce délitement sous toutes ses formes, je songe à Jacques Perret — j’ai abusé de la citation — qui se demandait pourquoi on attend d’être au fond du trou pour savoir comment on est arrivé au bord.

Je crains que nous n’ayons même pas besoin d’un effort pour tout détruire. Que le président Macron se rassure : les choses continuent à mal se passer…

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Albanie: dites bonjour à Madame Soleil!

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Tirana, 12 septembre 2025 © Vlasov Sulaj/AP/SIPA

Avec l’arrivée au gouvernement d’un pays européen (l’Albanie) d’un ministre virtuel, l’intelligence artificielle s’empare du domaine de l’activité humaine qu’elle convoite sans doute le plus: le pouvoir exécutif !


Au mois de juillet dernier, l’entreprise américaine Microsoft a publié sur le site de l’Université Cornell une étude1 consacrée aux métiers les plus susceptibles d’être remplacés, dans un avenir proche, par l’intelligence artificielle. Dans la liste des 40 professions identifiées, on retrouvait les traducteurs, les téléopérateurs, les agents de voyage, mais aussi les historiens, les mathématiciens ou encore les écrivains. Les algorithmes de l’IA, capables d’absorber des quantités quasi illimitées d’informations en l’espace de quelques secondes, pourront aisément se substituer aux tâches accomplies par les humains dans les domaines de la communication, de l’interprétation, du calcul et même de la création.

Nine-Eleven : la Big Tech californienne prend le contrôle

Mais, cette vision de notre avenir offerte par le géant de la tech fondé par Bill Gates ne précisait pas le sort réservé aux responsables politiques. Le 11 septembre, le monde a découvert Diella, la nouvelle ministre des Marchés publics du gouvernement albanais et pur produit de l’intelligence artificielle. Dotée d’une apparence de femme agréable, vêtue d’un costume national et d’un foulard sur les cheveux, conformément à la tradition de ce pays majoritairement musulman, la ministre virtuelle a tenu un discours projeté sur grand écran au Parlement pour défendre sa nomination par le Premier ministre socialiste Edi Rama. Ses arguments furent d’une logique implacable : « Les véritables dangers pour les Constitutions n’ont jamais été des machines, mais des décisions humaines prises par des personnes2. »

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Si l’on comprend la colère de l’opposition face à ce coup de communication du parti au pouvoir, on devine aussi la joie que cette première mondiale a suscitée chez certains dans la Silicon Valley. Car, si officiellement Diella est présentée comme la création de l’AKSHI, l’Agence nationale pour la société de l’information d’Albanie, nul doute que ce sont ses célèbres partenaires sur ce projet, Microsoft et Open AI, qui peuvent véritablement revendiquer la paternité de cette œuvre révolutionnaire.

Bienvenue dans l’Uber-politique

Bien que la femme « Soleil » (traduction du prénom Diella en albanais) soit pour l’heure la seule responsable politique au monde à exercer sa fonction à l’aide d’algorithmes de machine learning, il n’est pas impossible que ses concepteurs cherchent à renouveler l’expérience pour d’autres postes gouvernementaux et dans d’autres pays — et pourquoi pas, à terme, la généraliser. Ces vingt dernières années, l’empire du numérique a profondément transformé notre rapport au travail, au commerce, à la culture, à l’information, et surtout nos relations les uns avec les autres. Dans chacun de ces domaines s’est installée une sorte d’ombre permanente : cet univers virtuel qui nous fournit des réponses à tout, immédiatement et en continu. Ce qui, autrefois, exigeait l’effort de notre imagination, de notre réflexion et de notre curiosité, semble désormais accessible en un simple clic.

La déshumanisation de la sphère politique est un pas en avant naturel et inévitable de cette conquête numérique du monde, au moins dans une société qui, jusqu’à maintenant, n’a rien pu opposer au rouleau compresseur de la virtualisation de notre vie quotidienne.

La perspective de voir les frères et sœurs de Diella envahir le terrain politique européen semble d’autant plus crédible au vu de la crise politique actuelle en France. Après avoir brûlé sa dernière cartouche avec la nomination de Sébastien Lecornu au poste de Premier ministre, Emmanuel Macron ne céderait-il pas, à son tour, à la tentation de confier la composition du prochain gouvernement à un Premier ministre virtuel ? OpenAI ou un autre spécialiste du sujet (sur les quinze plus grandes entreprises du secteur par capitalisation boursière, 14 sont américaines, la seule autre étant chinoise3) pourrait-il créer l’algorithme capable de répondre enfin aux aspirations de la gauche comme de la droite ? En d’autres termes, faire ce que le président du « en même temps » promet depuis huit ans et demi, mais en plus efficace ?

La barbarie à visage inhumain

Cet inquiétant jeu de devinettes sur les rôles que l’IA pourra jouer dans la société de demain prêterait presque à sourire, si l’arrivée de Diella ne marquait pas une nouvelle étape dans la subordination (ou, diront certains esprits critiques, la colonisation) du continent européen par les géants du numérique d’outre-Atlantique. Certes, l’Albanie demeure l’un des pays les plus pauvres et les moins développés d’Europe, mais c’est précisément pour accélérer son intégration à l’Union européenne que Diella s’engage à lutter sans relâche contre la corruption et à arbitrer les appels d’offres publics sur la seule base de critères techniques et fonctionnels. Diella défend la cause du Bien, elle promet de rester calme en toutes circonstances, et toujours respectueuse face aux critiques venant de tous bords, un peu comme la patronne de l’Europe Ursula von der Leyen ! 

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Certains citoyens européens se souviennent encore du discours enflammé de la députée Ewa Zajaczkowska-Hernik, à l’été 2024, lorsqu’elle accusa l’Allemande d’être responsable de l’appauvrissement des peuples européens, de la disparition de nos agricultures et des viols de femmes commis par des migrants que la politique de l’UE encourage à venir en masse sur le continent. « Votre place n’est pas à la tête de la Commission européenne, mais en prison ! » avait-elle lancé4, avant de déchirer sous les yeux de sa “patronne” le Pacte vert pour l’Europe. Mais Ursula von der Leyen était restée stoïque face aux accusations de l’élue de droite radicale polonaise, esquissant un sourire forcé avant d’appeler les Européens à « rester unis face aux dangers du monde moderne ».

L’Union européenne ne serait-elle pas, à terme, le cadre réglementaire idéal pour imposer un quota de ministres ou députés virtuels ? La mesure permettrait de réduire les budgets des États ! En plus de filer droit, Diella, à la différence de tous ces politiciens beaux parleurs, travaille gratuitement et sans jamais prendre de repos…

« La mort de l’empathie humaine est l’un des premiers signes d’une culture sur le point de sombrer dans la barbarie », écrivait Hannah Arendt. Les ministres parfaits, incorruptibles et infatigables, issus des entrailles de processeurs surpuissants, auront sans doute toutes les qualités opérationnelles. En revanche, leur chaleur et leur empathie, même s’ils parviennent un jour à s’en procurer, ne seront jamais humaines. Mais notre société donne parfois l’impression de ne plus en avoir besoin. Sommes-nous redevenus des barbares ?


  1. https://www.thehrdigest.com/which-jobs-are-most-likely-to-be-replaced-by-ai-microsoft-chips-in/ ↩︎
  2. https://www.youtube.com/watch?v=vW5PJkOIS50 ↩︎
  3. https://companiesmarketcap.com/artificial-intelligence/largest-ai-companies-by-marketcap/ ↩︎
  4. https://www.youtube.com/watch?v=86UeVXyvevs ↩︎