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Thomas Mann: La fièvre monte au Berghof

Lectures de plage : marque page n°9


Thomas Mann: La fièvre monte au Berghof
L'écrivain allemand, lauréat du prix Nobel de littérature en 1929, Thomas Mann © Mary Evans / AF Archive

Thomas Mann publiait son chef-d’œuvre La Montagne magique en 1924


Par quelle ironie prémonitoire Thomas Mann a-t-il baptisé du nom de Berghof le sanatorium alpin où le jeune ingénieur hambourgeois Hans Castorp, héros de La Montagne magique, rejoint Joachim Ziemsse, son cousin tuberculeux, en cure de longue durée dans ces hauteurs helvètes ? Commencé d’écrire dès 1912, publié en 1924, son plus célèbre roman (à moins que ce ne soit la magistrale saga des Buddenbrook, due à un auteur alors âgé de 25 ans à peine, ou La Mort à Venise, nouvelle génialement transposée à l’écran, comme l’on sait, par Visconti en 1971) ne pouvait évidemment anticiper la dimension symbolique que prendrait pour la postérité l’homonymie de la future résidence d’Adolf Hitler dans les Alpes bavaroises, occupée par ce dernier à partir de 1927.  

800 pages bien serrées

La fièvre monte au Berghof, prescience de l’hécatombe de la Grande Guerre, dans le microcosme de cette station de Davos où la phtisie décime les patients, allégorie du mal rampant qui ronge la civilisation européenne, et dont le thermomètre fixe la mesure clinique : « Joli comme un bijou, l’instrument en verre reposait dans un écrin de velours rouge capitonné, dont le moulage en creux épousait parfaitement le profil. Les degrés étaient figurés par des traits rouges, les dixièmes par des traits noirs. Sous les chiffres rouges, la partie inférieure, qui allait en se rétrécissant, était pleine d’un mercure à l’éclat miroitant dont la colonne fraîche était basse, bien inférieure au degré normal de la chaleur animale… »

Cette prose vertigineuse est admirablement restituée dans la récente traduction de Claire de Oliveira. Elle coule ses mélodieux arpèges dans un très beau volume nappé de blanc, paru en 2016 sous les auspices de Fayard – presque 800 pages bien serrées. Consacrée par l’usage, millésimée 1931 tout de même et maintes fois rééditée depuis, la première traduction de feu Maurice Betz avait figé pour longtemps Der Zauberberg en français dans un classicisme élégant, qui estompait la drôlerie, la saveur acide, l’ironie mordante du fécond écrivain natif de Lubeck. Voilà donc rafraîchie, pour le lecteur non-germaniste, cette langue du monde d’hier, musicale entre toutes.

Trois documentaires sur Arte

Dans la langueur estivale, votre serviteur a donc revisité cette envoûtante Montagne magique, transcrite à nouveaux frais, pour s’étonner d’ailleurs que notre temps, si avide de commémorations  improbables, ait à ce point négligé de fêter en 2025 le centenaire de quelques éminences, quasiment passées à la trappe, tels Pierre Louÿs ou Erik Satie, sans compter l’oubli caractérisé du bicentenaire de Dominique Vivant Denon, l’auteur du délicieux Point de lendemain et inspirateur du musée du Louvre.

A lire aussi, du même auteur: 007 dans la peau d’un SS ? 

Trêve de digression, Thomas Mann (1875-1955) a beau incarner en quelque sorte le ‘’Goethe’’ du XXème siècle, il n’a droit quant à lui, en guise de célébration pour le cent cinquantième anniversaire de sa naissance, qu’à trois documentaires en accès libre sur Arte. Couronné par le Prix Nobel en 1929, le grand homme demeure statufié dans sa posture d’humaniste bienséant, transfuge de l’hitlérisme – rappelons que Mann s’exile du Reich nazi dès 1933, d’abord en Suisse puis aux Etats-Unis, se voit déchu de la nationalité allemande en 1936, devient citoyen américain en 1944, mais retournera vivre en Europe où s’achève sa longue vie.  

Les exégètes et médias ne se bousculant pas au portillon de l’hommage rétrospectif sensément dû au fabuleux romancier de Tonio Kröger, de Joseph et ses frères ou du Docteur Faustus, également essayiste (cf. Wagner et notre temps, Goethe et Tolstoï, etc.), il faut saluer la réédition du Cahier de L’Herne qui lui était consacré en 1973, sous la direction du regretté Frédéric Tristan (1931-2022), l’auteur épatant, aujourd’hui trop délaissé, du Dieu des mouches ou du Singe égal du ciel.

Dans le grand format « bottin » de la collection, le présent Cahier réunit nombre de riches études : sur Thomas Mann et son frère Heinrich (par André Banuls), par exemple ; sur La phrase ‘’mannienne’’ ou La Maladie (par Michel Deguy), ou encore sur Thomas Mann et la traduction (par Louise Servicen) ; sur son commerce avec André Gide (par Janine Buenzod)… Feu le pape de l’existentialisme chrétien Gabriel Marcel y traite de  l’influence de Nietzsche sur son œuvre. S’y insère également quelques pages d’une correspondance de Thomas Mann avec le chef d’orchestre Bruno Walter ; tel extrait du Journal de Charles du Bos millésimé 1926 ; un article de l’élégant critique et académicien Edmond Jaloux, figure alors incontournable ; un échange de discours à la Sorbonne entre Thomas Mann et Maurice Boucher en 1950 ; les réflexions du jeune Mann sur La Mort dans son Journal de l’an 1897 ; les conférences qu’il donna sur Goethe en 1937 devant la Société des Nations… Un Dialogue sur le malaise, beau texte signé du Tristan susnommé, voisine avec les très émouvants Appels aux Allemands où, depuis sa terre d’exil, Mann, à la radio, exhorte ses compatriotes à résister: « L’Allemagne hitlérienne n’a ni tradition, ni avenir. Elle ne fait que détruire et c’est la destruction qu’elle connaîtra, clame-t-il lucide, dès avril 1942. Puisse-t-il renaître de sa chute une Allemagne qui sache se souvenir et espérer, à laquelle il soit donné d’aimer, en regardant en arrière, ce qui a existé jadis et, en avant, vers l’avenir de l’humanité. Ainsi, au lieu d’une haine à mort, elle méritera l’amour des peuples ». En 1945, Mann célèbre avec la défaite « l’heure du retour de l’Allemagne à ce qui est humain ».

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Remarquable jalon de ce Cahier de l’Herne décidément bienvenu, dans un texte de haute tenue, Marguerite Yourcenar évoque « la phrase même de Mann, cette phrase un peu lente, parfois lourdement descriptive, traînant avec elle dans le dialogue les précautions oratoires et les formules courtoises d’un monde révolu, […] moins hermétique qu’exégétique ». Elle avance avec beaucoup de justesse qu’ « il serait vain d’expliquer l’œuvre de Mann par une série de réactions aux drames politiques de son temps. On peut même dire, ajoute la romancière des Mémoires d’Hadrien, que cet écrivain en particulier a adopté vis-à-vis des événements la même attitude à demi distante qui fut celle de Goethe et d’Erasme à l’égard du leur ; si ces livres, conclut-elle lumineusement, contiennent en eux, comme des miroirs concaves, une image concentrée de l’Allemagne des cinquante dernières années, c’est précisément parce que l’auteur a refusé de mêler aux procédés du roman les procédés du journalisme ». De Mann, dans un autre texte intitulé La rencontre avec le démon,  Maurice Blanchot écrit subtilement qu’ « il s’effrayait de donner raison, sous quelque forme que ce soit, aux puissances nocturnes avec lesquelles, courageusement, il a refusé de frayer dans le monde, mais dont il pressent qu’écrivain et poète, il est à leur merci, car il leur doit, comme tout artiste véritable, une grande part de sa puissance créatrice et de sa profondeur humaine » […] « – pressentiment redoutable, énigmatique, où se joue l’ambiguïté de la destinée créatrice, – qui fait de toute l’œuvre de Thomas Mann, et peut-être de toute œuvre, une approche de la tragédie faustienne ». 

On est tout de même en droit de regretter qu’exhumé à bon escient ce mémorable et bien solitaire Cahier de l’Herne n’ait pas été, plus d’un demi-siècle après sa parution, enrichi de contributions inédites. Signe de la désaffection des grands classiques, en 2025, par les chercheurs contemporains, à l’adresse d’un lectorat chaque jour plus clairsemé ?


A lire :

La Montagne magique, roman de Thomas Mann. Traduction de Claire de Oliveira. Fayard, 780 p., 2016.

Cahier de l’Herne : Thomas Mann. Les Cahiers de l’Herne, 1973, 222p., réédition 2025.

A voir : documentaires Thomas Mann et les Buddenbrook (54mn) ; Thomas Mann for ever (30mn) ; La Montagne magique – Thomas Mann et son roman emblématique (53mn). Sur Arte TV, en accès libre.



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