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Tam-tams dans les Dom-Tom


Tam-tams dans les Dom-Tom

Quand Elisabeth Lévy ne sait pas, elle ne fait pas semblant de savoir. « Moi, les Antilles, je n’y connais rien », avoue-t-elle dans Causeur et je la lis à Pointe-à-Pitre, à la porte de la capitainerie du port où se tiennent les négociations entre le LKP (syndicats), les patrons et le préfet. J’attends, avec les autres reporters, les caméras et les radios qu’on nous annonce si c’est fumée blanche ou chou blanc, fin de la grève ou grand chambardement. Je serai peut- être obligé de m’interrompre en milieu de phrase, vous m’en excuserez Elisabeth. Puisqu’on a un peu de temps, je vais vous raconter deux ou trois choses que je sais d’ici.

La capitainerie donne sur une place noire de peuple, noire de Noirs. Ils sont là pour réconforter leurs délégués en musique. Tam-tams, chants, danses, battements de main ne cessent pas une seconde. Dans la salle de délibérations, les pourparleurs reçoivent le vacarme autant que moi. Le militantisme en liesse vous ravit les premières heures, au bout de quinze jours, vous brûlez d’envie de crever tous les tambours. J’imagine le préfet les nerfs en boule. Est-ce un supplice pour obliger les patrons à signer ? Faut voir.

Dans un mauvais jeu de mots, je vous ai décrit une place noire de Noirs, mais est-ce qu’ils sont vraiment noirs ? Tenez cette splendeur de fille, devant moi, à Nice on dirait qu’elle est bronzée. Mulâtresse, métis, quarteronne, il ne lui reste plus grand chose de la peau d’un de ces ancêtres africains. Ici, on la classe, elle s’identifie noire, négresse en somme. D’un Blanc doté d’une goutte de sang noir on dira qu’il est noir. D’un Noir aux ascendants 90 % blancs, on dira aussi qu’il est noir. Je vais vous dire pourquoi cet étrange partage, Elisabeth : les enfants d’une esclave engrossée par un maître blanc, sauf rarissimes exceptions, n’étaient pas affranchis pour aller grossir le nombre des asservis et maintenir la pureté de la race blanche. Aujourd’hui encore, nous conservons précieusement cette règle arrêtée par les marchands de chair humaine. On est comme eux ou quoi ? Il nous reste quelque chose d’eux ? Franchement ? Je le crois.

Je parlais tout à l’heure, sur la place, dans le boucan des bamboulas, avec Jean-Marie, un jeune instituteur. Un de ses grands pères, toujours vivant, est un fonctionnaire corse, ses parents sont métis, lui est assez foncé. Il en a plein les bottes de la race, des races, des racistes et des anti-racistes, Jean-Marie. « Je ne vais pas passer ma vie à m’interroger sur la couleur de ma peau, s’exaspérait-il. Je me fous de ma couleur et de la vôtre. L’esclavage ? Je l’ai étudié dans les livres comme vous, ça a été abject, abominable mais ce n’est pas ma vie. Il n’y a pas un seul souvenir de cette époque dans notre famille. C’est aussi lointain que Charlemagne. Et je vais gâcher mon existence à me définir sur ma pigmentation qui compte moins que votre gros nez ? » Jean-Marie voudrait entrer dans le post-racial. En élisant Obama, les Américains n’ont pas mis fin à la société de races – loin de là – mais ils ont exprimé le désir d’en ouvrir la voie.

Dans la foule, on distingue les tee-shirts bleus du service d’ordre marqués LKP Sécurité. Le LKP c’est un mouvement de libération nationale comme un autre, comme le FLN jadis en Algérie ou le Viet Minh d’Ho Chi Min. Rien de spécial, j’en ai rencontré mille dans ma vie. J’ai parlé des heures avec son chef, Elie Domota. C’est un nationaliste normal, il veut l’indépendance de son pays et puis c’est tout. Les 200 euros et les 200 autres revendications, c’est de l’habillage. Il est soutenu par tous les Guadeloupéens, comme tous les leaders nationalistes des pays colonisés sauf que je jurerais que l’indépendance, il n’en veut pas pour tout l’or du monde. Domota porte deux masques. Le premier c’est de se dire simple syndicaliste alors qu’il est un pur et simple leader indépendantiste. Le second masque c’est son indépendantisme. Il est plus français que vous et moi et il défendra bec et ongles sa véritable identité. Tous les Guadeloupéens, et Domota d’abord, tiennent à la France comme à la prunelle de leurs yeux mais ils voudraient bien devenir des Français à part entière, pas rester des Français entièrement à part, comme ils disent. Et pourquoi à part ? C’est bête comme chou, parce qu’ils sont noirs. La peau. Pas le nez, la peau. (Voilà près de six heures qu’ils négocient à l’étage. Nous, on leur envoie toujours nos coups de tambours).

Quel intérêt pour la France de s’incruster dans ses derniers lambeaux d’empire, « ces points imperceptibles dans le vaste océan » ? Pas le moindre. Si on y décelait un jour du pétrole croyez bien qu’ils nous videront dans le quart d’heure. Collons-leur l’indépendance de gré ou de force et qu’on n’en parle plus. La page des colonies est derrière nous, les dernières miettes ne nous occasionnent que des emmerdes. Bye bye la Guadeloupe, bon vent ! Oui, Elisabeth, on pourrait. Mais serait-ce bien futé ? Il y a quelque chose de grand, de très grand à faire ici et ce serait bien dommage de passer à côté.

La découverte de l’existence des races date de quelques siècles, d’hier. Souvenez-vous, nos grands parents exhibaient un Nègre en spectacle comme une incroyable curiosité. Les Africains pensaient que le Blanc débarquait d’une autre planète. Des gens si différents n’appartenaient sûrement pas à la même espèce. Etant ce que nous sommes, la pire des engeances, jouant de nos mousquetons, nous avons mis les Africains à l’amende dans trois siècles d’Auschwitz. Si les Africains avaient eu les armes, c’aurait été le contraire. Personne ne dira jamais ce que fut l’esclavage et la déportation en Amérique, c’est indicible. Dès lors, la peau noire fut associée au degré zéro de l’humanité. L’abolition a tout changé sauf la valeur de la peau. N’est-il pas venu le temps d’une deuxième abolition ? Les Antilles donnent à la France la chance, non de proclamer, mais d’œuvrer à une nouvelle déclaration des Droits de l’Homme. C’est en train de se faire en douceur. Pas mal de « métropolitaines » viennent ici pour trouver l’homme de leur vie, je les ai vus, ils sont très amoureux, merci, et leurs mouflets sont adorables. La nature a offert à la Guadeloupe le plus beau des cent départements français. Le post-racial, la prochaine étape le plus cruciale dans l’histoire de l’humanité, peut s’accomplir ici, pas encore aux Etats-Unis où il n’est encore qu’un espoir. Plus personne n’obéira au cri, à la politique du sang, ni les Blancs, ni les Arabes, ni les Juifs, ni les Noirs. Aux Antilles, la France peut se donner une mission qui la dépasse : réconcilier l’homme avec lui-même, pour le dire comme les cons. Mettre fin à la connerie humaine, pour le dire en vérité. Belle rupture, non Elisabeth ?

(Bon, on n’a pas que ça à faire, ils vont la finir cette négociation ? Ces tam-tams, j’en peux plus.)

Mars 2009 · N°9

Article extrait du Magazine Causeur



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Guy Sitbon, ex-journaliste au Nouvel Obs, est chroniqueur à Marianne.

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