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Portrait du jeune homme en réactionnaire


Portrait du jeune homme en réactionnaire
Jean Clair
L'académicien Jean Clair publie La Tourterelle et le chat-huant (Gallimard).

Si jamais Flaubert revenait, histoire de se plaindre de migraines tenaces, d’entonner le refrain de La Fille de Mme Angot et d’ajouter l’un ou l’autre article à son Dictionnaire des idées reçues, il pourrait écrire à l’entrée « Réactionnaire » : « Voir Jean Clair. » Et à l’article Jean Clair : « Voir réactionnaire. » C’est qu’à en lire certains, observateurs plus très nouveaux de la pensée contemporaine, le critique d’art, récemment élu à l’Académie française, est l’un des êtres les plus infréquentables du tout-Paris. Il aurait volé, violé, tué ou commis quelques massacres que certains de ses détracteurs le tiendraient en plus haute estime. C’est que les bien-pensants de l’époque ne connaissent plus de grande peur. Ils ne craignent plus rien, pas même le ridicule.

Jean Clair, réactionnaire ? Et plutôt deux fois qu’une ! Dans son nouveau livre, La Tourterelle et le chat-huant, il en donne la définition – on n’est jamais si bien servi que par soi-même : « La société moderne, écrit-il, s’ingénie à débusquer le réactionnaire, la pensée réactionnaire, le geste réactionnaire – jusqu’à n’être plus qu’un grand corps mou et sans réaction. »

[access capability= »lire_inedits »]Qu’on y prenne bien garde, le réactionnaire n’est pas le laudator temporis acti, le louangeur du passé que l’on retrouve déjà dans le Satiron de Pétrone. Il y a deux mille ans, c’était déjà mieux avant, alors vous pensez, aujourd’hui ! Chez Jean Clair, le réactionnaire n’est pas un animal ruminant, se nourrissant de nostalgie et d’aigreur. Il refuse simplement de communier tous azimuts aux idées les plus azimutées. Il n’offre pas d’emprise aux modes éphémères et se cabre devant le conformisme intellectuel, esthétique ou moral. Il continue, vent debout, à exercer sa pensée critique sur le monde et à soumettre chaque jour son esprit à une gymnastique quotidienne. Et dans le genre, Jean Clair est un athlète : il aime quand ça devient sportif.

La Tourterelle et le chat-huant, c’est un 110 mètres haies intellectuel. Un exercice spirituel ou, mieux, pour reprendre l’un de ses titres à Philippe Muray : un exorcisme spirituel. Clair alterne petites foulées et longues enjambées. Les obstacles qu’ils franchit, ce sont les totems et tabous de notre monde moderne : cette idée benoîte que, sur certains sujets, il est acquis et plus prudent de la fermer plutôt que de la ramener. Anti-tabagisme, produit allégé, tourisme, festivités culturelles  : autant de choses dont Barthes ne pourrait même pas écrire la mythologie, puisqu’elles ne renvoient à rien d’autre qu’à elles-mêmes et nous obligent à ce que la phénoménologie de Merleau-Ponty appelait : la suspension du jugement. Drôle d’époké, pour une drôle d’époque…

Aux pieds de Jean Clair, pas de Nike. Mais la langue française, dont il kiffe la race au point de la ciseler, de la servir et, poursuivant la mode lancée par Chateaubriand, de redonner même vie à des mots qu’on croyait morts depuis Proust et ses Jeunes filles en fleur, tel l’emploi de « muscade », moins tarabiscoté et plus épicé que son synonyme : « tour de passe-passe ».

Et si La Tourterelle et le chat-huant ne devait être que le portrait du réactionnaire en jeune homme, on s’apercevrait vite, en le lisant, que le réactionnaire n’est, en somme, que celui qui tente, par tous les moyens, d’échapper à sa propre mortalité. En s’inventant un monde peuplé d’objets immortels, qui excèdent notre propre existence, nous survivent et nous surpassent : l’art, la littérature, l’histoire, la religion, les paysages, ceux de Venise qui ne peut être que l’œuvre d’un Dieu marchant sur l’eau, de l’Egypte, de la Sarthe aussi bien que du Morvan.

Demandez donc à Virgile, qui écrivait les Bucoliques en pleine guerre civile à Rome : l’esprit part aux champs quand la civilisation vacille. Reste donc l’immortalité, celle des paysages et des saisons, comme planche de salut. Et, à tout prendre, l’Éternité aussi. Comme une promesse de l’aube.

Ce n’est pas que Jean Clair déteste notre monde quand d’autres le célèbrent et le fêtent. Comme Muray, il ne verse pas dans la contemption gratuite de ses contemporains. Il exècre simplement le nihilisme de notre époque, la part de néant qu’elle renferme, qu’elle consomme et dans laquelle elle se perd.

Et Clair cite Montaigne : « Il y devroit avoir coertion des lois contre les écrivains ineptes et inutiles… L’escrivaillerie semble être quelque symptosme d’un siècle débordé. » Il y a aussi des écrivains intelligents et utiles. Tourterelle et chat-huant nous le disent tous deux. Ce qu’ils gardent pour eux, en revanche, c’est le mode d’emploi. Comment faire pour vivre dans un siècle débordé : prendre la clef des champs, choisir la solitude ou s’en accommoder ? Dieu seul le sait. Et peut-être Jean Clair.[/access]

Mai 2009 · N°11

Article extrait du Magazine Causeur



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