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Pérou : Fujimori, comme un De Gaulle andin?

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Alberto Fujimori, président du Pérou de 1990 à 2000, est décédé le 11 septembre. Il avait été poursuivi par la justice, enfermé 18 ans en prison, et ses méthodes ont été controversées. Mais son pays a finalement décidé de lui accorder un deuil national de trois jours. Au pouvoir, il avait mis fin à l’insurrection armée conduite par le « Sentier lumineux » et rétabli l’économie


Pour les quelques rares hommes d’État qui ont eu la trempe d’affronter les pires tourments d’une époque et de les avoir vaincus alors que cela semblait impossible, mais ingratement voués aux pires gémonies par leurs acrimonieux opposants, leur mort a une vertu, cruelle certes parce que posthume : elle ouvre la voie à leur réhabilitation.

Ce fut notamment le cas de de Gaulle que Mitterrand qualifia, de dictateur ; de Churchill, l’homme des « larmes et du sang » que les électeurs britanniques congédièrent comme un malpropre au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale alors qu’il leur épargna une occupation nazie…

Et c’est déjà le cas d’Alberto Fujimori, le président du Pérou de 1990 à 2000, condamné à 25 ans de prison pour soi-disant « crime contre l’humanité », mort le 11 septembre à l’âge de 86 ans des suites d’un cancer, neuf mois seulement après avoir bénéficié d’une grâce à titre humanitaire et avoir effectué 18 ans de sa peine. Sa réhabilitation n’a pas tardé. De manière surprenante, elle a commencé le jour même de son décès. Malgré « l’infamie » de sa condamnation, à l’étonnement général, il a eu droit à des obsèques nationales.

La présidente de gauche (et non de droite comme l’a dit Le Monde), Dina Boluarte, a sur le champ décrété un deuil national de trois jours auquel s’est aussi associé le maire de Lima, la capitale, lui aussi de gauche. Durant ceux-ci, des milliers de Péruviens ont formé une queue ininterrompue de plusieurs kilomètres, pour lui rendre un dernier hommage, en s’inclinant devant sa dépouille qui était exposée au Musée de la Nation… Dimanche, un raz de marée humain, comme la capitale du Pérou n’en avait jamais connu, l’a accompagné en son ultime demeure. Avant, son cercueil avait été conduit au palais présidentiel pour que la Garde présidentielle lui rende les derniers honneurs. 

Une réputation d’autocrate et de génocidaire

Comment expliquer que « le peuple l’ait absous », selon le titre du quotidien La Razón (La Raison) de lundi, aussi massivement et promptement ? C’est que, à bien des égards, Fujimori peut être considéré comme un de Gaulle andin. Pour les classes populaires, pour les paysans de l’Altiplano, Fujimori fait figure de sauveur de la nation, à l’instar du Général en 1958. Quand il accède au pouvoir en 1990, le pays est en ruine, banni du système financier international, l’inflation atteint les 7500%, la devise nationale, le Sol, n’est qu’un bout de papier pour toilette. Au désastre économique s’ajoute l’existence de la guérilla du Sentier Lumineux, se réclamant des Khmers rouges, qui mène une politique de terreur et, surtout, semble sur le point de l’emporter… Pour le président fraîchement élu, ce fut en quelque sorte sa guerre d’Algérie.

Deux ans plus tard, suite à « un choc » qualifié d’ultra-libéral, Fujimori avait cassé les reins à l’inflation, un impôt indirect que seuls les pauvres paient, et le Sentier Lumineux était vaincu après l’arrestation de son chef Abimaël Guzman grâce à une politique de renseignement et non d’affrontement direct qui jusqu’alors avait échoué et fait quelque 30 000 tués très majoritairement imputable à l’organisation terroriste.

Troublante coïncidence de l’histoire, Fujimori et Guzman sont morts le même jour de l’année, un 11 septembre, au même âge, 86 ans, avec cependant un décalage de trois ans entre leurs décès. C’est ce que les surréalistes auraient qualifié de « hasard objectif ». On est dans du Garcia Marquez et son Cent ans de solitude

L’heure est venue donc plus tôt que prévue de casser, entre autres, trois fausses vérités colportées à satiété par une certaine presse (ces jours-ci par les deux principaux quotidiens nationaux de référence, Le Monde et Le Figaro) qui ont valu à Fujimori, surnommé le « Chino » en raison de son ascendance japonaise, sa réputation d’autocrate et de génocidaire.

En vérité, il n’a jamais été condamné pour crimes contre l’humanité, aucune politique de stérilisation forcée n’a été menée, et le prétendu « auto-golpe » (auto-coup d’Etat) du 5 avril 1992 qui lui a valu d’être qualifié de dictateur n’a pas été un putsch mais un contre-putsch, fondateur du Pérou d’aujourd’hui. Le Parlement se préparait à le destituer. Il prit donc ses devants. La constitution d’alors ne permettait pas dissolution. Alors il envoya l’armée le fermer, dans la foulée fit élire une constituante. Un an après, il faisait adopter par référendum la nouvelle constitution toujours en vigueur, dont la philosophie s’inspire beaucoup des principes de celle de notre Vème république.

En réalité, il a été condamné pour « responsabilité indirecte » (autoria mediata en espagnol) dans deux massacres, dits de la Cantuta et de Barrios altos, une université et un quartier populaire de Lima, perpétrés par un escadron de la mort constitué de policiers, le groupe Colina, qui s’était formé dans les années 80, sous la présidence de son prédécesseur, le social-démocrate Alan Garcia, en réaction à la pusillanimité des magistrats envers les terroristes par crainte pour eux et leurs familles de représailles.

Ces deux massacres n’ont jamais été qualifiés dans l’acte d’accusation de crimes contre l’humanité. Au moment des faits, ce chef d’accusation n’existait pas au Pérou. Il a été seulement dit dans les attendus de la condamnation que ceux-ci « auraient pu y être assimilés ».

Le concept de « responsabilité indirecte » a été élaboré lors du procès de Nuremberg pour condamner les responsables nazis qui n’avaient pas été les exécuteurs de leurs crimes mais les concepteurs et donneurs d’ordre.

Durant tout le procès de Fujimori qui a duré 13 mois à raison de trois sessions par semaine du 4 janvier 2008 au 7 mars 2009 (que l’auteur de ces lignes a suivi de bout en bout), pas le moindre indice d’un début de preuve n’a été apporté accréditant que l’accusé avait pensé et donné l’ordre de ces exécutions sommaires[1]. En fait, comme le souligne dans sa chronique de samedi le très influent éditorialiste de El Commercio (l’équivalent du Figaro), Jaime de Althaus, il a été condamné parce qu’en sa qualité de chef de l’État, selon les juges, il ne pouvait qu’être responsable mécaniquement des méfaits que tout fonctionnaire était susceptible de perpétrer. Donc coupable, non de ses actes, mais de par son statut.

Mythes et réalité  

Le quotidien Perú 21, le pendant, lui, en quelque sorte, du Monde, estime dans son édition du 13 septembre que cette condamnation relève d’un abus du droit. Tout au plus, souligne l’éditorial, Fujimori aurait dû être poursuivi pour complicité pour n’avoir pas sanctionné les auteurs de ces deux tueries. Le problème était qu’il ne pouvait pas sanctionner tant que leur culpabilité n’avait pas été établie.

Pire, le très respecté journaliste d’investigation, Ricardo Uceda, et le propre fils du Nobel Mario Vargas LLosa, Alvaro, journaliste lui aussi, ont dans leurs livres respectifs[2] affirmé que ce procès fut une parodie de justice. D’après eux, la condamnation de Fujimori avait été concoctée en catimini entre le président du Tribunal suprême, César San Martín, et trois avocats espagnols spécialistes de la « responsabilité indirecte » bien avant l’ouverture du procès. Un élément tend à fortement corroborer cette allégation. Les attendus de la condamnation rendue après un délibéré de seulement une semaine font plus de 500 pages… Écrire 500 pages de considérations juridiques en huit jours tout en délibérant relève du Guinness Book. Dès lors, l’accusé avait été condamné avant même d’avoir été entendu et jugé.

Enfin, concernant l’autre infamante accusation, celles de plus 270 000 stérilisations forcées que les ONG droit-l’hommistes n’ont cessé de mettre en exergue pour accréditer l’inhumanité de Fujimori, la justice a fini par leur tordre le cou. Le 10 août dernier, elle s’est finalement résignée au bout d’un quart de siècle d’une soi-disant investigation, à prononcer un non-lieu, estimant qu’il n’y avait eu aucune politique délibérée. Ces stérilisations se réduisent, a-t-elle conclu, « à quelques cas isolés et en nombre très réduit mais d’aucune manière elles relèvent d’une intention criminelle. Elles ont été avant tout conséquence de la négligence de quelques membres du corps médical. »

Quant aux accusations de corruption visant personnellement Fujimori, toutes sont tombées les unes après les autres.

Le funeste sort de ce dernier est un cas d’école sur la manière de comment un système médiatique peut falsifier la réalité en tordant les apparences. Tout journaliste devrait relire en permanence le Mythe de la caverne : les ombres ne sont pas le réel même si elles en sont l’émanation.


[1] Pour plus amples détails sur ce procès, voir le texte de l’auteur de l’article, « La Vengeance des autruches » qu’on trouve en espagnol sur internet « La venganza de las avestruces » (buenatareas.com ou es.slideshare.net)

[2] Respectivement Muerte en Pentagonito (page 322-24) – Mort au petit Pentagone, le petit Pentagone est le siège de l’état-major des forces armées péruviennes -, El reino del espanto (page 44) – Le règne de la peur. Aucun des deux n’a été traduit.

L’or puant des couches-culottes

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Le journaliste Victor Castanet vient d’entamer une nouvelle grande tournée des médias pour promouvoir une enquête qui dénonce des dérives dans le secteur des crèches.


Après les EPHAD, les crèches. Après les anciens, les bambins. Après Les Fossoyeurs, ouvrage d’enquête qui mettait en lumière les pratiques souvent odieuses de certains EPHAD du secteur privé, voilà que paraît un nouveau réquisitoire, les Ogres, exposant cette fois les dérives, les aberrations de fonctionnement d’établissements, là encore du secteur privé et concurrentiel, voués à l’accueil de la petite enfance. L’investigateur-auteur de ces enquêtes aux révélations proprement révoltantes, Victor Castanet. Cette fois, il est allé fouiller du côté des couches-culottes et le moins qu’on puisse dire est que ça ne sent pas très bon.

Dans les deux cas, les dysfonctionnements, souvent effarants, trouvent leur principale explication dans la doctrine du système général : faire du fric. Toujours plus de fric. Tous les moyens – ou presque – sont bons. Une concurrence impitoyable règne à côté de laquelle celle qu’affrontaient les héros de Dallas ne serait que bluette. On casse les prix à l’appel d’offre pour l’emporter et après on se débrouille pour rogner sur tout afin de dégager le sacro-saint profit qui est aux actionnaires ce qu’est le petit pot vitaminé aux tout petits, ce après quoi ils braillent à tue-tête quand ils sont en manque. Une parmi une kyrielle de pratiques louches, le bidouillage des feuilles de présence des enfants afin d’empocher le maximum d’argent des caisses d’allocations familiales. On allonge la durée de leur supposée présence à la crèche et on les inscrits même quand ils ne sont pas là. Tout est pour le mieux. Au bout de l’entourloupe, le contribuable paiera.

A lire aussi, Elisabeth Lévy: Flemme olympique: Métro, conso, dodo

Même la crèche de Matignon est entrée dans la danse, sélectionnant sur appel d’offre un affriolant « moins disant ». À croire que dans les services du Premier ministre personne n’est assez compétent pour réaliser que lorsqu’on propose à trois mille euros un service dont le coût réel est de douze mille, il y a nécessairement un loup. Comme dans les fables à faire peur aux petits, un gros loup aux dents bien acérées. Drôle non ?

Hier donc, les anciens. À présent, les bambins. L’explication, la seule, la vraie : le cynisme écœurant du système. Le système qui n’a de considération pour l’être humain qu’autant qu’il se cantonne dans le rôle qui lui est assigné de brave et docile producteur-consommateur. Or, au début de l’existence, à l’âge des couches-culottes, comme à la toute fin (où hélas on ne peut exclure le retour du même équipement) l’individu n’est de facto ni véritablement un consommateur, ni un producteur. Pour autant, la loi du système ne saurait tolérer que cela suffise à le dispenser de participer à la grande course aux profits. La solution imposée est d’une simplicité confondante : faisons en sorte que l’ancien et le marmot deviennent eux-mêmes le produit. Le produit, tel le paquet de lessive, autour duquel s’organisent un marché, une concurrence, une mécanique génératrice d’argent. Ainsi, dans ce monde impitoyable, il est impératif que, de son premier souffle à son dernier, l’être humain soit «  rentable », bankable. Cela en dit long sur le niveau d’indignité qu’atteint notre société, notre civilisation. Chez bien des peuples dits primitifs le petit d’homme et l’aïeul sont sacrés. Chez nous, seul le tiroir-caisse l’est.

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Sébastien Delogu, le triomphe de l’échec…

Quand il ne multiplie pas les sorties douteuses ou ne se donne pas en spectacle avec un drapeau palestinien à l’Assemblée, le député LFI de Marseille Sébastien Delogu présente des difficultés en lecture et fait preuve d’une grande inculture historique. Mais, LFI se dit fière de la diversité de ses profils. « La politique n’est pas réservée à une élite ! » avance Manon Aubry. Ah bon ?


Au sein d’une effervescence politique, sociale et médiatique où les repères s’effacent et les boussoles se dérèglent, se dégagent quelques constantes révélatrices d’un changement profond. En France on a toujours connu, à l’exception de la période gaulliste où la compétence et le sens de l’État étaient des critères dominants, cet insupportable paradoxe où les échecs n’étaient jamais sanctionnés. Au contraire, ils étaient validés par des promotions que le commun des citoyens ne comprenait pas et qui offraient le grand avantage de laisser tranquille les élites réelles ou prétendues face à leurs erreurs ou, pire, leurs scandales. Depuis quelque temps est survenue une forme de perversion qu’on pourrait qualifier, dans beaucoup de domaines, de triomphe de l’échec. D’apothéose de la déconfiture. D’arrogance de la médiocrité.

À tout seigneur tout honneur, si j’ose dire. Quand on constate que le président de la République ose s’afficher comme garant du bon fonctionnement de nos institutions face au Premier ministre Michel Barnier, alors qu’il les a subverties et qu’à cause de lui la France se trouve dans un état de discrédit, il y a de l’abus. L’épisode choquant du remplacement de Thierry Breton, imposé par Ursula von der Leyen et sans réaction de la part du président, vient encore de le démontrer.

Il y a des épisodes mineurs qui enseignent sur ce plan également. Entendre une Manon Aubry soutenir qu’elle est fière de l’élection d’un député comme Sébastien Delogu, comme elle l’était hier de celle de Rachel Kéké, dépasse l’entendement. Comme si, par son élection, un député devenait forcément respectable et remarquable alors que, d’origine modeste ou non, il ne le devient que par la qualité de ses propos, de ses actions.

Pour ma part je ne supporte plus cette démagogie qui consiste à louer par principe ceux qui n’ont pas bénéficié de toutes les chances de la vie. C’est en fait du mépris, comme si on les estimait incapables de démontrer ce qu’ils valent vraiment. On les traite tels des êtres inférieurs auxquels il serait malséant d’appliquer les règles, les principes, les exigences nécessaires pour tous. Le triomphe de l’échec a mille facettes. Il est la conséquence d’une sorte de lassitude face à l’effort que l’excellence implique. Comme on n’en peut plus de cette tension quotidienne et épuisante pour atteindre le meilleur, on a décrété que le pire ne doit plus être un motif de discrimination, ni susciter un risque d’exclusion. Il s’agit d’un ajustement, d’une adaptation. Comme au fond on a abandonné la partie, on a décidé que la perdre était une aubaine, une solution. L’apothéose de la déconfiture, un peu partout, sur une multitude de registres, est l’éclat facile d’une France dérivant doucement, d’un monde qui s’abandonne.

Le pouvoir d’achat, ce paresseux mantra

Les Français travaillent moins et moins bien que leurs voisins mais demeurent de grands consommateurs. La classe politique répète que leur fameux pouvoir d’achat est en berne alors qu’il ne cesse d’augmenter, au prix d’un endettement irresponsable. Ce système redistributif dessert l’intérêt général, sans parler des générations futures.


L’unanimité autour du sacro-saint pouvoir d’achat concentre toutes les lâchetés démagogiques des électeurs français et de leurs élites politiques. Les voir chouiner comme des enfants réclamant des bonbecs, en dépit d’un bulletin scolaire lamentable, peut déclencher des réactions compréhensibles – claquage de beignet, voire stigmatisation du cancre (sans cellule de soutien psychologique).

Pendant que RN et NFP nous bercent d’illusions, notre productivité décroche

Résumons la position des deux principales forces politiques du pays – le RN et le NFP : primo, le pouvoir d’achat est en berne voire en baisse constante ; deuxio, pour renforcer ledit pouvoir, il suffirait d’augmenter les salaires du privé – en rognant sur les dividendes des patrons actionnaires –, ainsi que les rémunérations de la fonction publique – en continuant à emprunter ou en augmentant les impôts des « riches ». Le tout donne la formule gagnante du bonheur, béatitude intimement indexée sur la consommation.

Le hic, c’est que tout est faux dans ce discours dangereux. Le pouvoir d’achat des Français a régulièrement augmenté depuis dix ans, y compris en 2020 pendant les confinements successifs (!), à l’exception certes de 2022, année de guerre et du choc inflationniste ukrainien. Il a même crû plus qu’ailleurs au prix d’un endettement irresponsable.

A lire aussi, Jean-François Achilli: Le charme discret de la gauche désunie

Bercer d’illusions les Français ne peut que mal finir. Ne pas leur dire que nous sommes sur le point de recueillir le dernier soupir d’un système redistributif à bout de souffle dessert l’intérêt général. Mais qui se soucie encore du bien commun ? Le droit individuel à consommer mobilise plus facilement la classe politique que le droit collectif de défendre les générations futures, sa culture ou ses frontières. Les Français réclament aussi du pognon à leurs Maîtres, car ils ont compris qu’en matière de régalien, ils pouvaient toujours se brosser.

Quoi qu’il en soit, l’OCDE nous indique que nous avons travaillé 664 heures par habitant en 2023 contre 770 dans la zone euro. Une zone sociale-démocrate où l’on chouine moins tout en bossant 16 % de plus sans déambuler de Bastille à Nation. Sur la durée d’une vie, le boulot nous accapare moins que les autres, notamment en raison du faible taux d’emploi des seniors et d’un âge de départ à la retraite très anticipé. La remarquable productivité des travailleurs français permettait jadis de compenser ce handicap. Ce n’est plus le cas. Depuis 2019, dans ce secteur également, la France décroche et l’Allemagne ou les États-Unis ont connu une croissance supérieure de 30 à 50 % de cet indicateur clé de la compétitivité. Bref, le scandale n’est pas la faiblesse du pouvoir d’achat des Français. Ce qui est incroyable, c’est que la consommation reste aussi élevée dans un pays où l’on travaille moins et désormais moins bien que ses concurrents. En somme, nous endettons les générations futures pour acheter des vêtements surnuméraires chez Zara. Pas pour rivaliser avec les Gafam. Paradoxe, Marine Tondelier ou Mélenchon nous promettent de sauver la planète en prônant des mesures de « sobriété ». Cette prédilection pour une décroissance mal assumée – car électoralement risquée – s’accompagne de discours misérabilistes sur un pouvoir d’achat qu’il serait urgent de doper. LFI remet même au goût du jour la relance par la consommation, sans doute pour occuper les esclaves ouïghours de ses amis chinois. Le NFP nous promet de gagner plus, mais pour faire quoi de cet argent ? Le donner au Venezuela ? Non, pour acheter des produits importés chez Lidl et s’abonner à Netflix !

Alors soit, ne sauvons pas la planète et augmentons les salaires ou plus exactement le salaire net. Pour qu’un salarié touche ici 80 euros, un employeur doit en débourser plus de 150, cas unique au monde ! Ces 70 euros préemptés financent une protection sociale ultra généreuse, plus coûteuse qu’ailleurs et désormais, on le sait depuis le Covid, moins performante.

Taxer les riches

Illustration parmi d’autres des aberrations dispendieuses, il existe en France 42 caisses de retraite. Chaque officine dispose bien sûr de sa propre brigade de ronds de cuir. Selon les standards européens, notre pays ne devrait en compter que cinq à dix, soit environ 35 armées mexicaines de parafonctionnaires aisément dispensables. Ces surcoûts, dont la Cour des comptes, dans une courtoise indifférence générale, compile l’existence depuis des décennies, existent au sein de milliers de structures publiques. Y mettre bon ordre constituerait l’alpha et l’oméga d’une hausse saine des revenus nets[1]. Sans grever la compétitivité de nos entreprises ; sans alourdir les impôts des 10 % des « plus aisés » qui n’en peuvent mais. Cette frange de contribuables, abusivement qualifiés de riches pour 9/10e  d’entre eux, contribue déjà à hauteur de 70 % aux impôts directs. Aucun de nos voisins européens ne pressure autant ce décile indispensable à la richesse d’une nation. Ce sont pourtant eux que le NFP vise lorsqu’il annonce que 90 % des ménages ne seraient pas impactés par les hausses d’impôts dont ils rêvent. Dans un pays pétri de jalousie, le candidat Hollande avait fixé le seuil de richesse à 4 000 euros par mois – des revenus qui ne permettent guère de fréquenter les palaces ou d’entretenir un yacht. Proposons une autre définition de la richesse : est riche celui qui vit sans travailler. Qu’il tire un revenu de ses rentes ou de ses allocs, de sa retraite ou de l’un des nombreux jobs « zombies », notamment les 500 000 postes de fonctionnaires territoriaux créés par pur électoralisme. Il y a donc, selon ce critère, beaucoup plus de riches qu’on ne le croit dans ce pays. Enfin, une bonne nouvelle.

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Si l’on voulait sincèrement augmenter le pouvoir d’achat, il faudrait inciter les Français à se retrousser les manches et accepter de questionner l’efficacité de la dépense publique. Ce dossier central n’intéresse, hélas !, personne, à l’exception de la frange « ultralibérale » des LR (Lisnard et consorts). La gabegie semble en effet faire partie du pacte républicain. S’interroger sur l’utilisation des milliers de milliards prélevés par l’ogre bureaucratique revient à officialiser son ralliement à la « droite extrême ». Seule demeure envisageable l’augmentation éternelle des budgets, financée par la dette et les hausses exponentielles d’impôts. La France se comporte tel un bricoleur myope qui raterait systématiquement le clou et proposerait d’augmenter la taille du marteau plutôt que d’apprendre à viser. Qu’on lui donne des lunettes ! Sinon, la mise sous curatelle par le FMI ou la BCE nous guette. Une autre bonne nouvelle ?


[1] Admettons que les charges sociales ne soient plus de 70 euros, mais de 60. Partageons ce gain de dix euros en deux, cinq euros pour l’employeur, cinq euros pour le salarié. Ce dernier verrait son revenu brut augmenter de 5/80 = 6 %. Pas mal non ?

L’Église honteuse

L’Église anglicane serait-elle en train d’opérer un « rebranding » qui ne dit pas son nom ?


L’Église d’Angleterre, dont le roi Charles III est le gouverneur suprême, mais l’archevêque de Cantorbéry, Justin Welby, le chef spirituel, envisage-t-elle d’éliminer le mot « église » de son langage pour mieux attirer le chaland ? Selon une étude publiée par un centre de réflexion ecclésiastique, ce pas a été franchi spontanément au niveau local. L’étude, intitulée « Nouvelles Choses » (New Things) pour souligner la variété des termes qui se sont substitués à « église », a enquêté sur 11 des 42 diocèses anglais et a trouvé que, depuis dix ans, aucun des quelque 900 projets de création de nouveaux lieux de culte n’utilisait le mot. Les termes préférés étaient surtout « communauté » ou « assemblée », bien qu’« ecclésia » signifie justement « assemblée » en grec ancien. Il semblerait donc que l’Église anglicane, dont la mission centrale devrait être de préserver et de transmettre l’intégrité de l’enseignement du Christ et des apôtres, soit tombée dans le piège de l’adaptation au monde moderne. L’étude en question a noté que, quand la théologie traditionnelle perd de son influence, on cherche l’inspiration dans d’autres sources, « à savoir l’entreprise et le management ». Pourtant, il est peu probable qu’un rebranding de l’anglicanisme puisse ralentir le déclin du culte. Pour certains membres du clergé et leurs paroissiens, le mot « église » rappelle trop des notions de hiérarchie et tradition, et évoque un passé qu’il s’agit surtout de nier. L’année dernière, le synode général a décidé que chaque paroisse devait mettre en place un plan d’action pour combattre l’injustice raciale, tandis que la commission qui gère les actifs immobiliers de l’Église veut absolument que cette dernière lève 1,2 milliard d’euros pour expier le péché de ses investissements dans la traite atlantique au début du XVIIIe siècle. Tout en oubliant son rôle central dans la campagne pour abolir la traite et l’esclavage. Au passage, on notera que l’expiation ne requiert plus une âme contrite, mais du fric. Voici revenu le temps des indulgences.

Mohammad Rasoulof: et pourtant, il tourne!

La mort d’Alain Delon a clôturé un été cinématographique plutôt morose, même si l’on peut se réjouir du succès de Monte-Cristo. Heureusement que la rentrée se place sous les bons auspices d’un film iranien décapant: « Les Graines du figuier sauvage », de Mohammad Rasoulof


Les Graines du figuier sauvage est l’un des titres les plus poétiques et les plus mystérieux du dernier Festival de Cannes, et le film qui se cache derrière a tenu toutes ces promesses. Le jury ne s’y est heureusement pas trompé, il a décerné son « Prix spécial » à l’œuvre écrite et réalisée par le très talentueux cinéaste iranien Mohammad Rasoulof. Rappelons en préambule que ce dernier ne cesse depuis 2010 de guerroyer avec les autorités de Téhéran. Cette année-là, il est arrêté avec son collègue Jafar Panahi pour « actes et propagandes hostiles à la République islamique d’Iran » et condamné à un an de prison. Neuf ans et trois films plus tard, dont le brillant Un homme intègre, il est inculpé pour des faits similaires et condamné à la même peine. En 2020, son film Le diable n’existe pas,charge implacable contre la peine de mort, remporte l’Ours d’or au Festival de Berlin mais, interdit de sortie de territoire, le réalisateur ne peut aller chercher son prix en Allemagne. Son cauchemar se poursuit en juillet 2022 avec une nouvelle arrestation qui fait suite à la publication d’une tribune critiquant vertement l’attitude des forces de l’ordre dans la répression des manifestations populaires. Et en 2024, le cinéaste est condamné à huit ans de prison dont cinq ferme pour « collusion contre la sécurité nationale ». Et pourtant… il tourne ! comme l’a prouvé la sélection cannoise de ces Graines du figuier sauvage. Et c’est clandestinement, le 12 mai dernier, qu’il a quitté son pays pour rejoindre la Croisette.

A lire ensuite: Delon / Jagger, y’a pas photo !

Que l’on ne s’y trompe pas : Rasoulof est un véritable cinéaste dont la carte d’identité artistique ne saurait se résumer à son seul statut de victime politique d’un régime islamiste autoritaire. Ses films précédents parlent pour lui et ce dixième long métrage en apporte une nouvelle et éclatante preuve. Rasoulof y raconte l’histoire d’Iman, avocat de formation, qui vient d’être nommé juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran. Sa mission est simple : approuver des condamnations à mort d’opposants politiques sans s’embarrasser de preuves. À charge pour lui de n’en rien dire à ses amis et à ses proches afin d’éviter toute pression. Le tout dans un contexte social de plus en plus explosif puisque les manifestations contre le port obligatoire du hijab se multiplient. Son fragile équilibre bascule le jour où sa femme et leurs deux filles aident un manifestant blessé…

Comme à son habitude, Rasoulof ne prend pas de gants pour décrire la situation politique, morale et sociale d’un Iran profondément déchiré. Petit à petit, le personnage principal développe à l’égard de sa propre famille une incroyable et abyssale paranoïa qui en dit long sur le régime iranien lui-même et les comportements qu’il génère chez ceux qui le servent. Implacablement, Rasoulof déploie une trame narrative au centre de laquelle il place un revolver qui disparaît. Soit un idéal « Mac Guffin », selon la terminologie en vigueur chez Hitchcock qui désignait ainsi un objet alibi et leurre à la fois, présent tout au long du film. Car Rasoulof connaît mieux que quiconque les nécessités du suspense : il tient son spectateur en haleine, là où il aurait pu se contenter d’un propos politique qui lui aurait valu toutes les récompenses. Servi par un casting impeccable, il va plus loin, alimentant sans cesse sa fiction en la confrontant à de saisissantes images d’archives prises par des manifestants durant de véritables épisodes de guérilla urbaine et de répression policière. Le cinéma ne peut assurément changer le monde, mais un film comme celui de Rasoulof redonne tout simplement confiance en la capacité des artistes à témoigner sans jamais baisser la garde de la créativité et de la subjectivité qui va avec.

Sortie ce 18 septembre

Les nègres marrons n’ont pas fini de souffrir

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Qui n’a pas envie de voir Camille Cottin camper une chasseuse d’esclaves ?


La cause est entendue : l’esclavage est – a été, sera toujours, pour les siècles des siècles – une abomination. On n’en aura jamais fini de raconter la traite des noirs, et de décrire les sévices subis par ses victimes. Que ce soit en Isle-de-France – l’ancien nom de l’Île Maurice – ou ailleurs.

Cinéaste franco-béninois, Simon Moutaïrou ne se fait pas faute d’inscrire Ni chaînes ni maîtres dans le rituel sacro-saint du « devoir de mémoire » qui habite aujourd’hui, nourri de la pureté de ses intentions, la mauvaise conscience de l’Occident. L’action se situe en 1759. La jeune Mati fuit les atrocités (viols, verges, pendaisons) perpétrées par Eugène Larcenet, le patron sadique de la plantation de cannes à sucre, sous les traits d’un Benoît Magimel épaissi, graisseux, ventru, ectoplasmique. L’acteur a définitivement abandonné toute velléité de séduction pour camper le méchant colon blanc qui, aidé de ses nervis tortionnaires, règne sur ce « camp de concentration » avant la lettre. Le mafflu Magimel ne se donne même plus la peine d’articuler les (rares) répliques que lui a confié le script.

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Résumons. Massamba, le père de Mati, n’a d’autre choix que de suivre sa progéniture en cavale, devenant ainsi un « nègre marron », comme on appelait – issu du vocable espagnol « cimarron », c’est-à-dire « vivant sur les cimes » -, les esclaves natifs d’Afrique qui, des Antilles au Brésil, rompaient leurs chaînes pour se regrouper en communautés dans la nature sauvage. Ils étaient traqués. (Sur l’avenue Louise de Bruxelles trône une sculpture monumentale en marbre datant de 1893, signée Louis Samain : «Nègres marrons surpris par les chiens » –  c’est dire !). Dans le film, les fuyards se voient pris en chasse par une professionnelle, baptisée « Madame La Victoire » ; la comédienne Camille Cottin endosse ce (mauvais) rôle.

Camille Cottin

Simon Moutaïrou, esquivant à dessein le réalisme documentaire, tend à investir l’image, nimbée de flou et de clair-obscur, de la charge mystique (à haute teneur spitituelle) dont ces proscrits seraient porteurs, et que sa caméra change en hérauts sanctifiés par l’indigénisme bien-pensant. Dans un curieux syncrétisme qui associe Yoroubas, malgaches, wolof, etc. le réalisateur a soin de valoriser positivement leur foi panthéiste, par opposition à l’effroyable idolâtrie chrétienne par quoi Madame La Victoire, en se signant, yeux au ciel et croix en sautoir, justifie ses exactions racistes. La transparence de l’intention est soulignée par cette séquence qui montre un essaim de cadavres sur une plage, marrons qui ont échoué à rejoindre Madagascar en pirogue : l’amalgame sous-entendu avec le funeste destin des migrants africains de notre temps se redouble de l’emploi quelque peu incongru de la langue wolof, alternant avec le français dans les dialogues du film. Comme s’il fallait, au forceps, ouvrir les entrailles de l’Histoire pour accoucher d’une généalogie supposée entre les esclaves de l’Ile Maurice au XVIIIème siècle et les migrants africains du XXIème siècle. N’est pas Werner Herzog qui veut.       


Ni chaînes ni maîtres. Film de Simon Moutaïrou. Avec Ibrahim Mbaye, Camille Cottin, Benoît Magimel, Anna Diakherethiandoum… France, Sénégal, couleur, 2024.
Durée : 1h38. En salles le 18 septembre.

Flemme olympique: Métro, conso, dodo

Pour beaucoup de Français, le travail est un mal qui n’est plus nécessaire. Le culte de l’effort a laissé place à celui de la consommation, et l’État veille – à crédit – au « pouvoir d’achat » d’une nation qui produit de moins en moins. Ce modèle magique est au cœur de la crise française.


À entendre les commentateurs, la France n’a jamais été aussi fracturée idéologiquement. Les Français ne parlent plus le même langage. La comédie à laquelle on a assisté, avec une gauche qui, confondant « gagnant » et « premier », s’est autopersuadée qu’on lui avait volé la victoire, nourrit le sentiment vertigineux que les signifiants, affranchis de tout référent, ne signifient plus rien. Ainsi chaque bloc, comme on dit maintenant, peut-il bricoler son réel imaginaire dans son coin. Toutefois, ces réalités parallèles se rencontrent sur deux points, deux idées, ou plutôt deux croyances très largement partagées. Au point qu’elles réconcilient presque tous les journalistes, de CNews à France Inter.

Gouvernants et gouvernés

Premièrement, si la France va mal, c’est la faute à Macron. Pour une écrasante majorité des électeurs, y compris macronistes, le président est le premier responsable de l’impasse politique et du désastreux état du pays – et par association, tous les élus, une bande de fripouilles intéressées par le seul intérêt matériel. Eux sont tous des citoyens exemplaires, pétris de civisme et de souci du bien commun. Les gouvernés n’ont aucune responsabilité dans les lâchetés des gouvernants qu’ils ont choisis. « Ce n’est pas ma faute ! » : l’anaphore de Valmont dans sa cruelle tirade à sa maîtresse déshonorée est devenue une devise nationale.

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La deuxième faribole devenue une vérité à force d’être répétée, c’est que les Français travaillent trop. Hier, il fallait partager le temps de travail pour endiguer le chômage (voir l’article de Frédéric Magellan dans notre dossier du mois), aujourd’hui, il faut le réduire parce que travailler, c’est pénible. C’est le seul programme politique qui obtiendrait sans peine une majorité à l’Assemblée. Les journalistes sondagiers communient dans la conviction réconfortante que le « pouvoir d’achat » est la première préoccupation des Français. Contrairement aux angoisses identitaires, tenues pour nauséabondes, la peur de perdre du pouvoir d’achat est hautement légitime, digne d’être érigée en urgence nationale. Acheter est un droit de l’homme. À part quelques écolos lecteurs de Michéa[1], nul ne proteste contre ce vocable qui nous assigne tous à un rôle de consommateurs subventionnés. On me dira que, quand le frigo est vide, ces considérations philosophiques n’ont pas cours. Un peu quand même. L’homme ne se nourrit pas que de pain. Subvenir à ses besoins sans tout attendre de la solidarité nationale, viser une certaine autonomie, c’est aussi une façon d’être au monde. Avec le goût de l’effort et du travail bien fait, nous sommes en train de perdre l’élan, le désir de conquête qui pousse les civilisations et les nations à persévérer dans leur être.

Par ici, la sortie

On peut être indifférent à la mutation anthropologique qui a fait de nous un peuple de créanciers capricieux, on n’échappera pas éternellement aux lois d’airain de l’économie. Une nation qui cesse de produire (de la viande, des centrales nucléaires ou des idées) sort de l’Histoire. Il est vrai que les moyennes fabriquent une caricature. Si dans leur ensemble les Français ne travaillent pas assez et pas assez bien, les statistiques de la productivité en attestent, beaucoup d’autres triment sans compter. Et pas seulement des startupers. Des chauffeurs Uber ont renoncé à leurs vacances pour profiter des JO et fait le pire chiffre de leur vie. Sans parler des policiers et gendarmes payés des clopinettes pour risquer leur peau dans un banal contrôle routier. Il y a une France qui bosse et porte à bout de bras et de charges la France qu’on subventionne pour qu’elle consomme. Reste que cette répartition n’existerait pas si nous n’avions pas collectivement accepté la consommation comme ultime horizon collectif. « La dépense publique crée du bonheur », proclame Mélenchon. La France devrait être le paradis sur terre.

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Au moment où nous bouclons, la perspective d’un gouvernement NFP semble écartée. Sauf coup de théâtre d’une Assemblée farceuse, l’épisode ridicule et consternant de l’abrogation de la réforme des retraites nous sera épargné. En attendant, deux blocs ont inscrit au cœur de leur projet la promesse de détricoter une réformette qui nous a déjà valu des mois de chouinements et criailleries hors de proportion. Leur ambition pour la France, c’est de rendre quelques mois de retraite aux Français. Ça fait rêver.

Évacuée en quelques propositions lors des campagnes électorales, sempiternellement traitée sur le mode de la plainte, cette affaire de travail est centrale dans la crise française. Et dans notre éventuel sursaut. Depuis près d’un demi-siècle, nous vivons dans un monde magique où d’autres acceptent de travailler pour financer nos 35 heures. N’en déplaise à mon cher Stéphane Germain qui décrit dans notre dossier cette diabolique roue de hamster, pourquoi s’arrêterait-elle de tourner ? N’avons-nous pas toujours réussi à embobiner nos créanciers – un peu de séduction, un zeste de chantage au fascisme et/ou à l’effondrement ? À l’instar de Nicolas Baverez (interrogé par Jean-Baptiste Roques), tous les analystes répètent que ça ne peut pas durer. Et ça dure. Si ça se trouve, nous pourrions encore retarder l’heure des comptes, gratter quelques années à nous complaire dans la morne illusion de la vie à crédit. Sauf que, même dans le plus rutilant des supermarchés, on finit par s’ennuyer. Et qu’à la fin, on passe toujours à la caisse.


[1] Et Abel Quentin dans son dernier roman, Cabane, dont je parlerai plus tard.

Plaidoyer pour La Fayette

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Sacré « héros des deux mondes », La Fayette (1757- 1834) l’est surtout en Amérique. Il serait temps que la France rende l’hommage qu’il mérite au pionnier de l’indépendance et de la liberté… 


Les États-Unis commémorent le 200e anniversaire de la tournée triomphale de La Fayette, qui a eu lieu entre 1824 et 1825. À son arrivée, tout comme aujourd’hui, le pays était marqué par de profondes divisions, avec des élections présidentielles disputées, une intensification des débats entre abolitionnistes et partisans de l’esclavage, une situation internationale tendue en raison des luttes pour la libération des peuples face à des empires autoritaires, et la nécessité de défendre la démocratie libérale émergente.

Son rang en France, parmi toutes les figures illustres que compte notre roman national, n’est pas vraiment prééminent, même si son rôle l’a été pendant les premières années de la Révolution française.

À l’inverse des Etats-Unis, il est souvent présenté en France comme un aristocrate millionnaire et flamboyant, imbu de lui-même et de sa gloriole personnelle, impulsif et opportuniste, trop royaliste pour les républicains, et trop républicain pour les royalistes.

Il suffit de voir sa place au Musée de l’Armée qui expose un buste poussiéreux près de la Salle de l’Indépendance américaine (elle-même bien tristounette, alors que c’est pourtant l’une des périodes les plus glorieuses de notre armée et de notre Marine), ou au Musée Carnavalet, qui expose le célèbre tableau “Serment de La Fayette” par David, de la Fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, sans beaucoup d’explications, sauf une étiquette attenante qui s’attarde sur la présence de son jeune fils à ses côtés, vraisemblablement pour intéresser les jeunes visiteurs et la mention: “Une clef de la Bastille a été déposée aux pieds de La Fayette, la voyez-vous?” Il n’est pas rappelé hélas qu’il fut le premier à soumettre à l’Assemblée nationale, le 11 juillet 1789, un projet de rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen.

juillet 1824-septembre 1825 : une tournée triomphale

Aux Etats-Unis, il en va tout autrement !

Depuis le 16 août, de nombreuses villes, comtés et États américains célèbrent le bicentenaire de la tournée triomphale de La Fayette – orthographié outre-Atlantique « Lafayette1 », alors qu’il était l’invité du président américain James Monroeen qualité d’ultime général encore vivant de la guerre d’indépendance américaine. Le Français fut accueilli avec tous les honneurs dus à un “hôte de la Nation”, officiellement pour célébrer le (quasi) 50e anniversaire de celle-ci, mais aussi pour insuffler à la nouvelle génération « l’esprit patriotique de 1776 ».

Son séjour devait durer trois mois, il se prolongera dix mois de plus, tant sa popularité était grande et les invitations nombreuses. Le marquis vieillissant (67 ans), qui venait d’être battu aux élections législatives, à Meaux, disposait de tout son temps. Il visita ainsi les vingt-quatre États de l’Union de l’époque, et près de deux cents villes, de l’Alabama au Connecticut, de la Géorgie au Maine, de la Pennsylvanie à Washington D.C.. Il fut accueilli en héros partout, de jour comme de nuit, souvent à la lumière des torches. Des foules immenses venaient de loin et patientaient des heures pour avoir une chance de le voir, de le toucher. Les journaux de l’époque furent unanimes pour décrire l’enthousiasme des foules. Sa tournée fut celle d’une « rockstar », et les innombrables bibelots à son effigie, tasses de café, assiettes de porcelaines, gants à son effigie, sont toujours exposés comme des reliques.

Arrival of Lafayette in New York Harbour and the first parade to City Hall, August 16, 1824

« Héros américain », La Fayette a donné son nom à des centaines de villes, comtés, statues, avenues, rues, plaques commémoratives2.

Mais un seul lieu suffirait à attester de son importance, la Chambre des Représentants, où son portrait trône, en symétrie de celui de George Washington, à la gauche du Speaker of the House, le président de la dite-assemblée. Le marquis eut en outre le rare privilège d’être le premier homme d’État étranger invité à prononcer un discours devant le Congrès réuni. Son passage sur la terre américaine a laissé d’autres traces encore. Ainsi la National Guard des 50 Etats actuels de l’Union doit-elle son nom à la Garde nationale qu’il avait commandée en France sous la Révolution et la première des désormais célèbres parades de Broadway fut organisée pour son arrivée triomphale à New York le 16 août 1824, où plus de 60 000 personnes, soit le tiers de la population, s’était pressées pour l’accueillir sur le quai de Battery Park à la pointe de Manhattan.

Portrait of Lafayette, House of Representatives US Congress DR.

Le pays fêtait en premier lieu le Général qui fit tant pour acquérir son indépendance. Loin d’être un général d’opérette, La Fayette fit preuve de courage et de sens tactique sur le champ de bataille, et nombreux furent les « vétérans » survivants de l’Armée Continentale qui l’acclamèrent.  Mais on célébra aussi sa vie entière passée à défendre la liberté et la démocratie, et son amour manifeste pour la jeune nation. Son rôle d’ardent abolitionniste, ses positions envers l’émancipation des femmes que l’on qualifierait aujourd’hui de proto-féministes, font l’objet de nombreux colloques dans les universités américaines. Il conseilla les hommes politiques des deux bords à un moment où la jeune république américaine traversait un épisode politique difficile. Toute sa vie, ses conseils furent recherchés par les dirigeants américains. Une lettre de recommandation de sa part ouvrait toutes les portes – et tous les postes!

Sa renommée ne fut pas un feu de paille, elle était appelée à durer. La première unité d’aviateurs volontaires américains en 1917 est ainsi baptisée « escadrille La Fayette ». Et lorsque le général Pershing débarque en France à Boulogne-sur-Mer à la tête des forces armées américaines, le 13 juin de cette année-là, il aurait prononcé (même s’il s’agit de son aide de camp le Colonel Stanton, au cimetière de Picpus…) le désormais fameux : « La Fayette, nous voilà ! » 

Aux Etats-Unis, La Fayette est considéré comme l’égal des Pères Fondateurs : Franklin, Washington, Adams, Jefferson… Il est vrai que ses états de service plaident pour lui. En 1777, quand il n’a pas 20 ans, le marquis achète et équipe de ses propres deniers le navire La Victoire, chargée d’armes et de fournitures militaires. Le Congrès, avisé de sa fortune et de sa proximité avec la famille royale et la Cour de Versailles, le nomme major général (général de division). George Washington, d’un caractère taciturne et rendu méfiant par les arrivées de volontaires français plus ou moins compétents, le rencontre à dîner à Philadelphie trois jours plus tard et est immédiatement séduit par la fougue et l’enthousiasme du jeune marquis, et le prend à ses côtés. La Fayette l’impressionne dès son premier engagement sur le champ de bataille à Brandywine en Pennsylvanie, où il est blessé. Après sa convalescence, il est de tous les combats, avant de revenir en France en 1779 pour convaincre Louis XVI d’envoyer le Corps expéditionnaire français sous les ordres du comte de Rochambeau. De retour aux États-Unis en mai 1780 à bord de la rapide frégate Hermione, il joue un rôle décisif lors de la campagne de Virginie pour bloquer les troupes de Cornwallis, puis participe à la victoire alliée franco-américaine de Yorktown (Virginie), le 19 octobre 1781.


Trop monarchiste pour les Républicains

Dans son propre pays, la renommée de Gilbert du Motier, marquis de La Fayette, est bien plus modeste.

Certes, sa popularité fut bien réelle à la conclusion de la guerre d’Indépendance. Hélas la France ne bénéficiera pas des « dividendes de la paix », après le traité de Versailles de 1783, puisque les insurgés seront plus prompts à établir des liens commerciaux avec leur ancienne métropole, l’Angleterre, plutôt qu’avec la France qui l’avait aidée, et lorsqu’il a fallu faire les comptes, cette victoire s’avéra ruineuse pour un royaume déjà fort endetté.

Si le « héros des deux mondes », comme on l’appela de son vivant en Amérique, n’est finalement que le héros de ce monde-là, c’est qu’en France, sa modération dans la période prompte à l’extrémisme que fut la Révolution française, lui fut fatale.

Encore faut-il distinguer deux périodes. Son action du début est unanimement saluée, qu’il s’agisse de sa participation à la Société des amis des Noirs au côté de l’abbé Grégoire, Brissot et Mirabeau, de son combat en faveur de l’émancipation des protestants et des Juifs, et de son commandement de la Garde nationale, où sa première décision fut de démolir la Bastille, symbole de la monarchie honnie.  

Mais à partir de 1790, La Fayette réprime les désordres des meneurs révolutionnaires, que ce soit à Vincennes, au faubourg Saint-Antoine et aux Tuileries, et à chaque fois que le roi est menacé. Pourtant, la Cour l’exècre pour s’être engagé en faveur du nouvel ordre constitutionnel… Plus grave, il est accusé par les jacobins d’être responsable de la fusillade et des cinquante morts du Champ-de-Mars (17 juillet 1791), où s’étaient réunis les partisans de la déchéance du roi, après la fuite de ce dernier à Varennes. À chaque nouvel épisode de radicalisation de la Révolution, La Fayette, par sa modération et son souci de l’ordre, se voit accuser de traîtrise.

Lorsque la guerre éclate face aux monarchies coalisées, en avril 1792, il est nommé à la tête d’un régiment près de Maubeuge. De là, il écrit une lettre à l’Assemblée législative où il dénonce l’action des jacobins et des clubs tout en exigeant le respect de l’intégrité royale. Le 19 août 1792, il est déclaré par l’Assemblée « traître à la nation ». Il n’a désormais d’autre choix que l’exil. Passant les lignes autrichiennes, il est arrêté et… emprisonné pour cinq ans. Libéré grâce à Bonaparte, il se résout à une opposition libérale, que ce soit sous le Consulat et l’Empire, avant de réclamer l’abdication de l’Empereur à Waterloo, sous la Restauration. En 1830, élu par acclamation à nouveau à la tête de la Garde nationale, il facilite la victoire de Louis-Philippe : au détriment des Républicains, une fois de plus, lui sera-t-il reproché. Aussi, lorsque fut évoquée en 2007 son entrée au Panthéon, à laquelle le président de la République Nicolas Sarkozy semblait favorable, l’historien Jean-Noël Jeanneney se fendit d’une tribune cinglante dans Le Monde : « Imagine-t-on (au côté des révolutionnaires) un général en chef qui n’a jamais été républicain et qui a abandonné son armée en pleine guerre pour passer chez l’ennemi ? » 

« Traître », l’a-t-il été vraiment, ce combattant condamné par son propre camp, qui ne se mit pas au service de l’ennemi ?

Écoutons plutôt un autre historien, Guy Chaussinand-Nogaret : « La Fayette fut vite débordé par la tempête qu’il avait contribué à déchaîner. Incapable de modérer les impatiences, emporté par l’engrenage de la liberté au-delà de ses espérances et de ses calculs, il fit couler le sang du peuple dont il n’avait su ni prévenir les déceptions, ni contenir les excès. Apprenti sorcier, héros d’un jour, La Fayette dut assumer un rôle trop lourd pour ses épaules. Mais grâce à sa glorieuse participation à la Révolution américaine, il échappe au jugement défavorable de ceux qui se révèlent inférieurs aux espoirs qu’ils ont suscités. Pour l’Amérique, comme pour la France, il reste le pionnier et le héros de l’indépendance et de la liberté3  ».


  1. Même l’orthographe diffère entre la France et les Etats-Unis, où l’on utilise plutôt Lafayette en un seul mot (ce qui correspond du reste à la signature que Lafayette utilisait lui-même) ↩︎
  2. L’association “The American Society of Le Souvenir Français, Inc.” a publié une compilation exhaustive des sites mémoriels français aux Etats-Unis (plus de deux mille répertoriés et catalogués, dont plus de 200 ont trait à Lafayette, avec photo, géolocalisation, et reproduction des textes inscrits sur ces monuments et plaques. ↩︎
  3. « La Fayette , nous voilà ! », L’Histoire, n° 91, juillet-août 1986. ↩︎

La résurrection d’un pionnier du jazz, Jelly Roll Morton

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En des temps point si lointains, les ondes de France-Musique servaient de véhicule à la voix d’Alain Gerber. Une voix à la fois chaleureuse et distanciée. Un ton mi-sérieux, mi-badin, parfois teinté d’ironie. L’émission quotidienne de cet éminent spécialiste mobilisait, en fin d’après-midi, des milliers d’auditeurs assidus, fidèles, passionnés. Avides de suivre les péripéties d’une manière de feuilleton que venaient illustrer des morceaux musicaux soigneusement choisis. Une façon hautement originale de découvrir le jazz à travers les musiciens phares de son histoire. Ou, pour les amateurs chevronnés, d’approfondir la connaissance de celle-ci grâce à des témoignages et anecdotes.

Le titre de cette émission devenue culte était révélateur: Le jazz est un roman. Autrement dit, rien de commun avec un cours ex cathedra ou un docte exposé de musicologie. À l’inverse, un mélange étonnant, et détonnant, où la psychologie, la fantaisie, l’imagination, l’humour faisaient bon ménage avec les données historiques avérées et l’analyse savante.

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Ce que l’on pourrait nommer « la patte Gerber » se retrouve aussi dans ses écrits, romans, nouvelles et essais. Un art unique de donner vie à ses personnages sans qu’il soit possible de tracer une ligne de démarcation nette entre réalité et fiction. Les deux sont, en effet, étroitement imbriquées.

Dans l’athanor de l’alchimiste

C’est le cas de ce roman inclassable inspiré par un célèbre musicien, Jelly Roll Morton, pseudonyme de Ferdinand Joseph Lamothe (et non LaMenthe, comme on l’a longtemps cru), musicien créole né en 1890 à La Nouvelle-Orléans, mort en 1941 à Los Angeles. Étrange personnage que ce pianiste, chanteur et chef d’orchestre. Un modèle d’hybris qui se prétendait « inventeur du jazz, créateur du stomp et du swing », formule qu’il avait fait graver sur ses cartes de visite. Il en fut, certes, l’un des pionniers dans les années 1920 et contribua, à la tête de ses Red Hot Peppers, à la renommée de sa ville natale, considérée comme le berceau du jazz. Sinon un inventeur, du moins un jalon non négligeable. Comme King Oliver, champion de l’improvisation collective, avant que Louis Armstrong ne consacre avec le génie que l’on sait l’émergence du soliste.

Un véritable héros de roman

Outre la valeur du musicien, son importance dans l’histoire du jazz est attestée par nombre d’enregistrements et aussi par la biographie que lui a consacrée Alan Lomax, Mister Jelly Roll, fruit de longs entretiens enregistrés pour la bibliothèque du Congrès.

En outre, nombre de légendes, de faits divers, de détails plus ou moins controuvés courent sur ce hâbleur haut en couleurs. Ces données, nul mieux qu’Alain Gerber n’en avait connaissance et elles ont, à n’en pas douter, largement inspiré son récit.

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L’auteur est, du reste, coutumier du fait, comme en témoigne, outre les émissions radiophoniques citées plus haut, Une année sabbatique, roman paru chez de Fallois et dont le héros est le saxophoniste Sonny Rollins. Dans Un Noël de Jelly Roll Morton, une fois encore, la magie du conteur opère. Sous sa plume, son héros prend corps et âme. Il séduit le lecteur dès les premières pages, l’entraîne dans un tourbillon – tout comme la voix du producteur de radio le menait sur les pas de Chet Baker ou de Jack Teagarden. La magie qui transportait naguère l’auditeur opère aussi sur le lecteur qui se trouve projeté dans l’univers de Ferdinand Lamothe. Lequel, à l’instar de ceux qui l’entourent, Alan ou Mabel, laquelle valait mieux qu’un cadeau de Noël de quelques dollars, revit dans ce récit. Ainsi la plume prend-elle le relais de la voix. Avec le même bonheur.

Alain Gerber, Un Noël de Jelly Roll Morton, Une aventure de l’inventeur autoproclamé du jazz Frémeaux & Associés, 132 pages

Un Noël de Jelly Roll Morton: Une histoire de Ferdinand Joseph Lamothe

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Pérou : Fujimori, comme un De Gaulle andin?

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Alberto Fujimori entouré de la presse et de ses supporters après avoir voté à Lima, élection présidentielle de 1990, 10 juin 1990 © Matias Recart/AP/SIPA

Alberto Fujimori, président du Pérou de 1990 à 2000, est décédé le 11 septembre. Il avait été poursuivi par la justice, enfermé 18 ans en prison, et ses méthodes ont été controversées. Mais son pays a finalement décidé de lui accorder un deuil national de trois jours. Au pouvoir, il avait mis fin à l’insurrection armée conduite par le « Sentier lumineux » et rétabli l’économie


Pour les quelques rares hommes d’État qui ont eu la trempe d’affronter les pires tourments d’une époque et de les avoir vaincus alors que cela semblait impossible, mais ingratement voués aux pires gémonies par leurs acrimonieux opposants, leur mort a une vertu, cruelle certes parce que posthume : elle ouvre la voie à leur réhabilitation.

Ce fut notamment le cas de de Gaulle que Mitterrand qualifia, de dictateur ; de Churchill, l’homme des « larmes et du sang » que les électeurs britanniques congédièrent comme un malpropre au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale alors qu’il leur épargna une occupation nazie…

Et c’est déjà le cas d’Alberto Fujimori, le président du Pérou de 1990 à 2000, condamné à 25 ans de prison pour soi-disant « crime contre l’humanité », mort le 11 septembre à l’âge de 86 ans des suites d’un cancer, neuf mois seulement après avoir bénéficié d’une grâce à titre humanitaire et avoir effectué 18 ans de sa peine. Sa réhabilitation n’a pas tardé. De manière surprenante, elle a commencé le jour même de son décès. Malgré « l’infamie » de sa condamnation, à l’étonnement général, il a eu droit à des obsèques nationales.

La présidente de gauche (et non de droite comme l’a dit Le Monde), Dina Boluarte, a sur le champ décrété un deuil national de trois jours auquel s’est aussi associé le maire de Lima, la capitale, lui aussi de gauche. Durant ceux-ci, des milliers de Péruviens ont formé une queue ininterrompue de plusieurs kilomètres, pour lui rendre un dernier hommage, en s’inclinant devant sa dépouille qui était exposée au Musée de la Nation… Dimanche, un raz de marée humain, comme la capitale du Pérou n’en avait jamais connu, l’a accompagné en son ultime demeure. Avant, son cercueil avait été conduit au palais présidentiel pour que la Garde présidentielle lui rende les derniers honneurs. 

Une réputation d’autocrate et de génocidaire

Comment expliquer que « le peuple l’ait absous », selon le titre du quotidien La Razón (La Raison) de lundi, aussi massivement et promptement ? C’est que, à bien des égards, Fujimori peut être considéré comme un de Gaulle andin. Pour les classes populaires, pour les paysans de l’Altiplano, Fujimori fait figure de sauveur de la nation, à l’instar du Général en 1958. Quand il accède au pouvoir en 1990, le pays est en ruine, banni du système financier international, l’inflation atteint les 7500%, la devise nationale, le Sol, n’est qu’un bout de papier pour toilette. Au désastre économique s’ajoute l’existence de la guérilla du Sentier Lumineux, se réclamant des Khmers rouges, qui mène une politique de terreur et, surtout, semble sur le point de l’emporter… Pour le président fraîchement élu, ce fut en quelque sorte sa guerre d’Algérie.

Deux ans plus tard, suite à « un choc » qualifié d’ultra-libéral, Fujimori avait cassé les reins à l’inflation, un impôt indirect que seuls les pauvres paient, et le Sentier Lumineux était vaincu après l’arrestation de son chef Abimaël Guzman grâce à une politique de renseignement et non d’affrontement direct qui jusqu’alors avait échoué et fait quelque 30 000 tués très majoritairement imputable à l’organisation terroriste.

Troublante coïncidence de l’histoire, Fujimori et Guzman sont morts le même jour de l’année, un 11 septembre, au même âge, 86 ans, avec cependant un décalage de trois ans entre leurs décès. C’est ce que les surréalistes auraient qualifié de « hasard objectif ». On est dans du Garcia Marquez et son Cent ans de solitude

L’heure est venue donc plus tôt que prévue de casser, entre autres, trois fausses vérités colportées à satiété par une certaine presse (ces jours-ci par les deux principaux quotidiens nationaux de référence, Le Monde et Le Figaro) qui ont valu à Fujimori, surnommé le « Chino » en raison de son ascendance japonaise, sa réputation d’autocrate et de génocidaire.

En vérité, il n’a jamais été condamné pour crimes contre l’humanité, aucune politique de stérilisation forcée n’a été menée, et le prétendu « auto-golpe » (auto-coup d’Etat) du 5 avril 1992 qui lui a valu d’être qualifié de dictateur n’a pas été un putsch mais un contre-putsch, fondateur du Pérou d’aujourd’hui. Le Parlement se préparait à le destituer. Il prit donc ses devants. La constitution d’alors ne permettait pas dissolution. Alors il envoya l’armée le fermer, dans la foulée fit élire une constituante. Un an après, il faisait adopter par référendum la nouvelle constitution toujours en vigueur, dont la philosophie s’inspire beaucoup des principes de celle de notre Vème république.

En réalité, il a été condamné pour « responsabilité indirecte » (autoria mediata en espagnol) dans deux massacres, dits de la Cantuta et de Barrios altos, une université et un quartier populaire de Lima, perpétrés par un escadron de la mort constitué de policiers, le groupe Colina, qui s’était formé dans les années 80, sous la présidence de son prédécesseur, le social-démocrate Alan Garcia, en réaction à la pusillanimité des magistrats envers les terroristes par crainte pour eux et leurs familles de représailles.

Ces deux massacres n’ont jamais été qualifiés dans l’acte d’accusation de crimes contre l’humanité. Au moment des faits, ce chef d’accusation n’existait pas au Pérou. Il a été seulement dit dans les attendus de la condamnation que ceux-ci « auraient pu y être assimilés ».

Le concept de « responsabilité indirecte » a été élaboré lors du procès de Nuremberg pour condamner les responsables nazis qui n’avaient pas été les exécuteurs de leurs crimes mais les concepteurs et donneurs d’ordre.

Durant tout le procès de Fujimori qui a duré 13 mois à raison de trois sessions par semaine du 4 janvier 2008 au 7 mars 2009 (que l’auteur de ces lignes a suivi de bout en bout), pas le moindre indice d’un début de preuve n’a été apporté accréditant que l’accusé avait pensé et donné l’ordre de ces exécutions sommaires[1]. En fait, comme le souligne dans sa chronique de samedi le très influent éditorialiste de El Commercio (l’équivalent du Figaro), Jaime de Althaus, il a été condamné parce qu’en sa qualité de chef de l’État, selon les juges, il ne pouvait qu’être responsable mécaniquement des méfaits que tout fonctionnaire était susceptible de perpétrer. Donc coupable, non de ses actes, mais de par son statut.

Mythes et réalité  

Le quotidien Perú 21, le pendant, lui, en quelque sorte, du Monde, estime dans son édition du 13 septembre que cette condamnation relève d’un abus du droit. Tout au plus, souligne l’éditorial, Fujimori aurait dû être poursuivi pour complicité pour n’avoir pas sanctionné les auteurs de ces deux tueries. Le problème était qu’il ne pouvait pas sanctionner tant que leur culpabilité n’avait pas été établie.

Pire, le très respecté journaliste d’investigation, Ricardo Uceda, et le propre fils du Nobel Mario Vargas LLosa, Alvaro, journaliste lui aussi, ont dans leurs livres respectifs[2] affirmé que ce procès fut une parodie de justice. D’après eux, la condamnation de Fujimori avait été concoctée en catimini entre le président du Tribunal suprême, César San Martín, et trois avocats espagnols spécialistes de la « responsabilité indirecte » bien avant l’ouverture du procès. Un élément tend à fortement corroborer cette allégation. Les attendus de la condamnation rendue après un délibéré de seulement une semaine font plus de 500 pages… Écrire 500 pages de considérations juridiques en huit jours tout en délibérant relève du Guinness Book. Dès lors, l’accusé avait été condamné avant même d’avoir été entendu et jugé.

Enfin, concernant l’autre infamante accusation, celles de plus 270 000 stérilisations forcées que les ONG droit-l’hommistes n’ont cessé de mettre en exergue pour accréditer l’inhumanité de Fujimori, la justice a fini par leur tordre le cou. Le 10 août dernier, elle s’est finalement résignée au bout d’un quart de siècle d’une soi-disant investigation, à prononcer un non-lieu, estimant qu’il n’y avait eu aucune politique délibérée. Ces stérilisations se réduisent, a-t-elle conclu, « à quelques cas isolés et en nombre très réduit mais d’aucune manière elles relèvent d’une intention criminelle. Elles ont été avant tout conséquence de la négligence de quelques membres du corps médical. »

Quant aux accusations de corruption visant personnellement Fujimori, toutes sont tombées les unes après les autres.

Le funeste sort de ce dernier est un cas d’école sur la manière de comment un système médiatique peut falsifier la réalité en tordant les apparences. Tout journaliste devrait relire en permanence le Mythe de la caverne : les ombres ne sont pas le réel même si elles en sont l’émanation.


[1] Pour plus amples détails sur ce procès, voir le texte de l’auteur de l’article, « La Vengeance des autruches » qu’on trouve en espagnol sur internet « La venganza de las avestruces » (buenatareas.com ou es.slideshare.net)

[2] Respectivement Muerte en Pentagonito (page 322-24) – Mort au petit Pentagone, le petit Pentagone est le siège de l’état-major des forces armées péruviennes -, El reino del espanto (page 44) – Le règne de la peur. Aucun des deux n’a été traduit.

L’or puant des couches-culottes

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DR.

Le journaliste Victor Castanet vient d’entamer une nouvelle grande tournée des médias pour promouvoir une enquête qui dénonce des dérives dans le secteur des crèches.


Après les EPHAD, les crèches. Après les anciens, les bambins. Après Les Fossoyeurs, ouvrage d’enquête qui mettait en lumière les pratiques souvent odieuses de certains EPHAD du secteur privé, voilà que paraît un nouveau réquisitoire, les Ogres, exposant cette fois les dérives, les aberrations de fonctionnement d’établissements, là encore du secteur privé et concurrentiel, voués à l’accueil de la petite enfance. L’investigateur-auteur de ces enquêtes aux révélations proprement révoltantes, Victor Castanet. Cette fois, il est allé fouiller du côté des couches-culottes et le moins qu’on puisse dire est que ça ne sent pas très bon.

Dans les deux cas, les dysfonctionnements, souvent effarants, trouvent leur principale explication dans la doctrine du système général : faire du fric. Toujours plus de fric. Tous les moyens – ou presque – sont bons. Une concurrence impitoyable règne à côté de laquelle celle qu’affrontaient les héros de Dallas ne serait que bluette. On casse les prix à l’appel d’offre pour l’emporter et après on se débrouille pour rogner sur tout afin de dégager le sacro-saint profit qui est aux actionnaires ce qu’est le petit pot vitaminé aux tout petits, ce après quoi ils braillent à tue-tête quand ils sont en manque. Une parmi une kyrielle de pratiques louches, le bidouillage des feuilles de présence des enfants afin d’empocher le maximum d’argent des caisses d’allocations familiales. On allonge la durée de leur supposée présence à la crèche et on les inscrits même quand ils ne sont pas là. Tout est pour le mieux. Au bout de l’entourloupe, le contribuable paiera.

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Même la crèche de Matignon est entrée dans la danse, sélectionnant sur appel d’offre un affriolant « moins disant ». À croire que dans les services du Premier ministre personne n’est assez compétent pour réaliser que lorsqu’on propose à trois mille euros un service dont le coût réel est de douze mille, il y a nécessairement un loup. Comme dans les fables à faire peur aux petits, un gros loup aux dents bien acérées. Drôle non ?

Hier donc, les anciens. À présent, les bambins. L’explication, la seule, la vraie : le cynisme écœurant du système. Le système qui n’a de considération pour l’être humain qu’autant qu’il se cantonne dans le rôle qui lui est assigné de brave et docile producteur-consommateur. Or, au début de l’existence, à l’âge des couches-culottes, comme à la toute fin (où hélas on ne peut exclure le retour du même équipement) l’individu n’est de facto ni véritablement un consommateur, ni un producteur. Pour autant, la loi du système ne saurait tolérer que cela suffise à le dispenser de participer à la grande course aux profits. La solution imposée est d’une simplicité confondante : faisons en sorte que l’ancien et le marmot deviennent eux-mêmes le produit. Le produit, tel le paquet de lessive, autour duquel s’organisent un marché, une concurrence, une mécanique génératrice d’argent. Ainsi, dans ce monde impitoyable, il est impératif que, de son premier souffle à son dernier, l’être humain soit «  rentable », bankable. Cela en dit long sur le niveau d’indignité qu’atteint notre société, notre civilisation. Chez bien des peuples dits primitifs le petit d’homme et l’aïeul sont sacrés. Chez nous, seul le tiroir-caisse l’est.

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Sébastien Delogu, le triomphe de l’échec…

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Le député LFI Sébastien Delogu sur Sud radio, 12 septembre 2024. DR.

Quand il ne multiplie pas les sorties douteuses ou ne se donne pas en spectacle avec un drapeau palestinien à l’Assemblée, le député LFI de Marseille Sébastien Delogu présente des difficultés en lecture et fait preuve d’une grande inculture historique. Mais, LFI se dit fière de la diversité de ses profils. « La politique n’est pas réservée à une élite ! » avance Manon Aubry. Ah bon ?


Au sein d’une effervescence politique, sociale et médiatique où les repères s’effacent et les boussoles se dérèglent, se dégagent quelques constantes révélatrices d’un changement profond. En France on a toujours connu, à l’exception de la période gaulliste où la compétence et le sens de l’État étaient des critères dominants, cet insupportable paradoxe où les échecs n’étaient jamais sanctionnés. Au contraire, ils étaient validés par des promotions que le commun des citoyens ne comprenait pas et qui offraient le grand avantage de laisser tranquille les élites réelles ou prétendues face à leurs erreurs ou, pire, leurs scandales. Depuis quelque temps est survenue une forme de perversion qu’on pourrait qualifier, dans beaucoup de domaines, de triomphe de l’échec. D’apothéose de la déconfiture. D’arrogance de la médiocrité.

À tout seigneur tout honneur, si j’ose dire. Quand on constate que le président de la République ose s’afficher comme garant du bon fonctionnement de nos institutions face au Premier ministre Michel Barnier, alors qu’il les a subverties et qu’à cause de lui la France se trouve dans un état de discrédit, il y a de l’abus. L’épisode choquant du remplacement de Thierry Breton, imposé par Ursula von der Leyen et sans réaction de la part du président, vient encore de le démontrer.

Il y a des épisodes mineurs qui enseignent sur ce plan également. Entendre une Manon Aubry soutenir qu’elle est fière de l’élection d’un député comme Sébastien Delogu, comme elle l’était hier de celle de Rachel Kéké, dépasse l’entendement. Comme si, par son élection, un député devenait forcément respectable et remarquable alors que, d’origine modeste ou non, il ne le devient que par la qualité de ses propos, de ses actions.

Pour ma part je ne supporte plus cette démagogie qui consiste à louer par principe ceux qui n’ont pas bénéficié de toutes les chances de la vie. C’est en fait du mépris, comme si on les estimait incapables de démontrer ce qu’ils valent vraiment. On les traite tels des êtres inférieurs auxquels il serait malséant d’appliquer les règles, les principes, les exigences nécessaires pour tous. Le triomphe de l’échec a mille facettes. Il est la conséquence d’une sorte de lassitude face à l’effort que l’excellence implique. Comme on n’en peut plus de cette tension quotidienne et épuisante pour atteindre le meilleur, on a décrété que le pire ne doit plus être un motif de discrimination, ni susciter un risque d’exclusion. Il s’agit d’un ajustement, d’une adaptation. Comme au fond on a abandonné la partie, on a décidé que la perdre était une aubaine, une solution. L’apothéose de la déconfiture, un peu partout, sur une multitude de registres, est l’éclat facile d’une France dérivant doucement, d’un monde qui s’abandonne.

Le pouvoir d’achat, ce paresseux mantra

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Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon. « Bercer d’illusions les Français ne peut que mal finir… » © lain ROBERT/SIPA – FRANCOIS GREUEZ/SIPA

Les Français travaillent moins et moins bien que leurs voisins mais demeurent de grands consommateurs. La classe politique répète que leur fameux pouvoir d’achat est en berne alors qu’il ne cesse d’augmenter, au prix d’un endettement irresponsable. Ce système redistributif dessert l’intérêt général, sans parler des générations futures.


L’unanimité autour du sacro-saint pouvoir d’achat concentre toutes les lâchetés démagogiques des électeurs français et de leurs élites politiques. Les voir chouiner comme des enfants réclamant des bonbecs, en dépit d’un bulletin scolaire lamentable, peut déclencher des réactions compréhensibles – claquage de beignet, voire stigmatisation du cancre (sans cellule de soutien psychologique).

Pendant que RN et NFP nous bercent d’illusions, notre productivité décroche

Résumons la position des deux principales forces politiques du pays – le RN et le NFP : primo, le pouvoir d’achat est en berne voire en baisse constante ; deuxio, pour renforcer ledit pouvoir, il suffirait d’augmenter les salaires du privé – en rognant sur les dividendes des patrons actionnaires –, ainsi que les rémunérations de la fonction publique – en continuant à emprunter ou en augmentant les impôts des « riches ». Le tout donne la formule gagnante du bonheur, béatitude intimement indexée sur la consommation.

Le hic, c’est que tout est faux dans ce discours dangereux. Le pouvoir d’achat des Français a régulièrement augmenté depuis dix ans, y compris en 2020 pendant les confinements successifs (!), à l’exception certes de 2022, année de guerre et du choc inflationniste ukrainien. Il a même crû plus qu’ailleurs au prix d’un endettement irresponsable.

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Bercer d’illusions les Français ne peut que mal finir. Ne pas leur dire que nous sommes sur le point de recueillir le dernier soupir d’un système redistributif à bout de souffle dessert l’intérêt général. Mais qui se soucie encore du bien commun ? Le droit individuel à consommer mobilise plus facilement la classe politique que le droit collectif de défendre les générations futures, sa culture ou ses frontières. Les Français réclament aussi du pognon à leurs Maîtres, car ils ont compris qu’en matière de régalien, ils pouvaient toujours se brosser.

Quoi qu’il en soit, l’OCDE nous indique que nous avons travaillé 664 heures par habitant en 2023 contre 770 dans la zone euro. Une zone sociale-démocrate où l’on chouine moins tout en bossant 16 % de plus sans déambuler de Bastille à Nation. Sur la durée d’une vie, le boulot nous accapare moins que les autres, notamment en raison du faible taux d’emploi des seniors et d’un âge de départ à la retraite très anticipé. La remarquable productivité des travailleurs français permettait jadis de compenser ce handicap. Ce n’est plus le cas. Depuis 2019, dans ce secteur également, la France décroche et l’Allemagne ou les États-Unis ont connu une croissance supérieure de 30 à 50 % de cet indicateur clé de la compétitivité. Bref, le scandale n’est pas la faiblesse du pouvoir d’achat des Français. Ce qui est incroyable, c’est que la consommation reste aussi élevée dans un pays où l’on travaille moins et désormais moins bien que ses concurrents. En somme, nous endettons les générations futures pour acheter des vêtements surnuméraires chez Zara. Pas pour rivaliser avec les Gafam. Paradoxe, Marine Tondelier ou Mélenchon nous promettent de sauver la planète en prônant des mesures de « sobriété ». Cette prédilection pour une décroissance mal assumée – car électoralement risquée – s’accompagne de discours misérabilistes sur un pouvoir d’achat qu’il serait urgent de doper. LFI remet même au goût du jour la relance par la consommation, sans doute pour occuper les esclaves ouïghours de ses amis chinois. Le NFP nous promet de gagner plus, mais pour faire quoi de cet argent ? Le donner au Venezuela ? Non, pour acheter des produits importés chez Lidl et s’abonner à Netflix !

Alors soit, ne sauvons pas la planète et augmentons les salaires ou plus exactement le salaire net. Pour qu’un salarié touche ici 80 euros, un employeur doit en débourser plus de 150, cas unique au monde ! Ces 70 euros préemptés financent une protection sociale ultra généreuse, plus coûteuse qu’ailleurs et désormais, on le sait depuis le Covid, moins performante.

Taxer les riches

Illustration parmi d’autres des aberrations dispendieuses, il existe en France 42 caisses de retraite. Chaque officine dispose bien sûr de sa propre brigade de ronds de cuir. Selon les standards européens, notre pays ne devrait en compter que cinq à dix, soit environ 35 armées mexicaines de parafonctionnaires aisément dispensables. Ces surcoûts, dont la Cour des comptes, dans une courtoise indifférence générale, compile l’existence depuis des décennies, existent au sein de milliers de structures publiques. Y mettre bon ordre constituerait l’alpha et l’oméga d’une hausse saine des revenus nets[1]. Sans grever la compétitivité de nos entreprises ; sans alourdir les impôts des 10 % des « plus aisés » qui n’en peuvent mais. Cette frange de contribuables, abusivement qualifiés de riches pour 9/10e  d’entre eux, contribue déjà à hauteur de 70 % aux impôts directs. Aucun de nos voisins européens ne pressure autant ce décile indispensable à la richesse d’une nation. Ce sont pourtant eux que le NFP vise lorsqu’il annonce que 90 % des ménages ne seraient pas impactés par les hausses d’impôts dont ils rêvent. Dans un pays pétri de jalousie, le candidat Hollande avait fixé le seuil de richesse à 4 000 euros par mois – des revenus qui ne permettent guère de fréquenter les palaces ou d’entretenir un yacht. Proposons une autre définition de la richesse : est riche celui qui vit sans travailler. Qu’il tire un revenu de ses rentes ou de ses allocs, de sa retraite ou de l’un des nombreux jobs « zombies », notamment les 500 000 postes de fonctionnaires territoriaux créés par pur électoralisme. Il y a donc, selon ce critère, beaucoup plus de riches qu’on ne le croit dans ce pays. Enfin, une bonne nouvelle.

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Si l’on voulait sincèrement augmenter le pouvoir d’achat, il faudrait inciter les Français à se retrousser les manches et accepter de questionner l’efficacité de la dépense publique. Ce dossier central n’intéresse, hélas !, personne, à l’exception de la frange « ultralibérale » des LR (Lisnard et consorts). La gabegie semble en effet faire partie du pacte républicain. S’interroger sur l’utilisation des milliers de milliards prélevés par l’ogre bureaucratique revient à officialiser son ralliement à la « droite extrême ». Seule demeure envisageable l’augmentation éternelle des budgets, financée par la dette et les hausses exponentielles d’impôts. La France se comporte tel un bricoleur myope qui raterait systématiquement le clou et proposerait d’augmenter la taille du marteau plutôt que d’apprendre à viser. Qu’on lui donne des lunettes ! Sinon, la mise sous curatelle par le FMI ou la BCE nous guette. Une autre bonne nouvelle ?


[1] Admettons que les charges sociales ne soient plus de 70 euros, mais de 60. Partageons ce gain de dix euros en deux, cinq euros pour l’employeur, cinq euros pour le salarié. Ce dernier verrait son revenu brut augmenter de 5/80 = 6 %. Pas mal non ?

L’Église honteuse

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DR

L’Église anglicane serait-elle en train d’opérer un « rebranding » qui ne dit pas son nom ?


L’Église d’Angleterre, dont le roi Charles III est le gouverneur suprême, mais l’archevêque de Cantorbéry, Justin Welby, le chef spirituel, envisage-t-elle d’éliminer le mot « église » de son langage pour mieux attirer le chaland ? Selon une étude publiée par un centre de réflexion ecclésiastique, ce pas a été franchi spontanément au niveau local. L’étude, intitulée « Nouvelles Choses » (New Things) pour souligner la variété des termes qui se sont substitués à « église », a enquêté sur 11 des 42 diocèses anglais et a trouvé que, depuis dix ans, aucun des quelque 900 projets de création de nouveaux lieux de culte n’utilisait le mot. Les termes préférés étaient surtout « communauté » ou « assemblée », bien qu’« ecclésia » signifie justement « assemblée » en grec ancien. Il semblerait donc que l’Église anglicane, dont la mission centrale devrait être de préserver et de transmettre l’intégrité de l’enseignement du Christ et des apôtres, soit tombée dans le piège de l’adaptation au monde moderne. L’étude en question a noté que, quand la théologie traditionnelle perd de son influence, on cherche l’inspiration dans d’autres sources, « à savoir l’entreprise et le management ». Pourtant, il est peu probable qu’un rebranding de l’anglicanisme puisse ralentir le déclin du culte. Pour certains membres du clergé et leurs paroissiens, le mot « église » rappelle trop des notions de hiérarchie et tradition, et évoque un passé qu’il s’agit surtout de nier. L’année dernière, le synode général a décidé que chaque paroisse devait mettre en place un plan d’action pour combattre l’injustice raciale, tandis que la commission qui gère les actifs immobiliers de l’Église veut absolument que cette dernière lève 1,2 milliard d’euros pour expier le péché de ses investissements dans la traite atlantique au début du XVIIIe siècle. Tout en oubliant son rôle central dans la campagne pour abolir la traite et l’esclavage. Au passage, on notera que l’expiation ne requiert plus une âme contrite, mais du fric. Voici revenu le temps des indulgences.

Mohammad Rasoulof: et pourtant, il tourne!

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© Pyramide Distribution

La mort d’Alain Delon a clôturé un été cinématographique plutôt morose, même si l’on peut se réjouir du succès de Monte-Cristo. Heureusement que la rentrée se place sous les bons auspices d’un film iranien décapant: « Les Graines du figuier sauvage », de Mohammad Rasoulof


Les Graines du figuier sauvage est l’un des titres les plus poétiques et les plus mystérieux du dernier Festival de Cannes, et le film qui se cache derrière a tenu toutes ces promesses. Le jury ne s’y est heureusement pas trompé, il a décerné son « Prix spécial » à l’œuvre écrite et réalisée par le très talentueux cinéaste iranien Mohammad Rasoulof. Rappelons en préambule que ce dernier ne cesse depuis 2010 de guerroyer avec les autorités de Téhéran. Cette année-là, il est arrêté avec son collègue Jafar Panahi pour « actes et propagandes hostiles à la République islamique d’Iran » et condamné à un an de prison. Neuf ans et trois films plus tard, dont le brillant Un homme intègre, il est inculpé pour des faits similaires et condamné à la même peine. En 2020, son film Le diable n’existe pas,charge implacable contre la peine de mort, remporte l’Ours d’or au Festival de Berlin mais, interdit de sortie de territoire, le réalisateur ne peut aller chercher son prix en Allemagne. Son cauchemar se poursuit en juillet 2022 avec une nouvelle arrestation qui fait suite à la publication d’une tribune critiquant vertement l’attitude des forces de l’ordre dans la répression des manifestations populaires. Et en 2024, le cinéaste est condamné à huit ans de prison dont cinq ferme pour « collusion contre la sécurité nationale ». Et pourtant… il tourne ! comme l’a prouvé la sélection cannoise de ces Graines du figuier sauvage. Et c’est clandestinement, le 12 mai dernier, qu’il a quitté son pays pour rejoindre la Croisette.

A lire ensuite: Delon / Jagger, y’a pas photo !

Que l’on ne s’y trompe pas : Rasoulof est un véritable cinéaste dont la carte d’identité artistique ne saurait se résumer à son seul statut de victime politique d’un régime islamiste autoritaire. Ses films précédents parlent pour lui et ce dixième long métrage en apporte une nouvelle et éclatante preuve. Rasoulof y raconte l’histoire d’Iman, avocat de formation, qui vient d’être nommé juge d’instruction au tribunal révolutionnaire de Téhéran. Sa mission est simple : approuver des condamnations à mort d’opposants politiques sans s’embarrasser de preuves. À charge pour lui de n’en rien dire à ses amis et à ses proches afin d’éviter toute pression. Le tout dans un contexte social de plus en plus explosif puisque les manifestations contre le port obligatoire du hijab se multiplient. Son fragile équilibre bascule le jour où sa femme et leurs deux filles aident un manifestant blessé…

Comme à son habitude, Rasoulof ne prend pas de gants pour décrire la situation politique, morale et sociale d’un Iran profondément déchiré. Petit à petit, le personnage principal développe à l’égard de sa propre famille une incroyable et abyssale paranoïa qui en dit long sur le régime iranien lui-même et les comportements qu’il génère chez ceux qui le servent. Implacablement, Rasoulof déploie une trame narrative au centre de laquelle il place un revolver qui disparaît. Soit un idéal « Mac Guffin », selon la terminologie en vigueur chez Hitchcock qui désignait ainsi un objet alibi et leurre à la fois, présent tout au long du film. Car Rasoulof connaît mieux que quiconque les nécessités du suspense : il tient son spectateur en haleine, là où il aurait pu se contenter d’un propos politique qui lui aurait valu toutes les récompenses. Servi par un casting impeccable, il va plus loin, alimentant sans cesse sa fiction en la confrontant à de saisissantes images d’archives prises par des manifestants durant de véritables épisodes de guérilla urbaine et de répression policière. Le cinéma ne peut assurément changer le monde, mais un film comme celui de Rasoulof redonne tout simplement confiance en la capacité des artistes à témoigner sans jamais baisser la garde de la créativité et de la subjectivité qui va avec.

Sortie ce 18 septembre

Les nègres marrons n’ont pas fini de souffrir

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Ni chaînes ni maîtres - © Chi-Fou-Mi Productions - Les Autres Films - STUDIOCANAL - France 2 Cinéma

Qui n’a pas envie de voir Camille Cottin camper une chasseuse d’esclaves ?


La cause est entendue : l’esclavage est – a été, sera toujours, pour les siècles des siècles – une abomination. On n’en aura jamais fini de raconter la traite des noirs, et de décrire les sévices subis par ses victimes. Que ce soit en Isle-de-France – l’ancien nom de l’Île Maurice – ou ailleurs.

Cinéaste franco-béninois, Simon Moutaïrou ne se fait pas faute d’inscrire Ni chaînes ni maîtres dans le rituel sacro-saint du « devoir de mémoire » qui habite aujourd’hui, nourri de la pureté de ses intentions, la mauvaise conscience de l’Occident. L’action se situe en 1759. La jeune Mati fuit les atrocités (viols, verges, pendaisons) perpétrées par Eugène Larcenet, le patron sadique de la plantation de cannes à sucre, sous les traits d’un Benoît Magimel épaissi, graisseux, ventru, ectoplasmique. L’acteur a définitivement abandonné toute velléité de séduction pour camper le méchant colon blanc qui, aidé de ses nervis tortionnaires, règne sur ce « camp de concentration » avant la lettre. Le mafflu Magimel ne se donne même plus la peine d’articuler les (rares) répliques que lui a confié le script.

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Résumons. Massamba, le père de Mati, n’a d’autre choix que de suivre sa progéniture en cavale, devenant ainsi un « nègre marron », comme on appelait – issu du vocable espagnol « cimarron », c’est-à-dire « vivant sur les cimes » -, les esclaves natifs d’Afrique qui, des Antilles au Brésil, rompaient leurs chaînes pour se regrouper en communautés dans la nature sauvage. Ils étaient traqués. (Sur l’avenue Louise de Bruxelles trône une sculpture monumentale en marbre datant de 1893, signée Louis Samain : «Nègres marrons surpris par les chiens » –  c’est dire !). Dans le film, les fuyards se voient pris en chasse par une professionnelle, baptisée « Madame La Victoire » ; la comédienne Camille Cottin endosse ce (mauvais) rôle.

Camille Cottin

Simon Moutaïrou, esquivant à dessein le réalisme documentaire, tend à investir l’image, nimbée de flou et de clair-obscur, de la charge mystique (à haute teneur spitituelle) dont ces proscrits seraient porteurs, et que sa caméra change en hérauts sanctifiés par l’indigénisme bien-pensant. Dans un curieux syncrétisme qui associe Yoroubas, malgaches, wolof, etc. le réalisateur a soin de valoriser positivement leur foi panthéiste, par opposition à l’effroyable idolâtrie chrétienne par quoi Madame La Victoire, en se signant, yeux au ciel et croix en sautoir, justifie ses exactions racistes. La transparence de l’intention est soulignée par cette séquence qui montre un essaim de cadavres sur une plage, marrons qui ont échoué à rejoindre Madagascar en pirogue : l’amalgame sous-entendu avec le funeste destin des migrants africains de notre temps se redouble de l’emploi quelque peu incongru de la langue wolof, alternant avec le français dans les dialogues du film. Comme s’il fallait, au forceps, ouvrir les entrailles de l’Histoire pour accoucher d’une généalogie supposée entre les esclaves de l’Ile Maurice au XVIIIème siècle et les migrants africains du XXIème siècle. N’est pas Werner Herzog qui veut.       


Ni chaînes ni maîtres. Film de Simon Moutaïrou. Avec Ibrahim Mbaye, Camille Cottin, Benoît Magimel, Anna Diakherethiandoum… France, Sénégal, couleur, 2024.
Durée : 1h38. En salles le 18 septembre.

Flemme olympique: Métro, conso, dodo

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Des manifestants contre la réforme des retraites occupent la terrasse de l’Arc de Triomphe à Paris, 5 avril 2023 © JEANNE ACCORSINI/SIPA

Pour beaucoup de Français, le travail est un mal qui n’est plus nécessaire. Le culte de l’effort a laissé place à celui de la consommation, et l’État veille – à crédit – au « pouvoir d’achat » d’une nation qui produit de moins en moins. Ce modèle magique est au cœur de la crise française.


À entendre les commentateurs, la France n’a jamais été aussi fracturée idéologiquement. Les Français ne parlent plus le même langage. La comédie à laquelle on a assisté, avec une gauche qui, confondant « gagnant » et « premier », s’est autopersuadée qu’on lui avait volé la victoire, nourrit le sentiment vertigineux que les signifiants, affranchis de tout référent, ne signifient plus rien. Ainsi chaque bloc, comme on dit maintenant, peut-il bricoler son réel imaginaire dans son coin. Toutefois, ces réalités parallèles se rencontrent sur deux points, deux idées, ou plutôt deux croyances très largement partagées. Au point qu’elles réconcilient presque tous les journalistes, de CNews à France Inter.

Gouvernants et gouvernés

Premièrement, si la France va mal, c’est la faute à Macron. Pour une écrasante majorité des électeurs, y compris macronistes, le président est le premier responsable de l’impasse politique et du désastreux état du pays – et par association, tous les élus, une bande de fripouilles intéressées par le seul intérêt matériel. Eux sont tous des citoyens exemplaires, pétris de civisme et de souci du bien commun. Les gouvernés n’ont aucune responsabilité dans les lâchetés des gouvernants qu’ils ont choisis. « Ce n’est pas ma faute ! » : l’anaphore de Valmont dans sa cruelle tirade à sa maîtresse déshonorée est devenue une devise nationale.

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La deuxième faribole devenue une vérité à force d’être répétée, c’est que les Français travaillent trop. Hier, il fallait partager le temps de travail pour endiguer le chômage (voir l’article de Frédéric Magellan dans notre dossier du mois), aujourd’hui, il faut le réduire parce que travailler, c’est pénible. C’est le seul programme politique qui obtiendrait sans peine une majorité à l’Assemblée. Les journalistes sondagiers communient dans la conviction réconfortante que le « pouvoir d’achat » est la première préoccupation des Français. Contrairement aux angoisses identitaires, tenues pour nauséabondes, la peur de perdre du pouvoir d’achat est hautement légitime, digne d’être érigée en urgence nationale. Acheter est un droit de l’homme. À part quelques écolos lecteurs de Michéa[1], nul ne proteste contre ce vocable qui nous assigne tous à un rôle de consommateurs subventionnés. On me dira que, quand le frigo est vide, ces considérations philosophiques n’ont pas cours. Un peu quand même. L’homme ne se nourrit pas que de pain. Subvenir à ses besoins sans tout attendre de la solidarité nationale, viser une certaine autonomie, c’est aussi une façon d’être au monde. Avec le goût de l’effort et du travail bien fait, nous sommes en train de perdre l’élan, le désir de conquête qui pousse les civilisations et les nations à persévérer dans leur être.

Par ici, la sortie

On peut être indifférent à la mutation anthropologique qui a fait de nous un peuple de créanciers capricieux, on n’échappera pas éternellement aux lois d’airain de l’économie. Une nation qui cesse de produire (de la viande, des centrales nucléaires ou des idées) sort de l’Histoire. Il est vrai que les moyennes fabriquent une caricature. Si dans leur ensemble les Français ne travaillent pas assez et pas assez bien, les statistiques de la productivité en attestent, beaucoup d’autres triment sans compter. Et pas seulement des startupers. Des chauffeurs Uber ont renoncé à leurs vacances pour profiter des JO et fait le pire chiffre de leur vie. Sans parler des policiers et gendarmes payés des clopinettes pour risquer leur peau dans un banal contrôle routier. Il y a une France qui bosse et porte à bout de bras et de charges la France qu’on subventionne pour qu’elle consomme. Reste que cette répartition n’existerait pas si nous n’avions pas collectivement accepté la consommation comme ultime horizon collectif. « La dépense publique crée du bonheur », proclame Mélenchon. La France devrait être le paradis sur terre.

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Au moment où nous bouclons, la perspective d’un gouvernement NFP semble écartée. Sauf coup de théâtre d’une Assemblée farceuse, l’épisode ridicule et consternant de l’abrogation de la réforme des retraites nous sera épargné. En attendant, deux blocs ont inscrit au cœur de leur projet la promesse de détricoter une réformette qui nous a déjà valu des mois de chouinements et criailleries hors de proportion. Leur ambition pour la France, c’est de rendre quelques mois de retraite aux Français. Ça fait rêver.

Évacuée en quelques propositions lors des campagnes électorales, sempiternellement traitée sur le mode de la plainte, cette affaire de travail est centrale dans la crise française. Et dans notre éventuel sursaut. Depuis près d’un demi-siècle, nous vivons dans un monde magique où d’autres acceptent de travailler pour financer nos 35 heures. N’en déplaise à mon cher Stéphane Germain qui décrit dans notre dossier cette diabolique roue de hamster, pourquoi s’arrêterait-elle de tourner ? N’avons-nous pas toujours réussi à embobiner nos créanciers – un peu de séduction, un zeste de chantage au fascisme et/ou à l’effondrement ? À l’instar de Nicolas Baverez (interrogé par Jean-Baptiste Roques), tous les analystes répètent que ça ne peut pas durer. Et ça dure. Si ça se trouve, nous pourrions encore retarder l’heure des comptes, gratter quelques années à nous complaire dans la morne illusion de la vie à crédit. Sauf que, même dans le plus rutilant des supermarchés, on finit par s’ennuyer. Et qu’à la fin, on passe toujours à la caisse.


[1] Et Abel Quentin dans son dernier roman, Cabane, dont je parlerai plus tard.

Plaidoyer pour La Fayette

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Portrait of Lafayette, House of Representatives US Congress. DR.

Sacré « héros des deux mondes », La Fayette (1757- 1834) l’est surtout en Amérique. Il serait temps que la France rende l’hommage qu’il mérite au pionnier de l’indépendance et de la liberté… 


Les États-Unis commémorent le 200e anniversaire de la tournée triomphale de La Fayette, qui a eu lieu entre 1824 et 1825. À son arrivée, tout comme aujourd’hui, le pays était marqué par de profondes divisions, avec des élections présidentielles disputées, une intensification des débats entre abolitionnistes et partisans de l’esclavage, une situation internationale tendue en raison des luttes pour la libération des peuples face à des empires autoritaires, et la nécessité de défendre la démocratie libérale émergente.

Son rang en France, parmi toutes les figures illustres que compte notre roman national, n’est pas vraiment prééminent, même si son rôle l’a été pendant les premières années de la Révolution française.

À l’inverse des Etats-Unis, il est souvent présenté en France comme un aristocrate millionnaire et flamboyant, imbu de lui-même et de sa gloriole personnelle, impulsif et opportuniste, trop royaliste pour les républicains, et trop républicain pour les royalistes.

Il suffit de voir sa place au Musée de l’Armée qui expose un buste poussiéreux près de la Salle de l’Indépendance américaine (elle-même bien tristounette, alors que c’est pourtant l’une des périodes les plus glorieuses de notre armée et de notre Marine), ou au Musée Carnavalet, qui expose le célèbre tableau “Serment de La Fayette” par David, de la Fête de la Fédération, le 14 juillet 1790, sans beaucoup d’explications, sauf une étiquette attenante qui s’attarde sur la présence de son jeune fils à ses côtés, vraisemblablement pour intéresser les jeunes visiteurs et la mention: “Une clef de la Bastille a été déposée aux pieds de La Fayette, la voyez-vous?” Il n’est pas rappelé hélas qu’il fut le premier à soumettre à l’Assemblée nationale, le 11 juillet 1789, un projet de rédaction de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du Citoyen.

juillet 1824-septembre 1825 : une tournée triomphale

Aux Etats-Unis, il en va tout autrement !

Depuis le 16 août, de nombreuses villes, comtés et États américains célèbrent le bicentenaire de la tournée triomphale de La Fayette – orthographié outre-Atlantique « Lafayette1 », alors qu’il était l’invité du président américain James Monroeen qualité d’ultime général encore vivant de la guerre d’indépendance américaine. Le Français fut accueilli avec tous les honneurs dus à un “hôte de la Nation”, officiellement pour célébrer le (quasi) 50e anniversaire de celle-ci, mais aussi pour insuffler à la nouvelle génération « l’esprit patriotique de 1776 ».

Son séjour devait durer trois mois, il se prolongera dix mois de plus, tant sa popularité était grande et les invitations nombreuses. Le marquis vieillissant (67 ans), qui venait d’être battu aux élections législatives, à Meaux, disposait de tout son temps. Il visita ainsi les vingt-quatre États de l’Union de l’époque, et près de deux cents villes, de l’Alabama au Connecticut, de la Géorgie au Maine, de la Pennsylvanie à Washington D.C.. Il fut accueilli en héros partout, de jour comme de nuit, souvent à la lumière des torches. Des foules immenses venaient de loin et patientaient des heures pour avoir une chance de le voir, de le toucher. Les journaux de l’époque furent unanimes pour décrire l’enthousiasme des foules. Sa tournée fut celle d’une « rockstar », et les innombrables bibelots à son effigie, tasses de café, assiettes de porcelaines, gants à son effigie, sont toujours exposés comme des reliques.

Arrival of Lafayette in New York Harbour and the first parade to City Hall, August 16, 1824

« Héros américain », La Fayette a donné son nom à des centaines de villes, comtés, statues, avenues, rues, plaques commémoratives2.

Mais un seul lieu suffirait à attester de son importance, la Chambre des Représentants, où son portrait trône, en symétrie de celui de George Washington, à la gauche du Speaker of the House, le président de la dite-assemblée. Le marquis eut en outre le rare privilège d’être le premier homme d’État étranger invité à prononcer un discours devant le Congrès réuni. Son passage sur la terre américaine a laissé d’autres traces encore. Ainsi la National Guard des 50 Etats actuels de l’Union doit-elle son nom à la Garde nationale qu’il avait commandée en France sous la Révolution et la première des désormais célèbres parades de Broadway fut organisée pour son arrivée triomphale à New York le 16 août 1824, où plus de 60 000 personnes, soit le tiers de la population, s’était pressées pour l’accueillir sur le quai de Battery Park à la pointe de Manhattan.

Portrait of Lafayette, House of Representatives US Congress DR.

Le pays fêtait en premier lieu le Général qui fit tant pour acquérir son indépendance. Loin d’être un général d’opérette, La Fayette fit preuve de courage et de sens tactique sur le champ de bataille, et nombreux furent les « vétérans » survivants de l’Armée Continentale qui l’acclamèrent.  Mais on célébra aussi sa vie entière passée à défendre la liberté et la démocratie, et son amour manifeste pour la jeune nation. Son rôle d’ardent abolitionniste, ses positions envers l’émancipation des femmes que l’on qualifierait aujourd’hui de proto-féministes, font l’objet de nombreux colloques dans les universités américaines. Il conseilla les hommes politiques des deux bords à un moment où la jeune république américaine traversait un épisode politique difficile. Toute sa vie, ses conseils furent recherchés par les dirigeants américains. Une lettre de recommandation de sa part ouvrait toutes les portes – et tous les postes!

Sa renommée ne fut pas un feu de paille, elle était appelée à durer. La première unité d’aviateurs volontaires américains en 1917 est ainsi baptisée « escadrille La Fayette ». Et lorsque le général Pershing débarque en France à Boulogne-sur-Mer à la tête des forces armées américaines, le 13 juin de cette année-là, il aurait prononcé (même s’il s’agit de son aide de camp le Colonel Stanton, au cimetière de Picpus…) le désormais fameux : « La Fayette, nous voilà ! » 

Aux Etats-Unis, La Fayette est considéré comme l’égal des Pères Fondateurs : Franklin, Washington, Adams, Jefferson… Il est vrai que ses états de service plaident pour lui. En 1777, quand il n’a pas 20 ans, le marquis achète et équipe de ses propres deniers le navire La Victoire, chargée d’armes et de fournitures militaires. Le Congrès, avisé de sa fortune et de sa proximité avec la famille royale et la Cour de Versailles, le nomme major général (général de division). George Washington, d’un caractère taciturne et rendu méfiant par les arrivées de volontaires français plus ou moins compétents, le rencontre à dîner à Philadelphie trois jours plus tard et est immédiatement séduit par la fougue et l’enthousiasme du jeune marquis, et le prend à ses côtés. La Fayette l’impressionne dès son premier engagement sur le champ de bataille à Brandywine en Pennsylvanie, où il est blessé. Après sa convalescence, il est de tous les combats, avant de revenir en France en 1779 pour convaincre Louis XVI d’envoyer le Corps expéditionnaire français sous les ordres du comte de Rochambeau. De retour aux États-Unis en mai 1780 à bord de la rapide frégate Hermione, il joue un rôle décisif lors de la campagne de Virginie pour bloquer les troupes de Cornwallis, puis participe à la victoire alliée franco-américaine de Yorktown (Virginie), le 19 octobre 1781.


Trop monarchiste pour les Républicains

Dans son propre pays, la renommée de Gilbert du Motier, marquis de La Fayette, est bien plus modeste.

Certes, sa popularité fut bien réelle à la conclusion de la guerre d’Indépendance. Hélas la France ne bénéficiera pas des « dividendes de la paix », après le traité de Versailles de 1783, puisque les insurgés seront plus prompts à établir des liens commerciaux avec leur ancienne métropole, l’Angleterre, plutôt qu’avec la France qui l’avait aidée, et lorsqu’il a fallu faire les comptes, cette victoire s’avéra ruineuse pour un royaume déjà fort endetté.

Si le « héros des deux mondes », comme on l’appela de son vivant en Amérique, n’est finalement que le héros de ce monde-là, c’est qu’en France, sa modération dans la période prompte à l’extrémisme que fut la Révolution française, lui fut fatale.

Encore faut-il distinguer deux périodes. Son action du début est unanimement saluée, qu’il s’agisse de sa participation à la Société des amis des Noirs au côté de l’abbé Grégoire, Brissot et Mirabeau, de son combat en faveur de l’émancipation des protestants et des Juifs, et de son commandement de la Garde nationale, où sa première décision fut de démolir la Bastille, symbole de la monarchie honnie.  

Mais à partir de 1790, La Fayette réprime les désordres des meneurs révolutionnaires, que ce soit à Vincennes, au faubourg Saint-Antoine et aux Tuileries, et à chaque fois que le roi est menacé. Pourtant, la Cour l’exècre pour s’être engagé en faveur du nouvel ordre constitutionnel… Plus grave, il est accusé par les jacobins d’être responsable de la fusillade et des cinquante morts du Champ-de-Mars (17 juillet 1791), où s’étaient réunis les partisans de la déchéance du roi, après la fuite de ce dernier à Varennes. À chaque nouvel épisode de radicalisation de la Révolution, La Fayette, par sa modération et son souci de l’ordre, se voit accuser de traîtrise.

Lorsque la guerre éclate face aux monarchies coalisées, en avril 1792, il est nommé à la tête d’un régiment près de Maubeuge. De là, il écrit une lettre à l’Assemblée législative où il dénonce l’action des jacobins et des clubs tout en exigeant le respect de l’intégrité royale. Le 19 août 1792, il est déclaré par l’Assemblée « traître à la nation ». Il n’a désormais d’autre choix que l’exil. Passant les lignes autrichiennes, il est arrêté et… emprisonné pour cinq ans. Libéré grâce à Bonaparte, il se résout à une opposition libérale, que ce soit sous le Consulat et l’Empire, avant de réclamer l’abdication de l’Empereur à Waterloo, sous la Restauration. En 1830, élu par acclamation à nouveau à la tête de la Garde nationale, il facilite la victoire de Louis-Philippe : au détriment des Républicains, une fois de plus, lui sera-t-il reproché. Aussi, lorsque fut évoquée en 2007 son entrée au Panthéon, à laquelle le président de la République Nicolas Sarkozy semblait favorable, l’historien Jean-Noël Jeanneney se fendit d’une tribune cinglante dans Le Monde : « Imagine-t-on (au côté des révolutionnaires) un général en chef qui n’a jamais été républicain et qui a abandonné son armée en pleine guerre pour passer chez l’ennemi ? » 

« Traître », l’a-t-il été vraiment, ce combattant condamné par son propre camp, qui ne se mit pas au service de l’ennemi ?

Écoutons plutôt un autre historien, Guy Chaussinand-Nogaret : « La Fayette fut vite débordé par la tempête qu’il avait contribué à déchaîner. Incapable de modérer les impatiences, emporté par l’engrenage de la liberté au-delà de ses espérances et de ses calculs, il fit couler le sang du peuple dont il n’avait su ni prévenir les déceptions, ni contenir les excès. Apprenti sorcier, héros d’un jour, La Fayette dut assumer un rôle trop lourd pour ses épaules. Mais grâce à sa glorieuse participation à la Révolution américaine, il échappe au jugement défavorable de ceux qui se révèlent inférieurs aux espoirs qu’ils ont suscités. Pour l’Amérique, comme pour la France, il reste le pionnier et le héros de l’indépendance et de la liberté3  ».


  1. Même l’orthographe diffère entre la France et les Etats-Unis, où l’on utilise plutôt Lafayette en un seul mot (ce qui correspond du reste à la signature que Lafayette utilisait lui-même) ↩︎
  2. L’association “The American Society of Le Souvenir Français, Inc.” a publié une compilation exhaustive des sites mémoriels français aux Etats-Unis (plus de deux mille répertoriés et catalogués, dont plus de 200 ont trait à Lafayette, avec photo, géolocalisation, et reproduction des textes inscrits sur ces monuments et plaques. ↩︎
  3. « La Fayette , nous voilà ! », L’Histoire, n° 91, juillet-août 1986. ↩︎

La résurrection d’un pionnier du jazz, Jelly Roll Morton

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Jelly Roll Morton, Washington D.C., 1938 © AP/SIPA

En des temps point si lointains, les ondes de France-Musique servaient de véhicule à la voix d’Alain Gerber. Une voix à la fois chaleureuse et distanciée. Un ton mi-sérieux, mi-badin, parfois teinté d’ironie. L’émission quotidienne de cet éminent spécialiste mobilisait, en fin d’après-midi, des milliers d’auditeurs assidus, fidèles, passionnés. Avides de suivre les péripéties d’une manière de feuilleton que venaient illustrer des morceaux musicaux soigneusement choisis. Une façon hautement originale de découvrir le jazz à travers les musiciens phares de son histoire. Ou, pour les amateurs chevronnés, d’approfondir la connaissance de celle-ci grâce à des témoignages et anecdotes.

Le titre de cette émission devenue culte était révélateur: Le jazz est un roman. Autrement dit, rien de commun avec un cours ex cathedra ou un docte exposé de musicologie. À l’inverse, un mélange étonnant, et détonnant, où la psychologie, la fantaisie, l’imagination, l’humour faisaient bon ménage avec les données historiques avérées et l’analyse savante.

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Ce que l’on pourrait nommer « la patte Gerber » se retrouve aussi dans ses écrits, romans, nouvelles et essais. Un art unique de donner vie à ses personnages sans qu’il soit possible de tracer une ligne de démarcation nette entre réalité et fiction. Les deux sont, en effet, étroitement imbriquées.

Dans l’athanor de l’alchimiste

C’est le cas de ce roman inclassable inspiré par un célèbre musicien, Jelly Roll Morton, pseudonyme de Ferdinand Joseph Lamothe (et non LaMenthe, comme on l’a longtemps cru), musicien créole né en 1890 à La Nouvelle-Orléans, mort en 1941 à Los Angeles. Étrange personnage que ce pianiste, chanteur et chef d’orchestre. Un modèle d’hybris qui se prétendait « inventeur du jazz, créateur du stomp et du swing », formule qu’il avait fait graver sur ses cartes de visite. Il en fut, certes, l’un des pionniers dans les années 1920 et contribua, à la tête de ses Red Hot Peppers, à la renommée de sa ville natale, considérée comme le berceau du jazz. Sinon un inventeur, du moins un jalon non négligeable. Comme King Oliver, champion de l’improvisation collective, avant que Louis Armstrong ne consacre avec le génie que l’on sait l’émergence du soliste.

Un véritable héros de roman

Outre la valeur du musicien, son importance dans l’histoire du jazz est attestée par nombre d’enregistrements et aussi par la biographie que lui a consacrée Alan Lomax, Mister Jelly Roll, fruit de longs entretiens enregistrés pour la bibliothèque du Congrès.

En outre, nombre de légendes, de faits divers, de détails plus ou moins controuvés courent sur ce hâbleur haut en couleurs. Ces données, nul mieux qu’Alain Gerber n’en avait connaissance et elles ont, à n’en pas douter, largement inspiré son récit.

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L’auteur est, du reste, coutumier du fait, comme en témoigne, outre les émissions radiophoniques citées plus haut, Une année sabbatique, roman paru chez de Fallois et dont le héros est le saxophoniste Sonny Rollins. Dans Un Noël de Jelly Roll Morton, une fois encore, la magie du conteur opère. Sous sa plume, son héros prend corps et âme. Il séduit le lecteur dès les premières pages, l’entraîne dans un tourbillon – tout comme la voix du producteur de radio le menait sur les pas de Chet Baker ou de Jack Teagarden. La magie qui transportait naguère l’auditeur opère aussi sur le lecteur qui se trouve projeté dans l’univers de Ferdinand Lamothe. Lequel, à l’instar de ceux qui l’entourent, Alan ou Mabel, laquelle valait mieux qu’un cadeau de Noël de quelques dollars, revit dans ce récit. Ainsi la plume prend-elle le relais de la voix. Avec le même bonheur.

Alain Gerber, Un Noël de Jelly Roll Morton, Une aventure de l’inventeur autoproclamé du jazz Frémeaux & Associés, 132 pages

Un Noël de Jelly Roll Morton: Une histoire de Ferdinand Joseph Lamothe

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