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Lauréats du Goncourt, taisez-vous !

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Eric Raoult

Si les prix littéraires supposent un devoir de réserve, Mauriac a eu tort de dénoncer l’usage de la torture en Algérie, Gide n’aurait pas dû critiquer le colonialisme dans Voyage au Congo et Victor Hugo aurait dû s’abstenir de rabaisser Napoléon le petit.

« On ne met pas Voltaire en prison » avait dit dans sa grande sagesse De Gaulle à son ministre de l’Intérieur qui lui suggérait de faire arrêter Jean Paul Sartre.

La sotte injonction adressée par Eric Raoult à Marie NDiaye, lauréate du Goncourt, pose une question : où est notre passion française pour les libertés ?

Cependant, ramenons cette histoire de coquecigrues à sa véritable dimension. Le 30 août, dans un entretien aux Inrockuptibles, à la question « Vous sentez vous bien dans la France de Sarkozy ? », Marie NDiaye, qui vit à Berlin, fait la réponse suivante : « Je trouve cette France monstrueuse… Nous sommes partis après les élections en grande partie à cause de Sarko…Je trouve détestable cette atmosphère de flicage… Besson, Hortefeux, tous ces gens-là, je les trouve monstrueux »

Raoult, député UMP de Seine Saint Denis, qui semble confondre le Goncourt avec un poste de préfet somme l’auteur de Trois femmes puissantes de respecter « un devoir de réserve ». « Le message délivré par la lauréate se doit de respecter la cohérence nationale et l’image de notre pays », affirme-t-il.
Dans le tout-Paris des médias et des lettres littéraire, c’est le branle-bas de combat. Ce devoir de réserve, s’indigne Bernard Pivot, « n’a jamais existé, n’existe pas et n’existera jamais ».
Les politiques joignent leur voix à ce tohu-bohu abracadabrantesteque. Ségo et Aubry se fendent d’un message de « soutien » et de « sympathie » à la « victime ». Sollicité à son tour, Frédéric Mitterrand estime prudemment qu’il n’a pas compétence pour « arbitrer cette polémique ».

Bien entendu, un auteur n’étant ni fonctionnaire, ni élu, ni représentant de l’Etat à quelque titre que ce soit, il n’y a aucun devoir de réserve qui tienne. Tempête dans un verre d’eau, bêtise au front de taureau, aurait dit Baudelaire.

Ceci étant clairement dit, on a cependant le droit de trouver que Marie NDiaye est parfaitement à côté de la plaque. La France serait « monstrueuse », la droite, c’est la « mort et la vulgarité ? ». Vivons-nous, sans le savoir dans la Russie de Staline ou le Chili de Pinochet ? Expliquez-nous donc, chère Marie en quoi l’Allemagne libérale de Mme Angela Merkel est-elle plus attirante que la France de Sarkozy.

Je préfère penser que c’est l’envie du dépaysement, le désir de se sentir étranger dans un ailleurs qui vous a poussé à vivre à Berlin. (Porca misere ! J’aurais choisi Rome ou Florence, mais bon). Et que vous continuerez à y écrire de beaux livres. Dans la langue de Talleyrand (qui disait fort justement que « tout ce qui est excessif est inutile ») et de Sarkozy.

Trois femmes puissantes - Prix Goncourt 2009

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Fierté picarde

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Picardie
Philippe Lacoche livre une Picardie intime.

Philippe Lacoche, républicain old school, est déjà l’auteur de plusieurs romans et recueils de nouvelles, élégants et nostalgiques, qui font de lui un héritier aussi direct que modeste d’auteurs comme Henri Calet ou Roger Vailland. Cité Roosevelt, Le Pêcheur de nuages ou encore De Petits bals sans importance ont montré son art délicat, presque minimaliste, pour rendre compte des enfances dans la Baie de Somme pendant les années soixante, de la vie quotidienne dans les premiers HLM de Picardie et la création picaresque de groupes de rock improbables qui « font la route » entre Abbeville et Chaugny-Tergnier ou Verberie et Attigny.

Egalement journaliste au Courrier picard et ancien critique à Best, quand il suivait les groupes français en concert, Lacoche n’avait à priori rien dans son ADN politique pour écrire ce Pour la Picardie, qu’il sous-titre d’un bel oxymore : Pamphlet sentimental. Lacoche est en effet un archéo-jacobin qui a fait partie de la belle aventure du Chevènement de 2002 en participant au recueil Contes de campagnes (Mille et une nuits) qui rassemblait l’essentiel de ses soutiens dans le monde littéraire.

[access capability= »lire_inedits »]Alors, Lacoche, dans une défense girondine des régions en général et de la sienne en particulier ? Que s’est-il passé ? Il s’est passé, comme nous le dit lui-même l’auteur, la commission Balladur que l’on a chargée de redessiner technocratiquement le territoire français et qui a proposé, outre la suppression de l’échelon départemental, le démantèlement de certaines régions. Tout cela, évidemment, dans un souci de rationalisation européenne, histoire de présenter devant les nouveaux maîtres de Bruxelles non plus une encombrante nation avec des régions trop petites et des départements minuscules mais des unités administratives de consommation viables de 8 à 10 millions d’habitants. Parmi les régions promises au néant géographique, la Picardie, donc. L’Oise avec l’Ile-de-France, la Somme avec le Nord-Pas-de-Calais et l’Aisne avec Champagne-Ardenne.

Alors, parce que ce projet rappelle les délires d’un Colot d’Herbois voulant découper la France en carrés au moment de la Révolution française, Lacoche réagit. La Picardie, c’est évidemment une identité, une plaine au bord de la mer avec ces bibles de pierre que sont les cathédrales, sur le parvis desquelles se jouèrent les Mystères, ces premières pièces de théâtres de notre littérature, dans une langue qui allait permettre au français de trouver son assise définitive. La Picardie, c’est aussi cette province du carnage, parsemée de cimetières militaires, où pendant la première guerre mondiale, une bonne partie de toutes les nationalités existantes est venue s’étriper, se gazer, se canonner à bout portant pendant quatre ans.

Mais Lacoche sait entremêler à sa Picardie historique sa Picardie intime. Il célèbre le chevalier de la Barre, jeune aristocrate brûlé vif à Abbeville pour avoir refusé de saluer une procession, tout en se souvenant du bar près de son lycée à Saint-Quentin, quand il montait un groupe de rock. Et il se rappelle que c’est à l’ombre fortifiée des églises de Thiérache qu’il a donné ses premiers baisers pluvieux.

Alors vous comprendrez pourquoi Lacoche ne veut laisser à personne le droit de rayer d’un trait de plume la Picardie. Et qui sait, grâce à lui, vous visiterez peut-être enfin cette région qui vaut bien la Provence, avec son livre à la main, en guise de guide ?

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Jolly nice run, old chap !

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The Duckworth Lewis Method
The Duckworth Lewis Method.

Sorti dans la torpeur de l’été, l’album de The Duckworth Lewis Method est passé relativement inaperçu. Il est vrai que ce genre d’objet musical non identifié n’est guère susceptible de déclencher des déferlantes médiatiques.

[access capability= »lire_inedits »]C’est que The Duckworth Lewis Method n’est pas un véritable groupe, juste la réunion ponctuelle de deux Irlandais excentriques, Neil Hannon, qui exerce habituellement sous le nom de code de The Divine Comedy, et Thomas Walsh, âme du plus confidentiel Pugwash. L’objet de cette coalition ? Un album tout entier dédié à chanter la gloire du cricket, qui évoque le toucher ferme et lisse de la balle dans le creux de la main, le son mat du cuir frappé par la batte en bois, les courses éperdues sur un gazon fraîchement coupé, et l’Earl grey réparateur à la fin du test-match.

Rassurez-vous, béotiens, inutile pourtant de maîtriser la différence entre innings et over ou entre un wicket-keeper et un bowler pour goûter le charme de ces mélodies d’une limpidité aristocratique, à l’élégance nonchalante et à l’entrain ironique. De la comptine vaudevillesque de Jiggery Pokery au fox-trot électrique de The Age of Revolution, en passant par la virée pakistanaise de Meeting Mr Miandad ou à la mélancolie rêveuse de The Nightwatchman, nos deux Irlandais ont accouché d’un album plus british que nature, idéale bande-son de la lecture des romans d’Evelyn Waugh ou de P.G. Wodehouse.

Duckworth Lewis Method

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L’identité, une carte nationale

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Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple, 1830, musée du Louvre
Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple, 1830, musée du Louvre.

Prenons le premier venu, moi, Sitbon Guy. Depuis moins de dix ans, je possède, à titre personnel, une carte d’identité nationale, pas achetée à Barbès, en règle, acquise par naturalisation, rien à dire. La carte d’identité, je l’ai. Et l’identité ? Je l’ai aussi ? ça, c’est à vous de le dire, pas à moi. À ma tête, les gens disent « oriental « , moi, je trouve pas. Je me regarde dans la glace, je me vois… comment dire… normal, une tête de Sitbon et puis c’est tout.

Pour vous aider à vous faire une idée de mon identité, faut vous dire que Sitbon, c’est pas mon nom. Chez nous, on disait Chèteboun. Quand vous êtes arrivés chez moi − je veux dire quand la France a envahi mon pays, la Tunisie (merci la France, fallait pas vous donner ce mal) − des officiers ont fait le tour des villages pour établir des fichiers d’état-civil. Les indigènes (mon père et son frère entre autres) ont fait la queue devant les tréteaux de bureaux improvisés et les officiers notaient ce qu’ils entendaient.
– Et toi comment tu t’appelles ?
– Chèteboun, a balbutié mon père, tremblant de peur.

[access capability= »lire_inedits »]L’officier a noté ce qu’il pouvait transcrire, ça a donné Sitbon. Pour mon oncle, il a entendu Scetbon. Les deux frères sont sortis de l’opération avec deux noms différents. Guy, c’est pas non plus mon prénom, en fait j’m’appelle Isaac. Mais Isaac ça fait un peu trop… vous voyez ce que je veux dire… quand je suis allé à l’école, on m’a appelé Guy, ça faisait plus… enfin… moins… ça faisait mieux, quoi. Je vous parle de tout ça pour vous donner toutes les pièces de mon dossier et que vous jugiez en connaissance de cause mon droit à bénéficier ou non de l’identité nationale. Moi, j’y ai gagné, je n’aurais pas aimé m’appeler Chèteboun, ça fait bougnoule, arabe. C’est comme tous ces copains, musulmans ou juifs, ils portent des noms en Ben, Benichou, Benguigui, Bencouscous, Benmerguez. Hé ! Oh ! Un peu de décence ! C’est fini cette époque. On est en France ! Soyez corrects.

Maintenant, prenons le cas du président de ma République (pas Ben Ali, Sarkozy). En fait, il s’appelle Sarközy de Nagy-Bocsa. Il se fait appeler comme il s’appelle pas pour faire plus français. ça ressemble à de l’usurpation d’identité nationale. Du temps où il était maire de Neuilly, il a offert à Balkany, déjà maire de Levallois, un cendrier ainsi gravé : « De l’ami à l’ami, du maire au maire, du Hongrois au Hongrois. » Vous avez bien entendu : il y a encore peu d’années, le présent président de la République française se disait hongrois. Que Nicolas Sarkozy possède, comme moi, la carte d’identité nationale, j’en suis sûr, mais l’identité ? Là, je demande à voir.

Il y a dix ans, quand j’étais étranger (j’avais trois passeports différents, je vous épargne la liste) est-ce que j’avais l’identité nationale ? Comme Julio Iglésias, « Je n’ai pas changé, je suis toujours ce jeune homme étranger… « , j’ai juste un passeport de plus qu’avant. Alors là, je vais vous poser une question, moi : est-ce qu’on peut avoir l’identité nationale sans avoir la carte d’… ? Et à l’inverse, est-ce qu’on peut avoir la carte sans l’identité ? Sarkozy, est-ce qu’il a l’identité ? Non, mais sans blague, vous avez vu son père, Pal ? Même en Hongrie, ils parlent tous mieux français que lui. Nicolas, il y a rien à dire, il a appris la langue du pays, mais son père, Seigneur, Jésus, Marie, c’est une cata !

Vous allez me dire : l’identité, on ne la tient pas du père et de la mère. Moi, je ne suis pas contrariant : d’accord. Mais alors, de qui on la tient ? De la carte ? Mais alors là, on dit : nous allons ouvrir un grand débat sur la carte d’identité nationale. En papier ou en plastique ? Bleue ou rouge ? Photo en couleurs ou en N/B ? Vous voyez, il a raison, M. Besson (au fait, il est marocain celui-là ou quoi) : il y a problème.

Oublions Sarkozy (façon de parler). Prenons un cas lambda. La nounou de mes petits-enfants demi-russes. On l’appelle Lamo. Comment elle s’appelle réellement, personne ne le sait. Trois semaines après son arrivée du Tibet, elle débarque chez nous. Elle a tout suite obtenu l’asile politique et sa naturalisation est bien avancée. Elle aura la carte d’identité sans parler quatre mots de français. Langue, histoire, religion, tout en elle est tibétain. Vous lui accorderez quelle « identité nationale » ?

Vous avez raison : il ne faut pas partir de cas marginaux, comme le président ou comme ma Tibétaine. Prenons Elisabeth Lévy. Non pas elle, elle est marginale. Mon patron. Non, pas lui. Mon éditeur. Non, pas lui. Mon pharmacien. Non, lui… Dites, vous allez m’en trouver un qui soit, comment dire… comme tout le monde… comme les gens… identitaire, quoi. Je sais. Raisonnement faux, archi-faux. Les Français, ils appellent ça un sophisme. Vous prenez des exceptions, vous en faites la règle. Tout ce que je veux dire, c’est que des exceptions, commence à y en avoir des wagons, des charters. Pour faire simple et mettre fin au débat, je propose une définition  : l’identité nationale, c’est une carte. Comme la tolérance, c’est une maison, disait le poète.[/access]

Polanski et l’Amérique qui fait peur

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Roman Polanski, Wanted and Desired
Roman Polanski, Wanted and Desired.

Au-delà de votre admiration pour le cinéaste Polanski, pourquoi prendre fait et cause pour lui ? Et que répondez-vous à ceux qui affirment que les élites défendent l’un des leurs ?

Je réponds que cet argument doit être retourné. Aucun anonyme n’aurait subi son sort. La célébrité de Polanski n’est pas un moyen pour lui de se placer au-dessus des lois, elle est la cause de l’acharnement judiciaire contre lui. Frédéric Mitterrand a raison : cette affaire révèle la part sombre de l’Amérique. On ne peut pas simplement affirmer que les États-Unis sont un État de droit et s’en laver les mains. L’élection des procureurs et la médiatisation confèrent à l’opinion une influence démesurée sur le déroulement des procédures judiciaires. L’imbrication de cette justice terrifiante et de la médiatisation sans frein fait vraiment très peur.

Tout de même, n’était-il pas non seulement maladroit mais déplaisant de le défendre en excipant de sa qualité d’artiste ?

Quand Frédéric Mitterrand a rappelé que Polanski était un grand artiste, il ne voulait pas dire qu’il doit être exonéré de ses responsabilités. Mais enfin, personne n’ignorait que Polanski ne pouvait pas se rendre aux États-Unis : cela a encore été remarqué lorsque Le Pianiste a reçu un Oscar. Il n’en était pas moins célébré en France, comme le montrent de très récentes images du Festival de Cannes. Et soudainement, on découvre qu’il est un monstre et la France applaudit à son arrestation ? C’est inconcevable ! Il y a quelque chose de terriblement choquant dans ce retournement soudain et dans la vindicte qui s’est abattue sur lui sur l’air du « Tous égaux !  ».

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En plein débat sur les délinquants sexuels, c’est peut-être inquiétant mais guère surprenant…

D’abord, soyons clairs : s’il était pédophile ou pervers, il n’y aurait aucune raison qu’il ne paie pas pour ses crimes. Mais on voit dans le documentaire de Marina Zenovic qu’il s’est soumis, des semaines durant, à des expertises qui ont toutes conclu à l’absence de pulsions criminelles.

D’accord, ses pulsions sont peut-être parfaitement « normales », mais a-t-il ou non violé une très jeune femme ?

D’abord, je vous rappelle qu’il n’est pas accusé de viol mais de « relations sexuelles illicites » avec une mineure. Par ailleurs, dans les 40 pages qu’il consacre à cette affaire dans son autobiographie, il conteste absolument l’absence de consentement.

Même s’il y a eu consentement, quel sens cela a-t-il, s’agissant d’une fille de 13 ans ?

Compte tenu de son âge, 42 ans, Polanski aurait évidemment dû s’empêcher d’avoir des relations sexuelles avec elle. Ce n’est pas une raison pour tout mélanger. On confond le fait d’être mineur et le fait d’être un enfant. Que je sache, l’enfance est la période qui va de la naissance à la puberté. Ensuite, on entre dans l’adolescence. Or, cette jeune fille était pubère, avait une vie sexuelle, elle posait nue. Et si c’était une enfant, alors, il faut juger la mère qui a pris l’initiative de cette séance. Surtout, on ne peut pas relire cette affaire à l’aune de ce que sont devenus le droit et les mœurs. On ne peut juger que ses contemporains : c’est aussi cela, le sens de la prescription. Tout cela se passe dans une ère de permissivité dont il est incroyable que nous l’ayons à ce point oubliée. Nous sommes en 1977, Polanski a déjà une réputation sulfureuse, son épouse enceinte a été assassinée par une bande d’illuminés, il fait des films particuliers et ne cache pas son goût pour les jeunes femmes. Vogue Hommes lui commande une série de photos d’adolescentes dénudées et une mère laisse sa fille de 13 ans seule avec lui. À la fin de la soirée, il raccompagne la jeune fille et prend un verre avec les parents. Tout cela serait inconcevable aujourd’hui.

Au point où il en est, n’a-t-il pas intérêt à se présenter devant ses juges et à en finir ?

Quand les Suisses assurent que Polanski risque seulement deux ans de prison, ils se moquent du monde. Il n’y a pas plus de raison de leur faire confiance que de faire confiance à la justice américaine. Qui peut croire qu’on ressorte des tiroirs un mandat d’arrêt vieux de trente ans pour prononcer une peine de deux ans ? Je vous rappelle en outre que, si le droit français prévoit une échelle des crimes et des sanctions, en Amérique, on peut, pour les mêmes faits, être condamné à un jour ou à cinquante ans de prison. Les juges suisses peuvent encore refuser l’extradition, et sauver l’honneur de leur pays qui en a bien besoin. Arrêter Polanski après avoir exfiltré Hannibal Kadhafi, il y a de quoi rougir, non ? Le refus de le remettre en liberté sous prétexte qu’il a de l’argent et qu’il pourrait fuir est honteux. Depuis des années, il possède un chalet en Suisse et cela ne semblait déranger personne.

Vous montrez parfaitement que son dossier peut se plaider. Pourquoi ne pas répondre de ses actes, surtout s’ils n’étaient pas si graves que cela ?

Il est tombé sur un juge obsédé par la célébrité, qui a clairement outrepassé ses droits et manqué à tous ses engagements parce qu’il était sous la pression des médias. Même le procureur, considéré comme un homme très intègre, reconnaît à demi-mot qu’il n’avait aucune autre solution que la fuite. La justice américaine a reconnu les irrégularités de la procédure et il a été dessaisi du dossier. Le problème, c’est que la situation n’est pas très différente aujourd’hui. Le juge a rejeté la requête de ses avocats qu’il soit mis fin aux poursuites au motif que Polanski refuse de se rendre sur le territoire américain pour présenter lui-même sa requête. Or, Polanski à posé une seule condition : que cette audience ne soit pas filmée. Et ça, les juges ne veulent pas en entendre parler. Qu’est-ce que cette justice qui a besoin des caméras et des images ? Polanski n’a pas seulement peur de la justice, il a peur des médias. Et il a raison.[/access]

La meute innocente

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Roman Polanski au cœur de la tourmente médiatique.
Roman Polanski au cœur de la tourmente médiatique.

Jeter en prison Roman Polanski, âgé de 76 ans, est un acte abject. Le plus angoissant, cependant, dans notre présent, demeure la banalité que semble désormais revêtir une telle abjection.

Comme Milan Kundera l’avait superbement mis en lumière, dès 1993, dans Les Testaments trahis, le règne de « l’esprit du tribunal » ne s’est pas éteint avec la fin du nazisme et du stalinisme. Le tribunal démocratique et médiatique ne vise certes plus (du moins pas directement) la liquidation physique de ceux dont il instruit le procès. Il se cantonne humblement à la destruction symbolique totale de ses victimes sacrificielles. Par sa haine de la complexité et sa négation forcenée de la sphère privée, le tribunal démocratiste s’inscrit très fidèlement dans la continuité du monde totalitaire.

[access capability= »lire_inedits »]Pour rejeter un être en dehors du monde humain, la prédilection du tribunal post-historique semble se porter pour l’essentiel vers trois chefs d’accusation dont son enthousiasme morbide semble ne jamais devoir se lasser : la pédophilie, le racisme et l’accointance totalitaire. Dans ces trois cas, le tribunal ne s’attache que très exceptionnellement à établir des faits. Les faits l’ennuient à mourir. Seule la personnalité de ses victimes l’intéresse. Le tribunal brûle d’une ardente passion pour l’intériorité de ses victimes. Il collectionne avec ferveur et patience les détails les plus insignifiants, dans lesquels il décèle invariablement les signes d’une subjectivité maléfique (pédophile, raciste, totalitaire).

Sa perversion redoutable tient en outre au fait qu’il incite puissamment ceux qui souhaitent prendre la défense de ses victimes à violer elles aussi, à leur tour, l’intimité de l’être qu’il a décidé d’exposer à tous, béant comme un quartier de viande. Il oblige même ses adversaires à entrer dans la viande de ses victimes.

Les prétendues « affaires » Polanski et Mitterrand devraient bien plutôt porter le nom des êtres répugnants qui les ont déclenchées, car ce sont ces noms-là qui appellent la honte. Elles s’inscrivent dans cette longue histoire du ressentiment actif et malfaisant. Toutes deux usent la corde éculée de la « pédophilie ». Cependant, une question demeure. Comment le tribunal post-historique choisit-il ses victimes ? Deux critères paraissent insistants : la célébrité, d’une part ; le fait, d’autre part, d’être dans sa chair un homme de l’ancien monde historique. Roman Polanski et Frédéric Mitterrand ont la malchance de satisfaire à ces deux critères.

Avec Internet, le tribunal a pu s’étendre et se « démocratiser » dans des proportions nouvelles. Le déchaînement du ressentiment contre les hommes d’exception, les hommes libres, les hommes coupables, les hommes à l’ancienne, n’y connaît plus de limites. Le réseau mondial du flicage et de la haine s’étend.

Ainsi triomphe sinistrement la meute sadique des « innocents ».[/access]

Notre morale et la leur

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Mosaïque

Ce qui est étonnant, en cet automne 2009 riche en « affaires » politiques et judiciaires, c’est l’effacement total de ceux qui, en principe, sont qualifiés pour être les gardiens de la moralité publique.

Dire ce qui est bien, ou mal, au regard des principes d’une éthique religieuse ou laïque est la fonction des clercs, ou de ce qui en tient lieu pour les athées et agnostiques : des gens reconnus comme des sages par le plus grand nombre. Les clercs sont muets, ou ne parviennent pas à se faire entendre, et on chercherait vainement dans le monde intellectuel ou artistique l’équivalent d’un Sartre, d’un Aron ou d’un Mauriac, dont les sentences contribuaient à la fixation d’une norme communément admise.

[access capability= »lire_inedits »]Nos « grands » éditorialistes comme Jean Daniel, BHL ou Edwy Plenel ont beau être des candidats permanents à cette fonction, ils ne suscitent qu’un intérêt pas toujours poli dans le public et n’influencent que leurs groupies attitrés.

Et pourtant, les réactions exprimées sur la Toile et au fil des sondages au moment des affaires Clearstream, Polanski, Mitterrand et Jean Sarkozy dessinent en creux le nouveau paysage éthique français.

Une première constatation s’impose : Nicolas Sarkozy a échoué dans sa tentative de faire du président de la République un personnage ordinaire, dont le comportement obéirait à la règle commune, dans sa vie privée comme dans sa vie publique. Il a dû renoncer à s’afficher publiquement avec ses amis de cœur, patrons du CAC 40 et artistes de variétés populaires.

On ne comprend pas son acharnement contre Dominique de Villepin et sa prétention à être un justiciable ordinaire alors qu’il est le plus haut magistrat de la République. Lorsqu’il se comporte comme tout bon père de famille qui cherche à pistonner sa progéniture dans le monde du travail, il est désavoué par ceux-là même qui écrivent à leur député ou au président de la République pour obtenir faveurs et passe-droit. Le renoncement de Jean Sarkozy à la présidence de l’EPAD est la conséquence d’une jacquerie éthique qui postule que ce qui est permis au vilain ne l’est pas au prince…

Les Français ne veulent pas d’un président désacralisé : ce dernier doit s’appliquer à lui-même des règles dont les citoyens ordinaires sont autorisés à s’affranchir, pour autant qu’ils ne transgressent pas le Code pénal. Mais lorsque l’on est descendu de l’Olympe, il est très difficile d’y remonter.

Frédéric Mitterrand s’en tire bien, très bien même si l’on en croit les sondages. Cela relativise les jérémiades de ceux qui voient de l’homophobie partout. Peu de gens ont lu La Mauvaise vie, même si ce livre a connu un beau succès de librairie, mais le ministre de la Culture a réussi à émouvoir le peuple avec des accents de sincérité − réels ou feints, peu importe − qui ont fait passer l’ambigüité de ses aveux sur sa sexualité. Le pardon au pécheur qui se repent est une tendance lourde de la morale populaire.

Roman Polanski a eu moins de chance. Tout d’abord parce qu’il n’est pas, comme Frédéric Mitterrand, un chouchou du populaire. Ce cinéaste est surtout apprécié des gens cultivés, qui l’ont soutenu en masse lors de son arrestation en Suisse. Ensuite, dans l’échelle des turpitudes, le viol de mineure dont il est accusé est considéré comme infiniment plus grave que le tourisme sexuel avoué. Enfin, prétendre à un traitement différent du justiciable ordinaire parce que l’on est riche et célèbre heurte profondément l’égalitarisme à la française. Le vacarme des élites favorables à Polanski a fait l’effet du pavé de l’ours de la fable et rendu inaudible le seul argument susceptible de renverser la vapeur : si Polanski s’est enfui de Californie, c’est qu’il risquait une lourde peine de prison requise par un juge qui voulait « se faire » une célébrité. L’argument de l’exception pouvait alors se retourner en sa faveur.

Parmi les rescapés de l’indignité, on trouve Bernard Kouchner, dont les petites affaires africaines n’ont pas entamé la popularité, et Éric Besson, qui se sort très bien du personnage de traître vilipendé par ses anciens amis socialistes et de la charge au canon de son épouse larguée sur ses frasques sexuelles.

N’étant pas de ceux qui croient que le peuple a toujours raison et les élites toujours tort – l’exemple de la peine de mort est classique, mais il est loin d’être le seul – je n’en suis que plus à l’aise pour dire que les Français, ces derniers temps, ont bricolé une morale qui leur ressemble : assez tolérante pour eux-mêmes, exigeante pour ceux d’en haut, et permettant des petits arrangements qui fluidifient les relations sociales.[/access]

Les femmes et les enfants d’abord

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Revoilà la bête immonde, mais pas celle que vous croyez. Pas de chemises brunes défilant au pas de l’oie. Cette fois-ci, elle est en chacun de nous. En vrai, en chacun de vous, les mecs. Même quand elle meurt, elle ne se rend pas – raison pour laquelle un criminel sexuel à peu près impuissant demande qu’on la lui coupe.

Bonne fille, l’actualité vient rappeler à nos esprits oublieux que le danger rôde. Les quelques semaines qui viennent de s’écouler ont été généreuses en « affaires ». Qu’y a-t-il de commun entre le crime de Polanski, la faute de Frédéric Mitterrand, le débat sur la castration chimique et la gracieuse idée du Garde des sceaux de réfléchir à la possibilité de recourir à la castration physique – entre adultes consentants bien sûr ? Vous y êtes. Tout ça se passe en dessous de la ceinture. Autrement dit, dans le passé le plus sombre de l’humanité. Parce que le sexe, c’est réac, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il faut s’en débarrasser urgemment.

[access capability= »lire_inedits »]Le message est clair. Le sexe tue. Surtout, celui des hommes qui se trouve ainsi être à la fois l’arme et le mobile du crime. La preuve, c’est qu’il s’en prend d’abord aux femmes et aux enfants. Je sais, il y a aussi les hommes et les hommes et les femmes et les femmes ; mais quelles que soient les « pratiques sexuelles » comme disent les sondeurs, la sexualité n’en est pas moins anthropologiquement fondée sur la division sexuelle, autrement dit sur la rencontre et sur son impossibilité. Et comme l’a fort bien analysé mon cher Philippe Muray, l’Histoire aussi.

On me dira que ce n’est pas très nouveau et qu’on savait depuis longtemps que c’était mal. Durant des millénaires, en gros, d’Adam et Eve aux années 1960, ce fut même l’un des intérêts de la chose. C’était mal mais c’était bon, et un peu bon aussi parce que c’était mal. Puis on décida de se délivrer des tourments et, par la même occasion, des délices de la culpabilité et du négatif. Le sexe devint innocent, égalitaire et, par-dessus tout, libre. Quand je veux, si je veux : on en avait fini avec les pulsions destructrices ou autodestructrices, la domination, la folie amoureuse. On en avait fini au passage avec le désir et sa mort programmée – donc avec la mort. Ce faisant, on en finissait avec la vie elle-même. Les hommes et les femmes (voir plus haut) enfin réconciliés s’entendraient désormais sur la base raisonnable et contractuelle du plaisir équitablement partagé. Après coup, on s’aperçut que la libération était devenue libéralisation et on trouva que ce n’était pas plus mal. Délivrée des chichis de la libido, de ses tours de salope et de ses coups de sang, protégée d’elle-même, l’humanité allait enterrer en même temps la guerre, le clivage, le ratage et retrouver son innocence perdue. Comme l’écrit brillamment Bruno Maillé, la meute est innocente. C’est ce qui fait sa force.

L’opération a parfaitement réussi. Il n’y a plus ni hommes ni femmes, nous sommes tous Enis, l’enfant martyrisé par un prédateur. Ou alors Francis Evrard. Victime ou bourreau, rien entre les deux.

Il est tentant de voir dans cette ambiance plombée la manifestation du retour de bâton (backlash) que les féministes appellent de leurs vœux depuis vingt ans, en vain d’ailleurs. Désolée, pas d’ordre moral en vue. À quoi diable servirait la morale dans un monde délivré du mal ? Enfance pour tous : le programme qui est en cours d’accomplissement n’est pas un retour en arrière mais au contraire un grand bond en avant. On croyait que le sexe libéré dans la grande fusion des genres et des corps était le comble du moderne, et le voilà détrôné par plus moderne encore. (« Moderne contre Moderne », Muray, une fois de plus, avait inventé tout ce qui arrive). Nous n’accostons pas sur les rives du Paradis perdu mais sur d’inviolés rivages sans sexualité. Il est déjà permis de rêver à l’avenir radieux où l’on n’aura plus besoin de castrer les mâles parce qu’ils auront applaudi à leur castration − pas symbolique, réelle, ainsi que l’observe Alexandre Livier.

D’accord, je mets tout dans le même sac, mais c’est l’époque qui met tout dans le même sac. Florentin Piffard a raison : on dirait que s’instaure, dans l’esprit public, une continuité entre sexe consenti et sexe subi, érotisme adulte et pédophilie. « Tu justifies un viol », m’a dit un ami, la voix vaguement tremblante, alors que je plaidais la cause de Polanski, maladroitement sans doute. Dès que l’on essaie d’imaginer la scène au cours de laquelle le cinéaste a eu, il y a plus de trente ans « des relations sexuelles illicites avec une mineure », les mots sonnent faux ou même dégueulasses. « C’est ça, dis qu’elle l’a cherché. » Non, ce n’est pas ça. Mais peut-on rappeler que le désir d’un homme sexuellement actif pour une femme, fût-elle encore aussi une enfant, qui pose devant lui, nue dans un jacuzzi, n’est pas en lui-même criminel et que, pour condamnable qu’il soit, le passage à l’acte mérite peut-être des circonstances atténuantes ? Ce à quoi il faut ajouter qu’il est tombé dans un véritable piège judiciaire, comme l’explique Sylvie Topaloff.

Un mot sur la jurisprudence Mitterrand. Quelques semaines après sa nomination, sa défense ratée de Polanski a rappelé aux fins limiers de la grande presse que, dans une autre vie, le ministre allait aux putes. Ces putes étaient des hommes, mais soyons honnête, ce n’est pas ça qui a posé problème. Non, le scandale est qu’il y allait en Thaïlande, là où les corps sont lisses et disponibles. On appelle ça « tourisme sexuel » en raison de la différence de pouvoir d’achat – et de pouvoir tout court. On achète des cuirs en Italie, des écrans plats fabriqués à bas coût et au mépris des droits du travailleur − sinon de l’homme ou de l’enfant − en Chine au supermarché du coin et du sexe en Asie. En vrai, pour Frédéric Mitterrand, l’argument économique n’est guère probant car j’imagine qu’il aurait pu s’offrir à Paris toutes sortes de ressources érotiques tarifées. Quoi qu’il en soit, il a eu recours à la prostitution. En France, ce n’est pas interdit, mais ailleurs, oui (pour les Français). À l’exception du crime contre l’humanité, c’est, me semble-t-il, l’un des rares délits commis hors du territoire pour lequel on puisse être poursuivi par la justice française.

On peut se demander ce qui, en dehors de l’affaire Jean Sarkozy et de ses réseaux, d’autant plus efficaces qu’ils sont fondés sur le fait qu’il est visiblement un « type bien », a sauvé le soldat Mitterrand. La réponse est simple : il a publiquement fait acte de contrition. D’ailleurs, chez lui, le repentir est inscrit dans l’acte : il y a un côté catho torturé chez cet homosexuel tourmenté. Frédéric Mitterrand n’est jamais entré dans le monde enchanté du sexe sans risque et sans douleur. À le lire, on sent que, pour lui, le plaisir et la honte restent indissolublement liés. Il est un homme du vieux monde, c’est son charme.

Et puis, il y a le peuple qui, note Luc Rosenzweig, en a marre de voir les élites s’affranchir de la morale commune. Le peuple prêt, nous dit-on, à se rassembler en place de Grève pour assister à la castration de ceux qui font du mal aux divins enfants. En vérité, on ne sait jamais très bien, dans ce que pense le peuple, ce qui lui a été inspiré par le concert des médias, experts et sondeurs. Et puis tant pis si je ne suis pas d’accord avec le peuple.

Nous croyons édifier une humanité sans crime, nous inventons une humanité sans hommes. Bienvenue dans l’ère des coupeuses de testicules, qui sont parfois des hommes, et des casseurs de couilles qui sont souvent des femmes, et plus encore des mères. L’âge des gonzesses arrive, ou pire encore, le règne des mamans. Fini de rigoler.[/access]

Puissants et misérables

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Jacques Chirac
Ancien président de la République, le "Chi" doit-il craindre d'être jugé ?

Je ne voudrais pas être dans les escarpins de Xavière Siméoni. En l’absence de pistolet fumant, même le dossier le mieux bouclé risque de fondre sous le feu des avocats de la défense. En décidant de renvoyer Jacques Chirac devant le tribunal correctionnel dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris, sur une simple probabilité de conviction, la juge a mis en jeu la crédibilité du juge d’instruction et même celle de la justice française. Elle devait arbitrer entre deux passions françaises, l’égalité et l’attachement au principe monarchique relooké par le suffrage universel. En faisant prévaloir l’égalité devant la loi, elle a pris une décision juste et cohérente.

Les faits sont connus, à défaut d’être simples à qualifier. Les salaires de permanents du RPR étaient payés par la mairie de Paris. Quelques collaborateurs de Chirac de l’époque − et notamment Alain Juppé − ont déjà été condamnés dans cette affaire mais, protégé par l’immunité, Chirac est resté pendant les douze ans de son mandat présidentiel hors de portée de la justice et, malgré les efforts de certains magistrats, la question de son implication n’a pas été tranchée. Abriter l’ancien président derrière le fait que deux décennies ont passé revient à tuer ses parents avant de réclamer la miséricorde due à un orphelin.

[access capability= »lire_inedits »]Il est vrai que, d’un point de vue juridique, la question de la responsabilité de Chirac dans les emplois fictifs est tout sauf simple. Du reste, elle divise les professionnels. En avril 1999, le procureur de la République de Nanterre fait état de fortes présomptions sur la participation de Chirac à une prise illégale d’intérêt et recel d’abus de bien sociaux. Dix ans plus tard, le Parquet de Paris demande un non-lieu général. Forte de ces deux avis contradictoires, la juge Siméoni aurait pu choisir la voie facile et moins controversée du non-lieu sans risquer d’essuyer l’indignation générale. Elle en a décidé autrement. On peut, même sans la partager, admettre que cette position est légitime.

Résumons la question posée à Mme Siméoni – qui jouit d’un fort soutien dans la magistrature. Quand l’égalité et l’autorité symbolique se croisent sur un pont étroit, qui doit céder le passage à l’autre ?

La réponse n’est pas évidente. La désacralisation du pouvoir est l’un des premiers et des plus constants reproches adressés à Nicolas Sarkozy. Sa façon d’habiter la fonction de chef de l’État tranche nettement avec la majesté présidentielle du précédent locataire du « Château », quels qu’aient été par ailleurs ses penchants de « roi fainéant ». De fait, même la culture démocratique ne peut se passer d’une dimension symbolique qui a le visage d’un homme couronné par le suffrage populaire – ce qui n’est pas rien.

Ne sous-estimons pas l’apport de cette dimension monarchique, injectée dans le système en 1962 avec l’élection du président au suffrage universel direct. Elle a contribué à apaiser la société et à stabiliser le système politique. Bref, on le sait, l’ADN républicain recèle toujours des gènes monarchiques.

Oui, mais voilà, aussi lourd, aussi important soit cet héritage, il doit s’incliner devant une valeur énigmatique et fondamentale : l’amour de l’égalité.

Ce qui est en jeu dans l’affaire Chirac, c’est, de surcroît, l’égalité matricielle, celle qui conditionne ou plutôt qui remplace toutes les autres : l’égalité de tous devant la loi. L’inégalité économique est constitutive de la société – et, quoi qu’on en pense, acceptée comme légitime jusqu’à un certain point. L’égalité entre les sexes, les races et les individus est une proclamation, l’égalité des chances une politique. Le principe d’une loi pour tous, sans exception, puissants et misérables, est un mur porteur de la République.

Pour autant, Chirac n’est pas un citoyen ordinaire. La justice devra mettre dans la balance le poids du symbole incarné par l’ancien président de le République, tant en France qu’à l’étranger. Comment ne pas prendre en compte les services rendus au pays, et même l’affection bruyante et récente que le grand-père de la nation inspire aux Français − qui ne le ménageaient guère quand il occupait la place du Père ? Peut-être le tribunal devra-t-il, au vu du dossier, faire preuve d’indulgence et relaxer Chirac.

Quoi qu’il en soit, la justice ne saurait se dessaisir a priori. Le citoyen Jacques Chirac doit répondre aux accusations dont il est l’objet. Mais au moment de rendre leur décision, les juges devront se rappeler que celui qu’ils vont condamner ou relaxer est aussi l’ancien président.[/access]

Mourir, c’est un métier

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Sépulture

Un ami à moi, professeur émérite d’histoire à la Sorbonne, vient de publier un ouvrage écrit à quatre mains avec son épouse[1. Tu nous as quittés, de Daniel et Françoise Rivet (Armand Colin).] qui fait l’histoire des annonces nécrologiques du carnet du Monde de sa création en 1944 à aujourd’hui.

Voilà au moins une chose dont la Toile ne s’est pas emparée. On continue à mourir sur le papier : les quotidiens nationaux et régionaux nous amènent chaque jour une fournée de macchabées plus ou moins sincèrement regrettés par leur famille, parents et alliés.

[access capability= »lire_inedits »]Dans la presse nationale, Le Figaro et Le Monde sont les leaders incontestés de ce type d’annonces. Seuls quelques vieux bab’s choisissent de mourir dans Libération en utilisant une prose nécrologique post-soixante-huitarde. Le contingent des curés de campagne « rappelés par le Seigneur » étant en voie d’extinction définitive, le carnet de La Croix est devenu squelettique.

Mourir est aujourd’hui beaucoup plus compliqué que jadis. D’abord, on n’est jamais à l’abri de l’acharnement thérapeutique d’un toubib qui met un point d’honneur à vous conserver dans ce bas monde le plus longtemps possible.

De plus, si la religion ne vous a pas rattrapé au seuil du grand passage, il va falloir que vous même, ou votre famille en cas de décès brusque et inattendu, formuliez des souhaits pour vos obsèques.

Crémation ou inhumation  ? Bach ou Mozart ? Le Monde ou Le Figaro ? C’est pourquoi quelques solides mécréants finissent par craquer, et confier aux professionnels de la profession, curés, pasteurs, rabbins ou imams le soin de procéder aux rites indispensables au bien-être des survivants à défaut de garantir la vie éternelle au défunt.

La seule règle qui transcende les différences religieuses et s’impose également aux incroyants fut formulée il y a bien longtemps par ces futés de Romains : De mortuis aut bonum, aut nihil ; des morts, on dit du bien, sinon rien. C’était juste pour causer…


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Lauréats du Goncourt, taisez-vous !

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Eric Raoult

Si les prix littéraires supposent un devoir de réserve, Mauriac a eu tort de dénoncer l’usage de la torture en Algérie, Gide n’aurait pas dû critiquer le colonialisme dans Voyage au Congo et Victor Hugo aurait dû s’abstenir de rabaisser Napoléon le petit.

« On ne met pas Voltaire en prison » avait dit dans sa grande sagesse De Gaulle à son ministre de l’Intérieur qui lui suggérait de faire arrêter Jean Paul Sartre.

La sotte injonction adressée par Eric Raoult à Marie NDiaye, lauréate du Goncourt, pose une question : où est notre passion française pour les libertés ?

Cependant, ramenons cette histoire de coquecigrues à sa véritable dimension. Le 30 août, dans un entretien aux Inrockuptibles, à la question « Vous sentez vous bien dans la France de Sarkozy ? », Marie NDiaye, qui vit à Berlin, fait la réponse suivante : « Je trouve cette France monstrueuse… Nous sommes partis après les élections en grande partie à cause de Sarko…Je trouve détestable cette atmosphère de flicage… Besson, Hortefeux, tous ces gens-là, je les trouve monstrueux »

Raoult, député UMP de Seine Saint Denis, qui semble confondre le Goncourt avec un poste de préfet somme l’auteur de Trois femmes puissantes de respecter « un devoir de réserve ». « Le message délivré par la lauréate se doit de respecter la cohérence nationale et l’image de notre pays », affirme-t-il.
Dans le tout-Paris des médias et des lettres littéraire, c’est le branle-bas de combat. Ce devoir de réserve, s’indigne Bernard Pivot, « n’a jamais existé, n’existe pas et n’existera jamais ».
Les politiques joignent leur voix à ce tohu-bohu abracadabrantesteque. Ségo et Aubry se fendent d’un message de « soutien » et de « sympathie » à la « victime ». Sollicité à son tour, Frédéric Mitterrand estime prudemment qu’il n’a pas compétence pour « arbitrer cette polémique ».

Bien entendu, un auteur n’étant ni fonctionnaire, ni élu, ni représentant de l’Etat à quelque titre que ce soit, il n’y a aucun devoir de réserve qui tienne. Tempête dans un verre d’eau, bêtise au front de taureau, aurait dit Baudelaire.

Ceci étant clairement dit, on a cependant le droit de trouver que Marie NDiaye est parfaitement à côté de la plaque. La France serait « monstrueuse », la droite, c’est la « mort et la vulgarité ? ». Vivons-nous, sans le savoir dans la Russie de Staline ou le Chili de Pinochet ? Expliquez-nous donc, chère Marie en quoi l’Allemagne libérale de Mme Angela Merkel est-elle plus attirante que la France de Sarkozy.

Je préfère penser que c’est l’envie du dépaysement, le désir de se sentir étranger dans un ailleurs qui vous a poussé à vivre à Berlin. (Porca misere ! J’aurais choisi Rome ou Florence, mais bon). Et que vous continuerez à y écrire de beaux livres. Dans la langue de Talleyrand (qui disait fort justement que « tout ce qui est excessif est inutile ») et de Sarkozy.

Trois femmes puissantes - Prix Goncourt 2009

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Fierté picarde

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Picardie
Philippe Lacoche livre une Picardie intime.
Picardie
Philippe Lacoche livre une Picardie intime.

Philippe Lacoche, républicain old school, est déjà l’auteur de plusieurs romans et recueils de nouvelles, élégants et nostalgiques, qui font de lui un héritier aussi direct que modeste d’auteurs comme Henri Calet ou Roger Vailland. Cité Roosevelt, Le Pêcheur de nuages ou encore De Petits bals sans importance ont montré son art délicat, presque minimaliste, pour rendre compte des enfances dans la Baie de Somme pendant les années soixante, de la vie quotidienne dans les premiers HLM de Picardie et la création picaresque de groupes de rock improbables qui « font la route » entre Abbeville et Chaugny-Tergnier ou Verberie et Attigny.

Egalement journaliste au Courrier picard et ancien critique à Best, quand il suivait les groupes français en concert, Lacoche n’avait à priori rien dans son ADN politique pour écrire ce Pour la Picardie, qu’il sous-titre d’un bel oxymore : Pamphlet sentimental. Lacoche est en effet un archéo-jacobin qui a fait partie de la belle aventure du Chevènement de 2002 en participant au recueil Contes de campagnes (Mille et une nuits) qui rassemblait l’essentiel de ses soutiens dans le monde littéraire.

[access capability= »lire_inedits »]Alors, Lacoche, dans une défense girondine des régions en général et de la sienne en particulier ? Que s’est-il passé ? Il s’est passé, comme nous le dit lui-même l’auteur, la commission Balladur que l’on a chargée de redessiner technocratiquement le territoire français et qui a proposé, outre la suppression de l’échelon départemental, le démantèlement de certaines régions. Tout cela, évidemment, dans un souci de rationalisation européenne, histoire de présenter devant les nouveaux maîtres de Bruxelles non plus une encombrante nation avec des régions trop petites et des départements minuscules mais des unités administratives de consommation viables de 8 à 10 millions d’habitants. Parmi les régions promises au néant géographique, la Picardie, donc. L’Oise avec l’Ile-de-France, la Somme avec le Nord-Pas-de-Calais et l’Aisne avec Champagne-Ardenne.

Alors, parce que ce projet rappelle les délires d’un Colot d’Herbois voulant découper la France en carrés au moment de la Révolution française, Lacoche réagit. La Picardie, c’est évidemment une identité, une plaine au bord de la mer avec ces bibles de pierre que sont les cathédrales, sur le parvis desquelles se jouèrent les Mystères, ces premières pièces de théâtres de notre littérature, dans une langue qui allait permettre au français de trouver son assise définitive. La Picardie, c’est aussi cette province du carnage, parsemée de cimetières militaires, où pendant la première guerre mondiale, une bonne partie de toutes les nationalités existantes est venue s’étriper, se gazer, se canonner à bout portant pendant quatre ans.

Mais Lacoche sait entremêler à sa Picardie historique sa Picardie intime. Il célèbre le chevalier de la Barre, jeune aristocrate brûlé vif à Abbeville pour avoir refusé de saluer une procession, tout en se souvenant du bar près de son lycée à Saint-Quentin, quand il montait un groupe de rock. Et il se rappelle que c’est à l’ombre fortifiée des églises de Thiérache qu’il a donné ses premiers baisers pluvieux.

Alors vous comprendrez pourquoi Lacoche ne veut laisser à personne le droit de rayer d’un trait de plume la Picardie. Et qui sait, grâce à lui, vous visiterez peut-être enfin cette région qui vaut bien la Provence, avec son livre à la main, en guise de guide ?

POUR LA PICARDIE

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Jolly nice run, old chap !

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The Duckworth Lewis Method
The Duckworth Lewis Method.
The Duckworth Lewis Method
The Duckworth Lewis Method.

Sorti dans la torpeur de l’été, l’album de The Duckworth Lewis Method est passé relativement inaperçu. Il est vrai que ce genre d’objet musical non identifié n’est guère susceptible de déclencher des déferlantes médiatiques.

[access capability= »lire_inedits »]C’est que The Duckworth Lewis Method n’est pas un véritable groupe, juste la réunion ponctuelle de deux Irlandais excentriques, Neil Hannon, qui exerce habituellement sous le nom de code de The Divine Comedy, et Thomas Walsh, âme du plus confidentiel Pugwash. L’objet de cette coalition ? Un album tout entier dédié à chanter la gloire du cricket, qui évoque le toucher ferme et lisse de la balle dans le creux de la main, le son mat du cuir frappé par la batte en bois, les courses éperdues sur un gazon fraîchement coupé, et l’Earl grey réparateur à la fin du test-match.

Rassurez-vous, béotiens, inutile pourtant de maîtriser la différence entre innings et over ou entre un wicket-keeper et un bowler pour goûter le charme de ces mélodies d’une limpidité aristocratique, à l’élégance nonchalante et à l’entrain ironique. De la comptine vaudevillesque de Jiggery Pokery au fox-trot électrique de The Age of Revolution, en passant par la virée pakistanaise de Meeting Mr Miandad ou à la mélancolie rêveuse de The Nightwatchman, nos deux Irlandais ont accouché d’un album plus british que nature, idéale bande-son de la lecture des romans d’Evelyn Waugh ou de P.G. Wodehouse.

Duckworth Lewis Method

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L’identité, une carte nationale

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Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple, 1830, musée du Louvre
Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple, 1830, musée du Louvre
Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple, 1830, musée du Louvre.

Prenons le premier venu, moi, Sitbon Guy. Depuis moins de dix ans, je possède, à titre personnel, une carte d’identité nationale, pas achetée à Barbès, en règle, acquise par naturalisation, rien à dire. La carte d’identité, je l’ai. Et l’identité ? Je l’ai aussi ? ça, c’est à vous de le dire, pas à moi. À ma tête, les gens disent « oriental « , moi, je trouve pas. Je me regarde dans la glace, je me vois… comment dire… normal, une tête de Sitbon et puis c’est tout.

Pour vous aider à vous faire une idée de mon identité, faut vous dire que Sitbon, c’est pas mon nom. Chez nous, on disait Chèteboun. Quand vous êtes arrivés chez moi − je veux dire quand la France a envahi mon pays, la Tunisie (merci la France, fallait pas vous donner ce mal) − des officiers ont fait le tour des villages pour établir des fichiers d’état-civil. Les indigènes (mon père et son frère entre autres) ont fait la queue devant les tréteaux de bureaux improvisés et les officiers notaient ce qu’ils entendaient.
– Et toi comment tu t’appelles ?
– Chèteboun, a balbutié mon père, tremblant de peur.

[access capability= »lire_inedits »]L’officier a noté ce qu’il pouvait transcrire, ça a donné Sitbon. Pour mon oncle, il a entendu Scetbon. Les deux frères sont sortis de l’opération avec deux noms différents. Guy, c’est pas non plus mon prénom, en fait j’m’appelle Isaac. Mais Isaac ça fait un peu trop… vous voyez ce que je veux dire… quand je suis allé à l’école, on m’a appelé Guy, ça faisait plus… enfin… moins… ça faisait mieux, quoi. Je vous parle de tout ça pour vous donner toutes les pièces de mon dossier et que vous jugiez en connaissance de cause mon droit à bénéficier ou non de l’identité nationale. Moi, j’y ai gagné, je n’aurais pas aimé m’appeler Chèteboun, ça fait bougnoule, arabe. C’est comme tous ces copains, musulmans ou juifs, ils portent des noms en Ben, Benichou, Benguigui, Bencouscous, Benmerguez. Hé ! Oh ! Un peu de décence ! C’est fini cette époque. On est en France ! Soyez corrects.

Maintenant, prenons le cas du président de ma République (pas Ben Ali, Sarkozy). En fait, il s’appelle Sarközy de Nagy-Bocsa. Il se fait appeler comme il s’appelle pas pour faire plus français. ça ressemble à de l’usurpation d’identité nationale. Du temps où il était maire de Neuilly, il a offert à Balkany, déjà maire de Levallois, un cendrier ainsi gravé : « De l’ami à l’ami, du maire au maire, du Hongrois au Hongrois. » Vous avez bien entendu : il y a encore peu d’années, le présent président de la République française se disait hongrois. Que Nicolas Sarkozy possède, comme moi, la carte d’identité nationale, j’en suis sûr, mais l’identité ? Là, je demande à voir.

Il y a dix ans, quand j’étais étranger (j’avais trois passeports différents, je vous épargne la liste) est-ce que j’avais l’identité nationale ? Comme Julio Iglésias, « Je n’ai pas changé, je suis toujours ce jeune homme étranger… « , j’ai juste un passeport de plus qu’avant. Alors là, je vais vous poser une question, moi : est-ce qu’on peut avoir l’identité nationale sans avoir la carte d’… ? Et à l’inverse, est-ce qu’on peut avoir la carte sans l’identité ? Sarkozy, est-ce qu’il a l’identité ? Non, mais sans blague, vous avez vu son père, Pal ? Même en Hongrie, ils parlent tous mieux français que lui. Nicolas, il y a rien à dire, il a appris la langue du pays, mais son père, Seigneur, Jésus, Marie, c’est une cata !

Vous allez me dire : l’identité, on ne la tient pas du père et de la mère. Moi, je ne suis pas contrariant : d’accord. Mais alors, de qui on la tient ? De la carte ? Mais alors là, on dit : nous allons ouvrir un grand débat sur la carte d’identité nationale. En papier ou en plastique ? Bleue ou rouge ? Photo en couleurs ou en N/B ? Vous voyez, il a raison, M. Besson (au fait, il est marocain celui-là ou quoi) : il y a problème.

Oublions Sarkozy (façon de parler). Prenons un cas lambda. La nounou de mes petits-enfants demi-russes. On l’appelle Lamo. Comment elle s’appelle réellement, personne ne le sait. Trois semaines après son arrivée du Tibet, elle débarque chez nous. Elle a tout suite obtenu l’asile politique et sa naturalisation est bien avancée. Elle aura la carte d’identité sans parler quatre mots de français. Langue, histoire, religion, tout en elle est tibétain. Vous lui accorderez quelle « identité nationale » ?

Vous avez raison : il ne faut pas partir de cas marginaux, comme le président ou comme ma Tibétaine. Prenons Elisabeth Lévy. Non pas elle, elle est marginale. Mon patron. Non, pas lui. Mon éditeur. Non, pas lui. Mon pharmacien. Non, lui… Dites, vous allez m’en trouver un qui soit, comment dire… comme tout le monde… comme les gens… identitaire, quoi. Je sais. Raisonnement faux, archi-faux. Les Français, ils appellent ça un sophisme. Vous prenez des exceptions, vous en faites la règle. Tout ce que je veux dire, c’est que des exceptions, commence à y en avoir des wagons, des charters. Pour faire simple et mettre fin au débat, je propose une définition  : l’identité nationale, c’est une carte. Comme la tolérance, c’est une maison, disait le poète.[/access]

Polanski et l’Amérique qui fait peur

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Roman Polanski, Wanted and Desired
Roman Polanski, Wanted and Desired.
Roman Polanski, Wanted and Desired
Roman Polanski, Wanted and Desired.

Au-delà de votre admiration pour le cinéaste Polanski, pourquoi prendre fait et cause pour lui ? Et que répondez-vous à ceux qui affirment que les élites défendent l’un des leurs ?

Je réponds que cet argument doit être retourné. Aucun anonyme n’aurait subi son sort. La célébrité de Polanski n’est pas un moyen pour lui de se placer au-dessus des lois, elle est la cause de l’acharnement judiciaire contre lui. Frédéric Mitterrand a raison : cette affaire révèle la part sombre de l’Amérique. On ne peut pas simplement affirmer que les États-Unis sont un État de droit et s’en laver les mains. L’élection des procureurs et la médiatisation confèrent à l’opinion une influence démesurée sur le déroulement des procédures judiciaires. L’imbrication de cette justice terrifiante et de la médiatisation sans frein fait vraiment très peur.

Tout de même, n’était-il pas non seulement maladroit mais déplaisant de le défendre en excipant de sa qualité d’artiste ?

Quand Frédéric Mitterrand a rappelé que Polanski était un grand artiste, il ne voulait pas dire qu’il doit être exonéré de ses responsabilités. Mais enfin, personne n’ignorait que Polanski ne pouvait pas se rendre aux États-Unis : cela a encore été remarqué lorsque Le Pianiste a reçu un Oscar. Il n’en était pas moins célébré en France, comme le montrent de très récentes images du Festival de Cannes. Et soudainement, on découvre qu’il est un monstre et la France applaudit à son arrestation ? C’est inconcevable ! Il y a quelque chose de terriblement choquant dans ce retournement soudain et dans la vindicte qui s’est abattue sur lui sur l’air du « Tous égaux !  ».

[access capability= »lire_inedits »]
En plein débat sur les délinquants sexuels, c’est peut-être inquiétant mais guère surprenant…

D’abord, soyons clairs : s’il était pédophile ou pervers, il n’y aurait aucune raison qu’il ne paie pas pour ses crimes. Mais on voit dans le documentaire de Marina Zenovic qu’il s’est soumis, des semaines durant, à des expertises qui ont toutes conclu à l’absence de pulsions criminelles.

D’accord, ses pulsions sont peut-être parfaitement « normales », mais a-t-il ou non violé une très jeune femme ?

D’abord, je vous rappelle qu’il n’est pas accusé de viol mais de « relations sexuelles illicites » avec une mineure. Par ailleurs, dans les 40 pages qu’il consacre à cette affaire dans son autobiographie, il conteste absolument l’absence de consentement.

Même s’il y a eu consentement, quel sens cela a-t-il, s’agissant d’une fille de 13 ans ?

Compte tenu de son âge, 42 ans, Polanski aurait évidemment dû s’empêcher d’avoir des relations sexuelles avec elle. Ce n’est pas une raison pour tout mélanger. On confond le fait d’être mineur et le fait d’être un enfant. Que je sache, l’enfance est la période qui va de la naissance à la puberté. Ensuite, on entre dans l’adolescence. Or, cette jeune fille était pubère, avait une vie sexuelle, elle posait nue. Et si c’était une enfant, alors, il faut juger la mère qui a pris l’initiative de cette séance. Surtout, on ne peut pas relire cette affaire à l’aune de ce que sont devenus le droit et les mœurs. On ne peut juger que ses contemporains : c’est aussi cela, le sens de la prescription. Tout cela se passe dans une ère de permissivité dont il est incroyable que nous l’ayons à ce point oubliée. Nous sommes en 1977, Polanski a déjà une réputation sulfureuse, son épouse enceinte a été assassinée par une bande d’illuminés, il fait des films particuliers et ne cache pas son goût pour les jeunes femmes. Vogue Hommes lui commande une série de photos d’adolescentes dénudées et une mère laisse sa fille de 13 ans seule avec lui. À la fin de la soirée, il raccompagne la jeune fille et prend un verre avec les parents. Tout cela serait inconcevable aujourd’hui.

Au point où il en est, n’a-t-il pas intérêt à se présenter devant ses juges et à en finir ?

Quand les Suisses assurent que Polanski risque seulement deux ans de prison, ils se moquent du monde. Il n’y a pas plus de raison de leur faire confiance que de faire confiance à la justice américaine. Qui peut croire qu’on ressorte des tiroirs un mandat d’arrêt vieux de trente ans pour prononcer une peine de deux ans ? Je vous rappelle en outre que, si le droit français prévoit une échelle des crimes et des sanctions, en Amérique, on peut, pour les mêmes faits, être condamné à un jour ou à cinquante ans de prison. Les juges suisses peuvent encore refuser l’extradition, et sauver l’honneur de leur pays qui en a bien besoin. Arrêter Polanski après avoir exfiltré Hannibal Kadhafi, il y a de quoi rougir, non ? Le refus de le remettre en liberté sous prétexte qu’il a de l’argent et qu’il pourrait fuir est honteux. Depuis des années, il possède un chalet en Suisse et cela ne semblait déranger personne.

Vous montrez parfaitement que son dossier peut se plaider. Pourquoi ne pas répondre de ses actes, surtout s’ils n’étaient pas si graves que cela ?

Il est tombé sur un juge obsédé par la célébrité, qui a clairement outrepassé ses droits et manqué à tous ses engagements parce qu’il était sous la pression des médias. Même le procureur, considéré comme un homme très intègre, reconnaît à demi-mot qu’il n’avait aucune autre solution que la fuite. La justice américaine a reconnu les irrégularités de la procédure et il a été dessaisi du dossier. Le problème, c’est que la situation n’est pas très différente aujourd’hui. Le juge a rejeté la requête de ses avocats qu’il soit mis fin aux poursuites au motif que Polanski refuse de se rendre sur le territoire américain pour présenter lui-même sa requête. Or, Polanski à posé une seule condition : que cette audience ne soit pas filmée. Et ça, les juges ne veulent pas en entendre parler. Qu’est-ce que cette justice qui a besoin des caméras et des images ? Polanski n’a pas seulement peur de la justice, il a peur des médias. Et il a raison.[/access]

La meute innocente

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Roman Polanski au cœur de la tourmente médiatique.
Roman Polanski au cœur de la tourmente médiatique.
Roman Polanski au cœur de la tourmente médiatique.
Roman Polanski au cœur de la tourmente médiatique.

Jeter en prison Roman Polanski, âgé de 76 ans, est un acte abject. Le plus angoissant, cependant, dans notre présent, demeure la banalité que semble désormais revêtir une telle abjection.

Comme Milan Kundera l’avait superbement mis en lumière, dès 1993, dans Les Testaments trahis, le règne de « l’esprit du tribunal » ne s’est pas éteint avec la fin du nazisme et du stalinisme. Le tribunal démocratique et médiatique ne vise certes plus (du moins pas directement) la liquidation physique de ceux dont il instruit le procès. Il se cantonne humblement à la destruction symbolique totale de ses victimes sacrificielles. Par sa haine de la complexité et sa négation forcenée de la sphère privée, le tribunal démocratiste s’inscrit très fidèlement dans la continuité du monde totalitaire.

[access capability= »lire_inedits »]Pour rejeter un être en dehors du monde humain, la prédilection du tribunal post-historique semble se porter pour l’essentiel vers trois chefs d’accusation dont son enthousiasme morbide semble ne jamais devoir se lasser : la pédophilie, le racisme et l’accointance totalitaire. Dans ces trois cas, le tribunal ne s’attache que très exceptionnellement à établir des faits. Les faits l’ennuient à mourir. Seule la personnalité de ses victimes l’intéresse. Le tribunal brûle d’une ardente passion pour l’intériorité de ses victimes. Il collectionne avec ferveur et patience les détails les plus insignifiants, dans lesquels il décèle invariablement les signes d’une subjectivité maléfique (pédophile, raciste, totalitaire).

Sa perversion redoutable tient en outre au fait qu’il incite puissamment ceux qui souhaitent prendre la défense de ses victimes à violer elles aussi, à leur tour, l’intimité de l’être qu’il a décidé d’exposer à tous, béant comme un quartier de viande. Il oblige même ses adversaires à entrer dans la viande de ses victimes.

Les prétendues « affaires » Polanski et Mitterrand devraient bien plutôt porter le nom des êtres répugnants qui les ont déclenchées, car ce sont ces noms-là qui appellent la honte. Elles s’inscrivent dans cette longue histoire du ressentiment actif et malfaisant. Toutes deux usent la corde éculée de la « pédophilie ». Cependant, une question demeure. Comment le tribunal post-historique choisit-il ses victimes ? Deux critères paraissent insistants : la célébrité, d’une part ; le fait, d’autre part, d’être dans sa chair un homme de l’ancien monde historique. Roman Polanski et Frédéric Mitterrand ont la malchance de satisfaire à ces deux critères.

Avec Internet, le tribunal a pu s’étendre et se « démocratiser » dans des proportions nouvelles. Le déchaînement du ressentiment contre les hommes d’exception, les hommes libres, les hommes coupables, les hommes à l’ancienne, n’y connaît plus de limites. Le réseau mondial du flicage et de la haine s’étend.

Ainsi triomphe sinistrement la meute sadique des « innocents ».[/access]

Notre morale et la leur

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Mosaïque

Mosaïque

Ce qui est étonnant, en cet automne 2009 riche en « affaires » politiques et judiciaires, c’est l’effacement total de ceux qui, en principe, sont qualifiés pour être les gardiens de la moralité publique.

Dire ce qui est bien, ou mal, au regard des principes d’une éthique religieuse ou laïque est la fonction des clercs, ou de ce qui en tient lieu pour les athées et agnostiques : des gens reconnus comme des sages par le plus grand nombre. Les clercs sont muets, ou ne parviennent pas à se faire entendre, et on chercherait vainement dans le monde intellectuel ou artistique l’équivalent d’un Sartre, d’un Aron ou d’un Mauriac, dont les sentences contribuaient à la fixation d’une norme communément admise.

[access capability= »lire_inedits »]Nos « grands » éditorialistes comme Jean Daniel, BHL ou Edwy Plenel ont beau être des candidats permanents à cette fonction, ils ne suscitent qu’un intérêt pas toujours poli dans le public et n’influencent que leurs groupies attitrés.

Et pourtant, les réactions exprimées sur la Toile et au fil des sondages au moment des affaires Clearstream, Polanski, Mitterrand et Jean Sarkozy dessinent en creux le nouveau paysage éthique français.

Une première constatation s’impose : Nicolas Sarkozy a échoué dans sa tentative de faire du président de la République un personnage ordinaire, dont le comportement obéirait à la règle commune, dans sa vie privée comme dans sa vie publique. Il a dû renoncer à s’afficher publiquement avec ses amis de cœur, patrons du CAC 40 et artistes de variétés populaires.

On ne comprend pas son acharnement contre Dominique de Villepin et sa prétention à être un justiciable ordinaire alors qu’il est le plus haut magistrat de la République. Lorsqu’il se comporte comme tout bon père de famille qui cherche à pistonner sa progéniture dans le monde du travail, il est désavoué par ceux-là même qui écrivent à leur député ou au président de la République pour obtenir faveurs et passe-droit. Le renoncement de Jean Sarkozy à la présidence de l’EPAD est la conséquence d’une jacquerie éthique qui postule que ce qui est permis au vilain ne l’est pas au prince…

Les Français ne veulent pas d’un président désacralisé : ce dernier doit s’appliquer à lui-même des règles dont les citoyens ordinaires sont autorisés à s’affranchir, pour autant qu’ils ne transgressent pas le Code pénal. Mais lorsque l’on est descendu de l’Olympe, il est très difficile d’y remonter.

Frédéric Mitterrand s’en tire bien, très bien même si l’on en croit les sondages. Cela relativise les jérémiades de ceux qui voient de l’homophobie partout. Peu de gens ont lu La Mauvaise vie, même si ce livre a connu un beau succès de librairie, mais le ministre de la Culture a réussi à émouvoir le peuple avec des accents de sincérité − réels ou feints, peu importe − qui ont fait passer l’ambigüité de ses aveux sur sa sexualité. Le pardon au pécheur qui se repent est une tendance lourde de la morale populaire.

Roman Polanski a eu moins de chance. Tout d’abord parce qu’il n’est pas, comme Frédéric Mitterrand, un chouchou du populaire. Ce cinéaste est surtout apprécié des gens cultivés, qui l’ont soutenu en masse lors de son arrestation en Suisse. Ensuite, dans l’échelle des turpitudes, le viol de mineure dont il est accusé est considéré comme infiniment plus grave que le tourisme sexuel avoué. Enfin, prétendre à un traitement différent du justiciable ordinaire parce que l’on est riche et célèbre heurte profondément l’égalitarisme à la française. Le vacarme des élites favorables à Polanski a fait l’effet du pavé de l’ours de la fable et rendu inaudible le seul argument susceptible de renverser la vapeur : si Polanski s’est enfui de Californie, c’est qu’il risquait une lourde peine de prison requise par un juge qui voulait « se faire » une célébrité. L’argument de l’exception pouvait alors se retourner en sa faveur.

Parmi les rescapés de l’indignité, on trouve Bernard Kouchner, dont les petites affaires africaines n’ont pas entamé la popularité, et Éric Besson, qui se sort très bien du personnage de traître vilipendé par ses anciens amis socialistes et de la charge au canon de son épouse larguée sur ses frasques sexuelles.

N’étant pas de ceux qui croient que le peuple a toujours raison et les élites toujours tort – l’exemple de la peine de mort est classique, mais il est loin d’être le seul – je n’en suis que plus à l’aise pour dire que les Français, ces derniers temps, ont bricolé une morale qui leur ressemble : assez tolérante pour eux-mêmes, exigeante pour ceux d’en haut, et permettant des petits arrangements qui fluidifient les relations sociales.[/access]

Les femmes et les enfants d’abord

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Corps

Corps

Revoilà la bête immonde, mais pas celle que vous croyez. Pas de chemises brunes défilant au pas de l’oie. Cette fois-ci, elle est en chacun de nous. En vrai, en chacun de vous, les mecs. Même quand elle meurt, elle ne se rend pas – raison pour laquelle un criminel sexuel à peu près impuissant demande qu’on la lui coupe.

Bonne fille, l’actualité vient rappeler à nos esprits oublieux que le danger rôde. Les quelques semaines qui viennent de s’écouler ont été généreuses en « affaires ». Qu’y a-t-il de commun entre le crime de Polanski, la faute de Frédéric Mitterrand, le débat sur la castration chimique et la gracieuse idée du Garde des sceaux de réfléchir à la possibilité de recourir à la castration physique – entre adultes consentants bien sûr ? Vous y êtes. Tout ça se passe en dessous de la ceinture. Autrement dit, dans le passé le plus sombre de l’humanité. Parce que le sexe, c’est réac, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il faut s’en débarrasser urgemment.

[access capability= »lire_inedits »]Le message est clair. Le sexe tue. Surtout, celui des hommes qui se trouve ainsi être à la fois l’arme et le mobile du crime. La preuve, c’est qu’il s’en prend d’abord aux femmes et aux enfants. Je sais, il y a aussi les hommes et les hommes et les femmes et les femmes ; mais quelles que soient les « pratiques sexuelles » comme disent les sondeurs, la sexualité n’en est pas moins anthropologiquement fondée sur la division sexuelle, autrement dit sur la rencontre et sur son impossibilité. Et comme l’a fort bien analysé mon cher Philippe Muray, l’Histoire aussi.

On me dira que ce n’est pas très nouveau et qu’on savait depuis longtemps que c’était mal. Durant des millénaires, en gros, d’Adam et Eve aux années 1960, ce fut même l’un des intérêts de la chose. C’était mal mais c’était bon, et un peu bon aussi parce que c’était mal. Puis on décida de se délivrer des tourments et, par la même occasion, des délices de la culpabilité et du négatif. Le sexe devint innocent, égalitaire et, par-dessus tout, libre. Quand je veux, si je veux : on en avait fini avec les pulsions destructrices ou autodestructrices, la domination, la folie amoureuse. On en avait fini au passage avec le désir et sa mort programmée – donc avec la mort. Ce faisant, on en finissait avec la vie elle-même. Les hommes et les femmes (voir plus haut) enfin réconciliés s’entendraient désormais sur la base raisonnable et contractuelle du plaisir équitablement partagé. Après coup, on s’aperçut que la libération était devenue libéralisation et on trouva que ce n’était pas plus mal. Délivrée des chichis de la libido, de ses tours de salope et de ses coups de sang, protégée d’elle-même, l’humanité allait enterrer en même temps la guerre, le clivage, le ratage et retrouver son innocence perdue. Comme l’écrit brillamment Bruno Maillé, la meute est innocente. C’est ce qui fait sa force.

L’opération a parfaitement réussi. Il n’y a plus ni hommes ni femmes, nous sommes tous Enis, l’enfant martyrisé par un prédateur. Ou alors Francis Evrard. Victime ou bourreau, rien entre les deux.

Il est tentant de voir dans cette ambiance plombée la manifestation du retour de bâton (backlash) que les féministes appellent de leurs vœux depuis vingt ans, en vain d’ailleurs. Désolée, pas d’ordre moral en vue. À quoi diable servirait la morale dans un monde délivré du mal ? Enfance pour tous : le programme qui est en cours d’accomplissement n’est pas un retour en arrière mais au contraire un grand bond en avant. On croyait que le sexe libéré dans la grande fusion des genres et des corps était le comble du moderne, et le voilà détrôné par plus moderne encore. (« Moderne contre Moderne », Muray, une fois de plus, avait inventé tout ce qui arrive). Nous n’accostons pas sur les rives du Paradis perdu mais sur d’inviolés rivages sans sexualité. Il est déjà permis de rêver à l’avenir radieux où l’on n’aura plus besoin de castrer les mâles parce qu’ils auront applaudi à leur castration − pas symbolique, réelle, ainsi que l’observe Alexandre Livier.

D’accord, je mets tout dans le même sac, mais c’est l’époque qui met tout dans le même sac. Florentin Piffard a raison : on dirait que s’instaure, dans l’esprit public, une continuité entre sexe consenti et sexe subi, érotisme adulte et pédophilie. « Tu justifies un viol », m’a dit un ami, la voix vaguement tremblante, alors que je plaidais la cause de Polanski, maladroitement sans doute. Dès que l’on essaie d’imaginer la scène au cours de laquelle le cinéaste a eu, il y a plus de trente ans « des relations sexuelles illicites avec une mineure », les mots sonnent faux ou même dégueulasses. « C’est ça, dis qu’elle l’a cherché. » Non, ce n’est pas ça. Mais peut-on rappeler que le désir d’un homme sexuellement actif pour une femme, fût-elle encore aussi une enfant, qui pose devant lui, nue dans un jacuzzi, n’est pas en lui-même criminel et que, pour condamnable qu’il soit, le passage à l’acte mérite peut-être des circonstances atténuantes ? Ce à quoi il faut ajouter qu’il est tombé dans un véritable piège judiciaire, comme l’explique Sylvie Topaloff.

Un mot sur la jurisprudence Mitterrand. Quelques semaines après sa nomination, sa défense ratée de Polanski a rappelé aux fins limiers de la grande presse que, dans une autre vie, le ministre allait aux putes. Ces putes étaient des hommes, mais soyons honnête, ce n’est pas ça qui a posé problème. Non, le scandale est qu’il y allait en Thaïlande, là où les corps sont lisses et disponibles. On appelle ça « tourisme sexuel » en raison de la différence de pouvoir d’achat – et de pouvoir tout court. On achète des cuirs en Italie, des écrans plats fabriqués à bas coût et au mépris des droits du travailleur − sinon de l’homme ou de l’enfant − en Chine au supermarché du coin et du sexe en Asie. En vrai, pour Frédéric Mitterrand, l’argument économique n’est guère probant car j’imagine qu’il aurait pu s’offrir à Paris toutes sortes de ressources érotiques tarifées. Quoi qu’il en soit, il a eu recours à la prostitution. En France, ce n’est pas interdit, mais ailleurs, oui (pour les Français). À l’exception du crime contre l’humanité, c’est, me semble-t-il, l’un des rares délits commis hors du territoire pour lequel on puisse être poursuivi par la justice française.

On peut se demander ce qui, en dehors de l’affaire Jean Sarkozy et de ses réseaux, d’autant plus efficaces qu’ils sont fondés sur le fait qu’il est visiblement un « type bien », a sauvé le soldat Mitterrand. La réponse est simple : il a publiquement fait acte de contrition. D’ailleurs, chez lui, le repentir est inscrit dans l’acte : il y a un côté catho torturé chez cet homosexuel tourmenté. Frédéric Mitterrand n’est jamais entré dans le monde enchanté du sexe sans risque et sans douleur. À le lire, on sent que, pour lui, le plaisir et la honte restent indissolublement liés. Il est un homme du vieux monde, c’est son charme.

Et puis, il y a le peuple qui, note Luc Rosenzweig, en a marre de voir les élites s’affranchir de la morale commune. Le peuple prêt, nous dit-on, à se rassembler en place de Grève pour assister à la castration de ceux qui font du mal aux divins enfants. En vérité, on ne sait jamais très bien, dans ce que pense le peuple, ce qui lui a été inspiré par le concert des médias, experts et sondeurs. Et puis tant pis si je ne suis pas d’accord avec le peuple.

Nous croyons édifier une humanité sans crime, nous inventons une humanité sans hommes. Bienvenue dans l’ère des coupeuses de testicules, qui sont parfois des hommes, et des casseurs de couilles qui sont souvent des femmes, et plus encore des mères. L’âge des gonzesses arrive, ou pire encore, le règne des mamans. Fini de rigoler.[/access]

Puissants et misérables

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Jacques Chirac
Ancien président de la République, le "Chi" doit-il craindre d'être jugé ?
Jacques Chirac
Ancien président de la République, le "Chi" doit-il craindre d'être jugé ?

Je ne voudrais pas être dans les escarpins de Xavière Siméoni. En l’absence de pistolet fumant, même le dossier le mieux bouclé risque de fondre sous le feu des avocats de la défense. En décidant de renvoyer Jacques Chirac devant le tribunal correctionnel dans l’affaire des emplois fictifs de la mairie de Paris, sur une simple probabilité de conviction, la juge a mis en jeu la crédibilité du juge d’instruction et même celle de la justice française. Elle devait arbitrer entre deux passions françaises, l’égalité et l’attachement au principe monarchique relooké par le suffrage universel. En faisant prévaloir l’égalité devant la loi, elle a pris une décision juste et cohérente.

Les faits sont connus, à défaut d’être simples à qualifier. Les salaires de permanents du RPR étaient payés par la mairie de Paris. Quelques collaborateurs de Chirac de l’époque − et notamment Alain Juppé − ont déjà été condamnés dans cette affaire mais, protégé par l’immunité, Chirac est resté pendant les douze ans de son mandat présidentiel hors de portée de la justice et, malgré les efforts de certains magistrats, la question de son implication n’a pas été tranchée. Abriter l’ancien président derrière le fait que deux décennies ont passé revient à tuer ses parents avant de réclamer la miséricorde due à un orphelin.

[access capability= »lire_inedits »]Il est vrai que, d’un point de vue juridique, la question de la responsabilité de Chirac dans les emplois fictifs est tout sauf simple. Du reste, elle divise les professionnels. En avril 1999, le procureur de la République de Nanterre fait état de fortes présomptions sur la participation de Chirac à une prise illégale d’intérêt et recel d’abus de bien sociaux. Dix ans plus tard, le Parquet de Paris demande un non-lieu général. Forte de ces deux avis contradictoires, la juge Siméoni aurait pu choisir la voie facile et moins controversée du non-lieu sans risquer d’essuyer l’indignation générale. Elle en a décidé autrement. On peut, même sans la partager, admettre que cette position est légitime.

Résumons la question posée à Mme Siméoni – qui jouit d’un fort soutien dans la magistrature. Quand l’égalité et l’autorité symbolique se croisent sur un pont étroit, qui doit céder le passage à l’autre ?

La réponse n’est pas évidente. La désacralisation du pouvoir est l’un des premiers et des plus constants reproches adressés à Nicolas Sarkozy. Sa façon d’habiter la fonction de chef de l’État tranche nettement avec la majesté présidentielle du précédent locataire du « Château », quels qu’aient été par ailleurs ses penchants de « roi fainéant ». De fait, même la culture démocratique ne peut se passer d’une dimension symbolique qui a le visage d’un homme couronné par le suffrage populaire – ce qui n’est pas rien.

Ne sous-estimons pas l’apport de cette dimension monarchique, injectée dans le système en 1962 avec l’élection du président au suffrage universel direct. Elle a contribué à apaiser la société et à stabiliser le système politique. Bref, on le sait, l’ADN républicain recèle toujours des gènes monarchiques.

Oui, mais voilà, aussi lourd, aussi important soit cet héritage, il doit s’incliner devant une valeur énigmatique et fondamentale : l’amour de l’égalité.

Ce qui est en jeu dans l’affaire Chirac, c’est, de surcroît, l’égalité matricielle, celle qui conditionne ou plutôt qui remplace toutes les autres : l’égalité de tous devant la loi. L’inégalité économique est constitutive de la société – et, quoi qu’on en pense, acceptée comme légitime jusqu’à un certain point. L’égalité entre les sexes, les races et les individus est une proclamation, l’égalité des chances une politique. Le principe d’une loi pour tous, sans exception, puissants et misérables, est un mur porteur de la République.

Pour autant, Chirac n’est pas un citoyen ordinaire. La justice devra mettre dans la balance le poids du symbole incarné par l’ancien président de le République, tant en France qu’à l’étranger. Comment ne pas prendre en compte les services rendus au pays, et même l’affection bruyante et récente que le grand-père de la nation inspire aux Français − qui ne le ménageaient guère quand il occupait la place du Père ? Peut-être le tribunal devra-t-il, au vu du dossier, faire preuve d’indulgence et relaxer Chirac.

Quoi qu’il en soit, la justice ne saurait se dessaisir a priori. Le citoyen Jacques Chirac doit répondre aux accusations dont il est l’objet. Mais au moment de rendre leur décision, les juges devront se rappeler que celui qu’ils vont condamner ou relaxer est aussi l’ancien président.[/access]

Mourir, c’est un métier

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Sépulture

Sépulture

Un ami à moi, professeur émérite d’histoire à la Sorbonne, vient de publier un ouvrage écrit à quatre mains avec son épouse[1. Tu nous as quittés, de Daniel et Françoise Rivet (Armand Colin).] qui fait l’histoire des annonces nécrologiques du carnet du Monde de sa création en 1944 à aujourd’hui.

Voilà au moins une chose dont la Toile ne s’est pas emparée. On continue à mourir sur le papier : les quotidiens nationaux et régionaux nous amènent chaque jour une fournée de macchabées plus ou moins sincèrement regrettés par leur famille, parents et alliés.

[access capability= »lire_inedits »]Dans la presse nationale, Le Figaro et Le Monde sont les leaders incontestés de ce type d’annonces. Seuls quelques vieux bab’s choisissent de mourir dans Libération en utilisant une prose nécrologique post-soixante-huitarde. Le contingent des curés de campagne « rappelés par le Seigneur » étant en voie d’extinction définitive, le carnet de La Croix est devenu squelettique.

Mourir est aujourd’hui beaucoup plus compliqué que jadis. D’abord, on n’est jamais à l’abri de l’acharnement thérapeutique d’un toubib qui met un point d’honneur à vous conserver dans ce bas monde le plus longtemps possible.

De plus, si la religion ne vous a pas rattrapé au seuil du grand passage, il va falloir que vous même, ou votre famille en cas de décès brusque et inattendu, formuliez des souhaits pour vos obsèques.

Crémation ou inhumation  ? Bach ou Mozart ? Le Monde ou Le Figaro ? C’est pourquoi quelques solides mécréants finissent par craquer, et confier aux professionnels de la profession, curés, pasteurs, rabbins ou imams le soin de procéder aux rites indispensables au bien-être des survivants à défaut de garantir la vie éternelle au défunt.

La seule règle qui transcende les différences religieuses et s’impose également aux incroyants fut formulée il y a bien longtemps par ces futés de Romains : De mortuis aut bonum, aut nihil ; des morts, on dit du bien, sinon rien. C’était juste pour causer…


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