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Un vaccin, sinon rien !

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vaccin

Finalement, quelqu’un aura eu raison à la fois de Sarkozy et d’Obama sur le plan, sinon des médias, du moins de la conversation ordinaire entre potes, entre voisins ou entre usagers de la RATP coincés dans leur wagon – quelqu’un dont le patronyme pourtant laissait mal augurer d’un tel succès puisqu’il s’appelle H1N1. Rarement petite bête aura tant fait parler d’elle.

L’amusant, avec la grippe A (c’est son surnom) ; c’est qu’on a encore une fois un fait social total : il concerne la médecine et politique, mais aussi les transports aériens, les politiques éducatives (fermer ou pas les écoles), la géopolitique (envoyer ou pas des doses massives de Tamiflu dans les pays pauvres au risque d’en manquer) etc. Et par définition, comme toujours dans ce genre de cas, les thèses conspirationnistes s’en donnent à cœur joie : les méchants laboratoires pharmaceutiques auront fabriqué le virus en croisant des choses pas cachères pour vendre leurs vaccins à prix d’or, etc.

Pourtant, les donnés du problème et donc, sur un certain plan, sa solution sont claires.

L’OMS et, de manière générale, les experts en santé publique ne conspirent pas mais tous ces gens ont bien leur agenda comme on dit en anglais. En l’occurrence : il est plausible qu’une épidémie nouvelle très sévère frappera l’humanité avant 50 ou 100 ans. Nul ne niera donc l’intérêt de cogiter à l’avance la stratégie à suivre pour contrer une telle épidémie, et s’assurer de sa faisabilité. Jusqu’à maintenant, on a vu en deux décennies des épidémies de maladies graves mais localisées (SRAS, Ebola, etc.) ou promptes à s’éteindre (grippe aviaire). Au contraire, la grippe A est un cobaye idéal pour les dispositifs de gestion de l’épidémie : rapide à s’étendre, elle n’est pas d’une grande létalité. Surtout, elle est une grippe, ce qui signifie qu’elle implique un virus assez proche de virus connus – on peut donc envisager une fabrication prompte de vaccins –, mais elle est suffisamment différente dans ses symptômes et son degré de contagiosité (plus élevé) pour la traiter comme une maladie à part. En ce sens, cette campagne de vaccination est parfaitement légitime, puisqu’il s’agit de se prouver par une répétition générale que l’humanité saura répondre à la menace post-mondialisation qui l’attend.

Dans ces conditions, que doivent faire les citoyens ? En l’absence de conditions médicales spécifiques (femmes enceintes, asthme, etc.) et si on ne court pas un risque beaucoup plus élevé que la moyenne (personnel médical, etc .) de contracter la maladie, on peut estimer que le risque de forme grave ou létale de grippe A est faible (quelque chose comme 1 chance sur 10 000), et que le risque du vaccin est comme celui de tous les vaccins, extrêmement faible (autour de 1 chance sur 1 million pour complication très sérieuse ). Dans des cas analogues, la rationalité de nos décisions repose sur une sorte de calcul coûts/bénéfices, lequel consiste à rapporter la probabilité d’un dommage donné à la probabilité du dommage similaire qui serait potentiellement causé par la stratégie d’évitement du premier dommage. Certes en principe ce calcul conduit ici à la nécessité rationnelle de se faire vacciner. Toutefois, en pratique, dans la mesure où il porte en réalité sur des quantités extrêmement faibles, tandis que que dans la vie courante nous décidons en fonction de rapports entre des probabilités de valeurs beaucoup plus élevées (1 chance sur 10.000 ou sur 1.000.000 sont des quantités que notre appareil de calcul néglige ), un tel raisonnement n’est peut-être pas pertinent. Ainsi, il n’est pas absolument raisonnable de se faire vacciner, si on définit le raisonnable par une manière de pondérer ce qui est rationnel en théorie par le degré d’éloignement de ladite théorie du monde réel . D’autant que dans le monde réel, il y a aussi tout un tas de coûts annexes de la vaccination (temps, bureaucratie etc.

Là où les choses se compliquent c’est que d’un pur point de vue de santé publique, plus les gens sont vaccinés, plus la probabilité qu’une personne donnée (non vaccinée) attrape la maladie est faible (puisqu’elle rencontrera beaucoup moins de personne susceptibles d’être infectées). Donc la généralisation de la vaccination freine la progression de l’épidémie et réduit l’intensité du pic d’infections prévu pour l’hiver. Or qui dit pic d’épidémie dit débordement des services de santé, d’autant que si la grippe A se répand, beaucoup se rueront à l’hôpital pour un simple rhume, contribuant à l’engorgement hospitalier de manière encore plus certaine que les « vrais » cas de grippe A. Sans compter un ralentissement majeur de l’économie, des carences du système éducatif, etc. – ceci, bien évidemment, même si le risque létal de H1N1 était strictement nul. Autrement dit, la vaccination est recommandée du strict point de vue non seulement de la santé publique, mais même du bien public.

Avec cette campagne de vaccination pour la grippe A, nous avons donc un cas pur de dilemme : l’intérêt du collectif et le choix raisonnable de l’individu ne coïncident pas. Or si la vaccination était obligatoire, comme beaucoup d’actes dont la légitimation relève du seul bien public, aucune question ne se poserait. Prenons la coqueluche ou la tuberculose : les vaccinations sont obligatoires et pourtant les chances d’attraper ces maladies par ailleurs curables sont très faibles (justement à cause de la vaccination antérieure). Précisément pour cette raison qu’il serait plutôt raisonnable (encore une fois, du pur point de vue individuel) de ne pas vacciner soi-même ou ses enfants, le règlement de santé publique rend cela obligatoire afin de maintenir une couverture générale de la population face à ces maladies. En même temps, si l’Etat décrétait le vaccin obligatoire, on imagine trop bien la réaction indignée qui parcourrait toutes les sphères de la société !

Finalement, ce que révèle cette polémique sur la grippe A et son vaccin, c’est surtout notre suspicion envers toute demande étatique qui se réclamerait, même légitimement, du bien public. C’est peut-être plus inquiétant que la maladie.

Tarnac, jusqu’où errera-t-on ?

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tarnac

« On est au-delà du fiasco judiciaire, on est dans le scandale d’Etat. » Ce sont les propos de Me William Bourdon, tenus le 25 novembre dernier au cours de l’énergique conférence de presse des avocats du « groupe de Tarnac » dans les locaux de l’Assemblée nationale, en présence de Noël Mamère et François Hollande. En dépit de la débâcle générale, les neuf membres présumés de la « Cellule invisible » sont toujours sous le coup d’une délirante mise sous contrôle judiciaire, grâce à l’inlassable bienveillance du juge d’instruction Thierry Fragnoli, qui demeure par malchance la dernière personne en France à les tenir encore pour des terroristes.

Les deux principaux piliers qui soutenaient le fameux chapiteau du cirque Fragnoli, pour reprendre la belle expression de Benjamin Rosoux, se sont pourtant écroulés depuis bien longtemps. Et, depuis le 25 novembre, il convient de reconnaître qu’il n’en reste simplement plus rien.

Le premier pilier, le fameux témoin sous X, à qui l’on prêtait une révélation cruciale selon laquelle les neuf de Tarnac auraient été « prêts à tuer » (autre chose que des canards et des lapins, s’entend), remet entièrement en cause ses déclarations. A propos des conditions de ces déclarations, Me Bourdon déclare : « On est dans la présomption très sérieuse de falsification de preuves », et n’exclue pas la possibilité de pressions policières sur une personnalité très fragile.

Le second pilier du chapiteau, c’est – ou plus exactement, c’était – le procès-verbal D104, féérique « compte-rendu » de la filature d’Yildune Lévy et Julien Coupat durant l’étrange nuit du 7 au 8 novembre 2008, la nuit du sabotage de caténaire de la ligne TGV Est. Les avocats pointent les incalculables incohérences de ce document. Ils contestent point par point le minutage de la filature et relèvent que les traces de pneus et de chaussures analysées par la gendarmerie sur place ne coïncident hélas en rien avec celles du fameux couple criminel. Tout porte à penser que les diaboliques jeunes gens ainsi que leur véhicule étaient enveloppés dans une cape d’invisibilité (la fameuse Tarnkappe !). Les avocats sont extrêmement intrigués en effet par le fait que les policiers n’aient rien vu du sabotage lui-même. La configuration de la voie ferrée à Dhuisy rend la chose hélas strictement impossible. « Les policiers ont inventé, c’est le fruit de leur imagination. Ni les suivis, ni les suiveurs n’étaient présents sur les lieux », déclare Me Assous. Selon Me Thierry Lévy, « le gouvernement a pris la responsabilité d’ordonner des enquêtes en incitant les policiers et les juges à se montrer peu scrupuleux afin de donner consistance à quelque chose qui n’existe pas ».

En réponse, le juge d’instruction Fragnoli se drape dans sa cape du silence et lance, la veille de la conférence de presse des avocats, un nouveau commando de la SDAT pour une nouvelle calamiteuse arrestation à Tarnac. Le commando fait montre une fois encore de la même délicatesse que lors de la scandaleuse arrestation de Tessa Polak par les mêmes infra-cowboys. Me Jérémie Assous, avocat de la nouvelle victime de Fragnoli, déclare dans La montagne : « Ils ont cassé la porte de l’appartement ce matin à 6 h 30. Ils ont procédé au placement en garde à vue de Christophe Becker. Ils ont procédé à une perquisition lors de laquelle ils ont tout retourné dans l’appartement. Face à la peur et à l’angoisse des enfants, notamment du petit de 4 ans, ils ont eu comme réaction pour le calmer de le braquer. Comme si braquer un enfant de 4 ans pouvait le calmer. C’est la deuxième fois qu’ils procèdent de la sorte alors que les coordonnées de M. Becker, ils les ont dans le dossier depuis de nombreux mois. Une simple convocation aurait permis d’obtenir le même résultat. Quand on pense qu’on en est à auditionner, notamment la jeune fille au pair que Julien Coupat a eu, il y a 22 ans, […] Si on en est là. Si une instruction antiterroriste ne propose rien d’autre, mieux vaut effectivement la suppression du juge d’instruction. »

Christophe Becker a subi à son tour une scandaleuse garde à vue anti-terroriste de quatre jours, au terme de laquelle il a été mis en examen et placé sous contrôle judiciaire, sur la base de prétendus faux-papiers qui avaient déjà été « découverts » depuis plus d’un an.

Une telle pertinacité de l’erreur, un tel entêtement dans la guignolade méritent un nom : je propose celui de fragnolade.

Lé profes, cé tousse dé grot débyles

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Sale temps pour les profs, même s’ils sont habitués à servir de boucs émissaires à tous les délires et les dérives de la société. Humiliés et offensés, ils sont passés définitivement du monde de Pagnol à celui de Dostoïevski. Ici, c’est une professeur d’anglais, dans un lycée parisien, qui est victime d’une cabale de petits abrutis accros au portable à qui elle a interdit de les utiliser en cours (puissent leurs iPhone défectueux, comme paraît-il cela arrive, leur exploser à la tronche et aggraver leur acné.) Là, c’est un nouveau site de notation en ligne des maîtres par les élèves qui s’est ouvert. Le précédent, il y a quelques mois, avait dû fermer sur la pression indignée de la communauté éducative. Cette fois-ci, l’animateur de cette petite infamie orwellienne a dit qu’il ne cèderait pas, quitte à trouver un hébergeur brésilien. Parmi les premiers commentaires de ces chères têtes dysorthographiques : « Cette prof est incompétante. »

La Route ou l’anti 2012

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La Route, apparemment, est un film sur la fin du monde. On dit apparemment parce ces temps-ci la sauce apocalyptique laquelle baigne la daube indigeste de 2012 risquerait de vous détourner de ce chef-d’œuvre poignant, road-movie à la fois atroce et intimiste, mystique et violent qui vous fait avancer, les larmes aux yeux, vers l’épouvante. La Route est avant tout un film d’amour, celui qui unit un père et son fils, marchant droit devant eux dans des paysages dévastés et une nature agonisante. Ils poussent un caddie, souvenir ironique d’une société engloutie, un caddie qui sert désormais à transporter ces impedimenta dérisoires et indispensables qui sont la malédiction commune à tous les réfugiés de tous les temps, y compris derniers. Que s’est-il passé dans le monde d’avant pour qu’on en arrive là ? On ne le saura pas vraiment, seuls quelques plans au début du film et quelques retours en arrière évoquent en creux une catastrophe d’autant plus angoissante qu’elle n’est ni nommée ni vue.

Spectateur qui entre ici, abandonne tout espoir. La longue errance du père, joué par un Vito Mortensen aussi formidablement christique que dans les derniers Cronenberg, et du fils (le tout jeune et très convaincant Kodi Smit-Mac Phee) est un chemin de croix dont les stations sont toujours plus insoutenables : journées torturantes de famine, fuites éperdues devant d’autres rescapés anthropophages, nuits grelottantes hantées de rêves déchirants qui renvoient à un passé aboli. Et, au bout de ce calvaire, une résurrection tout à fait hypothétique, dans la plus pure logique janséniste de ce grand film sur la grâce efficace.

En effet, on ne sera pas forcément sauvé parce qu’on s’efforce de pratiquer le bien dans un univers de ténèbres ou plutôt de grisaille – le film jouant sur un camaïeu de lumières mortes et cendreuses, presque décolorées. Partager sa nourriture avec un vieillard mourant (joué par un Robert Duvall méconnaissable) dans un monde où il n’y a plus rien à manger ne vous garantit pas pour autant la réciproque. Et tenter de garder la foi n’empêche pas d’envisager le suicide comme une solution allant de soi : durant tout le film, le père garde un revolver ne contenant plus que deux cartouches dont il est bien entendu avec le fils qu’elles ne serviront pas à se défendre mais à abréger d’éventuelles souffrances si celles-ci devenaient insurmontables. Et l’on ne peut que songer alors à la fameuse phrase de la Vierge de Fatima  sur les vivants qui envieront les morts quand arrivera l’Apocalypse.

Le metteur en scène australien, John Hillcot, n’a pas choisi la facilité. Il a adapté ici un roman du grand Cormac McCarthy. Cet auteur difficile, manière de bernanosien de l’Ouest américain, auteur de romans noirs et de westerns métaphysiques, avait poussé très loin le dépouillement narratif et stylistique avec La Route, prix Pulitzer et succès public inattendu. Il avait donné à ce roman l’allure d’un livre biblique aux versets qui se succédaient, lancinants et envoûtants. Dans un de ses précédents textes, également adapté au cinéma, No country for old men, Mc Carthy faisait dire à un de ses personnages, un vieux sheriff old school confronté à un tueur en série tout à fait adapté à notre époque : « Je lis le journal tous les matins. La plupart du temps, je suppose que c’est juste pour essayer de comprendre ce qui est en route et pourrait nous arriver jusqu’ici. »

Ce « quelque chose » est finalement arrivé et La Route, requiem somptueux jusque dans son dénuement hautain, ne nous dit pas autre chose.

La Route

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Méprise quai du Louvre

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Guido Penone à l'œuvre.
Guido Penone à l'œuvre.

Remontant en direction du Pont-Neuf le quai qui longe le Louvre, m’intrigue la présence de ce que vois comme une très grande cage installée dans l’espace plus ou moins jardiné qui occupe l’angle rentrant formé par l’extérieur de la Cour carrée et l’extrémité de la Galerie du bord de l’eau. Cette cage paraît pleine de feuilles, comme les coffres à végétaux que l’on voit en ce moment, en automne, dans les jardins publics, mais il n’y a pas assez d’arbres alentour pour fournir de quoi la remplir. Cette énigme me suggère une idée conforme au génie du lieu. Ne serait-ce pas là une œuvre contemporaine, de celles que l’on a coutume d’introduire dans les musées, en face des œuvres classiques, dans l’espoir qu’en mettant les visiteurs en face d’énormes dissonances on réveillera un appétit esthétique par trop routinier ? Cette idée m’attire d’autant plus que je crois reconnaître une œuvre d’un artiste connu.

Il s’agit de Guido Penone, exposé depuis longtemps dans les départements d’art contemporain, comme une des vedettes de « l’arte povera ». Il y a plusieurs dizaines d’années, il a eu une idée vraiment brillante : dans un madrier, partir des nœuds tels que le sciage les montre, pour dégager en enlevant le reste du bois, les branches et la tige de l’arbre originel qui ont été comme noyées dans le tronc de l’arbre adulte. Quand ce creusement, ce travail d’archéologie végétale, n’est fait que sur la moitié de la poutre on obtient un objet à double face, montrant d’un côté l’origine « désensevelie », la genèse, l’arbre enfant, et de l’autre côté, le résultat, l’arbre adulte. Ce rapprochement de la production et du produit, cette double identité révélée, quand on voit pour la première fois (pour moi, c’était à Cologne en 1977 ou 78) l’idée de Penone mise en œuvre, provoque un amusement et même un émerveillement où se confondent le sentiment d’une évidence et celui d’une découverte. Depuis, on a vu et on voit cette poutre écorchée, ce squelette d’arbre exhumé dans toutes les expositions d’art contemporain, Penone a brodé autour de son idée sans parvenir à la renouveler de manière convaincante, pour ce que j’ai vu du moins. Plus tard, il a entrepris d’en développer une autre (dans une installation naguère présentée à Beaubourg). À nouveau, il veut nous introduire dans le mystère du végétal, cette fois c’est en nous faisant entrer dans une pièce dont murs et le plafond sont garnis de cages pleines de feuilles odoriférantes. Mais cette seconde trouvaille est loin d’avoir la simplicité convaincante de la première.

C’est donc un avatar de la seconde idée de Penone que je croyais voir près de la colonnade de Perrault. Mais en approchant, je me suis aperçu qu’il n’y avait pas de cage à végétaux mais un simple écran de grillage maquillé et opacifié dissimulant des engins de chantier. Mon erreur illustrait, je crois, (voilà comment je m’exempte de ma bêtise), la position difficile du spectateur devant un art qui non seulement le laisse ou bien « estomaqué » ou bien déçu, sans position intermédiaire possible, mais l’expose au ridicule en ne lui disant pas à quoi il a affaire.

Cet art me semble essentiellement fait, comme celui de Penone, d’idées. Donc il joue à tout ou rien, on marche ou on ne marche pas. Surtout, les idées sont apparemment rares et bien vite on se répète, comme enchaîné à la première. La Villehéglé par exemple, voilà soixante ans qu’il propose partout, sans qu’on voie la nouveauté, ce qui fut une belle idée : ses affiches lacérées. La surprise, l’élan de la première vision sont depuis longtemps amortis. Et les exemples de novateurs répétitifs sont trop nombreux (Arman, César…) pour que le problème ne renvoie pas à ce qui semble être une loi : après s’être détachés de la figure, du « motif », les « plasticiens » contemporains se sont ensuite exemptés de la part physique de leur travail. Mais cette double émancipation a des effets pervers. Non seulement les spectateurs sont privés du plaisir d’admirer l’habileté des artistes, mais ceux-ci se privent eux-mêmes – en renonçant à se confronter à l’énigme du geste et de la touche – d’une source de renouvellement, d’un moyen d’interroger, de creuser leur tréfonds imaginaire. Qui se fie à l’idée seule peut ainsi se retrouver « à sec ».

Seconde limite, cette création vouée à l’idée (géniale, ingénieuse, inepte…) laisse au spectateur la charge d’apporter le sentiment. C’est à cela que je pensais en attendant mon bus au Pont-Neuf. Je venais de l’exposition Titien-Tintoret-Véronèse avec dans les yeux le portrait de Ranuccio Farnese par Titien. Ce garçon d’une dizaine d’années se présente avec un mélange d’assurance patricienne, d’indétermination et de vulnérabilité auquel nul n’échappe au sortir de l’enfance, tout cela étant comme condensé dans le magnifique plastron au centre de la toile, qui illustre la noblesse héritée aussi bien que la possibilité qu’elle se détache de celui qui la porte. Il y a évidemment de l’énigme dans ce portrait, l’interprétation nous appartient, avec le risque de nous illusionner que cela comporte. Il n’empêche que le grand Vénitien a fait le premier pas, il a fait l’avance de la beauté. Ce Ranuccio m’a curieusement évoqué une installation de Beuys il y a une bonne dizaine d’années à Beaubourg : auprès d’un poteau évoquant un arrêt de tramway, deux tronçons de rail se croisant, arrachés au sol et présentés avec la motte de béton où ils étaient ancrés. On avertissait le visiteur (l’art contemporain a besoin de ces indications) que c’était là une évocation de l’attente de son tram par le jeune Josef Beuys partant à l’école. En ce qui me concerne, l’artiste a touché juste, il a identifié et évoqué pleinement (si l’on peut dire) ce qu’il y a de magique, de sacré même dans le moment de l’attente qui en ce cas n’est pas seulement celle du moyen de transport mais celle de la vie, du tout de la vie, quand on est entre enfance et adolescence. Il a trouvé des repères matériels d’une banalité irrécusable (le béton sous les rails est comme une mémoire qui s’arrache au silence intérieur) pour que le plus énigmatique, le plus profond se cristallise.

Titien et Beuys nous disent peut-être « au fond » la même chose, évoquant pour nous le même temps de la fondation de la personnalité, mais Titien vient à nous les mains chargées d’or et de beauté, il médiatise glorieusement son émotion, alors que chez Beuys tout est brut et provocant, l’artiste exigeant que nous allions vers lui, chez lui. Importance de l’indication biographique en marge de l’installation : Beuys doit nous avertir qu’il évoque un souvenir d’enfance, donc avouer que l’œuvre ne tient pas seule. Entre Titien et Beuys, le « monde commun » s’est effondré, libérant sans doute, on peut le croire du moins, la communication entre l’artiste et le visiteur d’un fatras de conformismes, mais rendant cette communication aléatoire et agressive. À la provocation qui est désormais l’entrée en matière obligatoire, initiatique, à un monde de l’art retranché du grand public, ceux qui y accèdent parce qu’ils ont les moyens d’encaisser le coup, risquent de réagir avec le suivisme du snob, avec une insincérité au moins égale à celle des « philistins » d’autrefois.

Entre l’artiste et le public il y a toujours du conflit, de la violence engendrée d’un côté par la peur d’être incompris et de l’autre par celle d’être trompé. Mais on prend sans doute un grand risque – enfermement d’un côté, docilité masochiste de l’autre – à attiser ce conflit et à le mettre au centre de la relation. L’art a besoin de générosité. Il semble que désormais, il en manque singulièrement.

Salauds de peuples

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suisse

Ces temps-ci, le peuple a les oreilles qui sifflent. Si l’actualité s’acharne souvent sur quelques éléments perturbateurs, aujourd’hui c’est toute la classe qu’on réprimande. Malgré les moyens impressionnants mis en œuvre pour son éducation, on ne peut pas dire que le peuple se montre à la hauteur de la démocratie qu’on lui offre. Quand il donne, il se montre homophobe et quand il vote, il se révèle raciste.

Pierre Bergé l’a dit, c’est un scandale, c’est du populisme. Il y a de quoi être en colère. Par l’effet d’un racolage facile, le Téléthon rapporte dix fois plus que le Sidaction. Populisme ? Et si la raison de cette honteuse préférence (autre nom de la discrimination) était que des années d’Act’Up (entre autres) ont ancré dans la tête du bon peuple l’idée que le sida c’est la maladie des homos et des toxicos ? Peut-être la France profonde des foules sentimentales qui donne librement et anonymement préfère-t-elle aider les rares enfants myopathes que les baiseurs qui ne mettent pas de capote et les drogués qui font tourner leur seringue. Les familles modèle « papa-maman » qui fournissent la plus grande partie des dons se laissent plus facilement émouvoir par des enfants en fauteuils roulants avec leur nounours que par deux mecs qui se roulent une pelle. Et pour les responsables du Sidaction, c’est un problème.

Je suis passé récemment dans la rue devant un stand de l’association AIDES. Des jeunes gens faisaient appel à la générosité des passants et sur les murs de leur cabane, on pouvait voir ou plutôt on ne pouvait pas ne pas voir une affiche représentant deux hommes nus, beaux comme des footballeurs, allongés l’un sur l’autre, tendrement enlacés. Je dois l’avouer, j’aime le sexe entre les sexes mais ce spectacle-là, je préfère ne pas le voir. Je sais, c’est une phobie, quand j’aurai le temps, j’irai me faire soigner, en attendant je détourne le regard. La liberté règne pour tous dans les chambres à coucher et je m’en réjouis. Ce que je fais dans l’intimité avec mon amoureuse en dégoûte peut être certains et certaines et je le comprends. Voilà pourquoi, si j’avais besoin de faire appel à la générosité publique, à part pour des dons de vêtements, j’éviterais de m’afficher dans la rue, nu et en train de baiser.

Après des années de lutte contre le sida, on fait encore appel à notre générosité en nous montrant des hommes en pleins préliminaires. Au point qu’on finit par avoir l’impression qu’il s’agit de campagnes jumelées de lutte contre la maladie et de promotion de l’homosexualité. Après des années de luttes agressives, de distributions de capotes jusque devant les églises, d’invectives et d’accusation de non-assistance à personnes en danger, le plouc père de famille en province, vexé comme un imam à qui on refuse un minaret, ne donne pas assez pour le Sidaction. Quand on l’interpelle à travers sa télé, il fait comme moi l’autre jour, il détourne le regard. Et Pierre Bergé s’en étonne ?

L’Etat finance 70 % de la recherche médicale et les dons privés, 30%. Les deux tiers des sommes sont donc affectées selon les besoins de la recherche sur décisions ministérielles disons, réfléchies et responsables. Pour le tiers restant c’est le cœur des foules qui parle et pour Pierre Bergé, il ne bat pas assez pour les malades du sida.

Deux tiers de solidarité imposée, un tiers librement consentie mais ce tiers-là est encore de trop. Cruelle réalité mais qui n’est pas de taille à arrêter un progressiste. Ecartons le peuple ! La liberté de choix des donateurs produit de la discrimination. Supprimons la ! La solution est simple, il faut mutualiser. Un pot commun à tous les dons et puis quoi ? Un komintern qui redistribue ? Pierre Bergé nous a confié qu’il était myopathe, il est aussi allergique au populisme et socialiste et ce n’est pas le moindre de ses handicaps.

Mais nous, Français, ne sommes pas les plus à blâmer pour nos choix malheureux. Malgré les consignes pourtant claires venues des plus hautes sphères de la société, dimanche en Suisse, ce sont, selon les commentateurs, les plus bas instincts qui ont parlés. Le plus coupable étant ce parti à l’initiative du référendum qui les a réveillés. Les voix s’élèvent partout pour coller à l’UDC l’étiquette infamante de droite populiste.

Doit-on comprendre que les partis responsables, honorables et dignes de gouverner car purs de tout populisme, sont ceux qui montrent la voie, guident le peuple sur le chemin du progrès et des valeurs morales mais décident à sa place, à son insu ou contre son gré ? Doit-on en déduire qu’à l’inverse, les partis populistes sont ceux qui se contentent d’écouter les demandes, de donner la parole et de se soumettre aux résultats ?

Je ne reviendrai pas ici sur le symbole à peine voilé que représente le minaret. Il est habituel qu’en pays conquis ou sur une terre vierge, on érige un étendard mais les musulmans suisses sont allés un peu vite en besogne car il y a dans ces montagnes des gens qui ont autant envie de laisser l’islam dépasser les toits et les bornes que de tomber dans une crevasse. Et ces Suisses-là font mentir ce cher Philippe Muray : ils ne sont pas les plus morts.

J’en suis heureux d’abord pour la Suisse et pour l’Europe mais aussi égoïstement pour le touriste français que je suis. Quand je voyage, ce que j’aime, ce sont les frontières, l’exotisme, le typique. Si je vais faire un tour chez les Helvètes, je veux voir des banques, des alpages et avec de la chance, l’edelweiss ou même Heidi mais pas de minarets. En Angleterre, je veux des chapeaux melons même sur les musulmans et des bottes de cuir sur les filles, pas des burqas et en Belgique, des frites et des moules, pas des madrasas. Si je veux voir la Mosquée bleue, je pousse jusqu’en Turquie car j’aime que les choses soient bien rangées. Je suis donc heureux que les paysages suisses soient encore dessinés par les Suisses. Enfin ceux qui sont victimes des sirènes du populisme.

Un torrent d’insultes et de mépris international a déjà salué ce vote salutaire, les Verts parlent de le remettre en cause en appelant l’Europe à l’aide. Le monde somme les Suisses d’avoir honte, les élites leur répètent que la démocratie ce n’est pas fait pour ça. Sur France inter, Jean-Marc Four déclare sans rire :  « Le résultat de ce vote est une insulte à la démocratie directe. » Je me demande si ce genre d’âneries fait sursauter beaucoup de monde.

Dans les démocraties où on hésite à soumettre au référendum les questions les plus préoccupantes, la majorité silencieuse a souvent le sentiment de vivre sous le règne du « Cause toujours  ». Je conseille à nos amis suisses les plus populistes de répondre aux réprobations de l’élite internationale par un silencieux et déterminé : « Cause toujours ! »

Pete Doherty : nasillard ou nazillon ?

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Le chanteur Pete Doherty a provoqué un scandale lors d’un concert à Munich en entonnant les premières paroles du Deutschlandlied, l’hymne national allemand. Celles-ci ne sont plus chantées depuis 1945, en raison de leur caractère expansionniste. Les paroles du poème de Hoffmann von Fallersleben, posées sur un quatuor de Joseph Haydn, préconisent une Allemagne s’étendant de la Meuse jusqu’à Memel et de la Baltique jusqu’à l’Adige. Les nuls en géo pourront se reporter à Google Earth. Précisons que ces paroles ont été écrites en 1841, et pas en 1941, dans une époque où les poètes et penseurs germaniques cherchaient à rassembler leur Kulturnation dans une perspective émancipatrice. Et pourtant, traîne sur la toile que le chanteur pop a provoqué son public en entonnant un « chant nazi ». Que son sang impur abreuve nos sillons !

Helvètes underground

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Après avoir blanchi l’argent des nazis, de la mafia, des émirs du pétrole, après avoir accordé le vote aux femmes dans certains cantons il y a moins de dix ans, après avoir servi de refuge fiscal à tous ceux qui ont fait leur fortune ailleurs, après s’être allongée comme une crêpe devant la justice américaine en arrêtant Polanski histoire de faire oublier ses petits arrangements avec le trafic de drogue international, la Suisse vient d’apporter un point décisif aux partisans d’une guerre des civilisations et provoqué un orgasme généralisé chez tous les grands malades de l’identitarisme. Elle a en effet mis ce dimanche tous les Amine aux arrêts. Et merci pour le chocolat, comme dirait Chabrol.

Mordillat, ce héros

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main

Tiens, un qui aime prendre des risques, ces jours-ci, c’est Gérard Mordillat. Un risque, mais un risque énaurme ! Il déclare à qui veut l’entendre, sur le site Bibliobs, que, si lui est attribué le prix littéraire du roman d’entreprise, il ne serrera pas la main de Xavier Darcos. Allons bon. Mordillat, au départ, voulait sans doute ne pas serrer la main de Mussolini, ou celle d’Hitler, de Pinochet encore. Mais il s’est vite rendu compte que ce n’était plus possible. D’aucuns rapportent en effet que tous ces brillants personnages sont morts. C’est pas de veine. On a la rebellitude qu’on peut, en somme. Et puis, chacun sait bien que Darcos, au fond, c’est un grand méchant homme. Qu’il fait partie d’un gouvernement « qui s’enorgueillit d’avoir un ministère du racisme et de la xénophobie » ; un gouvernement « qui développe une philosophie facho-libérale ». C’est Mordillat qui le dit. Et Mordillat, il a forcément raison.

Qu’on se souvienne : Corpus Christi. A longueur de soirée sur Arte, jadis, et puis en cassettes, et puis en dvd, et puis en livres ; et puis à nouveau en livres, en dvd, en cassettes, à plein rayons, à la Fnac. Enfin. Avec son compère Prieur, il nous l’a enseignée, cette évidence que l’histoire du christianisme, c’était celle de la longue, l’interminable trahison du message originel de Jésus ; il nous l’a mise sous les yeux, à nous qui ne voulions pas la voir, cette autre vérité que la même histoire du christianisme, c’était celle de l’antisémitisme. Essentiellement. Et quand il faut, à l’occasion, il en remet une couche, Mordillat, il n’est pas avare de sa vérité, en somme. Tenez, je m’en souviens, dans l’émission « Répliques » du 28 mars 2009. Devant Finkielkraut, devant Jean-Marie Salamito, lequel se présentait avec une réfutation savante des thèses de Mordillat, ce dernier hurlait dans nos oreilles matinales que le martyre chrétien, eh bien, c’était la même chose que le martyre des intégristes musulmans qui se font sauter en plein marché, dans un avion, ou encore dans un train. Salamito et Finkielkraut, d’une voix calme, avaient beau lui rappeler cette apparente évidence qu’il y a un fossé entre le martyr qui sacrifie sa propre vie – le martyr dont d’ailleurs ce furent les persécuteurs qui sacrifiaient bien souvent la vie – et celui qui se tue lui-même pour tuer le plus d’innocents possibles, eh bien non, Mordillat n’en démordillait pas : pareil, vous dis-je. Et non seulement, tout ça est la même chose, pensait-il, mais il y avait plus grave : le martyre musulman était un rejeton du martyre chrétien. Dans l’évangile selon Mordillat, si les barbus se font sauter, façon puzzle, sur les marchés, eh bien ce sont encore les chrétiens qui en ont la paternité. La vérité qui sort de la bouche de Mordillat, ça ne se négocie pas.

On conseillerait bien à Mordillat de relire un peu René Girard, par exemple, et notamment de méditer cette phrase, extraite de Achever Clausewitz : « Les attentats-suicides sont de ce point de vue une inversion monstrueuse des sacrifices primitifs : au lieu de tuer des victimes pour en sauver d’autres, les terroristes se tuent pour en tuer d’autres. C’est plus que jamais un monde à l’envers. » Mais à quoi bon, en somme : Girard, vu qu’il est chrétien, il ne peut pas être objectif ; et puis, si ça se trouve, il est même islamophobe, c’est la saison.

Tiens, si l’on me demandait de composer le manuel L’Objectivité pour les Nuls, je commencerais par écrire, noir sur blanc, que être objectif, aujourd’hui, n’est possible que si l’on est athée. Et franchement. Pas mollement athée, pas agnostique, non. Furieusement. Mais ce serait une fureur d’une autre sorte que la vulgaire fureur qui nous rend vindicatif, méchant. Car si un athée pouvait être vindicatif, ça se saurait.

La rebellitude est d’abord affaire de vocabulaire. Il y a des mots qui font mouche, en toute saison. Mordillat les connaît, lui. En quatre phrases, tenez, il a prononcé  l’essentiel ; il a lancé bien haut les mots « racisme », « xénophobie », qui vous posent là un rebelle. Mais la panoplie verbale serait incomplète sans les termes « fasciste » ou « libéral ». Le mieux, bien sûr, si on est assez exercé, c’est de combiner les termes par deux ; par exemple, dites « facho-libéral » et tout ira bien. Je déconseille néanmoins l’usage du mot « nazi », qui demande un long entraînement, qui exposera les rebelles novices à des revers, par exemple, judiciaires. Non, facho suffira, la panoplie vous ira bien.

Mais la maîtrise du vocabulaire serait incomplète sans la pose, la pose. Lorsque vous prononcerez les mots adéquats cités plus haut, placez la main droite sur votre cœur et lancez bien haut une phrase comme celle que lance Mordillat, dans son article, une phrase de ce genre : « cette politique, tout en moi la réprouve, tout en moi la combat. » Voilà, vous y êtes.

A ce propos, je suggère de créer un prix de la rebellitude. C’est un exercice à la mode. Mais vu le nombre de rebelles de salon qui se présentent, il serait dommage que le prix soit annuel ; il faudrait un prix quotidien. Le rebelle du jour, on appellerait ça. Pour les rebelles aguerris, les rebelles de longue date, tels que Mordillat, il faudrait une sorte de légion d’honneur, spéciale. On murmure, du côté de l’Elysée, que Gérard serait en passe de l’avoir. Seulement, on lui demande, en haut lieu, encore un grade en rebellitude. Après avoir dézingué le christianisme, avec Corpus Christi, notre gouvernement lui demande de faire la même chose avec l’islam. Et il lui souhaite bon courage, à Mordillat.

Suisse : les Montagnards sont las

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Depuis 1920, le minaret de la mosquée de Paris pointe dans le ciel parisien.
Depuis 1920, le minaret de la mosquée de Paris pointe dans le ciel parisien.

Une vieille blague savoyarde met en scène deux braves paysans vaudois en train de la labourer leurs champs du côté de Lausanne par une belle journée de printemps. Au moment de la pause, ils s’assoient sur le muret séparant leur propriété respective, se versent un verre de fendant et commencent à deviser en regardant le paysage qui s’offre à eux : « Regarde moi cette merveille » dit le premier « Ce lac qui reflète les sommets enneigés du Valais, ces vignes qui descendent jusqu’au rivage, ce silence qui nous permet d’entendre le chant de tous nos oiseaux en train de nouer leurs amours printanières… Tu sais, à mon avis, doit bien avoir quelqu’un, là-haut dans le ciel à qui on doit tout ce bonheur… » Son ami réfléchit, fronce le sourcil et lui lance : » Dis-donc, toi tu tournerais pas un peu fanatique, des fois ? »

Cet échange, bien entendu, doit se lire à haute voix avec l’accent qui convient, pas celui de Jean-Luc Godard qui l’a avili par les innombrables bêtises proférées au nom d’un gauchisme aussi stupide qu’arrogant, mais, mettons, celui de Michel Simon jeune.

Alors, depuis ce « dimanche noir » (selon les commentateurs habituels), qui a vu le corps électoral approuver très largement un référendum d’initiative populaire demandant l’interdiction de l’érection de minarets sur le territoire de la Confédération, c’est haro sur le baudet helvétique. L’animal était déjà fortement suspect depuis son empressement à embastiller Roman Polanski pour complaire à la justice des Etats-Unis, il est maintenant cloué au pilori comme champion du monde de l’islamophobie, de l’intolérance, de la beaufitude indécrottable, de la bêtise populiste à front de taureau.

La bronca est d’autant plus forte que personne ne s’attendait à voir triompher aussi nettement le « non aux minarets » dans une votation initiée par l’Union démocratique du centre, un parti bien mal nommé, qui incarne la version suisse de ce « populisme alpin » qui se décline sous diverses formes en Autriche et en Italie du Nord. La France alpine est relativement épargnée par ce phénomène : la Ligue savoisienne, qui nageait peu ou prou dans les mêmes eaux troubles lémaniques n’a été qu’un phénomène éphémère au début des années 1980. Alors, que s’est-il passé pour que cette provocation d’extrême droite recueille l’assentiment de tant de braves gens, qui, à l’instar de nos deux laboureurs, se méfient de tout ce qui se rapproche d’une intolérante radicalité ?

La séquence politique qui a précédé cette votation n’est pas étrangère à l’évolution de l’opinion vers ce coup de colère aussi brutal qu’inattendu. Depuis plus d’un an, en effet, le gouvernement de la Confédération Helvétique se fait mener en bateau par le grand leader de la Jamahiriya islamique et socialiste libyenne, j’ai nommé Mouammar Kadhafi. L’histoire a commencé il y a un peu plus d’un an, lorsque l’un des fils du raïs libyen, Hannibal Kadhafi, et son épouse furent arrêtés par la police genevoise dans le palace où ils étaient descendus avec leur suite. Motif : le personnel de l’hôtel avait signalé aux autorités les mauvais traitements qu’Hannibal et sa conjointe faisaient subir à leurs domestiques maghrébins, traités, semble-t-il, comme des esclaves razziés par une tribu bédouine.
Mouammar Kadhafi prend très mal la chose, et décide de faire passer la Suisse par toutes les humiliations que méritent cette atteinte intolérable à l’honneur de la tribu qui règne depuis quarante ans sur la Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Fezzan. Il retire des banques suisses les milliards amassé par le dur labeur consistant à accaparer pour lui et ses proches l’essentiel de la rente pétrolière et gazière de son pays. Il place en état d’arrêt domiciliaire sine die deux hommes d’affaires suisses en dépit du fait que son fils et son épouse ait été autorisés à regagner la Libye à la suite du retrait de la plainte des malheureux domestiques. Ces derniers ont été fermement invités à accepter des dédommagements financiers pour s’écraser, et pour se faire mieux comprendre, les sbires de Kadhafi s’arrangent pour que le frère du valet passe de vie à trépas dans des conditions pour le moins bizarres.

Mais c’est mal connaître l’ombrageux Mouammar que de croire qu’il allait faire montre de sa proverbiale clémence en mettant fin à sa querelle avec Berne après ce petit arrangement. Il voulait voir le gouvernement suisse, ses diplomates et ses banquiers ramper vers lui face contre terre pour venir lui lécher les babouches en chemise et la corde au cou. Ce qui fut fait au mois de juillet 2009, lorsque le président en exercice de la Confédération, Heinz Rudolf Merz, se rend à Tripoli pour signer un protocole d’accord, qui commence par des excuses en bonne et due forme de Berne pour le traitement ignoble infligé au fiston. Après cette contrition publique exprimée à Tripoli, Merz accepte la mise en place d’une commission d’arbitrage dont la mission est d’établir les responsabilités individuelles dans la police et la justice genevoise, Berne s’engageant à sanctionner comme il se doit les fautifs. Ce brave Merz était venu dans ce Canossa oriental dans un avion du gouvernement suffisamment spacieux pour ramener, pensait-il, ses compatriotes arbitrairement retenus en otages. A peine l’encre du honteux protocole fut-elle sèche, que les Libyens firent savoir qu’il n’était pas question de libérer les Suisses avant que la commission d’arbitrage ait rendu ses conclusions, et que les fonctionnaires genevois aient reçu la fessée que les arbitres n’allaient pas manquer de leur infliger. Pour que les choses soient bien claires, Mouammar Kadhafi prononce alors un beau discours, dans lequel il ne demande rien moins que la dissolution de la Confédération helvétique, coupable de violations continues et répétées des droits de l’homme, en proposant que ses voisins allemands, français et italiens se partagent les dépouilles de la Suisse en fonction des régions linguistiques.

Micheline Calmy-Rey, la très gauchiste cheffe du département (ministre) des affaires étrangères, amie de l’ami intime de Kadhafi, l’ineffable Jean Ziegler, doit faire face à une discrète, mais très inhabituelle révolte de son administration qui commence à trouver saumâtre le rôle de carpette orientale qu’on lui fait jouer.

On en est là, et la Libye vient d’annoncer qu’elle allait faire passer en jugement les otages qu’elle a conservé par devers elle.

Bien sûr, dans le vote de dimanche, on ne peut exclure un fond d’islamophobie et de xénophobie instinctive dans une population qui a longtemps vécue dans un isolement montagnard peu propice à l’ouverture au grand large. Mais d’autres votations xénophobes initiées par l’UDC ces derniers temps, comme celle demandant le retrait de la Suisse de l’espace Schengen ont été repoussées.

L’affaire Kadhafi, et le comportement indigne d’une classe politique qui brade l’honneur national dans l’espoir d’hypothétiques contrats industriels, a été la goutte d’eau qui a fait déborder le lac, à défaut d’y mettre le feu. Rama Yade avait, à juste titre, dénoncé le statut de paillasson auquel Kadhafi avait ravalé la France lors de la visite de ce dernier dans notre pays en 2008. Les Suisses semblent l’avoir entendue, même si leur réponse n’est pas de celle que nos moralistes auraient aimé saluer de leur plume louangeuse. Et puis, on a sa fierté, vinzou !

Un vaccin, sinon rien !

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vaccin

Finalement, quelqu’un aura eu raison à la fois de Sarkozy et d’Obama sur le plan, sinon des médias, du moins de la conversation ordinaire entre potes, entre voisins ou entre usagers de la RATP coincés dans leur wagon – quelqu’un dont le patronyme pourtant laissait mal augurer d’un tel succès puisqu’il s’appelle H1N1. Rarement petite bête aura tant fait parler d’elle.

L’amusant, avec la grippe A (c’est son surnom) ; c’est qu’on a encore une fois un fait social total : il concerne la médecine et politique, mais aussi les transports aériens, les politiques éducatives (fermer ou pas les écoles), la géopolitique (envoyer ou pas des doses massives de Tamiflu dans les pays pauvres au risque d’en manquer) etc. Et par définition, comme toujours dans ce genre de cas, les thèses conspirationnistes s’en donnent à cœur joie : les méchants laboratoires pharmaceutiques auront fabriqué le virus en croisant des choses pas cachères pour vendre leurs vaccins à prix d’or, etc.

Pourtant, les donnés du problème et donc, sur un certain plan, sa solution sont claires.

L’OMS et, de manière générale, les experts en santé publique ne conspirent pas mais tous ces gens ont bien leur agenda comme on dit en anglais. En l’occurrence : il est plausible qu’une épidémie nouvelle très sévère frappera l’humanité avant 50 ou 100 ans. Nul ne niera donc l’intérêt de cogiter à l’avance la stratégie à suivre pour contrer une telle épidémie, et s’assurer de sa faisabilité. Jusqu’à maintenant, on a vu en deux décennies des épidémies de maladies graves mais localisées (SRAS, Ebola, etc.) ou promptes à s’éteindre (grippe aviaire). Au contraire, la grippe A est un cobaye idéal pour les dispositifs de gestion de l’épidémie : rapide à s’étendre, elle n’est pas d’une grande létalité. Surtout, elle est une grippe, ce qui signifie qu’elle implique un virus assez proche de virus connus – on peut donc envisager une fabrication prompte de vaccins –, mais elle est suffisamment différente dans ses symptômes et son degré de contagiosité (plus élevé) pour la traiter comme une maladie à part. En ce sens, cette campagne de vaccination est parfaitement légitime, puisqu’il s’agit de se prouver par une répétition générale que l’humanité saura répondre à la menace post-mondialisation qui l’attend.

Dans ces conditions, que doivent faire les citoyens ? En l’absence de conditions médicales spécifiques (femmes enceintes, asthme, etc.) et si on ne court pas un risque beaucoup plus élevé que la moyenne (personnel médical, etc .) de contracter la maladie, on peut estimer que le risque de forme grave ou létale de grippe A est faible (quelque chose comme 1 chance sur 10 000), et que le risque du vaccin est comme celui de tous les vaccins, extrêmement faible (autour de 1 chance sur 1 million pour complication très sérieuse ). Dans des cas analogues, la rationalité de nos décisions repose sur une sorte de calcul coûts/bénéfices, lequel consiste à rapporter la probabilité d’un dommage donné à la probabilité du dommage similaire qui serait potentiellement causé par la stratégie d’évitement du premier dommage. Certes en principe ce calcul conduit ici à la nécessité rationnelle de se faire vacciner. Toutefois, en pratique, dans la mesure où il porte en réalité sur des quantités extrêmement faibles, tandis que que dans la vie courante nous décidons en fonction de rapports entre des probabilités de valeurs beaucoup plus élevées (1 chance sur 10.000 ou sur 1.000.000 sont des quantités que notre appareil de calcul néglige ), un tel raisonnement n’est peut-être pas pertinent. Ainsi, il n’est pas absolument raisonnable de se faire vacciner, si on définit le raisonnable par une manière de pondérer ce qui est rationnel en théorie par le degré d’éloignement de ladite théorie du monde réel . D’autant que dans le monde réel, il y a aussi tout un tas de coûts annexes de la vaccination (temps, bureaucratie etc.

Là où les choses se compliquent c’est que d’un pur point de vue de santé publique, plus les gens sont vaccinés, plus la probabilité qu’une personne donnée (non vaccinée) attrape la maladie est faible (puisqu’elle rencontrera beaucoup moins de personne susceptibles d’être infectées). Donc la généralisation de la vaccination freine la progression de l’épidémie et réduit l’intensité du pic d’infections prévu pour l’hiver. Or qui dit pic d’épidémie dit débordement des services de santé, d’autant que si la grippe A se répand, beaucoup se rueront à l’hôpital pour un simple rhume, contribuant à l’engorgement hospitalier de manière encore plus certaine que les « vrais » cas de grippe A. Sans compter un ralentissement majeur de l’économie, des carences du système éducatif, etc. – ceci, bien évidemment, même si le risque létal de H1N1 était strictement nul. Autrement dit, la vaccination est recommandée du strict point de vue non seulement de la santé publique, mais même du bien public.

Avec cette campagne de vaccination pour la grippe A, nous avons donc un cas pur de dilemme : l’intérêt du collectif et le choix raisonnable de l’individu ne coïncident pas. Or si la vaccination était obligatoire, comme beaucoup d’actes dont la légitimation relève du seul bien public, aucune question ne se poserait. Prenons la coqueluche ou la tuberculose : les vaccinations sont obligatoires et pourtant les chances d’attraper ces maladies par ailleurs curables sont très faibles (justement à cause de la vaccination antérieure). Précisément pour cette raison qu’il serait plutôt raisonnable (encore une fois, du pur point de vue individuel) de ne pas vacciner soi-même ou ses enfants, le règlement de santé publique rend cela obligatoire afin de maintenir une couverture générale de la population face à ces maladies. En même temps, si l’Etat décrétait le vaccin obligatoire, on imagine trop bien la réaction indignée qui parcourrait toutes les sphères de la société !

Finalement, ce que révèle cette polémique sur la grippe A et son vaccin, c’est surtout notre suspicion envers toute demande étatique qui se réclamerait, même légitimement, du bien public. C’est peut-être plus inquiétant que la maladie.

Tarnac, jusqu’où errera-t-on ?

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tarnac

« On est au-delà du fiasco judiciaire, on est dans le scandale d’Etat. » Ce sont les propos de Me William Bourdon, tenus le 25 novembre dernier au cours de l’énergique conférence de presse des avocats du « groupe de Tarnac » dans les locaux de l’Assemblée nationale, en présence de Noël Mamère et François Hollande. En dépit de la débâcle générale, les neuf membres présumés de la « Cellule invisible » sont toujours sous le coup d’une délirante mise sous contrôle judiciaire, grâce à l’inlassable bienveillance du juge d’instruction Thierry Fragnoli, qui demeure par malchance la dernière personne en France à les tenir encore pour des terroristes.

Les deux principaux piliers qui soutenaient le fameux chapiteau du cirque Fragnoli, pour reprendre la belle expression de Benjamin Rosoux, se sont pourtant écroulés depuis bien longtemps. Et, depuis le 25 novembre, il convient de reconnaître qu’il n’en reste simplement plus rien.

Le premier pilier, le fameux témoin sous X, à qui l’on prêtait une révélation cruciale selon laquelle les neuf de Tarnac auraient été « prêts à tuer » (autre chose que des canards et des lapins, s’entend), remet entièrement en cause ses déclarations. A propos des conditions de ces déclarations, Me Bourdon déclare : « On est dans la présomption très sérieuse de falsification de preuves », et n’exclue pas la possibilité de pressions policières sur une personnalité très fragile.

Le second pilier du chapiteau, c’est – ou plus exactement, c’était – le procès-verbal D104, féérique « compte-rendu » de la filature d’Yildune Lévy et Julien Coupat durant l’étrange nuit du 7 au 8 novembre 2008, la nuit du sabotage de caténaire de la ligne TGV Est. Les avocats pointent les incalculables incohérences de ce document. Ils contestent point par point le minutage de la filature et relèvent que les traces de pneus et de chaussures analysées par la gendarmerie sur place ne coïncident hélas en rien avec celles du fameux couple criminel. Tout porte à penser que les diaboliques jeunes gens ainsi que leur véhicule étaient enveloppés dans une cape d’invisibilité (la fameuse Tarnkappe !). Les avocats sont extrêmement intrigués en effet par le fait que les policiers n’aient rien vu du sabotage lui-même. La configuration de la voie ferrée à Dhuisy rend la chose hélas strictement impossible. « Les policiers ont inventé, c’est le fruit de leur imagination. Ni les suivis, ni les suiveurs n’étaient présents sur les lieux », déclare Me Assous. Selon Me Thierry Lévy, « le gouvernement a pris la responsabilité d’ordonner des enquêtes en incitant les policiers et les juges à se montrer peu scrupuleux afin de donner consistance à quelque chose qui n’existe pas ».

En réponse, le juge d’instruction Fragnoli se drape dans sa cape du silence et lance, la veille de la conférence de presse des avocats, un nouveau commando de la SDAT pour une nouvelle calamiteuse arrestation à Tarnac. Le commando fait montre une fois encore de la même délicatesse que lors de la scandaleuse arrestation de Tessa Polak par les mêmes infra-cowboys. Me Jérémie Assous, avocat de la nouvelle victime de Fragnoli, déclare dans La montagne : « Ils ont cassé la porte de l’appartement ce matin à 6 h 30. Ils ont procédé au placement en garde à vue de Christophe Becker. Ils ont procédé à une perquisition lors de laquelle ils ont tout retourné dans l’appartement. Face à la peur et à l’angoisse des enfants, notamment du petit de 4 ans, ils ont eu comme réaction pour le calmer de le braquer. Comme si braquer un enfant de 4 ans pouvait le calmer. C’est la deuxième fois qu’ils procèdent de la sorte alors que les coordonnées de M. Becker, ils les ont dans le dossier depuis de nombreux mois. Une simple convocation aurait permis d’obtenir le même résultat. Quand on pense qu’on en est à auditionner, notamment la jeune fille au pair que Julien Coupat a eu, il y a 22 ans, […] Si on en est là. Si une instruction antiterroriste ne propose rien d’autre, mieux vaut effectivement la suppression du juge d’instruction. »

Christophe Becker a subi à son tour une scandaleuse garde à vue anti-terroriste de quatre jours, au terme de laquelle il a été mis en examen et placé sous contrôle judiciaire, sur la base de prétendus faux-papiers qui avaient déjà été « découverts » depuis plus d’un an.

Une telle pertinacité de l’erreur, un tel entêtement dans la guignolade méritent un nom : je propose celui de fragnolade.

Lé profes, cé tousse dé grot débyles

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Sale temps pour les profs, même s’ils sont habitués à servir de boucs émissaires à tous les délires et les dérives de la société. Humiliés et offensés, ils sont passés définitivement du monde de Pagnol à celui de Dostoïevski. Ici, c’est une professeur d’anglais, dans un lycée parisien, qui est victime d’une cabale de petits abrutis accros au portable à qui elle a interdit de les utiliser en cours (puissent leurs iPhone défectueux, comme paraît-il cela arrive, leur exploser à la tronche et aggraver leur acné.) Là, c’est un nouveau site de notation en ligne des maîtres par les élèves qui s’est ouvert. Le précédent, il y a quelques mois, avait dû fermer sur la pression indignée de la communauté éducative. Cette fois-ci, l’animateur de cette petite infamie orwellienne a dit qu’il ne cèderait pas, quitte à trouver un hébergeur brésilien. Parmi les premiers commentaires de ces chères têtes dysorthographiques : « Cette prof est incompétante. »

La Route ou l’anti 2012

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laroute

La Route, apparemment, est un film sur la fin du monde. On dit apparemment parce ces temps-ci la sauce apocalyptique laquelle baigne la daube indigeste de 2012 risquerait de vous détourner de ce chef-d’œuvre poignant, road-movie à la fois atroce et intimiste, mystique et violent qui vous fait avancer, les larmes aux yeux, vers l’épouvante. La Route est avant tout un film d’amour, celui qui unit un père et son fils, marchant droit devant eux dans des paysages dévastés et une nature agonisante. Ils poussent un caddie, souvenir ironique d’une société engloutie, un caddie qui sert désormais à transporter ces impedimenta dérisoires et indispensables qui sont la malédiction commune à tous les réfugiés de tous les temps, y compris derniers. Que s’est-il passé dans le monde d’avant pour qu’on en arrive là ? On ne le saura pas vraiment, seuls quelques plans au début du film et quelques retours en arrière évoquent en creux une catastrophe d’autant plus angoissante qu’elle n’est ni nommée ni vue.

Spectateur qui entre ici, abandonne tout espoir. La longue errance du père, joué par un Vito Mortensen aussi formidablement christique que dans les derniers Cronenberg, et du fils (le tout jeune et très convaincant Kodi Smit-Mac Phee) est un chemin de croix dont les stations sont toujours plus insoutenables : journées torturantes de famine, fuites éperdues devant d’autres rescapés anthropophages, nuits grelottantes hantées de rêves déchirants qui renvoient à un passé aboli. Et, au bout de ce calvaire, une résurrection tout à fait hypothétique, dans la plus pure logique janséniste de ce grand film sur la grâce efficace.

En effet, on ne sera pas forcément sauvé parce qu’on s’efforce de pratiquer le bien dans un univers de ténèbres ou plutôt de grisaille – le film jouant sur un camaïeu de lumières mortes et cendreuses, presque décolorées. Partager sa nourriture avec un vieillard mourant (joué par un Robert Duvall méconnaissable) dans un monde où il n’y a plus rien à manger ne vous garantit pas pour autant la réciproque. Et tenter de garder la foi n’empêche pas d’envisager le suicide comme une solution allant de soi : durant tout le film, le père garde un revolver ne contenant plus que deux cartouches dont il est bien entendu avec le fils qu’elles ne serviront pas à se défendre mais à abréger d’éventuelles souffrances si celles-ci devenaient insurmontables. Et l’on ne peut que songer alors à la fameuse phrase de la Vierge de Fatima  sur les vivants qui envieront les morts quand arrivera l’Apocalypse.

Le metteur en scène australien, John Hillcot, n’a pas choisi la facilité. Il a adapté ici un roman du grand Cormac McCarthy. Cet auteur difficile, manière de bernanosien de l’Ouest américain, auteur de romans noirs et de westerns métaphysiques, avait poussé très loin le dépouillement narratif et stylistique avec La Route, prix Pulitzer et succès public inattendu. Il avait donné à ce roman l’allure d’un livre biblique aux versets qui se succédaient, lancinants et envoûtants. Dans un de ses précédents textes, également adapté au cinéma, No country for old men, Mc Carthy faisait dire à un de ses personnages, un vieux sheriff old school confronté à un tueur en série tout à fait adapté à notre époque : « Je lis le journal tous les matins. La plupart du temps, je suppose que c’est juste pour essayer de comprendre ce qui est en route et pourrait nous arriver jusqu’ici. »

Ce « quelque chose » est finalement arrivé et La Route, requiem somptueux jusque dans son dénuement hautain, ne nous dit pas autre chose.

La Route

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Méprise quai du Louvre

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Guido Penone à l'œuvre.
Guido Penone à l'œuvre.
Guido Penone à l'œuvre.

Remontant en direction du Pont-Neuf le quai qui longe le Louvre, m’intrigue la présence de ce que vois comme une très grande cage installée dans l’espace plus ou moins jardiné qui occupe l’angle rentrant formé par l’extérieur de la Cour carrée et l’extrémité de la Galerie du bord de l’eau. Cette cage paraît pleine de feuilles, comme les coffres à végétaux que l’on voit en ce moment, en automne, dans les jardins publics, mais il n’y a pas assez d’arbres alentour pour fournir de quoi la remplir. Cette énigme me suggère une idée conforme au génie du lieu. Ne serait-ce pas là une œuvre contemporaine, de celles que l’on a coutume d’introduire dans les musées, en face des œuvres classiques, dans l’espoir qu’en mettant les visiteurs en face d’énormes dissonances on réveillera un appétit esthétique par trop routinier ? Cette idée m’attire d’autant plus que je crois reconnaître une œuvre d’un artiste connu.

Il s’agit de Guido Penone, exposé depuis longtemps dans les départements d’art contemporain, comme une des vedettes de « l’arte povera ». Il y a plusieurs dizaines d’années, il a eu une idée vraiment brillante : dans un madrier, partir des nœuds tels que le sciage les montre, pour dégager en enlevant le reste du bois, les branches et la tige de l’arbre originel qui ont été comme noyées dans le tronc de l’arbre adulte. Quand ce creusement, ce travail d’archéologie végétale, n’est fait que sur la moitié de la poutre on obtient un objet à double face, montrant d’un côté l’origine « désensevelie », la genèse, l’arbre enfant, et de l’autre côté, le résultat, l’arbre adulte. Ce rapprochement de la production et du produit, cette double identité révélée, quand on voit pour la première fois (pour moi, c’était à Cologne en 1977 ou 78) l’idée de Penone mise en œuvre, provoque un amusement et même un émerveillement où se confondent le sentiment d’une évidence et celui d’une découverte. Depuis, on a vu et on voit cette poutre écorchée, ce squelette d’arbre exhumé dans toutes les expositions d’art contemporain, Penone a brodé autour de son idée sans parvenir à la renouveler de manière convaincante, pour ce que j’ai vu du moins. Plus tard, il a entrepris d’en développer une autre (dans une installation naguère présentée à Beaubourg). À nouveau, il veut nous introduire dans le mystère du végétal, cette fois c’est en nous faisant entrer dans une pièce dont murs et le plafond sont garnis de cages pleines de feuilles odoriférantes. Mais cette seconde trouvaille est loin d’avoir la simplicité convaincante de la première.

C’est donc un avatar de la seconde idée de Penone que je croyais voir près de la colonnade de Perrault. Mais en approchant, je me suis aperçu qu’il n’y avait pas de cage à végétaux mais un simple écran de grillage maquillé et opacifié dissimulant des engins de chantier. Mon erreur illustrait, je crois, (voilà comment je m’exempte de ma bêtise), la position difficile du spectateur devant un art qui non seulement le laisse ou bien « estomaqué » ou bien déçu, sans position intermédiaire possible, mais l’expose au ridicule en ne lui disant pas à quoi il a affaire.

Cet art me semble essentiellement fait, comme celui de Penone, d’idées. Donc il joue à tout ou rien, on marche ou on ne marche pas. Surtout, les idées sont apparemment rares et bien vite on se répète, comme enchaîné à la première. La Villehéglé par exemple, voilà soixante ans qu’il propose partout, sans qu’on voie la nouveauté, ce qui fut une belle idée : ses affiches lacérées. La surprise, l’élan de la première vision sont depuis longtemps amortis. Et les exemples de novateurs répétitifs sont trop nombreux (Arman, César…) pour que le problème ne renvoie pas à ce qui semble être une loi : après s’être détachés de la figure, du « motif », les « plasticiens » contemporains se sont ensuite exemptés de la part physique de leur travail. Mais cette double émancipation a des effets pervers. Non seulement les spectateurs sont privés du plaisir d’admirer l’habileté des artistes, mais ceux-ci se privent eux-mêmes – en renonçant à se confronter à l’énigme du geste et de la touche – d’une source de renouvellement, d’un moyen d’interroger, de creuser leur tréfonds imaginaire. Qui se fie à l’idée seule peut ainsi se retrouver « à sec ».

Seconde limite, cette création vouée à l’idée (géniale, ingénieuse, inepte…) laisse au spectateur la charge d’apporter le sentiment. C’est à cela que je pensais en attendant mon bus au Pont-Neuf. Je venais de l’exposition Titien-Tintoret-Véronèse avec dans les yeux le portrait de Ranuccio Farnese par Titien. Ce garçon d’une dizaine d’années se présente avec un mélange d’assurance patricienne, d’indétermination et de vulnérabilité auquel nul n’échappe au sortir de l’enfance, tout cela étant comme condensé dans le magnifique plastron au centre de la toile, qui illustre la noblesse héritée aussi bien que la possibilité qu’elle se détache de celui qui la porte. Il y a évidemment de l’énigme dans ce portrait, l’interprétation nous appartient, avec le risque de nous illusionner que cela comporte. Il n’empêche que le grand Vénitien a fait le premier pas, il a fait l’avance de la beauté. Ce Ranuccio m’a curieusement évoqué une installation de Beuys il y a une bonne dizaine d’années à Beaubourg : auprès d’un poteau évoquant un arrêt de tramway, deux tronçons de rail se croisant, arrachés au sol et présentés avec la motte de béton où ils étaient ancrés. On avertissait le visiteur (l’art contemporain a besoin de ces indications) que c’était là une évocation de l’attente de son tram par le jeune Josef Beuys partant à l’école. En ce qui me concerne, l’artiste a touché juste, il a identifié et évoqué pleinement (si l’on peut dire) ce qu’il y a de magique, de sacré même dans le moment de l’attente qui en ce cas n’est pas seulement celle du moyen de transport mais celle de la vie, du tout de la vie, quand on est entre enfance et adolescence. Il a trouvé des repères matériels d’une banalité irrécusable (le béton sous les rails est comme une mémoire qui s’arrache au silence intérieur) pour que le plus énigmatique, le plus profond se cristallise.

Titien et Beuys nous disent peut-être « au fond » la même chose, évoquant pour nous le même temps de la fondation de la personnalité, mais Titien vient à nous les mains chargées d’or et de beauté, il médiatise glorieusement son émotion, alors que chez Beuys tout est brut et provocant, l’artiste exigeant que nous allions vers lui, chez lui. Importance de l’indication biographique en marge de l’installation : Beuys doit nous avertir qu’il évoque un souvenir d’enfance, donc avouer que l’œuvre ne tient pas seule. Entre Titien et Beuys, le « monde commun » s’est effondré, libérant sans doute, on peut le croire du moins, la communication entre l’artiste et le visiteur d’un fatras de conformismes, mais rendant cette communication aléatoire et agressive. À la provocation qui est désormais l’entrée en matière obligatoire, initiatique, à un monde de l’art retranché du grand public, ceux qui y accèdent parce qu’ils ont les moyens d’encaisser le coup, risquent de réagir avec le suivisme du snob, avec une insincérité au moins égale à celle des « philistins » d’autrefois.

Entre l’artiste et le public il y a toujours du conflit, de la violence engendrée d’un côté par la peur d’être incompris et de l’autre par celle d’être trompé. Mais on prend sans doute un grand risque – enfermement d’un côté, docilité masochiste de l’autre – à attiser ce conflit et à le mettre au centre de la relation. L’art a besoin de générosité. Il semble que désormais, il en manque singulièrement.

Salauds de peuples

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suisse

Ces temps-ci, le peuple a les oreilles qui sifflent. Si l’actualité s’acharne souvent sur quelques éléments perturbateurs, aujourd’hui c’est toute la classe qu’on réprimande. Malgré les moyens impressionnants mis en œuvre pour son éducation, on ne peut pas dire que le peuple se montre à la hauteur de la démocratie qu’on lui offre. Quand il donne, il se montre homophobe et quand il vote, il se révèle raciste.

Pierre Bergé l’a dit, c’est un scandale, c’est du populisme. Il y a de quoi être en colère. Par l’effet d’un racolage facile, le Téléthon rapporte dix fois plus que le Sidaction. Populisme ? Et si la raison de cette honteuse préférence (autre nom de la discrimination) était que des années d’Act’Up (entre autres) ont ancré dans la tête du bon peuple l’idée que le sida c’est la maladie des homos et des toxicos ? Peut-être la France profonde des foules sentimentales qui donne librement et anonymement préfère-t-elle aider les rares enfants myopathes que les baiseurs qui ne mettent pas de capote et les drogués qui font tourner leur seringue. Les familles modèle « papa-maman » qui fournissent la plus grande partie des dons se laissent plus facilement émouvoir par des enfants en fauteuils roulants avec leur nounours que par deux mecs qui se roulent une pelle. Et pour les responsables du Sidaction, c’est un problème.

Je suis passé récemment dans la rue devant un stand de l’association AIDES. Des jeunes gens faisaient appel à la générosité des passants et sur les murs de leur cabane, on pouvait voir ou plutôt on ne pouvait pas ne pas voir une affiche représentant deux hommes nus, beaux comme des footballeurs, allongés l’un sur l’autre, tendrement enlacés. Je dois l’avouer, j’aime le sexe entre les sexes mais ce spectacle-là, je préfère ne pas le voir. Je sais, c’est une phobie, quand j’aurai le temps, j’irai me faire soigner, en attendant je détourne le regard. La liberté règne pour tous dans les chambres à coucher et je m’en réjouis. Ce que je fais dans l’intimité avec mon amoureuse en dégoûte peut être certains et certaines et je le comprends. Voilà pourquoi, si j’avais besoin de faire appel à la générosité publique, à part pour des dons de vêtements, j’éviterais de m’afficher dans la rue, nu et en train de baiser.

Après des années de lutte contre le sida, on fait encore appel à notre générosité en nous montrant des hommes en pleins préliminaires. Au point qu’on finit par avoir l’impression qu’il s’agit de campagnes jumelées de lutte contre la maladie et de promotion de l’homosexualité. Après des années de luttes agressives, de distributions de capotes jusque devant les églises, d’invectives et d’accusation de non-assistance à personnes en danger, le plouc père de famille en province, vexé comme un imam à qui on refuse un minaret, ne donne pas assez pour le Sidaction. Quand on l’interpelle à travers sa télé, il fait comme moi l’autre jour, il détourne le regard. Et Pierre Bergé s’en étonne ?

L’Etat finance 70 % de la recherche médicale et les dons privés, 30%. Les deux tiers des sommes sont donc affectées selon les besoins de la recherche sur décisions ministérielles disons, réfléchies et responsables. Pour le tiers restant c’est le cœur des foules qui parle et pour Pierre Bergé, il ne bat pas assez pour les malades du sida.

Deux tiers de solidarité imposée, un tiers librement consentie mais ce tiers-là est encore de trop. Cruelle réalité mais qui n’est pas de taille à arrêter un progressiste. Ecartons le peuple ! La liberté de choix des donateurs produit de la discrimination. Supprimons la ! La solution est simple, il faut mutualiser. Un pot commun à tous les dons et puis quoi ? Un komintern qui redistribue ? Pierre Bergé nous a confié qu’il était myopathe, il est aussi allergique au populisme et socialiste et ce n’est pas le moindre de ses handicaps.

Mais nous, Français, ne sommes pas les plus à blâmer pour nos choix malheureux. Malgré les consignes pourtant claires venues des plus hautes sphères de la société, dimanche en Suisse, ce sont, selon les commentateurs, les plus bas instincts qui ont parlés. Le plus coupable étant ce parti à l’initiative du référendum qui les a réveillés. Les voix s’élèvent partout pour coller à l’UDC l’étiquette infamante de droite populiste.

Doit-on comprendre que les partis responsables, honorables et dignes de gouverner car purs de tout populisme, sont ceux qui montrent la voie, guident le peuple sur le chemin du progrès et des valeurs morales mais décident à sa place, à son insu ou contre son gré ? Doit-on en déduire qu’à l’inverse, les partis populistes sont ceux qui se contentent d’écouter les demandes, de donner la parole et de se soumettre aux résultats ?

Je ne reviendrai pas ici sur le symbole à peine voilé que représente le minaret. Il est habituel qu’en pays conquis ou sur une terre vierge, on érige un étendard mais les musulmans suisses sont allés un peu vite en besogne car il y a dans ces montagnes des gens qui ont autant envie de laisser l’islam dépasser les toits et les bornes que de tomber dans une crevasse. Et ces Suisses-là font mentir ce cher Philippe Muray : ils ne sont pas les plus morts.

J’en suis heureux d’abord pour la Suisse et pour l’Europe mais aussi égoïstement pour le touriste français que je suis. Quand je voyage, ce que j’aime, ce sont les frontières, l’exotisme, le typique. Si je vais faire un tour chez les Helvètes, je veux voir des banques, des alpages et avec de la chance, l’edelweiss ou même Heidi mais pas de minarets. En Angleterre, je veux des chapeaux melons même sur les musulmans et des bottes de cuir sur les filles, pas des burqas et en Belgique, des frites et des moules, pas des madrasas. Si je veux voir la Mosquée bleue, je pousse jusqu’en Turquie car j’aime que les choses soient bien rangées. Je suis donc heureux que les paysages suisses soient encore dessinés par les Suisses. Enfin ceux qui sont victimes des sirènes du populisme.

Un torrent d’insultes et de mépris international a déjà salué ce vote salutaire, les Verts parlent de le remettre en cause en appelant l’Europe à l’aide. Le monde somme les Suisses d’avoir honte, les élites leur répètent que la démocratie ce n’est pas fait pour ça. Sur France inter, Jean-Marc Four déclare sans rire :  « Le résultat de ce vote est une insulte à la démocratie directe. » Je me demande si ce genre d’âneries fait sursauter beaucoup de monde.

Dans les démocraties où on hésite à soumettre au référendum les questions les plus préoccupantes, la majorité silencieuse a souvent le sentiment de vivre sous le règne du « Cause toujours  ». Je conseille à nos amis suisses les plus populistes de répondre aux réprobations de l’élite internationale par un silencieux et déterminé : « Cause toujours ! »

Pete Doherty : nasillard ou nazillon ?

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Le chanteur Pete Doherty a provoqué un scandale lors d’un concert à Munich en entonnant les premières paroles du Deutschlandlied, l’hymne national allemand. Celles-ci ne sont plus chantées depuis 1945, en raison de leur caractère expansionniste. Les paroles du poème de Hoffmann von Fallersleben, posées sur un quatuor de Joseph Haydn, préconisent une Allemagne s’étendant de la Meuse jusqu’à Memel et de la Baltique jusqu’à l’Adige. Les nuls en géo pourront se reporter à Google Earth. Précisons que ces paroles ont été écrites en 1841, et pas en 1941, dans une époque où les poètes et penseurs germaniques cherchaient à rassembler leur Kulturnation dans une perspective émancipatrice. Et pourtant, traîne sur la toile que le chanteur pop a provoqué son public en entonnant un « chant nazi ». Que son sang impur abreuve nos sillons !

Helvètes underground

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Après avoir blanchi l’argent des nazis, de la mafia, des émirs du pétrole, après avoir accordé le vote aux femmes dans certains cantons il y a moins de dix ans, après avoir servi de refuge fiscal à tous ceux qui ont fait leur fortune ailleurs, après s’être allongée comme une crêpe devant la justice américaine en arrêtant Polanski histoire de faire oublier ses petits arrangements avec le trafic de drogue international, la Suisse vient d’apporter un point décisif aux partisans d’une guerre des civilisations et provoqué un orgasme généralisé chez tous les grands malades de l’identitarisme. Elle a en effet mis ce dimanche tous les Amine aux arrêts. Et merci pour le chocolat, comme dirait Chabrol.

Mordillat, ce héros

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main

Tiens, un qui aime prendre des risques, ces jours-ci, c’est Gérard Mordillat. Un risque, mais un risque énaurme ! Il déclare à qui veut l’entendre, sur le site Bibliobs, que, si lui est attribué le prix littéraire du roman d’entreprise, il ne serrera pas la main de Xavier Darcos. Allons bon. Mordillat, au départ, voulait sans doute ne pas serrer la main de Mussolini, ou celle d’Hitler, de Pinochet encore. Mais il s’est vite rendu compte que ce n’était plus possible. D’aucuns rapportent en effet que tous ces brillants personnages sont morts. C’est pas de veine. On a la rebellitude qu’on peut, en somme. Et puis, chacun sait bien que Darcos, au fond, c’est un grand méchant homme. Qu’il fait partie d’un gouvernement « qui s’enorgueillit d’avoir un ministère du racisme et de la xénophobie » ; un gouvernement « qui développe une philosophie facho-libérale ». C’est Mordillat qui le dit. Et Mordillat, il a forcément raison.

Qu’on se souvienne : Corpus Christi. A longueur de soirée sur Arte, jadis, et puis en cassettes, et puis en dvd, et puis en livres ; et puis à nouveau en livres, en dvd, en cassettes, à plein rayons, à la Fnac. Enfin. Avec son compère Prieur, il nous l’a enseignée, cette évidence que l’histoire du christianisme, c’était celle de la longue, l’interminable trahison du message originel de Jésus ; il nous l’a mise sous les yeux, à nous qui ne voulions pas la voir, cette autre vérité que la même histoire du christianisme, c’était celle de l’antisémitisme. Essentiellement. Et quand il faut, à l’occasion, il en remet une couche, Mordillat, il n’est pas avare de sa vérité, en somme. Tenez, je m’en souviens, dans l’émission « Répliques » du 28 mars 2009. Devant Finkielkraut, devant Jean-Marie Salamito, lequel se présentait avec une réfutation savante des thèses de Mordillat, ce dernier hurlait dans nos oreilles matinales que le martyre chrétien, eh bien, c’était la même chose que le martyre des intégristes musulmans qui se font sauter en plein marché, dans un avion, ou encore dans un train. Salamito et Finkielkraut, d’une voix calme, avaient beau lui rappeler cette apparente évidence qu’il y a un fossé entre le martyr qui sacrifie sa propre vie – le martyr dont d’ailleurs ce furent les persécuteurs qui sacrifiaient bien souvent la vie – et celui qui se tue lui-même pour tuer le plus d’innocents possibles, eh bien non, Mordillat n’en démordillait pas : pareil, vous dis-je. Et non seulement, tout ça est la même chose, pensait-il, mais il y avait plus grave : le martyre musulman était un rejeton du martyre chrétien. Dans l’évangile selon Mordillat, si les barbus se font sauter, façon puzzle, sur les marchés, eh bien ce sont encore les chrétiens qui en ont la paternité. La vérité qui sort de la bouche de Mordillat, ça ne se négocie pas.

On conseillerait bien à Mordillat de relire un peu René Girard, par exemple, et notamment de méditer cette phrase, extraite de Achever Clausewitz : « Les attentats-suicides sont de ce point de vue une inversion monstrueuse des sacrifices primitifs : au lieu de tuer des victimes pour en sauver d’autres, les terroristes se tuent pour en tuer d’autres. C’est plus que jamais un monde à l’envers. » Mais à quoi bon, en somme : Girard, vu qu’il est chrétien, il ne peut pas être objectif ; et puis, si ça se trouve, il est même islamophobe, c’est la saison.

Tiens, si l’on me demandait de composer le manuel L’Objectivité pour les Nuls, je commencerais par écrire, noir sur blanc, que être objectif, aujourd’hui, n’est possible que si l’on est athée. Et franchement. Pas mollement athée, pas agnostique, non. Furieusement. Mais ce serait une fureur d’une autre sorte que la vulgaire fureur qui nous rend vindicatif, méchant. Car si un athée pouvait être vindicatif, ça se saurait.

La rebellitude est d’abord affaire de vocabulaire. Il y a des mots qui font mouche, en toute saison. Mordillat les connaît, lui. En quatre phrases, tenez, il a prononcé  l’essentiel ; il a lancé bien haut les mots « racisme », « xénophobie », qui vous posent là un rebelle. Mais la panoplie verbale serait incomplète sans les termes « fasciste » ou « libéral ». Le mieux, bien sûr, si on est assez exercé, c’est de combiner les termes par deux ; par exemple, dites « facho-libéral » et tout ira bien. Je déconseille néanmoins l’usage du mot « nazi », qui demande un long entraînement, qui exposera les rebelles novices à des revers, par exemple, judiciaires. Non, facho suffira, la panoplie vous ira bien.

Mais la maîtrise du vocabulaire serait incomplète sans la pose, la pose. Lorsque vous prononcerez les mots adéquats cités plus haut, placez la main droite sur votre cœur et lancez bien haut une phrase comme celle que lance Mordillat, dans son article, une phrase de ce genre : « cette politique, tout en moi la réprouve, tout en moi la combat. » Voilà, vous y êtes.

A ce propos, je suggère de créer un prix de la rebellitude. C’est un exercice à la mode. Mais vu le nombre de rebelles de salon qui se présentent, il serait dommage que le prix soit annuel ; il faudrait un prix quotidien. Le rebelle du jour, on appellerait ça. Pour les rebelles aguerris, les rebelles de longue date, tels que Mordillat, il faudrait une sorte de légion d’honneur, spéciale. On murmure, du côté de l’Elysée, que Gérard serait en passe de l’avoir. Seulement, on lui demande, en haut lieu, encore un grade en rebellitude. Après avoir dézingué le christianisme, avec Corpus Christi, notre gouvernement lui demande de faire la même chose avec l’islam. Et il lui souhaite bon courage, à Mordillat.

Suisse : les Montagnards sont las

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Depuis 1920, le minaret de la mosquée de Paris pointe dans le ciel parisien.
Depuis 1920, le minaret de la mosquée de Paris pointe dans le ciel parisien.
Depuis 1920, le minaret de la mosquée de Paris pointe dans le ciel parisien.

Une vieille blague savoyarde met en scène deux braves paysans vaudois en train de la labourer leurs champs du côté de Lausanne par une belle journée de printemps. Au moment de la pause, ils s’assoient sur le muret séparant leur propriété respective, se versent un verre de fendant et commencent à deviser en regardant le paysage qui s’offre à eux : « Regarde moi cette merveille » dit le premier « Ce lac qui reflète les sommets enneigés du Valais, ces vignes qui descendent jusqu’au rivage, ce silence qui nous permet d’entendre le chant de tous nos oiseaux en train de nouer leurs amours printanières… Tu sais, à mon avis, doit bien avoir quelqu’un, là-haut dans le ciel à qui on doit tout ce bonheur… » Son ami réfléchit, fronce le sourcil et lui lance : » Dis-donc, toi tu tournerais pas un peu fanatique, des fois ? »

Cet échange, bien entendu, doit se lire à haute voix avec l’accent qui convient, pas celui de Jean-Luc Godard qui l’a avili par les innombrables bêtises proférées au nom d’un gauchisme aussi stupide qu’arrogant, mais, mettons, celui de Michel Simon jeune.

Alors, depuis ce « dimanche noir » (selon les commentateurs habituels), qui a vu le corps électoral approuver très largement un référendum d’initiative populaire demandant l’interdiction de l’érection de minarets sur le territoire de la Confédération, c’est haro sur le baudet helvétique. L’animal était déjà fortement suspect depuis son empressement à embastiller Roman Polanski pour complaire à la justice des Etats-Unis, il est maintenant cloué au pilori comme champion du monde de l’islamophobie, de l’intolérance, de la beaufitude indécrottable, de la bêtise populiste à front de taureau.

La bronca est d’autant plus forte que personne ne s’attendait à voir triompher aussi nettement le « non aux minarets » dans une votation initiée par l’Union démocratique du centre, un parti bien mal nommé, qui incarne la version suisse de ce « populisme alpin » qui se décline sous diverses formes en Autriche et en Italie du Nord. La France alpine est relativement épargnée par ce phénomène : la Ligue savoisienne, qui nageait peu ou prou dans les mêmes eaux troubles lémaniques n’a été qu’un phénomène éphémère au début des années 1980. Alors, que s’est-il passé pour que cette provocation d’extrême droite recueille l’assentiment de tant de braves gens, qui, à l’instar de nos deux laboureurs, se méfient de tout ce qui se rapproche d’une intolérante radicalité ?

La séquence politique qui a précédé cette votation n’est pas étrangère à l’évolution de l’opinion vers ce coup de colère aussi brutal qu’inattendu. Depuis plus d’un an, en effet, le gouvernement de la Confédération Helvétique se fait mener en bateau par le grand leader de la Jamahiriya islamique et socialiste libyenne, j’ai nommé Mouammar Kadhafi. L’histoire a commencé il y a un peu plus d’un an, lorsque l’un des fils du raïs libyen, Hannibal Kadhafi, et son épouse furent arrêtés par la police genevoise dans le palace où ils étaient descendus avec leur suite. Motif : le personnel de l’hôtel avait signalé aux autorités les mauvais traitements qu’Hannibal et sa conjointe faisaient subir à leurs domestiques maghrébins, traités, semble-t-il, comme des esclaves razziés par une tribu bédouine.
Mouammar Kadhafi prend très mal la chose, et décide de faire passer la Suisse par toutes les humiliations que méritent cette atteinte intolérable à l’honneur de la tribu qui règne depuis quarante ans sur la Tripolitaine, la Cyrénaïque et le Fezzan. Il retire des banques suisses les milliards amassé par le dur labeur consistant à accaparer pour lui et ses proches l’essentiel de la rente pétrolière et gazière de son pays. Il place en état d’arrêt domiciliaire sine die deux hommes d’affaires suisses en dépit du fait que son fils et son épouse ait été autorisés à regagner la Libye à la suite du retrait de la plainte des malheureux domestiques. Ces derniers ont été fermement invités à accepter des dédommagements financiers pour s’écraser, et pour se faire mieux comprendre, les sbires de Kadhafi s’arrangent pour que le frère du valet passe de vie à trépas dans des conditions pour le moins bizarres.

Mais c’est mal connaître l’ombrageux Mouammar que de croire qu’il allait faire montre de sa proverbiale clémence en mettant fin à sa querelle avec Berne après ce petit arrangement. Il voulait voir le gouvernement suisse, ses diplomates et ses banquiers ramper vers lui face contre terre pour venir lui lécher les babouches en chemise et la corde au cou. Ce qui fut fait au mois de juillet 2009, lorsque le président en exercice de la Confédération, Heinz Rudolf Merz, se rend à Tripoli pour signer un protocole d’accord, qui commence par des excuses en bonne et due forme de Berne pour le traitement ignoble infligé au fiston. Après cette contrition publique exprimée à Tripoli, Merz accepte la mise en place d’une commission d’arbitrage dont la mission est d’établir les responsabilités individuelles dans la police et la justice genevoise, Berne s’engageant à sanctionner comme il se doit les fautifs. Ce brave Merz était venu dans ce Canossa oriental dans un avion du gouvernement suffisamment spacieux pour ramener, pensait-il, ses compatriotes arbitrairement retenus en otages. A peine l’encre du honteux protocole fut-elle sèche, que les Libyens firent savoir qu’il n’était pas question de libérer les Suisses avant que la commission d’arbitrage ait rendu ses conclusions, et que les fonctionnaires genevois aient reçu la fessée que les arbitres n’allaient pas manquer de leur infliger. Pour que les choses soient bien claires, Mouammar Kadhafi prononce alors un beau discours, dans lequel il ne demande rien moins que la dissolution de la Confédération helvétique, coupable de violations continues et répétées des droits de l’homme, en proposant que ses voisins allemands, français et italiens se partagent les dépouilles de la Suisse en fonction des régions linguistiques.

Micheline Calmy-Rey, la très gauchiste cheffe du département (ministre) des affaires étrangères, amie de l’ami intime de Kadhafi, l’ineffable Jean Ziegler, doit faire face à une discrète, mais très inhabituelle révolte de son administration qui commence à trouver saumâtre le rôle de carpette orientale qu’on lui fait jouer.

On en est là, et la Libye vient d’annoncer qu’elle allait faire passer en jugement les otages qu’elle a conservé par devers elle.

Bien sûr, dans le vote de dimanche, on ne peut exclure un fond d’islamophobie et de xénophobie instinctive dans une population qui a longtemps vécue dans un isolement montagnard peu propice à l’ouverture au grand large. Mais d’autres votations xénophobes initiées par l’UDC ces derniers temps, comme celle demandant le retrait de la Suisse de l’espace Schengen ont été repoussées.

L’affaire Kadhafi, et le comportement indigne d’une classe politique qui brade l’honneur national dans l’espoir d’hypothétiques contrats industriels, a été la goutte d’eau qui a fait déborder le lac, à défaut d’y mettre le feu. Rama Yade avait, à juste titre, dénoncé le statut de paillasson auquel Kadhafi avait ravalé la France lors de la visite de ce dernier dans notre pays en 2008. Les Suisses semblent l’avoir entendue, même si leur réponse n’est pas de celle que nos moralistes auraient aimé saluer de leur plume louangeuse. Et puis, on a sa fierté, vinzou !