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Dessine-moi un beau pont

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La rentrée dite littéraire nous a réservé deux excellentes surprises : la confirmation d’un écrivain, l’absence d’un auteur. Grâce à la première, qui a les traits de Maylis de Kérangal, la fiction retrouve toute sa vigueur et congédie, durablement nous l’espérons, l’engeance calamiteuse que le commerce de l’édition qualifia d’autofiction, incarnée par la seconde, autrement dit Mme Angot…

Maylis et l’art des chamanes

Bref retour en arrière : cet été, France Culture offrit un beau voyage ferroviaire à quatre écrivains, sur les traces du Blaise Cendrars de La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France. Chacun d’eux disposait d’une demi-heure, cinq jours de suite, pour transmettre ses émotions, rapporter son expérience. L’affaire n’était pas simple : on s’ennuie vite entre les choses vues, les petites confidences, les épanchements… Deux récits de vive voix se détachèrent, ceux de Sylvie Germain et de Maylis de Kérangal. Le mode narratif choisi par cette dernière possédait une force d’attraction très singulière. C’était haletant, et l’on traversait l’immensité jusqu’au terminus, dans une voiture inconfortable, jamais las d’entendre la rumeur des steppes et d’apercevoir, comme déformés par la buée sur les vitres, des territoires immenses et gris.

Or, Maylis de Kérangal confirme, avec Naissance d’un pont, qu’elle possède l’art des chamanes ; par le style seul, elle fracasse notre résistance naturelle, qui nous retient sur le seuil de toute fiction. Elle nous saisit au col, nous entraîne après elle, et nous la suivons, bousculés, trimbalés, malmenés, curieux toujours des choses enfouies qu’elle révèle. En vérité, écrire est affaire de pratiques secrètes, d’invocations mystérieuses.

Il y a de la sorcellerie dans la manipulation des mots et des formules. C’est ainsi qu’avec le chantier d’un pont, elle nous envoûte, car seul, dans un livre comme en amour, la qualité du philtre compte, et assez peu le sujet. Voyez ce portrait d’un simple grutier dans la cabine de son engin, à cinquante mètres de hauteur : « […] il se sent chez lui dans cette thurne exiguë où se vérifie huit heures par jour l’exemplarité de la métrique anglo-saxonne qui étalonne l’espace à l’aune du corps humain, à l’aune du pouce et du pied, de son abdomen justement, de la proéminence de son nez en bec d’aigle, de ses longs pieds fins et de ses cils de girafon. De là-haut Sanche porte sur le chantier et les alentours un œil panoptique qui lui confère une puissance neuve assortie d’une distance idéale. Il est l’épicentre solitaire d’un paysage en mouvement, intouchable et retranché, il est le roi du monde. »

Le maître du béton

Voyez encore le rêve immobilier, proprement démesuré, d’un certain John Johnson dit Le Boa, élu maire de la ville de Coca, qui, de retour d’un voyage à Dubaï, vertigineuse citée futuriste, veut un pont immense et bien plus encore, une sorte de Disneyland climatisé, érigé comme une offense aux lois anciennes : « […] trop d’Europe ici, trop d’Europe, c’est ce qu’il répète à tout bout de champ, identité lourde, traditions qui collent : ça pue la mort ! Il s’emploie dès lors à éclater le centre-ville, à péter son noyau dur, son noyau historique, à en pulvériser le sens en périphérie. […] Il veut de la transparence, du plastique et du polypropylène, du caoutchouc et du mélaminé, du provisoire, du consommable, du jetable. »

Les personnages convergent de tous les horizons, de toutes les misères ; gouvernés par le principe de solitude absolue, ils opposent à la violence permanente des feintes d’évitement, où se mêlent la ruse de l’homme et l’effroi de l’animal. Que deviendra Summer Diamantis « […] fille euphorique […] agrée responsable de la production du béton pour la construction des piles » ? Et que dira Diderot, le maître du béton, l’homme puissant qui a toujours « […] l’air d’arriver du plus loin, des confins de l’espace avec dans son dos le souffle de la plaine […] » ? On pressent le pire pour Soren Cry, enfant de la « ruralité fantomatique », confident des démons, tendre avec sa maman « dont il a envisagé des centaines de fois le meurtre au poignard, au foulard […] »

Qu’est-ce donc, à la fin, qu’une écriture ? Parmi tant de réponses possibles, celles-ci : et si c’était un affront fait au malheur, un soupir lancé dans une chambre d’écho, une sorte de brouhaha qui domine un instant la terrible rumeur du monde, et encore un long malaise partagé, la rumeur lointaine de la grande tragédie des origines ?

Le livre de Maylis de Kérangal figure sur la liste du prix Goncourt. C’est une épreuve autant qu’un honneur redoutable. M. Houellebecq, qui postule depuis quelques années, le mérite amplement. Découvert par le très subtil Maurice Nadeau, reconnu par beaucoup comme le talentueux prosateur de l’ère du doute aggravé par la perte de l’appétit sexuel, figé par ses admirateurs dans la posture du grand écrivain de son temps, il semble nettement détaché du lot des prétendants. Son succès en librairie ne se dément pas, sa malicieuse physionomie de renard paraît dans toutes les vitrines.
Mais, quel que soit le résultat de la course, il apparaît dores et déjà que Naissance d’un pont est l’œuvre d’un écrivain.

Naissance d'un pont - PRIX MEDICIS 2010

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L’Europe, fille aînée de l’islam ?

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Panneau de marbre contenant la Shahada musulmane
Panneau de marbre contenant la Shahada musulmane (profession de foi), Egypte, XIIIe siècle : «Il n'est pas d'autre Dieu que Dieu ; et Mohammed est son prophète.»

« Un dossier sur l’islam ? Mais c’est une obsession ! » La discussion enflammée qu’a suscitée, dans la rédaction, l’idée de consacrer la « une » de Causeur à l’épineuse question de l’islam et de sa place dans nos sociétés m’a convaincue qu’il était temps de tirer au clair nos idées sur un sujet qui, sous diverses formes, ne cesse de nous solliciter et de nous interroger. Si nous n’avons pas de réponse, et surtout pas de réponse simple, il y a une question. Et on n’y verra pas plus clair en rejetant ceux qu’elle angoisse dans l’enfer du racisme ou en renvoyant ceux qu’elle agace dans les cordes de l’angélisme.

L’islam, une obsession européenne ?

Sommes-nous « obsédés » ? Jean-François Baum, qui a tiré le premier avec l’apostrophe suscitée, a mis dans le mille. Si nous sommes honnêtes − et nous le sommes −, n’évacuons pas cette interrogation d’un trait de plume ou d’un effet de manche. Il m’arrive de penser que cette affaire est en train de nous rendre dingues ou, au moins, de perturber notre jugement. À trop en parler, contribuons-nous à créer ou, au minimum, à surestimer un problème qui n’existe pas, comme le pense Jérôme Leroy ? Sommes-nous en train d’inventer le « djihad laïque », comme le craint Malakine ? À nous focaliser sur « l’islam des cités »[1. Bien entendu, il ne concerne pas tous les habitants des cités. Je parle ici d’une norme sociale diffuse qui devient dominante sur certains territoires.], oublions-nous l’islam de Papa, celui des milliers de musulmans qui sont, conformément au voeu d’Éric Besson, de bons petits Français ? Est-il intellectuellement légitime et politiquement opportun de poser une question générale à partir d’incidents nombreux mais isolés, de revendications agressives mais minoritaires, de comportements répandus mais individuels ?[access capability= »lire_inedits »]

Les peuples ont répondu pour nous. Les peuples ont la trouille. Qu’ils aient raison ou tort n’y change rien : cela signifie qu’il faut en parler. Et qu’on ne me chante pas l’air de la manipulation des bas instincts par de méchants politiciens. Les sentiments populaires ne sont pas toujours distingués, mais il leur arrive assez fréquemment d’avoir partie liée avec le réel.

De fait, de Rome à La Haye, de Bruxelles à Berlin, un spectre hante l’Europe : celui de l’islamisation. Qu’on ne se méprenne pas : la présence, dans nos pays, de fortes « communautés » musulmanes est un fait ancien et irréversible. Dans quelques décennies, les musulmans seront majoritaires dans nombre de grandes villes : ce n’est pas un fantasme lepéniste mais un constat démographique. Cyril Bennasar, seul d’entre nous à se déclarer « islamophobe », précise, et à raison, que ce n’est pas la présence des individus qui est en cause mais la diffusion des idées et des pratiques qui vont avec.

Choc des civilisations ?

Le Français moyen n’est pas plus un « beauf » raciste que le Hollandais moyen ou l’Italien moyen. Il se fiche de l’origine et de la couleur de peau de son voisin, autant que de ses croyances. Ça lui est égal que son médecin soit arabe et la prof de sa fille africaine. Il veut préserver ce quelque chose d’indéfinissable qui ne se trouve pas dans les lois mais dans les moeurs et qui, par conséquent, s’ancre nécessairement dans des traditions locales. Une façon de s’adresser aux autres, d’habiter un monde commun. Cet attachement dont il est si difficile de nommer l’objet n’est pas une petite affaire, puisque de lui dépend notre façon de « faire peuple ». Or, on dirait que ce monde commun tissé de vie concrète et de croyances partagées, de références reçues au berceau, à l’Ecole de la République, à l’usine ou au bureau, devient étranger à une partie de nos concitoyens et que, de surcroît, ils en ont un autre à proposer. Cette appartenance de substitution n’a peut-être rien à voir avec la religion elle-même, mais elle s’en réclame avec insistance. C’est la confrontation entre deux univers symboliques qui donne le sentiment que le « choc des civilisations » s’est invité dans nos banlieues et dans nos représentations.

La vérité des collectivités humaines

On me dira que nous ne sommes guère avancés. Comment apprécier l’importance réelle de phénomènes aussi évanescents et polysémiques – et donc, la réalité du problème ? Aucune statistique, aucune analyse sociologique, aucune expertise ne nous dira la vérité des collectivités humaines. Nous ne pouvons que tenter de voir ce qui se passe et de déchiffrer ce que nous voyons à l’aide de ce que nous savons.

À ce stade, je ne saurais livrer que mes propres observations, nécessairement impressionnistes et qui n’engagent que moi. On le verra, chacun, sur ces sujets, doit pouvoir utiliser ses propres mots. Je crois, pour ma part, que la progression d’un islam identitaire plus que religieux n’est pas une bonne nouvelle, non seulement parce qu’il va souvent de pair avec une hostilité affichée à la culture et au mode de vie dominants, mais aussi parce qu’il accroît le contrôle du groupe sur les hommes – et plus encore sur les femmes – qui le composent. Or, l’histoire de l’Occident, c’est celle de l’émancipation des individus par rapport à leur groupe social, religieux, ethnique. Aziz Bentaj raconte comment l’Université française lui a appris la pensée critique. Quand la norme sociale ne peut être discutée, que les comportements déviants – manger pendant le ramadan ou porter une mini-jupe – sont dénoncés voire réprimés par la force, il n’y a plus de place pour la pensée critique. Il n’y a plus de place pour la liberté de chacun de remettre en cause son appartenance ou plutôt les modalités de celle-ci. Or, cette liberté, nous la devons à tous ceux qui vivent sur notre sol. Si la majorité des musulmans aspire, comme je le souhaite, à intégrer le roman national sans demander qu’il soit réécrit pour eux, alors il faut les délivrer de la minorité qui prétend leur imposer ses façons de voir et de vivre. Quant aux apôtres du multiculturalisme – qui, il est vrai, sont un peu moins flamboyants ces derniers temps − ils risquent de découvrir demain qu’ils ont été les idiots utiles d’une entreprise de conquête des esprits et d’hégémonie culturelle.

Qui doit changer ?

En fin de compte, la seule question qui vaille est : qui doit changer ? Faut-il, dans un respectable souci d’égalité, faire place à d’autres façons de vivre ? Pour Abdelwahab Meddeb, la réponse est claire : « C’est aux musulmans de s’adapter. Pas à l’Europe. » Aziz Bentaj pense que nous ne ferons pas l’économie d’un affrontement républicain. Reste à espérer que nous serons capables de le mener sans trahir ce que nous sommes.[/access]

Le cauchemar d’Obama

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La campagne électorale des « midterm » américaines du 2 novembre prochain prend des allures de rodéo où le peuple en délire voit les notables installés, démocrates comme républicains, mordre la poussière et quitter l’arène politique sous les quolibets des spectateurs.
La phase des primaires, qui vient de s’achever, s’est traduite par la montée en puissance des candidats, et singulièrement des candidates, soutenus par le mouvement « Tea Party », un rassemblement de toutes les droites populaires animé avec une fougue et un sens politique hors du commun par Sarah Palin, ex-candidate républicaine à la vice-présidence en 2008.

Les noms de Christine O’Donnell, Sharron Angle, Nikki Halley ou Michelle Bachmann étaient jusqu’à ces dernières semaines inconnus du grand public américain. Aujourd’hui, elles sont à la « une » de Newsweek et elles font la tournée des talk-shows télévisés, et pas seulement ceux de Fox News, la chaîne bestialement conservatrice qui domine le marché des chaînes d’infos aux Etats-Unis. Elles se sont imposées à la surprise générale pour briguer des postes de député, de sénateur, ou de gouverneur d’Etat.

Dans un de ses coups de génie communicateur, Sarah Palin vient de rassembler ces dames sous la catégorie des « mamas grizzly ». Est ainsi désignée une nouvelle race de femmes politiques dont le comportement s’apparente à celui de l’ourse commune d’Alaska, qui ne fait qu’une bouchée de tout être vivant ayant l’imprudence de s’interposer entre elle et ses oursons. Même le grizzly mâle, pourtant plus gros et plus puissant que sa compagne, fait un large détour lorsqu’il aperçoit la petite famille en train de se goinfrer de saumons le long d’un torrent.

L’impopularité de « ceux de Washington »

Toutes les dames citées plus haut ont comme caractéristique commune d’être parvenues à se frayer un chemin dans la jungle politique des Etats-Unis sans l’onction ni le soutien financier de la machine politique républicaine. Pour vaincre leurs rivaux, souvent des politiciens blanchis sous le harnois, elles se sont appuyées sur le rejet de plus en plus violent par une frange de plus en plus large d’électeurs de « ceux de Washington ». Cette impopularité vise aussi bien le locataire de la Maison Blanche, Barack Obama et son entourage, que les membres du Congrès, démocrates comme républicains. On leur reproche de vivre dans une bulle et d’avoir perdu tout contact avec la vie et les préoccupations de la classe moyenne, celle qui est frappée le plus durement par la crise économique et la montée du chômage.

Ces femmes, dont beaucoup se sont longtemps consacrées à leur fonction de mère de famille, ne sont pas des desesperate housewives de série télé. Elles sont du genre à tout surveiller autour d’elles, à harceler les professeurs quand l’enseignement dispensé à leurs chers bambins leur semble insuffisant ou trop marqué par les idées gauchistes en vogue dans les universités les plus réputées. Elles se définissent politiquement comme des common sense conservatives, des réacs de base dotées d’un credo simple et compréhensible par tous : moins d’Etat, moins d’impôts, plus de religion et d’appel à la responsabilité individuelle. Elles sont contre l’avortement, le mariage gay, la sécurité sociale pour tous et les programmes scolaires imposés par le Département de l’éducation de Washington. En politique étrangère, domaine qui n’est pas leur souci premier, elles ne s’embarrassent pas des subtilités idéologiques du « wilsonisme botté » défendu à l’époque de George W. Bush par les intellectuels néo-conservateurs. L’Amérique doit défendre ses valeurs et son honneur partout où ils sont attaqués, sans se poser trop de questions éthiques et sans viser à faire ami-ami avec ceux qui vous crachent à la figure en attendant de vous égorger. C’est dire à quel point elles sont insensibles à une « obamania » en net reflux aux USA, mais toujours vivace dans les élites politiques et médiatiques européennes.

Leur empowerment, un terme en vogue dans les milieux féministes des sections de « gender studies » dans les universités, signifiant la prise en main de leur destin par les dominés, en l’occurrence les dominées, fera sans doute l’objet d’une multitude de mémoires et de thèses dans les années à venir. On pourra y retrouver en creux une version de droite de cette idéologie du « care » dont s’est entichée notre Martine Aubry nationale. S’occuper des gens, des enfants, des malades et des personnes âgées n’est pas, selon elles, du ressort de l’Etat accapareur et redistributeur, mais celui des organisations de proximité où chacun peut exercer le don de soi et la charité prônés chaque dimanche en chaire par le pasteur du coin.

N’imaginez surtout pas ces « mamas grizzly » comme des laiderons à l’allure revêche, comme on caricature les militantes des ligues de vertu. A l’image de leur patronne, Sarah Palin, elles cultivent un look sexy et arborent en permanence un sourire dents blanches à faire damner un moine. Selon les derniers sondages, certaines d’entre elles risquent de faire tomber de leur siège des poids lourds du Congrès, comme Harry Reid, le chef de la majorité démocrate au Sénat, sérieusement menacé par la mama grizzly Sharron Angle dans le Nevada. Cette espèce trouvera-t-elle un jour en Europe un territoire favorable à son acclimatation ? Si cela devait être le cas, les Verts devront revoir leur copie relative à la protection des ours dans nos montagnes.

La croisière abuse!

Dans le Monde daté du jeudi 7 octobre, j’ai découvert en page 7 une élégante publicité faisant la promotion des croisières proposées par la « Compagnie du Ponant ». Jusque là rien de très spécial. Expéditions « cinq étoiles, grand confort », voyages à bord du Boréal un yacht « à nul autre pareil », une expérience « unique », doublée d’une « subtile alliance de raffinement et d’intimité ». Bref, une jolie page de pub plan-plan, innervée de la moins inventive des proses mercatiques.
Mais en y regardant d’un peu plus près, on apprend que cette compagnie – assurant une prestation très haut-de-gamme de « yachting de croisière » – propose un exceptionnel séjour de prestige fin novembre, en Antarctique, avec pour « invité d’honneur » un certain… Michel Rocard.

L’ancien premier ministre de François Mitterrand semble vivre une retraite hyperactive. Ce bouillonnant octogénaire qui a obtenu de Nicolas Sarkozy le poste d’« ambassadeur de France chargé des négociations internationales relatives aux pôles Arctique et Antarctique » est de tous les engagements. Sa nouvelle mission officielle l’obligeant certainement à ce sacrifice douloureux qu’est la participation à des croisières de super-riches facturées aux vacanciers entre 4000 et 10.000 euros les quinze jours, suivant le type de cabine. Assurément le juste prix pour entendre l’ancien Premier-Ministre socialiste prodiguer « ses idées et ses projets d’actions en faveur d’une meilleure gouvernance de l’océan Arctique », et – à n’en pas douter – partager avec lui, à l’occasion, un cocktail sans alcool au bar de l’entrepont, avec Gopher, le Doc et le capitaine. L’ambassadeur et le conférencier de luxe sont dans un bateau, l’ambassadeur tombe à l’eau, qu’est-ce qu’il reste ?
Ah, la croisière va bien s’amuser !

Torquemada, toi-même !

Si j’en crois Cyril Bennasar, avec lequel je reste en profond désaccord, notre liberté tiendrait essentiellement à notre latitude à foutre le feu à un exemplaire du Coran, puis à lui pisser dessus. Soit ! Cela doit être là l’un des aspects de la liberté chez les modernes qu’une lecture par trop inattentive de Benjamin Constant m’avait fait perdre de vue.

Poursuivons donc jusqu’au bout la logique bennasarienne : si jamais nous ne foutions pas le feu à un exemplaire du Coran et si nous ne pissions pas dessus chaque jour, alors notre liberté de penser en serait gravement diminuée et restreinte. Et celui qui ne se livrerait pas à ça serait, évidemment, l’agent masqué de cet islamisme qui rampe et étouffe de son étreinte serrée les valeurs de la République. Je n’ai pas tout saisi de cette grande logique dans laquelle semble tenir à elle seule notre liberté, mais, à tout prendre, ce n’est pas pisser qu’il serait requis de faire mais chier. L’urine a un côté un peu trop oriental, donc nécessairement islamiste, puisqu’elle nous ramène aux acousmataï pythagoriciennes et à la dialectique apollinienne (« Tu n’urineras pas face au soleil »), alors que la défécation est bien davantage le propre de l’Occident. Voyez la correspondance de Mozart, mais également cette ligne brune qui unit dans le nihilisme du trou de balle et Diderot et Bataille.

Donc, brûler des livres, c’est ce qui garantit notre liberté. Pourvu que Delanoë ne se prenne pas à nous organiser des Nuits de Cristal en lieu et place des Nuits Blanches, parce que j’ai la nette impression que nous deviendrions très vite très libres.

Non, la liberté que nous avons acquise n’est pas celle du briquet, de l’urètre ou de l’anus. C’est dans la tête que ça se passe, cher Monsieur. Notre liberté, c’est celle de l’esprit. S’avilir à aller en dessous, c’est se résoudre à n’avoir ni tête ni esprit.

Je ne suis pas, par exemple, d’accord avec Onfray. Mais alors pas du tout. Il a commis le crime impardonnable de n’avoir rien compris à Sade et n’a pas saisi que le marquis érigeait une métaphysique catholique et antichrétienne, comme Maurice Liver puis Philippe Sollers l’ont montré. Or, si l’on peut me trouver un jour en possession de livres d’Onfray, jamais on me trouvera en train d’en brûler un seul. Ni d’uriner dessus.

Nous ne sommes pas des porcs !

Pour une seule chose : nous ne sommes pas des porcs ! Nous ne pissons pas en public. Nous ne sommes pas des porcs : nous ne mettons pas le feu aux livres.

Nous ne mettons pas le feu aux livres et, comme nous sommes êtres doués de raison, nous ne confondons pas islam et islamisme. Comme nous plaçons au-dessus de tout notre raison, nous ne croyons pas que Ben Laden est dans chaque ascenseur.

Oui, il se trouve bien que, dans certaines contrées du monde, certains foutent le feu aux livres qui leur déplaisent. Les Talibans en ont incendié par milliers. Maariv a même vu un adjoint au maire de Or Yehuda organiser, en mai 2008, un autodafé d’exemplaires du Nouveau Testament. Devraient-ils être pour nous des exemples ? Evidemment que non quand on n’a pas oublié – mais faut-il un jour les avoir connus – les vers de Heinrich Heine dans Almansor : « Quand on commence à brûler des livres, on finit par brûler des hommes. »

Mais bon, feu de cela. Ce qui retient l’attention de Cyril Bennasar, ce sont deux choses : le responsable de la mosquée de Strasbourg a porté plainte pour racisme et le maire de Strasbourg a lancé une pétition appelant à la vigilance antiraciste.

Sur la deuxième récrimination de l’ami Cyril, une petite rectification s’impose : cette pétition est antérieure à l’affaire du Coran brûlé. Au passage, ce dernier acte a eu lieu à Bischheim, non pas à Strasbourg (vu de Paris, je sais, c’est la même chose, nous parlons tous boche ici). Cette pétition suivait une dizaine d’actes de vandalisme perpétrés contre des Strasbourgeois et des notables. Mon ami Faruk Gunaltaï, le directeur de l’Odyssée, a réchappé à un incendie criminel qui visait son habitation. Le professeur Israël Nizand a vu sa maison taguée de graffitis antisémites. Mais, pas de souci, hein, le racisme et l’antisémitisme sont des fadaises, des billevesées, des instruments de propagande aux mains des islamistes, non ? Mon ami Faruk et sa famille ne pensent pas la même chose que Cyril Bennasar. C’est certainement le problème de Faruk : être un turc athée, bouffeur d’imams, de curés et de tout ce que vous voudrez n’ouvre pas le droit au blasphème, surtout chez les gens qui ne kiffent pas ces Turcs qui y vont un peu trop fort dans l’assimilation au point d’avoir les humeurs du petit père Combes.

Quant à la plainte du responsable de la mosquée de Strasbourg, je n’y trouve personnellement rien à redire. Elle s’inscrit dans la doxa la plus française qui soit. Quand on est un bon français, on va devant le tribunal dès lors qu’un problème se pose. Et si possible on y va pour antiracisme. Je concède une chose : Abdelaziz Choukri, délégué général de la mosquée de Strasbourg, ne doit pas être un si bon Français que ça, c’est-à-dire un être animé par un antiracisme viscéral et ce que Philippe Muray appelait le « désir de pénal ». Car le gars qui a fait la vidéo, Choukri l’a appelé. Et le gars, dont Cyril Bennasar nous dit qu’il est le parangon de la liberté de penser, n’a pas voulu lui parler. Depuis quand, en France, parlerait-on à un Arabe ? Non mais !

Tout le débat sur l’islam dans le numéro d’octobre de Causeur.

L’Inquisition, c’est fini !

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Je suis d’accord avec François Miclo, il faut critiquer, déconstruire et non pas détruire mais l’incendiaire alsacien n’a pas détruit le Coran en brûlant un exemplaire et quelles qu’aient été ses intentions, son acte a révélé le caractère incritiquable, indéconstructible et intouchable de ce texte. Quand elle pointe une liberté d’expression garantie par la loi mais entravée dans le réel, la provocation est un acte critique. Les réactions que cet outrage a suscitées donnent matière à critique. Critiquons, donc !

Les responsables de la mosquée de Strasbourg parlent « d’actes ignobles et honteux » contre un livre saint et, rappelons-le, portent plainte pour « incitation à la haine raciale ». Ne peuvent-ils distinguer l’offense faite à leurs croyances d’une incitation à la haine pour leur « race » ? Peut être qu’en islam, cette distinction n’a pas de sens et que la liberté de blasphémer, comme toutes les limites posées par la loi au débordement des pratiques religieuses dans l’espace public, sont vécues comme des brimades islamophobes mais si les guides spirituels musulmans n’expliquent pas la laïcité ou le droit français au blasphème à leurs ouailles, qui le fera ?

Dans cette affaire, ils dénoncent « une provocation qui sera lourde de conséquences » et assurent par ailleurs qu’ils appellent au calme. J’espère qu’ils seront entendus et que le calme sera la seule conséquence.

Le CFCM voit dans la vidéo une atteinte inacceptable et dangereuse aux valeurs de la République. Quel dommage qu’une aussi éloquente indignation ne pousse ses responsables à aller convaincre certains jeunes en banlieue qui se réclament de l’islam que brûler une femme, ce n’est pas bien non plus.

Le processus judiciaire commence par un interrogatoire du prévenu par la police pour un délit qui, je me répète, relève du blasphème et non de l’incitation à la haine raciale et se poursuivra au Tribunal correctionnel. Parti comme ça, je me demande si les juges vont rendre la justice au nom du peuple français ou de l’inquisition musulmane. Pas de chance pour l’accusé, en correctionnelle, il n’y a pas de jury populaire mais seulement des magistrats syndiqués.

Le maire de Strasbourg qui en appelle à « un front républicain de refus de l’inacceptable », assorti d’une pétition tout aussi républicaine pour réagir à la crémation coranique qui fait déborder le vase des actes racistes. La leçon républicaine du jour aurait pu s’intituler : « Apprenons aux musulmans le droit au blasphème », mais le maire a préféré revenir à l’antifascisme, l’antiracisme et au combat qui continue contre l’extrême droite. C’est moins subtil et moins délicat mais ça rassemble à gauche.

De Libération au Figaro, les médias évoquent « le livre saint » et l’acte « haineux et raciste ». Là aussi, la confusion règne et quand la religion offensée est celle des plus pauvres et des plus stigmatisés, le discernement s’éclipse, on criminalise le blasphème, la censure est permise et la sanction bienvenue. Pour défendre le nouvel ordre moral, il n’est plus interdit d’interdire.

Ce n’est pas bien de brûler un livre mais ce petit incendie nous éclaire davantage sur notre société que les travaux d’un sociologue sur l’islamisation des esprits ou qu’une longue exégèse du Coran. Je partage la réprobation morale générale, mais la question n’est pas de savoir s’il est bien ou pas de brûler un livre mais s’il est encore permis de le faire. Je n’aime pas ça, mais je me battrai pour qu’on puisse le faire. C’est aussi ça, les Lumières.

Tout le débat sur l’islam dans le numéro d’octobre de Causeur.

Touche pas à mon Coran !

Les livres, on les critique. On ne les brûle pas.

On ne brûle pas le Coran. On ne brûle pas la Bible. On ne brûle pas la Torah, ni le Livre de Mormon. On ne fout pas le feu aux Paradis perdus de Milton, ni aux Cent vingt journées de Sodome. On n’approche pas une allumette d’un exemplaire de Par-delà le bien et le mal ni de Rigodon. On ne brandit pas son Zippo contre le Journal d’un homme trompé ni contre Babylone nous y étions, nus parmi les bananiers ni contre Farenheit 451, pourtant à température idéale. On ne se réchauffe les mains devant aucun exemplaire d’Autodafé, ce merveilleux roman d’Elias Canetti. Et la main épargne des flammes tous les livres. On ne jette rien au bûcher, même les vanités.

Pourquoi ? Parce que, précisément, les Lumières ne se nourrissent pas du feu des livres, mais de la critique. Pour parler en derridien approximatif, elles ont substitué la déconstruction à la destruction. C’est ce qui fonde tout ce que nous sommes : nous ne considérons plus celui avec lequel nous sommes en désaccord comme un ennemi qu’il faut tuer, mais comme un adversaire qu’il faut convaincre. Nous ne considérons plus les livres que nous trouvons infâmes comme des objets tout justes destinés au feu, mais comme des textes que notre raison peut analyser et juger.

Brûler un livre, c’est renoncer à sa faculté de juger

Lorsque le marquis de Sade livre ses attaques les plus virulentes contre la Bible et pense l’athéisme dans sa radicalité métaphysique, il le fait avec des arguments rationnels. Il ne brûle aucun livre. Il critique, destitue les textes de leur sacralité, moque, tourne au ridicule. Mais, comme il l’écrit dans la Philosophie dans le boudoir : « Dès l’instant où il n’y a plus de Dieu, à quoi sert d’insulter son nom ? » Sade trouvera bien une utilité au blasphème : c’est le fond de l’érotique blasphématoire qui irradie tous ses livres comme un feu sacré.

Les Lumières ont érigé la raison en instance toute-puissante, qui peut s’exercer sur quelque texte que ce soit. C’est ce qui fonde ce qu’on appelle, en philosophie, la modernité. Dès lors, lorsque l’on se trouve à brûler un livre au lieu d’en critiquer le contenu, alors l’on renonce à sa faculté de juger. Et ce renoncement-là est la pire abdication qui soit.

Le zozo qui a brûlé un exemplaire du Coran il y a quelques jours en Alsace pour faire le con glorieux sur Internet n’a rien d’un héritier de la civilisation des Lumières, il se comporte comme le premier taliban venu. Sa petite vidéo est une fatwa qu’il lance contre la raison, contre les Lumières, bref contre ce que nous sommes. Et les lanceurs de fatwa, qu’ils soient barbus ou alsaciens, on ne peut les tenir qu’en piètre estime.

Tout le débat sur l’islam dans le numéro d’octobre de Causeur.

Conduite accompagnée

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Des remparts de Carcassonne à l’élégante grisaille lilloise, la scène est immuablement la même : Monsieur est déjà au volant, trépigne, regarde l’heure et ronge son frein, tandis que Madame termine de ranger la cuisine, cherche ses clés pour les fourrer dans son sac, les trouve mais ne retrouve plus son sac et Monsieur est aux bords de l’apoplexie. Enfin, Madame s’assied gracieusement à la place du mort sous les moqueries de Monsieur dont on peut se demander pourquoi il n’a pas levé ses fesses pour venir en aide à Madame. Le volant n’allait pas s’envoler, on n’est pas au badminton !

On pourrait en rester là, mais voilà que Monsieur s’égare ce qui, bien entendu, est la faute de Madame, infoutue de lire une carte routière ! Elle a oublié de passer son brevet d’éclaireur avant de se présenter devant Monsieur le Maire, l’innocente.
Mais je t’avais dit qu’il fallait tourner là!
Là, en voiture, ça ne veut rien dire!
Mais si, je t’avais dit après la grosse ferme blanche!
Je conduis, moi, j’ai pas le temps de regarder le paysage!

Comme on ne se parle plus, Monsieur branche la radio, préférant encore les pub débiles et les chansons à la con à l’odieux silence pincé de Madame. Silence qui s’alourdit encore, car Madame voulait justement écouter le dernier Bénabar pour se calmer. L’explosion n’est plus loin, elle se produira quand Monsieur, qui a oublié toute cette histoire en écoutant les infos, ouvre inconsciemment la fenêtre, alors que Madame, frissonnante, allait brancher le chauffage.

22 minutes après le départ, très précisément, Monsieur et Madame parlent divorce. C’est en tout cas ce qu’il ressort d’une enquête fouillée menée par le constructeur automobile Seat. 22 minutes, pile poil.

Cela frôle la caricature, direz-vous ? Il n’empêche, toujours d’après cette enquête, un conducteur sur cinq refuse de reprendre le volant tant que son partenaire reste à ses côtés dans la voiture. (Mesdames, n’oubliez jamais de d’embarquer un vélo pliant dans le coffre). Mieux encore, 22% des personnes interrogées refusent dorénavant de conduire au côté de leur moitié.

Tant mieux, ils devront acheter 2 bagnoles plutôt qu’une. Ce qui devrait faire les affaires de Seat.

Coran, un dossier brûlant

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La vidéo d’un internaute alsacien qui brûle un exemplaire du Coran – et, les plaisanteries les plus courtes étant les meilleures, pisse sur les flammes pour éteindre le feu – a provoqué le tollé auquel on pouvait s’attendre dans la communauté musulmane. Le délégué général de la mosquée de Strasbourg, Abdelaziz Choukri, qui a alerté les autorités, s’est entretenu avec l’auteur du blasphème, avant de porter plainte pour incitation à la haine raciale. Le Parquet a déjà annoncé que le jeune provocateur serait poursuivi.

Dans l’ambiance qui règne ces temps-ci en Alsace, où les vandalismes à caractère raciste ou antisémite augmentent, on a vite fait de mettre dans le même sac délits racistes et sacrilège. Or, s’en prendre à des personnes ou des groupes en raison de leur origine ethnique, de leurs croyances ou de leurs mœurs et critiquer ou ridiculiser des croyances ou des idées, ce n’est pas la même chose.

Agresser des juifs, des musulmans, des chrétiens, ou profaner leurs tombes, c’est peut être du racisme mais se moquer du caractère sacré du Coran, de la Torah ou des Evangiles, sûrement pas.

Qu’à cela ne tienne, l’islam outragé invoque le racisme. Une offense faite à la « race musulmane » sans doute ? Dans un monde où rappelons-le, les races n’existent pas.

Mais cet amas de contradictions n’empêchera ni les politiques ni, semble-t-il, les médias, de brandir le fatal anathème.

Délit de blasphème ?

La République est dans son rôle quand elle protège les citoyens contre les violences discriminatoires mais le caractère saint ou non d’un texte, ce n’est pas son affaire. L’autodafé de ce jeune homme qui n’a jamais brûlé personne ne relève pas de la haine ou du racisme mais du blasphème. Or si toute la société française condamne et punit les expressions ou les actes racistes, le délit de blasphème n’existe plus depuis les Lumières et les religieux ont fini par se faire une raison, prenant de la distance avec les blasphémateurs ou se cassant le nez sur la justice qui jusqu’à présent défend ce droit au nom de la liberté d’expression.

L’islam qui, sur ses terres historiques, punit de mort ceux qui prennent des libertés avec le Coran ou le Prophète s’accommode mal de ce droit au blasphème reconnu en Occident. En Europe, le délit d’outrage aux religions est tombé en désuétude, il existe en Irlande mais pas en Angleterre, se maintient là où les corbeaux font les lois avec les voix des grenouilles de bénitier. La législation du Concordat en Alsace et Moselle prévoit toujours trois ans de prison pour les bouffeurs de curés bouffeurs de choucroute mais il y a longtemps que personne n’a tâté du cachot. Ça pourrait changer si l’on écoute les doléances d’un culte venu du sud comme les cigognes mais qui lui, ne repartira pas.

En France, où les héritiers de Voltaire préfèrent la liberté d’expression qui s’use si l’on ne s’en sert pas à la paix des culs-bénits, le blasphème n’est pas puni par la loi. À l’ONU, les pays musulmans tentent de faire adopter un délit de blasphème à un monde laïc qui s’y oppose. Dans notre affaire, le dialogue de sourds qui s’est tenu entre le profanateur qui déclare « on est en France et on peut brûler un livre de Winnie l’Ourson, comme le Coran » et l’autorité musulmane qui répond « si on ne réagit pas, on autorise les gens à brûler un livre saint », témoigne de ce décalage des approches et des civilisations.

La liberté de croire est garantie par notre droit mais la liberté de se moquer aussi. Si la loi reconnaissait la sainteté d’une croyance ou d’une idéologie, elle rendrait celle-ci intouchable et réprimerait bientôt non seulement les provocations insultantes mais aussi toute caricature et toute critique, empêchant toute remise en question et toute adaptation à la modernité.

Aucun homme de foi n’aime voir son crédo ridiculisé ou les objets saints de son culte être traités comme de l’ordinaire profane. Mais c’est le prix à payer pour vivre dans le monde libre de la raison et du progrès. La liberté de penser et de s’exprimer par le rire ou la provocation ne peut s’arrêter aux sujets décrétés tabous par les croyants. C’est en acceptant, même en faisant la grimace, la critique de soi jusqu’à la raillerie, qu’on évolue et si la France peut aider l’islam à devenir un islam de France, c’est en l’obligeant à souffrir cette critique, incontournable condition de cette révolution-évolution qu’attend l’immense majorité des Français, à commencer par les musulmans.

Tout le débat sur l’islam dans le numéro d’octobre de Causeur.

Résurrection tardive

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L’histoire est connue. En 1952, Bernard Frank écrit, dans Les Temps modernes, un papier intitulé « Grognards et hussards ». Il s’en prend à une poignée de gandins – Antoine Blondin, Roger Nimier, Jacques Laurent et Michel Déon – qui, dans des romans comme Le Hussard bleu, L’Europe buissonnière ou Les Corps tranquilles, se moquent des diktats politiques de l’après-guerre et préfèrent séduire plutôt que convaincre. S’ils admirent Chardonne et Morand, ce sont donc des fascistes. Au début des années 1950, c’est une sacrée carte de visite : « Comme tous les fascistes, les hussards détestent la discussion. Ils se délectent de la phrase courte dont ils se croient les inventeurs. Ils la manient comme s’il s’agissait d’un couperet. À chaque phrase, il y a mort d’homme. Ce n’est pas grave. C’est une mort pour rire. »

Aujourd’hui, n’importe quel plumitif intenterait, pour une telle assertion, une action en justice. A l’époque, rien. Au contraire, tous ont salué le talent de Bernard Frank, refusant seulement de se voir encager dans un groupe. Jacques Laurent précisa qu’il préférait les fantassins aux « hussards » et Martine Carol, adorable Caroline chérie, à tout le reste. Pendant la guerre d’Algérie, les « hussards » aggravèrent leur cas, avec quelques autres dont le maquisard et flibustier Jacques Perret, en attaquant, plume à l’assaut, de Gaulle rebaptisé « La grande Zorah ». La cause était perdue ; la défaite fut pleine de panache, c’est-à-dire riche en textes de grand style. Mauriac sous de Gaulle de Laurent et Le Vilain temps de Perret restent des chefs-d’œuvre de pamphlets, tous deux condamnés pour une exquise infamie : offense au chef de l’Etat.

Destinés à cramer la vie le souffle au cœur puis à se retirer pour un très long moment dans une maison de famille, un bar de palace ou en bord de mer, les « hussards » n’existent pas. Ils ne s’appréciaient pas forcément les uns les autres, ne se fréquentaient, à l’occasion, que dans les colonnes des mêmes revues – La Table ronde, Arts, La Parisienne notamment. En somme, ils n’ont été que la géniale invention d’un Bernard Frank qui se cherchait une place au soleil. Ce qui est facile à comprendre quand on le lit : « Ils aiment les femmes (Stendhal, Elle), les autos (Buffon, Auto-Journal), la vitesse (Morand), les salons (Stendhal, Proust), les alcools (un peu tout le monde), la plaisanterie (leur mauvais goût). »
La définition est plaisante. Sartre est renvoyé dans les cordes. Sagan se faufile avec son Bonjour tristesse. Roger Vailland – communiste, libertin, alcoolique et drogué au regard froid – n’est pas loin non plus.

Au milieu des années 1980, Jérôme Garcin crut reconnaître des « néo-hussards » : Patrick Besson, Eric Neuhoff, Denis Tillinac et Didier Van Cauwelaert. Pourquoi pas, même si Tillinac était enterré en Corrèze et Van Cauwelaert inconnu au bataillon des mots. Besson et Neuhoff, par contre, furent d’une belle aventure qui ne s’est pas privée de saluer Frank, Nimier, Blondin et Laurent : la revue Rive droite.

« Vendanges tardives », un livre hors saison qui rend plus léger l’automne naissant

C’était en 1990. Ça a duré quatre numéros avec, pour éditeur, Thierry Ardisson – alors romancier inspiré et pas encore animateur pubard en bout de course. Au sommaire : Frébourg, Saint-Vincent, Parisis, Leroy, le trop oublié Jean-Michel Gravier ou encore Frédéric Fajardie. Mais aussi Jean-François Coulomb, homme de télé, de presse écrite, de ce qui lui plaît. Coulomb offrit à Rive droite une histoire d’amour triste sur fond de bataille napoléonienne : Paris-Austerlitz. Vingt ans après, cette nouvelle clôt Vendanges tardives, petit livre hors saison qui rend plus léger l’automne naissant. En exergue de ce recueil de quatorze textes ciselés en puncheur orfèvre de la langue française, deux clins d’œil, à Bernard Frank – « L‘insolence consiste à écrire peu » – et à Patrick Besson : « Aucun problème ne résiste à la vodka pamplemousse ».

Qu’il situe son récit à Paris, en Egypte ou dans un cimetière, Coulomb pose son ambiance comme il sifflerait une coupe de champagne, poursuit son intrigue tantôt en douceur tantôt pied au plancher et soigne ses chutes, toutes des banderilles de grâce cruelle. Il arrive que ses héros reviennent d’une guerre en Irak. Ou qu’ils boivent des daiquiris à la santé d’Hemingway, au Floridita de La Havane. Ou qu’ils ressemblent à Romain Gary juste avant l’ultime bye-bye, regardant une jeune demoiselle lire un de ses livres. Ils cachent leurs blessures derrière des lunettes noires et sous un costume en lin froissé. N’attendant rien, ils n’espèrent pas davantage. Ils ne croient plus en l’amour, ce chien de l’enfer. Puis ils y croient encore un peu, forcément. La faute à des héroïnes inoubliables. Chez Coulomb, elles s’appellent Aglaé et Alix de Chanturejolles, jumelles coquines ; Zelda ; Constance ; Carla ; ou Olympe de Vinezac.

L’apparition d’Olympe, aux premières lignes de Vendanges tardives, c’est Ursula Andress sortant des flots dans James Bond 007 contre Dr No : « Olympe est nue. Elle sait que je la regarde. Allongée sur le ventre, sa main effleure l’eau de la piscine. L’air sent la lavande. Sous le soleil, les oliviers ont des reflets d’argent. C’est l’heure de la sieste. La chaleur fige tout. Seules les cigales s’agitent. Délicieusement dorée, Olympe de Vinezac a un corps parfait. Digne du ciseau de Canova. D’un geste lent, elle essuie quelques gouttes de sueur qui perlent sur sa nuque. Entoure sa tête de ses bras. Ecarte légèrement les jambes, comme pour mieux se caler sur le matelas. Elle s’offre, pour ne pas avoir à s’abandonner ».

Jean-François Coulomb se lit et se relit comme une ivresse à prolonger, comme un auteur précieux à ranger, dans sa bibliothèque, près de quelques autres qui, eux aussi, savent que la passion des femmes, des paysages, de la vitesse, de la lenteur, de l’alcool et des plaisanteries mélancoliques, c’est l’ultime art de survivre en milieu hostile.

Dessine-moi un beau pont

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La rentrée dite littéraire nous a réservé deux excellentes surprises : la confirmation d’un écrivain, l’absence d’un auteur. Grâce à la première, qui a les traits de Maylis de Kérangal, la fiction retrouve toute sa vigueur et congédie, durablement nous l’espérons, l’engeance calamiteuse que le commerce de l’édition qualifia d’autofiction, incarnée par la seconde, autrement dit Mme Angot…

Maylis et l’art des chamanes

Bref retour en arrière : cet été, France Culture offrit un beau voyage ferroviaire à quatre écrivains, sur les traces du Blaise Cendrars de La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France. Chacun d’eux disposait d’une demi-heure, cinq jours de suite, pour transmettre ses émotions, rapporter son expérience. L’affaire n’était pas simple : on s’ennuie vite entre les choses vues, les petites confidences, les épanchements… Deux récits de vive voix se détachèrent, ceux de Sylvie Germain et de Maylis de Kérangal. Le mode narratif choisi par cette dernière possédait une force d’attraction très singulière. C’était haletant, et l’on traversait l’immensité jusqu’au terminus, dans une voiture inconfortable, jamais las d’entendre la rumeur des steppes et d’apercevoir, comme déformés par la buée sur les vitres, des territoires immenses et gris.

Or, Maylis de Kérangal confirme, avec Naissance d’un pont, qu’elle possède l’art des chamanes ; par le style seul, elle fracasse notre résistance naturelle, qui nous retient sur le seuil de toute fiction. Elle nous saisit au col, nous entraîne après elle, et nous la suivons, bousculés, trimbalés, malmenés, curieux toujours des choses enfouies qu’elle révèle. En vérité, écrire est affaire de pratiques secrètes, d’invocations mystérieuses.

Il y a de la sorcellerie dans la manipulation des mots et des formules. C’est ainsi qu’avec le chantier d’un pont, elle nous envoûte, car seul, dans un livre comme en amour, la qualité du philtre compte, et assez peu le sujet. Voyez ce portrait d’un simple grutier dans la cabine de son engin, à cinquante mètres de hauteur : « […] il se sent chez lui dans cette thurne exiguë où se vérifie huit heures par jour l’exemplarité de la métrique anglo-saxonne qui étalonne l’espace à l’aune du corps humain, à l’aune du pouce et du pied, de son abdomen justement, de la proéminence de son nez en bec d’aigle, de ses longs pieds fins et de ses cils de girafon. De là-haut Sanche porte sur le chantier et les alentours un œil panoptique qui lui confère une puissance neuve assortie d’une distance idéale. Il est l’épicentre solitaire d’un paysage en mouvement, intouchable et retranché, il est le roi du monde. »

Le maître du béton

Voyez encore le rêve immobilier, proprement démesuré, d’un certain John Johnson dit Le Boa, élu maire de la ville de Coca, qui, de retour d’un voyage à Dubaï, vertigineuse citée futuriste, veut un pont immense et bien plus encore, une sorte de Disneyland climatisé, érigé comme une offense aux lois anciennes : « […] trop d’Europe ici, trop d’Europe, c’est ce qu’il répète à tout bout de champ, identité lourde, traditions qui collent : ça pue la mort ! Il s’emploie dès lors à éclater le centre-ville, à péter son noyau dur, son noyau historique, à en pulvériser le sens en périphérie. […] Il veut de la transparence, du plastique et du polypropylène, du caoutchouc et du mélaminé, du provisoire, du consommable, du jetable. »

Les personnages convergent de tous les horizons, de toutes les misères ; gouvernés par le principe de solitude absolue, ils opposent à la violence permanente des feintes d’évitement, où se mêlent la ruse de l’homme et l’effroi de l’animal. Que deviendra Summer Diamantis « […] fille euphorique […] agrée responsable de la production du béton pour la construction des piles » ? Et que dira Diderot, le maître du béton, l’homme puissant qui a toujours « […] l’air d’arriver du plus loin, des confins de l’espace avec dans son dos le souffle de la plaine […] » ? On pressent le pire pour Soren Cry, enfant de la « ruralité fantomatique », confident des démons, tendre avec sa maman « dont il a envisagé des centaines de fois le meurtre au poignard, au foulard […] »

Qu’est-ce donc, à la fin, qu’une écriture ? Parmi tant de réponses possibles, celles-ci : et si c’était un affront fait au malheur, un soupir lancé dans une chambre d’écho, une sorte de brouhaha qui domine un instant la terrible rumeur du monde, et encore un long malaise partagé, la rumeur lointaine de la grande tragédie des origines ?

Le livre de Maylis de Kérangal figure sur la liste du prix Goncourt. C’est une épreuve autant qu’un honneur redoutable. M. Houellebecq, qui postule depuis quelques années, le mérite amplement. Découvert par le très subtil Maurice Nadeau, reconnu par beaucoup comme le talentueux prosateur de l’ère du doute aggravé par la perte de l’appétit sexuel, figé par ses admirateurs dans la posture du grand écrivain de son temps, il semble nettement détaché du lot des prétendants. Son succès en librairie ne se dément pas, sa malicieuse physionomie de renard paraît dans toutes les vitrines.
Mais, quel que soit le résultat de la course, il apparaît dores et déjà que Naissance d’un pont est l’œuvre d’un écrivain.

Naissance d'un pont - PRIX MEDICIS 2010

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L’Europe, fille aînée de l’islam ?

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Panneau de marbre contenant la Shahada musulmane
Panneau de marbre contenant la Shahada musulmane (profession de foi), Egypte, XIIIe siècle : "Il n'est pas d'autre Dieu que Dieu ; et Mohammed est son prophète."
Panneau de marbre contenant la Shahada musulmane
Panneau de marbre contenant la Shahada musulmane (profession de foi), Egypte, XIIIe siècle : «Il n'est pas d'autre Dieu que Dieu ; et Mohammed est son prophète.»

« Un dossier sur l’islam ? Mais c’est une obsession ! » La discussion enflammée qu’a suscitée, dans la rédaction, l’idée de consacrer la « une » de Causeur à l’épineuse question de l’islam et de sa place dans nos sociétés m’a convaincue qu’il était temps de tirer au clair nos idées sur un sujet qui, sous diverses formes, ne cesse de nous solliciter et de nous interroger. Si nous n’avons pas de réponse, et surtout pas de réponse simple, il y a une question. Et on n’y verra pas plus clair en rejetant ceux qu’elle angoisse dans l’enfer du racisme ou en renvoyant ceux qu’elle agace dans les cordes de l’angélisme.

L’islam, une obsession européenne ?

Sommes-nous « obsédés » ? Jean-François Baum, qui a tiré le premier avec l’apostrophe suscitée, a mis dans le mille. Si nous sommes honnêtes − et nous le sommes −, n’évacuons pas cette interrogation d’un trait de plume ou d’un effet de manche. Il m’arrive de penser que cette affaire est en train de nous rendre dingues ou, au moins, de perturber notre jugement. À trop en parler, contribuons-nous à créer ou, au minimum, à surestimer un problème qui n’existe pas, comme le pense Jérôme Leroy ? Sommes-nous en train d’inventer le « djihad laïque », comme le craint Malakine ? À nous focaliser sur « l’islam des cités »[1. Bien entendu, il ne concerne pas tous les habitants des cités. Je parle ici d’une norme sociale diffuse qui devient dominante sur certains territoires.], oublions-nous l’islam de Papa, celui des milliers de musulmans qui sont, conformément au voeu d’Éric Besson, de bons petits Français ? Est-il intellectuellement légitime et politiquement opportun de poser une question générale à partir d’incidents nombreux mais isolés, de revendications agressives mais minoritaires, de comportements répandus mais individuels ?[access capability= »lire_inedits »]

Les peuples ont répondu pour nous. Les peuples ont la trouille. Qu’ils aient raison ou tort n’y change rien : cela signifie qu’il faut en parler. Et qu’on ne me chante pas l’air de la manipulation des bas instincts par de méchants politiciens. Les sentiments populaires ne sont pas toujours distingués, mais il leur arrive assez fréquemment d’avoir partie liée avec le réel.

De fait, de Rome à La Haye, de Bruxelles à Berlin, un spectre hante l’Europe : celui de l’islamisation. Qu’on ne se méprenne pas : la présence, dans nos pays, de fortes « communautés » musulmanes est un fait ancien et irréversible. Dans quelques décennies, les musulmans seront majoritaires dans nombre de grandes villes : ce n’est pas un fantasme lepéniste mais un constat démographique. Cyril Bennasar, seul d’entre nous à se déclarer « islamophobe », précise, et à raison, que ce n’est pas la présence des individus qui est en cause mais la diffusion des idées et des pratiques qui vont avec.

Choc des civilisations ?

Le Français moyen n’est pas plus un « beauf » raciste que le Hollandais moyen ou l’Italien moyen. Il se fiche de l’origine et de la couleur de peau de son voisin, autant que de ses croyances. Ça lui est égal que son médecin soit arabe et la prof de sa fille africaine. Il veut préserver ce quelque chose d’indéfinissable qui ne se trouve pas dans les lois mais dans les moeurs et qui, par conséquent, s’ancre nécessairement dans des traditions locales. Une façon de s’adresser aux autres, d’habiter un monde commun. Cet attachement dont il est si difficile de nommer l’objet n’est pas une petite affaire, puisque de lui dépend notre façon de « faire peuple ». Or, on dirait que ce monde commun tissé de vie concrète et de croyances partagées, de références reçues au berceau, à l’Ecole de la République, à l’usine ou au bureau, devient étranger à une partie de nos concitoyens et que, de surcroît, ils en ont un autre à proposer. Cette appartenance de substitution n’a peut-être rien à voir avec la religion elle-même, mais elle s’en réclame avec insistance. C’est la confrontation entre deux univers symboliques qui donne le sentiment que le « choc des civilisations » s’est invité dans nos banlieues et dans nos représentations.

La vérité des collectivités humaines

On me dira que nous ne sommes guère avancés. Comment apprécier l’importance réelle de phénomènes aussi évanescents et polysémiques – et donc, la réalité du problème ? Aucune statistique, aucune analyse sociologique, aucune expertise ne nous dira la vérité des collectivités humaines. Nous ne pouvons que tenter de voir ce qui se passe et de déchiffrer ce que nous voyons à l’aide de ce que nous savons.

À ce stade, je ne saurais livrer que mes propres observations, nécessairement impressionnistes et qui n’engagent que moi. On le verra, chacun, sur ces sujets, doit pouvoir utiliser ses propres mots. Je crois, pour ma part, que la progression d’un islam identitaire plus que religieux n’est pas une bonne nouvelle, non seulement parce qu’il va souvent de pair avec une hostilité affichée à la culture et au mode de vie dominants, mais aussi parce qu’il accroît le contrôle du groupe sur les hommes – et plus encore sur les femmes – qui le composent. Or, l’histoire de l’Occident, c’est celle de l’émancipation des individus par rapport à leur groupe social, religieux, ethnique. Aziz Bentaj raconte comment l’Université française lui a appris la pensée critique. Quand la norme sociale ne peut être discutée, que les comportements déviants – manger pendant le ramadan ou porter une mini-jupe – sont dénoncés voire réprimés par la force, il n’y a plus de place pour la pensée critique. Il n’y a plus de place pour la liberté de chacun de remettre en cause son appartenance ou plutôt les modalités de celle-ci. Or, cette liberté, nous la devons à tous ceux qui vivent sur notre sol. Si la majorité des musulmans aspire, comme je le souhaite, à intégrer le roman national sans demander qu’il soit réécrit pour eux, alors il faut les délivrer de la minorité qui prétend leur imposer ses façons de voir et de vivre. Quant aux apôtres du multiculturalisme – qui, il est vrai, sont un peu moins flamboyants ces derniers temps − ils risquent de découvrir demain qu’ils ont été les idiots utiles d’une entreprise de conquête des esprits et d’hégémonie culturelle.

Qui doit changer ?

En fin de compte, la seule question qui vaille est : qui doit changer ? Faut-il, dans un respectable souci d’égalité, faire place à d’autres façons de vivre ? Pour Abdelwahab Meddeb, la réponse est claire : « C’est aux musulmans de s’adapter. Pas à l’Europe. » Aziz Bentaj pense que nous ne ferons pas l’économie d’un affrontement républicain. Reste à espérer que nous serons capables de le mener sans trahir ce que nous sommes.[/access]

Le cauchemar d’Obama

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La campagne électorale des « midterm » américaines du 2 novembre prochain prend des allures de rodéo où le peuple en délire voit les notables installés, démocrates comme républicains, mordre la poussière et quitter l’arène politique sous les quolibets des spectateurs.
La phase des primaires, qui vient de s’achever, s’est traduite par la montée en puissance des candidats, et singulièrement des candidates, soutenus par le mouvement « Tea Party », un rassemblement de toutes les droites populaires animé avec une fougue et un sens politique hors du commun par Sarah Palin, ex-candidate républicaine à la vice-présidence en 2008.

Les noms de Christine O’Donnell, Sharron Angle, Nikki Halley ou Michelle Bachmann étaient jusqu’à ces dernières semaines inconnus du grand public américain. Aujourd’hui, elles sont à la « une » de Newsweek et elles font la tournée des talk-shows télévisés, et pas seulement ceux de Fox News, la chaîne bestialement conservatrice qui domine le marché des chaînes d’infos aux Etats-Unis. Elles se sont imposées à la surprise générale pour briguer des postes de député, de sénateur, ou de gouverneur d’Etat.

Dans un de ses coups de génie communicateur, Sarah Palin vient de rassembler ces dames sous la catégorie des « mamas grizzly ». Est ainsi désignée une nouvelle race de femmes politiques dont le comportement s’apparente à celui de l’ourse commune d’Alaska, qui ne fait qu’une bouchée de tout être vivant ayant l’imprudence de s’interposer entre elle et ses oursons. Même le grizzly mâle, pourtant plus gros et plus puissant que sa compagne, fait un large détour lorsqu’il aperçoit la petite famille en train de se goinfrer de saumons le long d’un torrent.

L’impopularité de « ceux de Washington »

Toutes les dames citées plus haut ont comme caractéristique commune d’être parvenues à se frayer un chemin dans la jungle politique des Etats-Unis sans l’onction ni le soutien financier de la machine politique républicaine. Pour vaincre leurs rivaux, souvent des politiciens blanchis sous le harnois, elles se sont appuyées sur le rejet de plus en plus violent par une frange de plus en plus large d’électeurs de « ceux de Washington ». Cette impopularité vise aussi bien le locataire de la Maison Blanche, Barack Obama et son entourage, que les membres du Congrès, démocrates comme républicains. On leur reproche de vivre dans une bulle et d’avoir perdu tout contact avec la vie et les préoccupations de la classe moyenne, celle qui est frappée le plus durement par la crise économique et la montée du chômage.

Ces femmes, dont beaucoup se sont longtemps consacrées à leur fonction de mère de famille, ne sont pas des desesperate housewives de série télé. Elles sont du genre à tout surveiller autour d’elles, à harceler les professeurs quand l’enseignement dispensé à leurs chers bambins leur semble insuffisant ou trop marqué par les idées gauchistes en vogue dans les universités les plus réputées. Elles se définissent politiquement comme des common sense conservatives, des réacs de base dotées d’un credo simple et compréhensible par tous : moins d’Etat, moins d’impôts, plus de religion et d’appel à la responsabilité individuelle. Elles sont contre l’avortement, le mariage gay, la sécurité sociale pour tous et les programmes scolaires imposés par le Département de l’éducation de Washington. En politique étrangère, domaine qui n’est pas leur souci premier, elles ne s’embarrassent pas des subtilités idéologiques du « wilsonisme botté » défendu à l’époque de George W. Bush par les intellectuels néo-conservateurs. L’Amérique doit défendre ses valeurs et son honneur partout où ils sont attaqués, sans se poser trop de questions éthiques et sans viser à faire ami-ami avec ceux qui vous crachent à la figure en attendant de vous égorger. C’est dire à quel point elles sont insensibles à une « obamania » en net reflux aux USA, mais toujours vivace dans les élites politiques et médiatiques européennes.

Leur empowerment, un terme en vogue dans les milieux féministes des sections de « gender studies » dans les universités, signifiant la prise en main de leur destin par les dominés, en l’occurrence les dominées, fera sans doute l’objet d’une multitude de mémoires et de thèses dans les années à venir. On pourra y retrouver en creux une version de droite de cette idéologie du « care » dont s’est entichée notre Martine Aubry nationale. S’occuper des gens, des enfants, des malades et des personnes âgées n’est pas, selon elles, du ressort de l’Etat accapareur et redistributeur, mais celui des organisations de proximité où chacun peut exercer le don de soi et la charité prônés chaque dimanche en chaire par le pasteur du coin.

N’imaginez surtout pas ces « mamas grizzly » comme des laiderons à l’allure revêche, comme on caricature les militantes des ligues de vertu. A l’image de leur patronne, Sarah Palin, elles cultivent un look sexy et arborent en permanence un sourire dents blanches à faire damner un moine. Selon les derniers sondages, certaines d’entre elles risquent de faire tomber de leur siège des poids lourds du Congrès, comme Harry Reid, le chef de la majorité démocrate au Sénat, sérieusement menacé par la mama grizzly Sharron Angle dans le Nevada. Cette espèce trouvera-t-elle un jour en Europe un territoire favorable à son acclimatation ? Si cela devait être le cas, les Verts devront revoir leur copie relative à la protection des ours dans nos montagnes.

La croisière abuse!

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Dans le Monde daté du jeudi 7 octobre, j’ai découvert en page 7 une élégante publicité faisant la promotion des croisières proposées par la « Compagnie du Ponant ». Jusque là rien de très spécial. Expéditions « cinq étoiles, grand confort », voyages à bord du Boréal un yacht « à nul autre pareil », une expérience « unique », doublée d’une « subtile alliance de raffinement et d’intimité ». Bref, une jolie page de pub plan-plan, innervée de la moins inventive des proses mercatiques.
Mais en y regardant d’un peu plus près, on apprend que cette compagnie – assurant une prestation très haut-de-gamme de « yachting de croisière » – propose un exceptionnel séjour de prestige fin novembre, en Antarctique, avec pour « invité d’honneur » un certain… Michel Rocard.

L’ancien premier ministre de François Mitterrand semble vivre une retraite hyperactive. Ce bouillonnant octogénaire qui a obtenu de Nicolas Sarkozy le poste d’« ambassadeur de France chargé des négociations internationales relatives aux pôles Arctique et Antarctique » est de tous les engagements. Sa nouvelle mission officielle l’obligeant certainement à ce sacrifice douloureux qu’est la participation à des croisières de super-riches facturées aux vacanciers entre 4000 et 10.000 euros les quinze jours, suivant le type de cabine. Assurément le juste prix pour entendre l’ancien Premier-Ministre socialiste prodiguer « ses idées et ses projets d’actions en faveur d’une meilleure gouvernance de l’océan Arctique », et – à n’en pas douter – partager avec lui, à l’occasion, un cocktail sans alcool au bar de l’entrepont, avec Gopher, le Doc et le capitaine. L’ambassadeur et le conférencier de luxe sont dans un bateau, l’ambassadeur tombe à l’eau, qu’est-ce qu’il reste ?
Ah, la croisière va bien s’amuser !

Torquemada, toi-même !

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Si j’en crois Cyril Bennasar, avec lequel je reste en profond désaccord, notre liberté tiendrait essentiellement à notre latitude à foutre le feu à un exemplaire du Coran, puis à lui pisser dessus. Soit ! Cela doit être là l’un des aspects de la liberté chez les modernes qu’une lecture par trop inattentive de Benjamin Constant m’avait fait perdre de vue.

Poursuivons donc jusqu’au bout la logique bennasarienne : si jamais nous ne foutions pas le feu à un exemplaire du Coran et si nous ne pissions pas dessus chaque jour, alors notre liberté de penser en serait gravement diminuée et restreinte. Et celui qui ne se livrerait pas à ça serait, évidemment, l’agent masqué de cet islamisme qui rampe et étouffe de son étreinte serrée les valeurs de la République. Je n’ai pas tout saisi de cette grande logique dans laquelle semble tenir à elle seule notre liberté, mais, à tout prendre, ce n’est pas pisser qu’il serait requis de faire mais chier. L’urine a un côté un peu trop oriental, donc nécessairement islamiste, puisqu’elle nous ramène aux acousmataï pythagoriciennes et à la dialectique apollinienne (« Tu n’urineras pas face au soleil »), alors que la défécation est bien davantage le propre de l’Occident. Voyez la correspondance de Mozart, mais également cette ligne brune qui unit dans le nihilisme du trou de balle et Diderot et Bataille.

Donc, brûler des livres, c’est ce qui garantit notre liberté. Pourvu que Delanoë ne se prenne pas à nous organiser des Nuits de Cristal en lieu et place des Nuits Blanches, parce que j’ai la nette impression que nous deviendrions très vite très libres.

Non, la liberté que nous avons acquise n’est pas celle du briquet, de l’urètre ou de l’anus. C’est dans la tête que ça se passe, cher Monsieur. Notre liberté, c’est celle de l’esprit. S’avilir à aller en dessous, c’est se résoudre à n’avoir ni tête ni esprit.

Je ne suis pas, par exemple, d’accord avec Onfray. Mais alors pas du tout. Il a commis le crime impardonnable de n’avoir rien compris à Sade et n’a pas saisi que le marquis érigeait une métaphysique catholique et antichrétienne, comme Maurice Liver puis Philippe Sollers l’ont montré. Or, si l’on peut me trouver un jour en possession de livres d’Onfray, jamais on me trouvera en train d’en brûler un seul. Ni d’uriner dessus.

Nous ne sommes pas des porcs !

Pour une seule chose : nous ne sommes pas des porcs ! Nous ne pissons pas en public. Nous ne sommes pas des porcs : nous ne mettons pas le feu aux livres.

Nous ne mettons pas le feu aux livres et, comme nous sommes êtres doués de raison, nous ne confondons pas islam et islamisme. Comme nous plaçons au-dessus de tout notre raison, nous ne croyons pas que Ben Laden est dans chaque ascenseur.

Oui, il se trouve bien que, dans certaines contrées du monde, certains foutent le feu aux livres qui leur déplaisent. Les Talibans en ont incendié par milliers. Maariv a même vu un adjoint au maire de Or Yehuda organiser, en mai 2008, un autodafé d’exemplaires du Nouveau Testament. Devraient-ils être pour nous des exemples ? Evidemment que non quand on n’a pas oublié – mais faut-il un jour les avoir connus – les vers de Heinrich Heine dans Almansor : « Quand on commence à brûler des livres, on finit par brûler des hommes. »

Mais bon, feu de cela. Ce qui retient l’attention de Cyril Bennasar, ce sont deux choses : le responsable de la mosquée de Strasbourg a porté plainte pour racisme et le maire de Strasbourg a lancé une pétition appelant à la vigilance antiraciste.

Sur la deuxième récrimination de l’ami Cyril, une petite rectification s’impose : cette pétition est antérieure à l’affaire du Coran brûlé. Au passage, ce dernier acte a eu lieu à Bischheim, non pas à Strasbourg (vu de Paris, je sais, c’est la même chose, nous parlons tous boche ici). Cette pétition suivait une dizaine d’actes de vandalisme perpétrés contre des Strasbourgeois et des notables. Mon ami Faruk Gunaltaï, le directeur de l’Odyssée, a réchappé à un incendie criminel qui visait son habitation. Le professeur Israël Nizand a vu sa maison taguée de graffitis antisémites. Mais, pas de souci, hein, le racisme et l’antisémitisme sont des fadaises, des billevesées, des instruments de propagande aux mains des islamistes, non ? Mon ami Faruk et sa famille ne pensent pas la même chose que Cyril Bennasar. C’est certainement le problème de Faruk : être un turc athée, bouffeur d’imams, de curés et de tout ce que vous voudrez n’ouvre pas le droit au blasphème, surtout chez les gens qui ne kiffent pas ces Turcs qui y vont un peu trop fort dans l’assimilation au point d’avoir les humeurs du petit père Combes.

Quant à la plainte du responsable de la mosquée de Strasbourg, je n’y trouve personnellement rien à redire. Elle s’inscrit dans la doxa la plus française qui soit. Quand on est un bon français, on va devant le tribunal dès lors qu’un problème se pose. Et si possible on y va pour antiracisme. Je concède une chose : Abdelaziz Choukri, délégué général de la mosquée de Strasbourg, ne doit pas être un si bon Français que ça, c’est-à-dire un être animé par un antiracisme viscéral et ce que Philippe Muray appelait le « désir de pénal ». Car le gars qui a fait la vidéo, Choukri l’a appelé. Et le gars, dont Cyril Bennasar nous dit qu’il est le parangon de la liberté de penser, n’a pas voulu lui parler. Depuis quand, en France, parlerait-on à un Arabe ? Non mais !

Tout le débat sur l’islam dans le numéro d’octobre de Causeur.

L’Inquisition, c’est fini !

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Je suis d’accord avec François Miclo, il faut critiquer, déconstruire et non pas détruire mais l’incendiaire alsacien n’a pas détruit le Coran en brûlant un exemplaire et quelles qu’aient été ses intentions, son acte a révélé le caractère incritiquable, indéconstructible et intouchable de ce texte. Quand elle pointe une liberté d’expression garantie par la loi mais entravée dans le réel, la provocation est un acte critique. Les réactions que cet outrage a suscitées donnent matière à critique. Critiquons, donc !

Les responsables de la mosquée de Strasbourg parlent « d’actes ignobles et honteux » contre un livre saint et, rappelons-le, portent plainte pour « incitation à la haine raciale ». Ne peuvent-ils distinguer l’offense faite à leurs croyances d’une incitation à la haine pour leur « race » ? Peut être qu’en islam, cette distinction n’a pas de sens et que la liberté de blasphémer, comme toutes les limites posées par la loi au débordement des pratiques religieuses dans l’espace public, sont vécues comme des brimades islamophobes mais si les guides spirituels musulmans n’expliquent pas la laïcité ou le droit français au blasphème à leurs ouailles, qui le fera ?

Dans cette affaire, ils dénoncent « une provocation qui sera lourde de conséquences » et assurent par ailleurs qu’ils appellent au calme. J’espère qu’ils seront entendus et que le calme sera la seule conséquence.

Le CFCM voit dans la vidéo une atteinte inacceptable et dangereuse aux valeurs de la République. Quel dommage qu’une aussi éloquente indignation ne pousse ses responsables à aller convaincre certains jeunes en banlieue qui se réclament de l’islam que brûler une femme, ce n’est pas bien non plus.

Le processus judiciaire commence par un interrogatoire du prévenu par la police pour un délit qui, je me répète, relève du blasphème et non de l’incitation à la haine raciale et se poursuivra au Tribunal correctionnel. Parti comme ça, je me demande si les juges vont rendre la justice au nom du peuple français ou de l’inquisition musulmane. Pas de chance pour l’accusé, en correctionnelle, il n’y a pas de jury populaire mais seulement des magistrats syndiqués.

Le maire de Strasbourg qui en appelle à « un front républicain de refus de l’inacceptable », assorti d’une pétition tout aussi républicaine pour réagir à la crémation coranique qui fait déborder le vase des actes racistes. La leçon républicaine du jour aurait pu s’intituler : « Apprenons aux musulmans le droit au blasphème », mais le maire a préféré revenir à l’antifascisme, l’antiracisme et au combat qui continue contre l’extrême droite. C’est moins subtil et moins délicat mais ça rassemble à gauche.

De Libération au Figaro, les médias évoquent « le livre saint » et l’acte « haineux et raciste ». Là aussi, la confusion règne et quand la religion offensée est celle des plus pauvres et des plus stigmatisés, le discernement s’éclipse, on criminalise le blasphème, la censure est permise et la sanction bienvenue. Pour défendre le nouvel ordre moral, il n’est plus interdit d’interdire.

Ce n’est pas bien de brûler un livre mais ce petit incendie nous éclaire davantage sur notre société que les travaux d’un sociologue sur l’islamisation des esprits ou qu’une longue exégèse du Coran. Je partage la réprobation morale générale, mais la question n’est pas de savoir s’il est bien ou pas de brûler un livre mais s’il est encore permis de le faire. Je n’aime pas ça, mais je me battrai pour qu’on puisse le faire. C’est aussi ça, les Lumières.

Tout le débat sur l’islam dans le numéro d’octobre de Causeur.

Touche pas à mon Coran !

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Les livres, on les critique. On ne les brûle pas.
Les livres, on les critique. On ne les brûle pas.

On ne brûle pas le Coran. On ne brûle pas la Bible. On ne brûle pas la Torah, ni le Livre de Mormon. On ne fout pas le feu aux Paradis perdus de Milton, ni aux Cent vingt journées de Sodome. On n’approche pas une allumette d’un exemplaire de Par-delà le bien et le mal ni de Rigodon. On ne brandit pas son Zippo contre le Journal d’un homme trompé ni contre Babylone nous y étions, nus parmi les bananiers ni contre Farenheit 451, pourtant à température idéale. On ne se réchauffe les mains devant aucun exemplaire d’Autodafé, ce merveilleux roman d’Elias Canetti. Et la main épargne des flammes tous les livres. On ne jette rien au bûcher, même les vanités.

Pourquoi ? Parce que, précisément, les Lumières ne se nourrissent pas du feu des livres, mais de la critique. Pour parler en derridien approximatif, elles ont substitué la déconstruction à la destruction. C’est ce qui fonde tout ce que nous sommes : nous ne considérons plus celui avec lequel nous sommes en désaccord comme un ennemi qu’il faut tuer, mais comme un adversaire qu’il faut convaincre. Nous ne considérons plus les livres que nous trouvons infâmes comme des objets tout justes destinés au feu, mais comme des textes que notre raison peut analyser et juger.

Brûler un livre, c’est renoncer à sa faculté de juger

Lorsque le marquis de Sade livre ses attaques les plus virulentes contre la Bible et pense l’athéisme dans sa radicalité métaphysique, il le fait avec des arguments rationnels. Il ne brûle aucun livre. Il critique, destitue les textes de leur sacralité, moque, tourne au ridicule. Mais, comme il l’écrit dans la Philosophie dans le boudoir : « Dès l’instant où il n’y a plus de Dieu, à quoi sert d’insulter son nom ? » Sade trouvera bien une utilité au blasphème : c’est le fond de l’érotique blasphématoire qui irradie tous ses livres comme un feu sacré.

Les Lumières ont érigé la raison en instance toute-puissante, qui peut s’exercer sur quelque texte que ce soit. C’est ce qui fonde ce qu’on appelle, en philosophie, la modernité. Dès lors, lorsque l’on se trouve à brûler un livre au lieu d’en critiquer le contenu, alors l’on renonce à sa faculté de juger. Et ce renoncement-là est la pire abdication qui soit.

Le zozo qui a brûlé un exemplaire du Coran il y a quelques jours en Alsace pour faire le con glorieux sur Internet n’a rien d’un héritier de la civilisation des Lumières, il se comporte comme le premier taliban venu. Sa petite vidéo est une fatwa qu’il lance contre la raison, contre les Lumières, bref contre ce que nous sommes. Et les lanceurs de fatwa, qu’ils soient barbus ou alsaciens, on ne peut les tenir qu’en piètre estime.

Tout le débat sur l’islam dans le numéro d’octobre de Causeur.

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Conduite accompagnée

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Des remparts de Carcassonne à l’élégante grisaille lilloise, la scène est immuablement la même : Monsieur est déjà au volant, trépigne, regarde l’heure et ronge son frein, tandis que Madame termine de ranger la cuisine, cherche ses clés pour les fourrer dans son sac, les trouve mais ne retrouve plus son sac et Monsieur est aux bords de l’apoplexie. Enfin, Madame s’assied gracieusement à la place du mort sous les moqueries de Monsieur dont on peut se demander pourquoi il n’a pas levé ses fesses pour venir en aide à Madame. Le volant n’allait pas s’envoler, on n’est pas au badminton !

On pourrait en rester là, mais voilà que Monsieur s’égare ce qui, bien entendu, est la faute de Madame, infoutue de lire une carte routière ! Elle a oublié de passer son brevet d’éclaireur avant de se présenter devant Monsieur le Maire, l’innocente.
Mais je t’avais dit qu’il fallait tourner là!
Là, en voiture, ça ne veut rien dire!
Mais si, je t’avais dit après la grosse ferme blanche!
Je conduis, moi, j’ai pas le temps de regarder le paysage!

Comme on ne se parle plus, Monsieur branche la radio, préférant encore les pub débiles et les chansons à la con à l’odieux silence pincé de Madame. Silence qui s’alourdit encore, car Madame voulait justement écouter le dernier Bénabar pour se calmer. L’explosion n’est plus loin, elle se produira quand Monsieur, qui a oublié toute cette histoire en écoutant les infos, ouvre inconsciemment la fenêtre, alors que Madame, frissonnante, allait brancher le chauffage.

22 minutes après le départ, très précisément, Monsieur et Madame parlent divorce. C’est en tout cas ce qu’il ressort d’une enquête fouillée menée par le constructeur automobile Seat. 22 minutes, pile poil.

Cela frôle la caricature, direz-vous ? Il n’empêche, toujours d’après cette enquête, un conducteur sur cinq refuse de reprendre le volant tant que son partenaire reste à ses côtés dans la voiture. (Mesdames, n’oubliez jamais de d’embarquer un vélo pliant dans le coffre). Mieux encore, 22% des personnes interrogées refusent dorénavant de conduire au côté de leur moitié.

Tant mieux, ils devront acheter 2 bagnoles plutôt qu’une. Ce qui devrait faire les affaires de Seat.

Coran, un dossier brûlant

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La vidéo d’un internaute alsacien qui brûle un exemplaire du Coran – et, les plaisanteries les plus courtes étant les meilleures, pisse sur les flammes pour éteindre le feu – a provoqué le tollé auquel on pouvait s’attendre dans la communauté musulmane. Le délégué général de la mosquée de Strasbourg, Abdelaziz Choukri, qui a alerté les autorités, s’est entretenu avec l’auteur du blasphème, avant de porter plainte pour incitation à la haine raciale. Le Parquet a déjà annoncé que le jeune provocateur serait poursuivi.

Dans l’ambiance qui règne ces temps-ci en Alsace, où les vandalismes à caractère raciste ou antisémite augmentent, on a vite fait de mettre dans le même sac délits racistes et sacrilège. Or, s’en prendre à des personnes ou des groupes en raison de leur origine ethnique, de leurs croyances ou de leurs mœurs et critiquer ou ridiculiser des croyances ou des idées, ce n’est pas la même chose.

Agresser des juifs, des musulmans, des chrétiens, ou profaner leurs tombes, c’est peut être du racisme mais se moquer du caractère sacré du Coran, de la Torah ou des Evangiles, sûrement pas.

Qu’à cela ne tienne, l’islam outragé invoque le racisme. Une offense faite à la « race musulmane » sans doute ? Dans un monde où rappelons-le, les races n’existent pas.

Mais cet amas de contradictions n’empêchera ni les politiques ni, semble-t-il, les médias, de brandir le fatal anathème.

Délit de blasphème ?

La République est dans son rôle quand elle protège les citoyens contre les violences discriminatoires mais le caractère saint ou non d’un texte, ce n’est pas son affaire. L’autodafé de ce jeune homme qui n’a jamais brûlé personne ne relève pas de la haine ou du racisme mais du blasphème. Or si toute la société française condamne et punit les expressions ou les actes racistes, le délit de blasphème n’existe plus depuis les Lumières et les religieux ont fini par se faire une raison, prenant de la distance avec les blasphémateurs ou se cassant le nez sur la justice qui jusqu’à présent défend ce droit au nom de la liberté d’expression.

L’islam qui, sur ses terres historiques, punit de mort ceux qui prennent des libertés avec le Coran ou le Prophète s’accommode mal de ce droit au blasphème reconnu en Occident. En Europe, le délit d’outrage aux religions est tombé en désuétude, il existe en Irlande mais pas en Angleterre, se maintient là où les corbeaux font les lois avec les voix des grenouilles de bénitier. La législation du Concordat en Alsace et Moselle prévoit toujours trois ans de prison pour les bouffeurs de curés bouffeurs de choucroute mais il y a longtemps que personne n’a tâté du cachot. Ça pourrait changer si l’on écoute les doléances d’un culte venu du sud comme les cigognes mais qui lui, ne repartira pas.

En France, où les héritiers de Voltaire préfèrent la liberté d’expression qui s’use si l’on ne s’en sert pas à la paix des culs-bénits, le blasphème n’est pas puni par la loi. À l’ONU, les pays musulmans tentent de faire adopter un délit de blasphème à un monde laïc qui s’y oppose. Dans notre affaire, le dialogue de sourds qui s’est tenu entre le profanateur qui déclare « on est en France et on peut brûler un livre de Winnie l’Ourson, comme le Coran » et l’autorité musulmane qui répond « si on ne réagit pas, on autorise les gens à brûler un livre saint », témoigne de ce décalage des approches et des civilisations.

La liberté de croire est garantie par notre droit mais la liberté de se moquer aussi. Si la loi reconnaissait la sainteté d’une croyance ou d’une idéologie, elle rendrait celle-ci intouchable et réprimerait bientôt non seulement les provocations insultantes mais aussi toute caricature et toute critique, empêchant toute remise en question et toute adaptation à la modernité.

Aucun homme de foi n’aime voir son crédo ridiculisé ou les objets saints de son culte être traités comme de l’ordinaire profane. Mais c’est le prix à payer pour vivre dans le monde libre de la raison et du progrès. La liberté de penser et de s’exprimer par le rire ou la provocation ne peut s’arrêter aux sujets décrétés tabous par les croyants. C’est en acceptant, même en faisant la grimace, la critique de soi jusqu’à la raillerie, qu’on évolue et si la France peut aider l’islam à devenir un islam de France, c’est en l’obligeant à souffrir cette critique, incontournable condition de cette révolution-évolution qu’attend l’immense majorité des Français, à commencer par les musulmans.

Tout le débat sur l’islam dans le numéro d’octobre de Causeur.

Résurrection tardive

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L’histoire est connue. En 1952, Bernard Frank écrit, dans Les Temps modernes, un papier intitulé « Grognards et hussards ». Il s’en prend à une poignée de gandins – Antoine Blondin, Roger Nimier, Jacques Laurent et Michel Déon – qui, dans des romans comme Le Hussard bleu, L’Europe buissonnière ou Les Corps tranquilles, se moquent des diktats politiques de l’après-guerre et préfèrent séduire plutôt que convaincre. S’ils admirent Chardonne et Morand, ce sont donc des fascistes. Au début des années 1950, c’est une sacrée carte de visite : « Comme tous les fascistes, les hussards détestent la discussion. Ils se délectent de la phrase courte dont ils se croient les inventeurs. Ils la manient comme s’il s’agissait d’un couperet. À chaque phrase, il y a mort d’homme. Ce n’est pas grave. C’est une mort pour rire. »

Aujourd’hui, n’importe quel plumitif intenterait, pour une telle assertion, une action en justice. A l’époque, rien. Au contraire, tous ont salué le talent de Bernard Frank, refusant seulement de se voir encager dans un groupe. Jacques Laurent précisa qu’il préférait les fantassins aux « hussards » et Martine Carol, adorable Caroline chérie, à tout le reste. Pendant la guerre d’Algérie, les « hussards » aggravèrent leur cas, avec quelques autres dont le maquisard et flibustier Jacques Perret, en attaquant, plume à l’assaut, de Gaulle rebaptisé « La grande Zorah ». La cause était perdue ; la défaite fut pleine de panache, c’est-à-dire riche en textes de grand style. Mauriac sous de Gaulle de Laurent et Le Vilain temps de Perret restent des chefs-d’œuvre de pamphlets, tous deux condamnés pour une exquise infamie : offense au chef de l’Etat.

Destinés à cramer la vie le souffle au cœur puis à se retirer pour un très long moment dans une maison de famille, un bar de palace ou en bord de mer, les « hussards » n’existent pas. Ils ne s’appréciaient pas forcément les uns les autres, ne se fréquentaient, à l’occasion, que dans les colonnes des mêmes revues – La Table ronde, Arts, La Parisienne notamment. En somme, ils n’ont été que la géniale invention d’un Bernard Frank qui se cherchait une place au soleil. Ce qui est facile à comprendre quand on le lit : « Ils aiment les femmes (Stendhal, Elle), les autos (Buffon, Auto-Journal), la vitesse (Morand), les salons (Stendhal, Proust), les alcools (un peu tout le monde), la plaisanterie (leur mauvais goût). »
La définition est plaisante. Sartre est renvoyé dans les cordes. Sagan se faufile avec son Bonjour tristesse. Roger Vailland – communiste, libertin, alcoolique et drogué au regard froid – n’est pas loin non plus.

Au milieu des années 1980, Jérôme Garcin crut reconnaître des « néo-hussards » : Patrick Besson, Eric Neuhoff, Denis Tillinac et Didier Van Cauwelaert. Pourquoi pas, même si Tillinac était enterré en Corrèze et Van Cauwelaert inconnu au bataillon des mots. Besson et Neuhoff, par contre, furent d’une belle aventure qui ne s’est pas privée de saluer Frank, Nimier, Blondin et Laurent : la revue Rive droite.

« Vendanges tardives », un livre hors saison qui rend plus léger l’automne naissant

C’était en 1990. Ça a duré quatre numéros avec, pour éditeur, Thierry Ardisson – alors romancier inspiré et pas encore animateur pubard en bout de course. Au sommaire : Frébourg, Saint-Vincent, Parisis, Leroy, le trop oublié Jean-Michel Gravier ou encore Frédéric Fajardie. Mais aussi Jean-François Coulomb, homme de télé, de presse écrite, de ce qui lui plaît. Coulomb offrit à Rive droite une histoire d’amour triste sur fond de bataille napoléonienne : Paris-Austerlitz. Vingt ans après, cette nouvelle clôt Vendanges tardives, petit livre hors saison qui rend plus léger l’automne naissant. En exergue de ce recueil de quatorze textes ciselés en puncheur orfèvre de la langue française, deux clins d’œil, à Bernard Frank – « L‘insolence consiste à écrire peu » – et à Patrick Besson : « Aucun problème ne résiste à la vodka pamplemousse ».

Qu’il situe son récit à Paris, en Egypte ou dans un cimetière, Coulomb pose son ambiance comme il sifflerait une coupe de champagne, poursuit son intrigue tantôt en douceur tantôt pied au plancher et soigne ses chutes, toutes des banderilles de grâce cruelle. Il arrive que ses héros reviennent d’une guerre en Irak. Ou qu’ils boivent des daiquiris à la santé d’Hemingway, au Floridita de La Havane. Ou qu’ils ressemblent à Romain Gary juste avant l’ultime bye-bye, regardant une jeune demoiselle lire un de ses livres. Ils cachent leurs blessures derrière des lunettes noires et sous un costume en lin froissé. N’attendant rien, ils n’espèrent pas davantage. Ils ne croient plus en l’amour, ce chien de l’enfer. Puis ils y croient encore un peu, forcément. La faute à des héroïnes inoubliables. Chez Coulomb, elles s’appellent Aglaé et Alix de Chanturejolles, jumelles coquines ; Zelda ; Constance ; Carla ; ou Olympe de Vinezac.

L’apparition d’Olympe, aux premières lignes de Vendanges tardives, c’est Ursula Andress sortant des flots dans James Bond 007 contre Dr No : « Olympe est nue. Elle sait que je la regarde. Allongée sur le ventre, sa main effleure l’eau de la piscine. L’air sent la lavande. Sous le soleil, les oliviers ont des reflets d’argent. C’est l’heure de la sieste. La chaleur fige tout. Seules les cigales s’agitent. Délicieusement dorée, Olympe de Vinezac a un corps parfait. Digne du ciseau de Canova. D’un geste lent, elle essuie quelques gouttes de sueur qui perlent sur sa nuque. Entoure sa tête de ses bras. Ecarte légèrement les jambes, comme pour mieux se caler sur le matelas. Elle s’offre, pour ne pas avoir à s’abandonner ».

Jean-François Coulomb se lit et se relit comme une ivresse à prolonger, comme un auteur précieux à ranger, dans sa bibliothèque, près de quelques autres qui, eux aussi, savent que la passion des femmes, des paysages, de la vitesse, de la lenteur, de l’alcool et des plaisanteries mélancoliques, c’est l’ultime art de survivre en milieu hostile.