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Dessine-moi un beau pont


Dessine-moi un beau pont

La rentrée dite littéraire nous a réservé deux excellentes surprises : la confirmation d’un écrivain, l’absence d’un auteur. Grâce à la première, qui a les traits de Maylis de Kérangal, la fiction retrouve toute sa vigueur et congédie, durablement nous l’espérons, l’engeance calamiteuse que le commerce de l’édition qualifia d’autofiction, incarnée par la seconde, autrement dit Mme Angot…

Maylis et l’art des chamanes

Bref retour en arrière : cet été, France Culture offrit un beau voyage ferroviaire à quatre écrivains, sur les traces du Blaise Cendrars de La Prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France. Chacun d’eux disposait d’une demi-heure, cinq jours de suite, pour transmettre ses émotions, rapporter son expérience. L’affaire n’était pas simple : on s’ennuie vite entre les choses vues, les petites confidences, les épanchements… Deux récits de vive voix se détachèrent, ceux de Sylvie Germain et de Maylis de Kérangal. Le mode narratif choisi par cette dernière possédait une force d’attraction très singulière. C’était haletant, et l’on traversait l’immensité jusqu’au terminus, dans une voiture inconfortable, jamais las d’entendre la rumeur des steppes et d’apercevoir, comme déformés par la buée sur les vitres, des territoires immenses et gris.

Or, Maylis de Kérangal confirme, avec Naissance d’un pont, qu’elle possède l’art des chamanes ; par le style seul, elle fracasse notre résistance naturelle, qui nous retient sur le seuil de toute fiction. Elle nous saisit au col, nous entraîne après elle, et nous la suivons, bousculés, trimbalés, malmenés, curieux toujours des choses enfouies qu’elle révèle. En vérité, écrire est affaire de pratiques secrètes, d’invocations mystérieuses.

Il y a de la sorcellerie dans la manipulation des mots et des formules. C’est ainsi qu’avec le chantier d’un pont, elle nous envoûte, car seul, dans un livre comme en amour, la qualité du philtre compte, et assez peu le sujet. Voyez ce portrait d’un simple grutier dans la cabine de son engin, à cinquante mètres de hauteur : « […] il se sent chez lui dans cette thurne exiguë où se vérifie huit heures par jour l’exemplarité de la métrique anglo-saxonne qui étalonne l’espace à l’aune du corps humain, à l’aune du pouce et du pied, de son abdomen justement, de la proéminence de son nez en bec d’aigle, de ses longs pieds fins et de ses cils de girafon. De là-haut Sanche porte sur le chantier et les alentours un œil panoptique qui lui confère une puissance neuve assortie d’une distance idéale. Il est l’épicentre solitaire d’un paysage en mouvement, intouchable et retranché, il est le roi du monde. »

Le maître du béton

Voyez encore le rêve immobilier, proprement démesuré, d’un certain John Johnson dit Le Boa, élu maire de la ville de Coca, qui, de retour d’un voyage à Dubaï, vertigineuse citée futuriste, veut un pont immense et bien plus encore, une sorte de Disneyland climatisé, érigé comme une offense aux lois anciennes : « […] trop d’Europe ici, trop d’Europe, c’est ce qu’il répète à tout bout de champ, identité lourde, traditions qui collent : ça pue la mort ! Il s’emploie dès lors à éclater le centre-ville, à péter son noyau dur, son noyau historique, à en pulvériser le sens en périphérie. […] Il veut de la transparence, du plastique et du polypropylène, du caoutchouc et du mélaminé, du provisoire, du consommable, du jetable. »

Les personnages convergent de tous les horizons, de toutes les misères ; gouvernés par le principe de solitude absolue, ils opposent à la violence permanente des feintes d’évitement, où se mêlent la ruse de l’homme et l’effroi de l’animal. Que deviendra Summer Diamantis « […] fille euphorique […] agrée responsable de la production du béton pour la construction des piles » ? Et que dira Diderot, le maître du béton, l’homme puissant qui a toujours « […] l’air d’arriver du plus loin, des confins de l’espace avec dans son dos le souffle de la plaine […] » ? On pressent le pire pour Soren Cry, enfant de la « ruralité fantomatique », confident des démons, tendre avec sa maman « dont il a envisagé des centaines de fois le meurtre au poignard, au foulard […] »

Qu’est-ce donc, à la fin, qu’une écriture ? Parmi tant de réponses possibles, celles-ci : et si c’était un affront fait au malheur, un soupir lancé dans une chambre d’écho, une sorte de brouhaha qui domine un instant la terrible rumeur du monde, et encore un long malaise partagé, la rumeur lointaine de la grande tragédie des origines ?

Le livre de Maylis de Kérangal figure sur la liste du prix Goncourt. C’est une épreuve autant qu’un honneur redoutable. M. Houellebecq, qui postule depuis quelques années, le mérite amplement. Découvert par le très subtil Maurice Nadeau, reconnu par beaucoup comme le talentueux prosateur de l’ère du doute aggravé par la perte de l’appétit sexuel, figé par ses admirateurs dans la posture du grand écrivain de son temps, il semble nettement détaché du lot des prétendants. Son succès en librairie ne se dément pas, sa malicieuse physionomie de renard paraît dans toutes les vitrines.
Mais, quel que soit le résultat de la course, il apparaît dores et déjà que Naissance d’un pont est l’œuvre d’un écrivain.

Naissance d'un pont - PRIX MEDICIS 2010

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Né à Paris, il n’est pas pressé d’y mourir, mais se livre tout de même à des repérages dans les cimetières (sa préférence va à Charonne). Feint souvent de comprendre, mais n’en tire aucune conclusion. Par ailleurs éditeur-paquageur, traducteur, auteur, amateur, élémenteur.

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