Jean-Michel Boucheron, député PS d’Ille-et-Vilaine, est membre de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale et rapporteur du budget de la Défense.
Propos recueillis par Muriel Gremillet
Jean-Michel Boucheron, député PS d’Ille-et-Vilaine, membre de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale et rapporteur du budget de la Défense.
Il revient sur la mort d’Oussama Ben Laden et ses conséquences pour notre pays.
Quelle est votre première réaction à l’annonce de la mort d’Oussama Ben Laden ?
Il faut souligner ce succès formidable des services secrets américains. Il est d’autant plus significatif en ce moment, alors que le monde arabe est secoué par des révoltes démocratiques, qui sont totalement affranchies de l’idéologie d’Al Qaida et de l’influence de Ben Laden. Sa mort est une bonne nouvelle parce qu’elle signe la mise à l’arrêt du moteur idéologique de la mouvance terroriste. Evidemment, le terrorisme ne va pas disparaître du jour au lendemain, mais sa puissance symbolique n’y survivra pas. Cette cause ne sera plus reconnue par les peuples.
La fin de cette traque aura-t-elle des conséquences sur l’implication de la France et de l’Otan en Afghanistan ?
Il faut revenir aux sources de notre participation à cette intervention : les Etats-Unis avaient été agressés le 11 septembre 2001. En tant qu’alliés, conformément à l’article 5 de la Charte de l’Otan, nous devions les soutenir dans leur guerre. Le but de cette intervention était simple : traquer Al Qaida et Ben Laden, qui avaient revendiqué les attentats, dans leur sanctuaire afghan. Aujourd’hui, ce but est atteint. Il est donc nécessaire de réduire notre présence sur le terrain, et de ne laisser sur place que le contingent nécessaire pour éviter toute reprise d’incendie.
Soyez clairs : demandez-vous un retrait des forces françaises d’Afghanistan ?
Au moins un allégement rapide du dispositif et une organisation différente de notre participation. J’imagine que le gouvernement l’annoncera dans les trois mois à venir. Nous entrons en effet naturellement dans une phase de transition des dispositifs militaires sur place. Nous n’avons plus à traquer sans relâche dans toutes les vallées du pays une organisation aujourd’hui moribonde, puisqu’elle vient d’être décapitée. Puisque les buts de guerre sont modifiés, il n’est même pas nécessaire d’attendre une réunion de l’Otan pour faire évoluer les choses. En clair, nous avons besoin de moins d’hommes, et il faudra nous concentrer sur les efforts de formation de l’armée et de la police afghanes, mettre l’accent sur le renseignement et poursuivre l’effort sur le terrain en déployant des armements plus sophistiqués. Maintenant, c’est aux Afghans de prendre en main leur sécurité et c’est à eux de choisir le type d’organisation démocratique qu’ils souhaitent pour leur pays. Nous n’avons rien à leur imposer.
La traque réussie, suivie de l’exécution sommaire d’Oussama Ben Laden, puis la gestion médiatique et politique de ce considérable événement par la Maison Blanche est indubitablement un beau succès pour Barack Obama et ses proches conseillers.
Constatons, pour nous en réjouir, que rien n’a filtré des prémisses de cette opération avant qu’elle soit menée à bien, et qu’elle a pu ainsi se réaliser sans être parasitée par des chasseurs de scoops intempestifs.
Cela dit, on devrait voir surgir, dans les prochaines semaines, des révélations concernant l’organisation militaire et politique de cette « exécution ciblée » qui réjouit aujourd’hui le peuple des Etats-Unis rassemblé autour de son président.
La présence de Ben Laden et de son entourage dans la ville d’Abbottabad, située à une centaine de kilomètres au nord d’Islamabad, semble avoir été décelée par les services spéciaux américains dès le mois d’août. On le croyait, jusque-là, retranché dans les « zones tribales » pakistanaises à la frontière de l’Afghanistan.
Il est fort probable que le chef d’Al Qaida ait bénéficié, ces dernières années de la tolérance, sinon de la protection, d’une partie au moins de l’appareil sécuritaire Pakistanais : la ville où il était réfugié abrite une garnison importante de l’armée et même une académie militaire.
Il est non moins probable que sa découverte par les services de sécurité des Etats-Unis soit le résultat d’un marchandage serré avec leurs homologues pakistanais. Le prix de cette livraison n’a pas, bien entendu, été porté à la connaissance du grand public.
Mais il doit être bien supérieur aux cinq millions de dollars affichés en bas du portrait de Ben Laden comme récompense à celui qui permettrait la capture du commanditaire des attentats du 11 septembre 2001. Les Etats-Unis, ont, ces derniers mois, consenti une aide économique exceptionnelle au Pakistan dont l’économie est en faillite chronique. Ils ont réfréné les ardeurs indiennes à occuper le terrain afghan par le biais d’une présence économique dont l’ampleur allait croissant.
Mais, au bout du compte, même si cette capture avait coûté quelques milliards de dollars, le bénéfice stratégique et politique qu’en retire Barack Obama vaut largement la dépense.
Tout d’abord, cela lui permet d’accélérer la sortie des troupes de l’OTAN d’Afghanistan, dont les Américains constituent le gros (environ 90% des soldats engagés sur le terrain). L’objectif affiché de cette guerre lancée en 2001 avait été de détruire l’infrastructure de Al Qaida établie dans le pays sous la protection du régime des Talibans. La réalisation de cet objectif permet une sortie de guerre « dans l’honneur », même si on peut craindre que l’Afghanistan ne retombe, une fois l’OTAN partie, sous la coupe obscurantiste des islamistes radicaux.
On comprend mieux, maintenant, pourquoi Barack Obama avait procédé, la semaine dernière, à la nomination de Léon Panetta, chef de la CIA, au poste de secrétaire d’Etat à la Défense et nommé à sa place le général David Petraeus. Il devait déjà savoir que Ben Laden était à sa main, et que désormais il pouvait prendre un tournant stratégique majeur. La lutte contre le terrorisme international peut être maintenant découplée de l’objectif wilsonien de l’instauration par les armes de la démocratie dans des pays non préparés à l’accueillir.
Cette lutte sera désormais menée dans l’ombre, par les services de renseignements et les forces spéciales, comme au bon temps de la lutte contre la « subversion communiste » en Afrique et en Amérique latine, qui avait fait suite à la débâcle vietnamienne.
Les dangers, aujourd’hui se sont déplacés vers l’ouest : la montée en puissance des Frères musulmans en Egypte, l’issue incertaine des crises syrienne, libyenne et yéménite exigent un redéploiement de la force américaine pour faire face à toute éventualité.
Ben Laden, à son corps défendant, aura donc été le meilleur agent électoral de Barack Obama à l’orée d’une campagne présidentielle que ce dernier peut désormais aborder avec confiance.
De cette époque qui s’achève demeureront, hélas, les insupportables contrôles renforcés de sécurité dans les aéroports, legs de Ben Laden à notre civilisation.
Il n’était même pas dans une grotte. Depuis l’été dernier, nous apprend la presse américaine, Oussama Ben Laden se planquait dans la vallée d’Abbotabad. L’intervention de forces spéciales américaines a visé une résidence luxueuse, avec des murs « plus épais que la moyenne », sans internet, ni téléphone. L’agence de presse Reuters explique qu’Abbotabad est une « ville de villégiature estivale située dans une vallée entourée de collines verdoyantes, près du Cachemire pakistanais », à moins de deux heures de route d’Islamabad, la capitale du pays. Notons aussi que le site officiel du gouvernement provincial d’Abbotabad présente la région comme le « paradis sur terre », et à la vue des photos mises en ligne de cette « Suisse pakistanaise », on n’est pas loin de le croire, pour qui aime la montagne.
vue d'Abbotabad
Détail amusant enfin, relevé cette fois-ci par le site américain Basetrack : si Abbotabad est un lieu de villégiature très apprécié, il est particulièrement prisé par les militaires et officiels pakistanais, en retraite ou non. La localité doit d’ailleurs son nom à un officier britannique, le major James Abbott qui avait vu dans le coin un endroit idéal pour installer un cantonnement militaire et un lieu de repos.
Depuis, le quartier général d’une brigade de la seconde division de l’armée pakistanaise y est installé. Comme quoi, la théorie de la lettre volée est valable y compris pour l’ennemi numéro un de l’Axe du bien. Un peu comme si Xavier Dupont de Ligonnès, le père de famille soupçonné d’avoir tué de sang-froid sa famille nombreuse, avait décidé d’aller se cacher avenue Foch ou à Versailles.
L’annonce de la mort du chef d’Al Qaida, et la mobilisation générale matinale qui a suivi dans les radiotélés a donné lieu à quelques gaffes savoureuses, mais aussi à quelques improvisations hasardeuses.
Le lapsus n’étant pas un crime de guerre, on sera plus qu’indulgent avec les speakers d’Europe1 et d’iTélé qui ont respectivement annoncé « la mort de Barack Obama » et « la mort et l’arrestation de Barack Obama ».
De même que l’on sera plutôt indulgent avec les longues séances de redites et de délayage sur toutes les antennes : pas évident de tenir 3 heures en boucle sur un événement dont on ignore tous les détails, ou presque. C’est notamment vrai pour l’implication ou non des services pakistanais dans l’opération, qui selon les chaines et les heures a donné lieu à des commentaires aussi contradictoires que péremptoires.
On sera en revanche plus sévère avec des dérapages qu’un minimum de culture générale aurait pu éviter, comme celui qui a consisté à évoquer systématiquement dans les titres d’i-Télé « l’assassinat d’Oussama Ben Laden ». A défaut de Larousse ou de Robert, un rapide coup d’œil sur Wikipedia aurait permis à nos confrères de vérifier qu’un décès par arme à feu n’est pas forcément un assassinat, celui-ci y étant défini comme « un homicide volontaire avec préméditation ». Et même si l’on n’avait pas d’iPad sous la main, un brin de logique aurait du alerter la rédaction: qui dit assassinat dit assassin.
On se retrouve pour notre prochaine édition spéciale, consacrée au procès pour homicide volontaire de Barack Obama…
Quelques milliers de militants frontistes, journalistes et simples curieux se massaient dimanche 1er mai devant la statue de Jeanne d’Arc pour entendre le traditionnel discours du Front National. Après le congrès de Tours, fait politique nouveau, c’était au tour de Marine Le Pen de faire son baptême du feu. Coincée par une actualité chargée (l’assassinat du fils cadet de Kadhafi et la béatification de Jean-Paul II), la « peste blonde » était attendue au tournant. Le public bigarré de l’événement mêlait des jeunes au look parfois bobo, des familles venues avec leurs enfants et quelques bons bourgeois flanqués d’un T-shirt La France bleu marine.
Bilan des courses : un discours mi- figue mi-raisin dont l’axe central – les libertés publiques- ne fâchait personne, ultralibéraux d’hier comme assimilationnistes d’aujourd’hui. Après un prologue poussif sur « Sainte Jeanne » comparant les Bourguignons d’antan à des « collabos » prêts à brader la souveraineté de la France, le décor était planté. Suivit une longue litanie des maux contemporains (l’OTAN, l’euro, le libre-échange, l’immigration, le communautarisme) puis un inventaire de références à la Prévert.
En vrac, Victor Schœlcher, Condorcet et De Gaulle furent convoqués pour étayer la synthèse-maison entre Nation et République. Avec des sorties comme : « qu’on soit homme ou femme, hétérosexuel ou homosexuel, chrétien, juif, musulman ou non croyant, on est d’abord Français ! », il y avait de quoi satisfaire le versant républicain du marinisme qui fait tant parler de lui. Pour un peu, Marine ferait assaut de consensualisme. De quoi s’acheter les bonnes grâces de l’électorat mainstream, encore apeuré par l’image des skinheads aux bras tendus ?
N’empêche, toute l’ambiguïté de la mutation républicaine du verbe frontiste se retrouve dans la formule bizarroïde de « nation politique et charnelle » et la place déléguée à un Jean-Marie Le Pen, reconverti en modeste DJ ès chants patiotiques.
Alors, ce Front, un parti (presque) comme les autres ? Comme dirait Mike Brant, qui saura… ?
Alors que l’on peine à se souvenir des noms de la plupart des ministres de Fillon et a fortiori de ceux de ses secrétaires d’Etat, Rama Yade est aujourd’hui une des personnalités politiques les plus populaires dans les sondages et les plus invitées sur les plateaux. Mais est-elle pour autant amenée à devenir un poids lourd de notre vie politique ?
A priori, Rama Yade a tout pour plaire. C’est une belle femme issue des minorités visibles qui a démontré une vraie force de caractère depuis le voyage très controversé de Kadhafi en France, où elle avait exprimé des réserves, une prise de position à laquelle les récents évènements en Libye et dans le monde arabe donnent un sens particulier. Il est indéniable que par rapport aux soutiens inconditionnels du président de la République comme Nadine Morano et Frédéric Lefebvre, elle a apporté une liberté de penser a priori rafraîchissante. En même temps elle a su faire preuve d’une parfaite maitrise de la langue de bois et il est difficile de ne pas voir dans certaines de ses prises de positions des postures exclusivement médiatiques, comme lors de la polémique sur le prix de l’hôtel des bleus.
Nadine Morano a eu beau lui répéter l’adage chevènementiste selon lequel « un ministre ça ferme sa gueule ou ça démissionne », cette vision des choses ne fût jamais sienne. Quand elle était en charge des Droits de l’homme ou des Sports, elle n’a pas hésité à exposer ses désaccords avec ses ministres de tutelle au mépris de la plus élémentaire solidarité gouvernementale ou majoritaire. En le faisant, Rama Yade s’est comportée avec Nicolas Sarkozy exactement comme ce dernier l’avait fait avec Jacques Chirac. Est-il vraiment étonnant qu’une créature politique de Sarkozy « la joue perso » en politique ? En finalement, étant donné l’impopularité record du Président, avoir l’image d’un opposant à son action ne peut nuire à personne…
Mais l’image n’est pas tout et Rama Yade peine à exposer une vision du monde et des idées claires. Après s’être rapprochée de Jean-François Copé, elle a finalement décidé de suivre Jean-Louis Borloo dans son aventure. La raison officielle de ce choix était que le parti majoritaire ne lui permettrait pas de travailler sur les sujets qui l’intéressaient… Pourtant, au Grand Journal de Canal, il y a une dizaine de jours, elle a été bien incapable d’avancer la moindre proposition sur ces fameux sujets dont elle dit qu’ils lui tiennent tant à cœur.
En fait, l’ambitieuse n’avait pas eu le poste qu’elle attendait il y a quatre mois. La direction actuelle de l’UMP n’était pas prête à lui confier des responsabilités à la hauteur de la grande idée qu’elle se fait déjà d’elle-même. Et aux rumeurs sur son limogeage de sa mission d’ambassadrice pour l’UNESCO, du fait de ses prises de parole intempestives, elle a répondu « j’existais avant, j’existerai après », oubliant et faisant presque oublier qu’avant 2007, justement elle n’existait pas en dehors du cercle de ses parents, amis, voisins et collègues …
Etre ambitieuse, c’est bien, avoir du flair et du cran, c’est encore mieux et savoir raconter n’importe quoi avec des airs de sincérité absolue, ce n’est vraiment pas donné à tout le monde. Tout cela suffira-t-il à transformer une popularité certaine en capital politique ? Rama est sûre que oui. On n’est pas obligé de la croire.
« La Princesse de Clèves, c’est chiant !» Ce cri lancé par deux de mes camarades à « On refait le monde », sur RTL, m’oblige à réviser ma géographie politique. Érigée, depuis sa mise à l’index par le Président de la République, en symbole de résistance, épinglée sous forme de badge sur des milliers de poitrines prêtes à s’offrir en sacrifice pour protéger la Culture contre les barbares, l’héroïne de Madame de Lafayette est presque aussi populaire que le « Che » dans la jeunesse belle et rebelle – on peut s’étonner qu’il ne se soit pas trouvé des petits malins pour imprimer son portrait sur des T-shirts fabriqués au Bangladesh par des enfants sauvés de la délinquance grâce à un honnête travail d’usine. Je parie qu’un marchand de fringues branché se serait dévoué pour les écouler et affecter une partie des bénéfices à la promotion d’une cause dérangeante.[access capability= »lire_inedits »]
Cécile de Chartres, épouse de Clèves, me paraissait donc être un infaillible marqueur idéologique. À ma gauche, il y avait ses partisans, soucieux de mettre la beauté à portée de tous ; à ma droite, ses détracteurs, obsédés par leurs Rolex et prêts, non seulement à affamer le peuple, mais encore à l’abrutir à coup de téléréalité pour le rendre plus docile. D’un côté le raffinement, de l’autre la vulgarité : le monde était simple. Il ne m’avait pas échappé que, dans le parti de la Princesse, on croisait quelques profs qui jugent habituellement qu’il est bien stigmatisant d’obliger des enfants nés à l’âge de l’ordinateur à se farcir d’ennuyeux Balzac quand ils peuvent trouver sur Internet tout ce qui est nécessaire à leur éducation. Dans le concert célébrant la belle inflexible, j’avais oublié ces fausses notes du passé.
J’ai donc été fort étonnée d’entendre ma très peu sarkozyste consœur Anne-Sophie Mercier et Jean-Baptiste Prévost, infatigable militant de la « cause jeune » dont la France a découvert le visage et le talent pendant les manifestations contre les retraites[1. On ne doute pas que ce brillant garçon, qui doit quitter ces jours-ci la présidence de l’UNEF où lui succédera un certain Zemmour (Emmanuel de son prénom) fera, comme nombre de ses prédécesseurs, une belle carrière au PS] − et qui sera certainement, pendant cette année électorale, le meilleur avocat de l’« allocation jeunes » promise par le PS −, reprendre à leur compte l’antienne présidentielle. Je les aurais bien transformés en crapauds pour leur apprendre à vivre !
Depuis, une question me taraude. Et si j’étais « degauche » ? J’avoue n’avoir lu que récemment, et sous l’influence de l’oukaze présidentiel, le roman, malheureusement bien court, publié par Madame de Lafayette en 1678. J’ai du mal à croire que l’on puisse trouver ennuyeuse cette histoire située dans un temps où « il semblait que la nature eût pris plaisir à placer ce qu’elle donne de plus beau dans les plus grandes princesses et dans les plus grands princes. » D’accord, ce n’est pas Voici : « L’ambition et la galanterie, poursuit Madame de Lafayette, étaient l’âme de cette cour et occupaient également les hommes et les femmes. Il y avait tant d’intérêt et tant de cabales différentes, et les dames y avaient tant de part que l’amour était toujours mêlé aux affaires et les affaires à l’amour. » À une époque où l’on considère que le bonheur est un droit, le renoncement de Madame de Clèves, amoureuse et aimée, son existence sacrifiée à l’ordre social et à la loyauté qu’elle doit, au-delà de la mort, à un époux fou et malheureux d’elle, peuvent nous sembler anachroniques. Ils nous rappellent aussi que le désir peut être plus exaltant que son assouvissement et, pour inverser une formule de Sollers, les aventures du non plus excitantes que celles du oui[2. Je dois cette formule, mais aussi mes modestes réflexions sur le roman à Alain Finkielkraut, dont on peut écouter la merveilleuse conférence qu’il lui a consacrée sur le site de la BNF].
Je n’ai pas vu Nous, Princesse de Clèves, le documentaire dans lequel Régis Sauder filme des adolescents des quartiers nord de Marseille s’emparant de ce joyau. Mais quand les critiques s’enthousiasment au motif que chacun pourrait s’identifier à la rigoureuse et malheureuse princesse, ils se trompent lourdement – même si ce sont les lycéens qui le disent. C’est l’étrangeté de Madame de Clèves et non sa proximité avec notre actualité qui fait la beauté de cette rencontre. Je n’applaudis pas au métissage entre la « culture classique » et la « culture des cités » : je me réjouis de voir la deuxième s’effacer derrière la première. Parce que la promesse de la République, ce n’est pas les chefs-d’œuvre pour les uns et le rap pour les autres. Au passage, c’est pour cette raison que la comparaison entre les juifs d’hier et les musulmans d’aujourd’hui, ressassée jusqu’à la brillante invention de l’« étoile verte » récemment arborée par des personnalités musulmanes, est particulièrement révoltante. Maurras pensait que les juifs étaient incapables de comprendre le fameux vers de Racine « Dans l’Orient désert quel devint mon ennui ! », en somme qu’ils ne pouvaient pas être vraiment français. Ce que l’on voudrait aujourd’hui, comme l’a justement écrit Cyril Bennasar, c’est que tous nos concitoyens musulmans le soient plus pleinement. Et qu’ils ne se froissent pas de devoir parler de « nos ancêtres les Gaulois » : l’important, c’est que tout Français, quelles que soient son origine et sa religion, puisse, avec Sartre, proclamer que Racine est sa langue et son sol.[/access]
Le foot français est en émoi. Même la ministre des Sports, Chantal Jouanno, entre deux marathons, celui de Paris et celui des sénatoriales, a demandé qu’on fasse toute la lumière sur les accusations formulées par Mediapart. Le site d’ Edwy Plenel prête en effet à Laurent Blanc, sélectionneur de l’équipe de France de football et à François Blaquart, directeur technique national, la volonté de limiter le nombre « des Noirs et des Arabes » dans les centres de formation. Il accuse notamment le successeur de Domenech d’avoir prononcé les propos suivants : « Les Espagnols, ils disent : nous on a pas de problème, des Blacks, on n’en a pas ». Ainsi, un quota officieux de 30 % de joueurs français d’origine africaine ou maghrébine aurait été fixé.
Laurent Blanc explique qu’il a effectivement participé à une redéfinition des critères d’entrée dans les centres de formation mais qu’elle s’appuie sur des éléments techniques. Il s’agit de rompre avec une discrimination qui avait cours depuis les années 1990 en vertu de laquelle les jeunes joueurs, considérés comme trop peu athlétiques mais dotés d’autres qualités comme la créativité, la vivacité et la virtuosité technique, étaient écartés. En gros, il s’agit de copier l’Espagne. De l’autre côté des Pyrénées, on favorise davantage les petits gabarits et, à voir jouer Iniesta, Xavi et Messi[1. Lequel est argentin mais a été formé à Barcelone où il est arrivé à l’âge de 13 ans], les Espagnols n’ont pas forcément à le regretter.
Rappelons que l’action de Laurent Blanc à la tête de la sélection nationale plaide pour lui. Le 25 mars dernier, il nommait Samir Nasri capitaine de l’équipe de France. Voilà un joueur créatif, vif et doué d’une technique de classe mondiale comme les aime Blanc. Des Nasri, il en veut davantage encore dans les prochaines années et il veut, à l’instar de nos voisins espagnols, en avoir plusieurs dans son équipe. Et Samir Nasri, en plus de toutes les qualités précitées, se trouve avoir des origines maghrébines. Si Laurent Blanc voulait bouter Noirs et Arabes hors de nos sélections, commencerait-il par confier les clés du jeu des Bleus au lutin d’Arsenal ?
Sans doute le sélectionneur aurait-il, dans le futur, souhaité sélectionner aussi le jeune sochalien Ryad Boudebouz, Français né à Colmar, mais il a opté pour la sélection algérienne grâce à la nationalité de ses parents. C’est là qu’on en arrive à la deuxième accusation de Mediapart. Le site explique que les autorités du foot, Blanc en tête, déplorent le fait que des gamins bénéficiant de la double-nationalité finissent par jouer dans d’autres sélections après avoir été formés dans les centres de formations français et après avoir évolué sous les couleurs françaises dans les équipes nationales de jeunes. Sur ce sujet précis, Blanc et Blaquart assument. Là encore, point de quotas ethniques à l’horizon mais une réflexion autour de l’idée de s’adapter à l’évolution des règlements du foot international. Pourtant, Mediapart persiste et signe. Samedi matin, le site publiait de nouveaux éléments dont le verbatim d’une réunion, ce qui a conduit Chantal Jouanno à suspendre François Blaquart, directeur technique national, dans l’attente de la fin de l’enquête interne à la Fédération.
Plaçons-nous dans l’hypothèse que cette enquête confirme les faits relatés par Mediapart. Admettons que Blanc et Blaquart trouvent, comme Georges Frêche en son temps, que les joueurs blancs de peau, comme le chantait Nougaro, sont trop peu nombreux dans le foot français lequel ne serait pas à l’image de la France et de sa diversité. Cela serait-il aussi scandaleux que les déclarations de la présidente d’Areva sur les « mâles blancs » trop nombreux selon elle dans l’encadrement de son entreprise ? Cela serait-il aussi révélateur de notre échec que l’instauration autoritaire de la parité en politique ? Cela serait-il aussi honteux que le soutien de Patrick Lozès, président du CRAN, à André Santini, qui entreprit en décembre 2008 de nettoyer les concours administratifs (catégorie B et C) de la Culture générale, sous le prétexte, raciste – n’ayons pas peur de l’écrire -, que cela ferait davantage de place à la diversité ? Ma réponse est oui. Cela serait tout aussi scandaleux, honteux, révélateur de notre échec. Pas moins. Mais pas davantage. L’universalisme est une idée qui se porte mal en France, qui en avait pourtant fait un pilier de son pacte républicain. Que l’on sache, l’idée de quotas, d’affirmative action, elle n’est pas arrivée dans notre pays dans le sac de sports de Laurent Blanc. C’est bien un Président de la République, Jacques Chirac, qui a publiquement déploré que les minorités visibles ne le soient pas assez, visibles, à la télévision. C’est bien son successeur qui a envisagé de constitutionnaliser la « discrimination positive », cet oxymore maudit[2. Que Simone Veil soit remerciée de son action à la tête de la commission qui décida, finalement, d’y mettre le hola]. A chaque fois, ceux qui s’y sont opposés ont été dépeints comme des archéo-républicains, quand ce n’était pas des nationaux-républicains. Aujourd’hui, on les qualifierait plutôt de néo-réacs. Finalement, en dénonçant cette éventuelle mise en place de quotas, Mediapart est peut-être devenu un organe de presse néo-réac. Bienvenue au club[3. Je sais, ce n’est pas beau de se moquer] !
Trouver un titre accrocheur pour un article de presse, c’est tout un art… Cela permet d’une part au journaliste de faire la démonstration de son esprit astucieux pétillant de facéties spirituelles, et cela permet d’autre part – ah misère du marketing ! – d’attirer l’attention du lecteur papillonnant. Voici un petit florilège de titres très évitables repérés par mes soins dans la presse de ces dernières semaines :
« Les accidents de la main montrés du doigt » (Charente Libre)
« Insécurité : la flambée des braquages à l’extincteur ! » (20 Minutes)
« Le nombre de pigeons s’envole » (L’Echo de Chartres)
« Un gel qui jette un froid » (Le Populaire du Centre, à propos du gel de l’indice salarial des fonctionnaires).
Dans le domaine des titres accrocheurs l’AFP n’est pas en reste… on lui doit récemment ce superbe titre de dépêche : « Frais vestimentaires : Estrosi blanchi par l’Inspection de l’Administration »… Mais devant le tribunal de l’Histoire du journalisme rien n’atteint le sommet vertigineux d’une dépêche diffusée il y a quelques années à propos d’un ténébreux fait divers : « Le mystère de la femme dont le corps a été découpé en morceaux reste entier.»
Propos recueillis par Isabelle Marchandier, François Miclo
Photos : Hannah Assouline
François Miclo : On vous savait historien de l’art, conservateur de musée, académicien. On vous retrouve météorologue… Drôle de reconversion ! Quel est cet « hiver de la culture » que vous prophétisez ? Et le printemps, c’est pour bientôt ?
Jean Clair : Vous me prenez à mon propre jeu. C’est vous qui filez la métaphore, moi je ne la développe pas. Je me contente de décrire l’hiver de la culture, sans dire que le printemps va advenir et que l’été a passé. Lorsque l’on vit à une époque du « Tous aux abris ! », on devient météorologue. Tout s’efface devant l’urgence. Alors, vous me demandez pourquoi l’hiver. L’automne était déjà pris : Nietzsche, dans Le Gai savoir, parle de cet automne interminable, dont il goûte les fruits des vendanges tardives à Turin. Il a magnifiquement décrit ce qu’il appelle « le sentiment d’un automne de la culture ». En 1880, l’Europe était à l’apogée de son pouvoir et jouissait de la plénitude de ses productions intellectuelles et artistiques. Aujourd’hui, la culture fond comme flocon tombe en hiver. Après la glorieuse saison des vendanges d’automne, vient donc la saison froide d’une très grande pénurie. La prolifération fébrile des « biens culturels » va de pair avec la longue agonie de la culture qui se dépouille et ressemble à une branche morte recouverte par le manteau de neige grisâtre de la laideur, de la technique et de la marchandisation.[access capability= »lire_inedits »]
FM : Rien de très nouveau sous le brouillard : Thomas Mann tenait déjà votre discours en 1914 !
Je m’inscris effectivement dans une filiation qui va de Nietzsche à Husserl en passant par Thomas Mann, sans avoir toutefois la prétention d’égaler le génie de ces illustres auteurs !
JC : La naissance des industries culturelles signifie la mort de la culture classique de l’individu. Hannah Arendt souligne, dans La Crise de la culture, que « les œuvres d’art doivent être délibérément écartées des procès de consommation et d’utilisation et isolées loin des sphères des nécessités humaines ». C’est une position rigoureuse à laquelle je souscris. Elle va totalement à l’inverse de l’époque actuelle, où les biens culturels sont abondamment distribués et où le système de consommation frénétique transforme les anciennes institutions culturelles en « abattoirs culturels ».
FM : Pourtant, ces « abattoirs culturels » fonctionnent à plein régime : un musée par jour ouvre ses portes à l’heure actuelle en Europe !
JC : Je signalais déjà ce phénomène dans mon livre Considération sur l’état des beaux-arts. Les musées se développent aussi rapidement que les églises en Europe au XIe siècle, où une église ouvrait ses portes chaque jour. Mais la culture n’occupe pas la place désertée par le culte. Au contraire, c’est un jeu de dupes terrifiant qui se met en place. Remarquons au passage que nous n’avons pas besoin d’un énième musée consacré à l’histoire de France, mais d’un véritable, riche et vaste Musée de l’Europe, dont celui de Bruxelles n’est qu’une brève et pauvre esquisse. Après avoir déambulé devant le chapeau de Robert Schuman et la canne de Winston Churchill, le visiteur finit son parcours devant le spectacle d’une boîte de nuit des années 1980. C’est tout de même un peu pauvre !
FM : L’Europe n’est-elle pas victime de la dénégation de soi ? À force de nier ses racines, ne serait-elle devenue exotique à elle-même ?
JC : Il y a une véritable hostilité envers toutes les traces qui rappellent l’identité ou, si vous voulez, l’entité à la fois commerciale et spirituelle que fut l’Europe. Les marchands de la Hanse faisaient pénétrer les retables des primitifs flamands jusqu’au-delà du cercle polaire ; les ateliers chartrains allaient diffuser leurs modèles jusqu’en Navarre. Et au XVIIIe siècle, quelle unité intellectuelle, encore : les philosophes, en perpétuel déplacement de Paris à Londres, à Berlin et à Saint-Pétersbourg ! Comparez avec le mépris qui règne aujourd’hui : l’oubli de la célébration des fêtes chrétiennes dans l’agenda de l’Union européenne, l’absence de portraits et de lieux dans l’iconographie de la monnaie européenne révèlent bien le refus de notre héritage culturel. Franchement, au lieu d’avoir, sur un billet de 10 euros, un dessin abstrait, ne serait-il pas plus glorieux d’y retrouver le visage de Goethe, Pascal ou Hegel ? La silhouette du Parthénon ou de la cathédrale de Chartres ?
FM : Je vous vois venir : sans transcendance, pas de culture. Dans le fond, vous êtes indécrottablement catholique – tant pis si c’est contagieux, je suis moi-même assez atteint.
JC : Vous me poussez dans mes retranchements. J’avoue, mais avec des circonstances atténuantes. J’aurais tendance à dire avec Novalis que je regrette Europe ou la Chrétienté. Mais ça ne nous mène pas très loin parce qu’on ne voit pas de quelle chrétienté l’Europe d’aujourd’hui pourrait se réclamer. Cela lui est même strictement interdit. Reste à savoir si la culture peut être le substitut de l’unité spirituelle qui a été le socle de l’Europe.
Isabelle Marchandier. On vous réduit souvent à un adversaire de l’art contemporain. Celui-ci est-il, avec la sacralisation du profane, un symptôme, voire une cause du désenchantement du monde ?
JC : L’art contemporain, cela ne veut évidemment rien dire. Je pense que, dans l’une de ses tendances, qui est, cela n’est pas un hasard, la plus célébrée par le marché et les médias, il constitue une perversion radicale. Dans De Immundo (Galilée, 2004), je recensais tous les matériaux utilisés par cet « art de l’abject » : déchets corporels, exaltation de la part animale de l’homme. Il est assez amusant d’observer tous ces plasticiens athées et iconoclastes qui nient le Mal mais utilisent sans le savoir les attributs du Malin − cheveux, poils, rognures d’ongles, humeurs du corps et autres immondices − selon la plus pure théologie médiévale. Ces sectaires d’un état adamite, qui ne croient pas à l’existence du Mal et se racontent le joli conte d’un état de nature fait de pureté, d’innocence et d’union libre, sont en réalité les fervents illustrateurs aujourd’hui des hérésies gnostiques du IIe siècle.
Il n’y a plus ni tenue ni retenue. Cet art mutant correspond à l’état infantile décrit par Freud, où le nourrisson tout-puissant ne produit jamais que sa propre déjection pour l’offrir à sa mère. C’est l’incontinence du moi : « Je pisse donc je pense ! » Retour au primitif, dans le registre du répugnant en prime. C’est la négation même de l’art, puisque celui-ci naît précisément de la sublimation du réel, transformant jusqu’aux éléments naturels comme le fumier ou la terre en matériaux précieux, pigments, ocres, huiles, vernis qui, soumis à des canons esthétiques, permettent de représenter un univers transcendant du Bien et du Beau.
FM : Tenez ces propos à un colloque d’esthétique, et vous vous faites huer !
JC : Notre époque vit dans la haine du beau et dans la délectation de l’avilissement. Tenez, j’ai sous les yeux le programme du prochain colloque organisé par l’Institut national d’histoire de l’art. Le thème porte sur les humeurs féminines, le sang menstruel. Ça commence par une intervention portant sur « Panique génitale : fluide menstruel et psychopathologie de la créativité féminine au passage du siècle ». Après la pause, ça continue avec « Présence réelle et symbolique du sang menstruel chez des artistes femmes des années 1970 à nos jours »… Il y a huit communications en tout sur ce thème…
IM. Ça fait envie ! La conférence est suivie d’une performance ?
JC : S’il y en avait une, je crois que je me forcerais à y assister, ne serait-ce que pour mesurer l’écart entre cette opération de transgression organisée et l’iconographie biblique. Le rapport aux humeurs du corps est présent dans de nombreux épisodes bibliques, du Suaire au sang de la fille de Jaïre, et du sperme de Dieu au lait de la Vierge : c’est ce fond complexe qui donne naissance à une production esthétique extraordinaire ; il suffit pour s’en convaincre d’admirer la Madone à l’enfant de Bellini, ou Le Voile de Véronique de Zurbaran…
IM : Comment cet art qui exalte ce qu’il y a de plus bas en l’homme peut-il recevoir l’appui financier et moral de l’État ?
JC : Pas seulement de l’État, mais aussi de l’Église ! On appelle « art contemporain » ce qui est déclaré comme tel par ces institutions. Il est fort intéressant de s’interroger sur les raisons pour lesquelles l’Église prête son concours à l’État pour imposer une image avilissante de la création artistique et de l’homme lui-même. On a installé récemment, dans le baptistère de Saint-Sulpice à Paris, une « machine à baptiser » qui laisse couler un liquide plastique, le « sperme de Dieu », sur des certificats de baptême géants… Je suis donc outré que ces productions reçoivent la bénédiction des pouvoirs publics et religieux alors que des artistes qui travaillent avec la même intensité, la même passion, la même puissance que les Anciens et créent des œuvres plus belles et plus profondes que toutes ces déjections sont ignorés par les « décideurs », tenus à l’écart du marché de l’art et, donc, ce qui est terrible, inconnus du public.
FM : Pourquoi ne pas les nommer dans votre livre ?
JC : Mon livre n’est pas une brochure destinée à faire connaître des artistes méconnus.
FM : Peut-être, mais nous ne sommes pas dans votre livre. S’ils sont ce que vous dites, ce serait une bonne action de le faire ici. Et s’ils incarnaient le printemps de l’art ?
JC : Je ne sais pas, je l’espère.
FM : Des noms, vous dis-je !
JC : Beaucoup de ceux qui, attirés par Giacometti et Balthus, par exemple, sont venus, de l’étranger s’établir et vivre à Paris après la guerre : Mason, Szafran, Arikha, Lucian Freud, Velickovic et tant d’autres : une sorte de seconde École de Paris – sans nommer des inconnus restés inconnus, Jörg Ortner par exemple, un génie qui vient de mourir dans une absolue misère physique …
IM : Peut-être ne sont-ils pas dans les petits papiers de François Pinault ?
JC : Il paraît que Pinault achète tout indistinctement, mais il y a ce qu’il montre et ce qu’il cache.
FM : Cela dit, en vous lisant, on a parfois l’impression que vous torturez la réalité pour qu’elle se conforme à votre démonstration. Peut-on pousser à ce point la détestation des musées ?
JC : Dès que je suis dans une ville, je me précipite au musée ! Il est vrai que je me rends plus spontanément dans les musées scientifiques que dans les musées d’art, parce que j’y trouve un intérêt plus grand sur le plan des idées et des formes. Aujourd’hui, ce sont d’ailleurs les musées scientifiques qui ferment les uns après les autres. Leurs collections ne sont plus guère entretenues. Quel manque de respect pour l’histoire de l’humanité ! Pendant ce temps, tous les moyens sont mobilisés pour financer les expositions d’art contemporain. Je dois bien admettre que le musée tel que je l’ai connu lorsque j’étais conservateur est en voie de disparition. Bien sûr, nous avons de beaux restes, parce que les institutions – et un musée en est une – mettent longtemps à mourir, et aussi parce que des individus comme Françoise Cachin se sont battus. Mais le système muséal est une implacable machine à détruire les musées. Dès lors que les conservateurs, qui étaient des connaisseurs et historiens d’art, habités par le souci de la qualité et de l’intégrité du patrimoine, ont été remplacés par des énarques, des techniciens et des commerciaux, la politique des musées a changé de nature. Le musée-patrimoine devient le musée-marché. Quant aux œuvres, louées moyennant finance, et non plus prêtées, elles deviennent de vulgaires produits utilisés pour la fabrication de ces autres produits que sont les expositions thématiques dites « de prestige », surtout quand elles sont organisées à l’étranger avec le concours d’une multinationale du divertissement. Dans ce monde où la culture a été bannie, la valeur esthétique est détrônée par la valeur marchande et le raffinement par le culte de la laideur, « dérangeante » de préférence.
Hannah Assouline : Vous oubliez, cher Jean Clair, que de grandes expositions permettent aussi à un public très large de découvrir de grandes œuvres. Ne seriez-vous pas un aristocrate masqué qui pense que l’art n’est accessible qu’à une élite ? Peut-on dire que l’exposition Monet, qui a connu une énorme affluence contribuait au « culte de la laideur » ? Mais peut-être est-ce la foule qui, plus que l’exposition, vous donne envie de fuir ?
JC : Il est vrai que la foule me fait fuir. Mais il ne s’agit pas seulement de ma chimie personnelle : dans cette foule qui piétine des heures pour avoir une chance d’apercevoir 250 tableaux, je perçois une forme de démesure, d’hybris, que je ne parviens pas bien à analyser. La volonté démentielle de montrer « tout Monet » est bien la preuve que, pour les directeurs marketing qui sont à la tête des musées, l’important, c’est la quantité. Pour attirer des milliers de visiteurs, on organise des expositions géantes présentant un maximum d’œuvres accolées les unes aux autres mais, surtout, en épargnant au visiteur de fastidieuses explications. Ce genre d’exposition à succès est à la peinture ce que les best-sellers sont à l’édition. Les directeurs marketing que je citais plus haut y trouvent la confirmation par les chiffres de leur conviction profonde, à savoir qu’il est inutile de proposer des expositions conçues avec un minimum d’exigence intellectuelle et d’ambition artistique puisqu’elles coûtent plus et rapportent moins. La « rétrospective » Munch, présentée à Paris par un musée privé, a été montée à la va-vite, ne présentait aucune œuvre d’importance, mais les visiteurs s’y pressaient. Pourquoi se casser la tête ?
Hannah Assouline : Tout cela est certainement vrai, mais les gens qui font la queue ont peut-être un désir profond de voir des œuvres et, même dans le cadre d’expositions à grand spectacle, ils peuvent en voir !
JC : Le visiteur de musée est une sorte de pèlerin moderne. Ses pas, comme ceux des pèlerins à la fin du Moyen Age, sont guidés par l’espoir de trouver un salut et un sens non plus dans les saints, le Christ ou la Vierge, mais dans une supposée jouissance esthétique. Cet espoir s’achève sur une désillusion et un désarroi communs. La solitude de l’homme moderne le pousse à aller en troupeau dans les musées, comme si se rassembler dans un lieu clos pour regarder des œuvres sans les voir allait recréer des liens qui n’existent plus. État, religion, nation, utopie sociale : tout ce qui assurait notre cohésion disparaît. Du coup, pour nos âmes en peine, le culte de l’art est l’une des dernières aventures collectives. Évidemment, ce n’est qu’une illusion qui ne cache même pas l’absence de croyance commune.
IM : Le musée, en somme, serait le nouvel opium du peuple ?
JC : Même pas, malheureusement ! Si c’était le cas, il servirait encore à quelque chose… Le musée est devenu le lieu du divertissement et du loisir qui permet de distraire le visiteur de l’ennui, tout en le maintenant dans l’asile de l’ignorance. Un tableau ne se réduit pas à un amas disparate de couleurs et de formes. Il est une réalité complexe dont on ne peut savourer l’enchantement et apprécier le sens que si l’on possède certaines clés. Comment voulez-vous que les œuvres d’art soient comprises quand il n’y a pas d’enseignement de l’histoire de l’art ? Et quand on ajoute que les collections des musées sont composées, pour plus de la moitié, d’œuvres à caractère religieux, on imagine aisément l’étendue du désastre dans un pays où la laïcité a été interprétée comme la nécessité de faire disparaître la religion non seulement du présent mais aussi du passé. À partir du moment où on ne comprend plus rien ni à l’art, ni à la religion, notre patrimoine artistique est un continent indéchiffrable. Or, je le répète, pour aimer l’art, il faut y comprendre quelque chose.
FM : Si on vous comprend bien, puisque nous avons perdu l’intelligibilité des œuvres, l’Art est mort…
JC : Lorsque Courbet peint Un Enterrement à Ornans, il a à l’esprit les innombrables mises au tombeau du Christ et dormitions de la Vierge. Il transpose une iconographie religieuse dans le registre social et rural. De même, La Mort de Marat, de David, est une référence évidente à La Déposition de Croix du Caravage. Le linge de bain dans lequel gît Marat, c’est le suaire qui enveloppe le Christ. Le coup de poignard de Charlotte Corday, c’est le coup de lance du centurion Longin. Aussi irréligieux que fût David, il puisait son inspiration dans cette tradition. Le néophyte ne peut pas deviner toutes ces significations imbriquées. Elles doivent être apprises. Il faut du travail !
IM : La conclusion de votre propos, c’est que l’avenir des musées n’est pas franchement radieux !
JC : Le musée est aujourd’hui isolé dans une sorte de no man’s land historique et culturel, coincé entre une Europe qui renie son identité fondée sur une communauté de foi, de commerce, d’idéal politique et des sociétés balkanisées par les revendications communautaires. En conséquence, il est régi par le mercantilisme le plus effréné. Ses collections permanentes d’œuvres du passé ne sont que les faire-valoir d’expositions d’art contemporain. De même que les réserves-or de la Banque centrale garantissent l’émission des monnaies-papier (enfin, c’était ainsi dans le monde d’avant), le patrimoine ancien des musées garantit la valeur des assignats de l’avant-garde. La polémique hargneuse suscitée par l’idée d’un Musée national est significative : ce n’est pas par hasard si l’art et la nation meurent en même temps. Cela n’empêche pas, je le répète, qu’il faudrait faire un Musée de l’Europe digne de ce nom. Je serais prêt à mobiliser mon énergie pour ce genre d’aventure, mais je ne lèverai certainement pas le petit doigt pour que le Musée du Louvre attire 10 millions de visiteurs au lieu de 9, ni pour qu’un Musée de l’histoire de France s’ouvre place de la Concorde. Lorsqu’on constate que la France vit dans l’oubli de son identité, c’est un projet qui n’a aucun sens.
FM : Deux disciplines échappent, selon vous, à « l’hiver de la culture » : la danse et la musique.
JC : Oui, pour des raisons physiques. Dans ces domaines, qui supposent une grande maîtrise corporelle et l’apprentissage d’une technique particulière, le « tout le monde artiste ! » est intenable. Sans entraînement intensif du corps, pas de grâce du danseur. Et personne ne peut s’improviser musicien. En art plastique, c’est moins vrai, sauf dans les disciplines qui nécessitent une haute maîtrise technique. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les ateliers de gravure aient disparu de la quasi-totalité de nos écoles d’art : on ne grave pas une plaque n’importe comment.
FM : Lorsque vous comparez les foules qui fréquentent les musées aux gens qui se pressaient pour assister aux exécutions sur les places publiques, on se dit que vous aimez tellement l’art que vous n’aimez pas le partager !
JC : Je suis peut-être plus attaché aux objets qu’aux rapports humains. Je vis dans un monde d’objets et de livres parce qu’en transmettant le passé, ils rendent le monde habitable et porteur de sens. Les objets sont très fragiles, mais ils confèrent, comme l’écrivait Arendt, un sentiment d’immortalité à ceux qui les fréquentent. Je suis peut-être comme le libraire trop bibliophile pour se dessaisir de ses livres. Mais je suis un peu plus paradoxal que ce que vous pensez : sinon, aurais-je passé ma vie à tenter de transmettre aux autres l’amour de l’art qui est en moi ?[/access]
Jean-Michel Boucheron, député PS d’Ille-et-Vilaine, est membre de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale et rapporteur du budget de la Défense.
Propos recueillis par Muriel Gremillet
Jean-Michel Boucheron, député PS d’Ille-et-Vilaine, membre de la commission de la Défense de l’Assemblée nationale et rapporteur du budget de la Défense.
Il revient sur la mort d’Oussama Ben Laden et ses conséquences pour notre pays.
Quelle est votre première réaction à l’annonce de la mort d’Oussama Ben Laden ?
Il faut souligner ce succès formidable des services secrets américains. Il est d’autant plus significatif en ce moment, alors que le monde arabe est secoué par des révoltes démocratiques, qui sont totalement affranchies de l’idéologie d’Al Qaida et de l’influence de Ben Laden. Sa mort est une bonne nouvelle parce qu’elle signe la mise à l’arrêt du moteur idéologique de la mouvance terroriste. Evidemment, le terrorisme ne va pas disparaître du jour au lendemain, mais sa puissance symbolique n’y survivra pas. Cette cause ne sera plus reconnue par les peuples.
La fin de cette traque aura-t-elle des conséquences sur l’implication de la France et de l’Otan en Afghanistan ?
Il faut revenir aux sources de notre participation à cette intervention : les Etats-Unis avaient été agressés le 11 septembre 2001. En tant qu’alliés, conformément à l’article 5 de la Charte de l’Otan, nous devions les soutenir dans leur guerre. Le but de cette intervention était simple : traquer Al Qaida et Ben Laden, qui avaient revendiqué les attentats, dans leur sanctuaire afghan. Aujourd’hui, ce but est atteint. Il est donc nécessaire de réduire notre présence sur le terrain, et de ne laisser sur place que le contingent nécessaire pour éviter toute reprise d’incendie.
Soyez clairs : demandez-vous un retrait des forces françaises d’Afghanistan ?
Au moins un allégement rapide du dispositif et une organisation différente de notre participation. J’imagine que le gouvernement l’annoncera dans les trois mois à venir. Nous entrons en effet naturellement dans une phase de transition des dispositifs militaires sur place. Nous n’avons plus à traquer sans relâche dans toutes les vallées du pays une organisation aujourd’hui moribonde, puisqu’elle vient d’être décapitée. Puisque les buts de guerre sont modifiés, il n’est même pas nécessaire d’attendre une réunion de l’Otan pour faire évoluer les choses. En clair, nous avons besoin de moins d’hommes, et il faudra nous concentrer sur les efforts de formation de l’armée et de la police afghanes, mettre l’accent sur le renseignement et poursuivre l’effort sur le terrain en déployant des armements plus sophistiqués. Maintenant, c’est aux Afghans de prendre en main leur sécurité et c’est à eux de choisir le type d’organisation démocratique qu’ils souhaitent pour leur pays. Nous n’avons rien à leur imposer.
La traque réussie, suivie de l’exécution sommaire d’Oussama Ben Laden, puis la gestion médiatique et politique de ce considérable événement par la Maison Blanche est indubitablement un beau succès pour Barack Obama et ses proches conseillers.
Constatons, pour nous en réjouir, que rien n’a filtré des prémisses de cette opération avant qu’elle soit menée à bien, et qu’elle a pu ainsi se réaliser sans être parasitée par des chasseurs de scoops intempestifs.
Cela dit, on devrait voir surgir, dans les prochaines semaines, des révélations concernant l’organisation militaire et politique de cette « exécution ciblée » qui réjouit aujourd’hui le peuple des Etats-Unis rassemblé autour de son président.
La présence de Ben Laden et de son entourage dans la ville d’Abbottabad, située à une centaine de kilomètres au nord d’Islamabad, semble avoir été décelée par les services spéciaux américains dès le mois d’août. On le croyait, jusque-là, retranché dans les « zones tribales » pakistanaises à la frontière de l’Afghanistan.
Il est fort probable que le chef d’Al Qaida ait bénéficié, ces dernières années de la tolérance, sinon de la protection, d’une partie au moins de l’appareil sécuritaire Pakistanais : la ville où il était réfugié abrite une garnison importante de l’armée et même une académie militaire.
Il est non moins probable que sa découverte par les services de sécurité des Etats-Unis soit le résultat d’un marchandage serré avec leurs homologues pakistanais. Le prix de cette livraison n’a pas, bien entendu, été porté à la connaissance du grand public.
Mais il doit être bien supérieur aux cinq millions de dollars affichés en bas du portrait de Ben Laden comme récompense à celui qui permettrait la capture du commanditaire des attentats du 11 septembre 2001. Les Etats-Unis, ont, ces derniers mois, consenti une aide économique exceptionnelle au Pakistan dont l’économie est en faillite chronique. Ils ont réfréné les ardeurs indiennes à occuper le terrain afghan par le biais d’une présence économique dont l’ampleur allait croissant.
Mais, au bout du compte, même si cette capture avait coûté quelques milliards de dollars, le bénéfice stratégique et politique qu’en retire Barack Obama vaut largement la dépense.
Tout d’abord, cela lui permet d’accélérer la sortie des troupes de l’OTAN d’Afghanistan, dont les Américains constituent le gros (environ 90% des soldats engagés sur le terrain). L’objectif affiché de cette guerre lancée en 2001 avait été de détruire l’infrastructure de Al Qaida établie dans le pays sous la protection du régime des Talibans. La réalisation de cet objectif permet une sortie de guerre « dans l’honneur », même si on peut craindre que l’Afghanistan ne retombe, une fois l’OTAN partie, sous la coupe obscurantiste des islamistes radicaux.
On comprend mieux, maintenant, pourquoi Barack Obama avait procédé, la semaine dernière, à la nomination de Léon Panetta, chef de la CIA, au poste de secrétaire d’Etat à la Défense et nommé à sa place le général David Petraeus. Il devait déjà savoir que Ben Laden était à sa main, et que désormais il pouvait prendre un tournant stratégique majeur. La lutte contre le terrorisme international peut être maintenant découplée de l’objectif wilsonien de l’instauration par les armes de la démocratie dans des pays non préparés à l’accueillir.
Cette lutte sera désormais menée dans l’ombre, par les services de renseignements et les forces spéciales, comme au bon temps de la lutte contre la « subversion communiste » en Afrique et en Amérique latine, qui avait fait suite à la débâcle vietnamienne.
Les dangers, aujourd’hui se sont déplacés vers l’ouest : la montée en puissance des Frères musulmans en Egypte, l’issue incertaine des crises syrienne, libyenne et yéménite exigent un redéploiement de la force américaine pour faire face à toute éventualité.
Ben Laden, à son corps défendant, aura donc été le meilleur agent électoral de Barack Obama à l’orée d’une campagne présidentielle que ce dernier peut désormais aborder avec confiance.
De cette époque qui s’achève demeureront, hélas, les insupportables contrôles renforcés de sécurité dans les aéroports, legs de Ben Laden à notre civilisation.
Il n’était même pas dans une grotte. Depuis l’été dernier, nous apprend la presse américaine, Oussama Ben Laden se planquait dans la vallée d’Abbotabad. L’intervention de forces spéciales américaines a visé une résidence luxueuse, avec des murs « plus épais que la moyenne », sans internet, ni téléphone. L’agence de presse Reuters explique qu’Abbotabad est une « ville de villégiature estivale située dans une vallée entourée de collines verdoyantes, près du Cachemire pakistanais », à moins de deux heures de route d’Islamabad, la capitale du pays. Notons aussi que le site officiel du gouvernement provincial d’Abbotabad présente la région comme le « paradis sur terre », et à la vue des photos mises en ligne de cette « Suisse pakistanaise », on n’est pas loin de le croire, pour qui aime la montagne.
vue d'Abbotabad
Détail amusant enfin, relevé cette fois-ci par le site américain Basetrack : si Abbotabad est un lieu de villégiature très apprécié, il est particulièrement prisé par les militaires et officiels pakistanais, en retraite ou non. La localité doit d’ailleurs son nom à un officier britannique, le major James Abbott qui avait vu dans le coin un endroit idéal pour installer un cantonnement militaire et un lieu de repos.
Depuis, le quartier général d’une brigade de la seconde division de l’armée pakistanaise y est installé. Comme quoi, la théorie de la lettre volée est valable y compris pour l’ennemi numéro un de l’Axe du bien. Un peu comme si Xavier Dupont de Ligonnès, le père de famille soupçonné d’avoir tué de sang-froid sa famille nombreuse, avait décidé d’aller se cacher avenue Foch ou à Versailles.
L’annonce de la mort du chef d’Al Qaida, et la mobilisation générale matinale qui a suivi dans les radiotélés a donné lieu à quelques gaffes savoureuses, mais aussi à quelques improvisations hasardeuses.
Le lapsus n’étant pas un crime de guerre, on sera plus qu’indulgent avec les speakers d’Europe1 et d’iTélé qui ont respectivement annoncé « la mort de Barack Obama » et « la mort et l’arrestation de Barack Obama ».
De même que l’on sera plutôt indulgent avec les longues séances de redites et de délayage sur toutes les antennes : pas évident de tenir 3 heures en boucle sur un événement dont on ignore tous les détails, ou presque. C’est notamment vrai pour l’implication ou non des services pakistanais dans l’opération, qui selon les chaines et les heures a donné lieu à des commentaires aussi contradictoires que péremptoires.
On sera en revanche plus sévère avec des dérapages qu’un minimum de culture générale aurait pu éviter, comme celui qui a consisté à évoquer systématiquement dans les titres d’i-Télé « l’assassinat d’Oussama Ben Laden ». A défaut de Larousse ou de Robert, un rapide coup d’œil sur Wikipedia aurait permis à nos confrères de vérifier qu’un décès par arme à feu n’est pas forcément un assassinat, celui-ci y étant défini comme « un homicide volontaire avec préméditation ». Et même si l’on n’avait pas d’iPad sous la main, un brin de logique aurait du alerter la rédaction: qui dit assassinat dit assassin.
On se retrouve pour notre prochaine édition spéciale, consacrée au procès pour homicide volontaire de Barack Obama…
Quelques milliers de militants frontistes, journalistes et simples curieux se massaient dimanche 1er mai devant la statue de Jeanne d’Arc pour entendre le traditionnel discours du Front National. Après le congrès de Tours, fait politique nouveau, c’était au tour de Marine Le Pen de faire son baptême du feu. Coincée par une actualité chargée (l’assassinat du fils cadet de Kadhafi et la béatification de Jean-Paul II), la « peste blonde » était attendue au tournant. Le public bigarré de l’événement mêlait des jeunes au look parfois bobo, des familles venues avec leurs enfants et quelques bons bourgeois flanqués d’un T-shirt La France bleu marine.
Bilan des courses : un discours mi- figue mi-raisin dont l’axe central – les libertés publiques- ne fâchait personne, ultralibéraux d’hier comme assimilationnistes d’aujourd’hui. Après un prologue poussif sur « Sainte Jeanne » comparant les Bourguignons d’antan à des « collabos » prêts à brader la souveraineté de la France, le décor était planté. Suivit une longue litanie des maux contemporains (l’OTAN, l’euro, le libre-échange, l’immigration, le communautarisme) puis un inventaire de références à la Prévert.
En vrac, Victor Schœlcher, Condorcet et De Gaulle furent convoqués pour étayer la synthèse-maison entre Nation et République. Avec des sorties comme : « qu’on soit homme ou femme, hétérosexuel ou homosexuel, chrétien, juif, musulman ou non croyant, on est d’abord Français ! », il y avait de quoi satisfaire le versant républicain du marinisme qui fait tant parler de lui. Pour un peu, Marine ferait assaut de consensualisme. De quoi s’acheter les bonnes grâces de l’électorat mainstream, encore apeuré par l’image des skinheads aux bras tendus ?
N’empêche, toute l’ambiguïté de la mutation républicaine du verbe frontiste se retrouve dans la formule bizarroïde de « nation politique et charnelle » et la place déléguée à un Jean-Marie Le Pen, reconverti en modeste DJ ès chants patiotiques.
Alors, ce Front, un parti (presque) comme les autres ? Comme dirait Mike Brant, qui saura… ?
Alors que l’on peine à se souvenir des noms de la plupart des ministres de Fillon et a fortiori de ceux de ses secrétaires d’Etat, Rama Yade est aujourd’hui une des personnalités politiques les plus populaires dans les sondages et les plus invitées sur les plateaux. Mais est-elle pour autant amenée à devenir un poids lourd de notre vie politique ?
A priori, Rama Yade a tout pour plaire. C’est une belle femme issue des minorités visibles qui a démontré une vraie force de caractère depuis le voyage très controversé de Kadhafi en France, où elle avait exprimé des réserves, une prise de position à laquelle les récents évènements en Libye et dans le monde arabe donnent un sens particulier. Il est indéniable que par rapport aux soutiens inconditionnels du président de la République comme Nadine Morano et Frédéric Lefebvre, elle a apporté une liberté de penser a priori rafraîchissante. En même temps elle a su faire preuve d’une parfaite maitrise de la langue de bois et il est difficile de ne pas voir dans certaines de ses prises de positions des postures exclusivement médiatiques, comme lors de la polémique sur le prix de l’hôtel des bleus.
Nadine Morano a eu beau lui répéter l’adage chevènementiste selon lequel « un ministre ça ferme sa gueule ou ça démissionne », cette vision des choses ne fût jamais sienne. Quand elle était en charge des Droits de l’homme ou des Sports, elle n’a pas hésité à exposer ses désaccords avec ses ministres de tutelle au mépris de la plus élémentaire solidarité gouvernementale ou majoritaire. En le faisant, Rama Yade s’est comportée avec Nicolas Sarkozy exactement comme ce dernier l’avait fait avec Jacques Chirac. Est-il vraiment étonnant qu’une créature politique de Sarkozy « la joue perso » en politique ? En finalement, étant donné l’impopularité record du Président, avoir l’image d’un opposant à son action ne peut nuire à personne…
Mais l’image n’est pas tout et Rama Yade peine à exposer une vision du monde et des idées claires. Après s’être rapprochée de Jean-François Copé, elle a finalement décidé de suivre Jean-Louis Borloo dans son aventure. La raison officielle de ce choix était que le parti majoritaire ne lui permettrait pas de travailler sur les sujets qui l’intéressaient… Pourtant, au Grand Journal de Canal, il y a une dizaine de jours, elle a été bien incapable d’avancer la moindre proposition sur ces fameux sujets dont elle dit qu’ils lui tiennent tant à cœur.
En fait, l’ambitieuse n’avait pas eu le poste qu’elle attendait il y a quatre mois. La direction actuelle de l’UMP n’était pas prête à lui confier des responsabilités à la hauteur de la grande idée qu’elle se fait déjà d’elle-même. Et aux rumeurs sur son limogeage de sa mission d’ambassadrice pour l’UNESCO, du fait de ses prises de parole intempestives, elle a répondu « j’existais avant, j’existerai après », oubliant et faisant presque oublier qu’avant 2007, justement elle n’existait pas en dehors du cercle de ses parents, amis, voisins et collègues …
Etre ambitieuse, c’est bien, avoir du flair et du cran, c’est encore mieux et savoir raconter n’importe quoi avec des airs de sincérité absolue, ce n’est vraiment pas donné à tout le monde. Tout cela suffira-t-il à transformer une popularité certaine en capital politique ? Rama est sûre que oui. On n’est pas obligé de la croire.
« La Princesse de Clèves, c’est chiant !» Ce cri lancé par deux de mes camarades à « On refait le monde », sur RTL, m’oblige à réviser ma géographie politique. Érigée, depuis sa mise à l’index par le Président de la République, en symbole de résistance, épinglée sous forme de badge sur des milliers de poitrines prêtes à s’offrir en sacrifice pour protéger la Culture contre les barbares, l’héroïne de Madame de Lafayette est presque aussi populaire que le « Che » dans la jeunesse belle et rebelle – on peut s’étonner qu’il ne se soit pas trouvé des petits malins pour imprimer son portrait sur des T-shirts fabriqués au Bangladesh par des enfants sauvés de la délinquance grâce à un honnête travail d’usine. Je parie qu’un marchand de fringues branché se serait dévoué pour les écouler et affecter une partie des bénéfices à la promotion d’une cause dérangeante.[access capability= »lire_inedits »]
Cécile de Chartres, épouse de Clèves, me paraissait donc être un infaillible marqueur idéologique. À ma gauche, il y avait ses partisans, soucieux de mettre la beauté à portée de tous ; à ma droite, ses détracteurs, obsédés par leurs Rolex et prêts, non seulement à affamer le peuple, mais encore à l’abrutir à coup de téléréalité pour le rendre plus docile. D’un côté le raffinement, de l’autre la vulgarité : le monde était simple. Il ne m’avait pas échappé que, dans le parti de la Princesse, on croisait quelques profs qui jugent habituellement qu’il est bien stigmatisant d’obliger des enfants nés à l’âge de l’ordinateur à se farcir d’ennuyeux Balzac quand ils peuvent trouver sur Internet tout ce qui est nécessaire à leur éducation. Dans le concert célébrant la belle inflexible, j’avais oublié ces fausses notes du passé.
J’ai donc été fort étonnée d’entendre ma très peu sarkozyste consœur Anne-Sophie Mercier et Jean-Baptiste Prévost, infatigable militant de la « cause jeune » dont la France a découvert le visage et le talent pendant les manifestations contre les retraites[1. On ne doute pas que ce brillant garçon, qui doit quitter ces jours-ci la présidence de l’UNEF où lui succédera un certain Zemmour (Emmanuel de son prénom) fera, comme nombre de ses prédécesseurs, une belle carrière au PS] − et qui sera certainement, pendant cette année électorale, le meilleur avocat de l’« allocation jeunes » promise par le PS −, reprendre à leur compte l’antienne présidentielle. Je les aurais bien transformés en crapauds pour leur apprendre à vivre !
Depuis, une question me taraude. Et si j’étais « degauche » ? J’avoue n’avoir lu que récemment, et sous l’influence de l’oukaze présidentiel, le roman, malheureusement bien court, publié par Madame de Lafayette en 1678. J’ai du mal à croire que l’on puisse trouver ennuyeuse cette histoire située dans un temps où « il semblait que la nature eût pris plaisir à placer ce qu’elle donne de plus beau dans les plus grandes princesses et dans les plus grands princes. » D’accord, ce n’est pas Voici : « L’ambition et la galanterie, poursuit Madame de Lafayette, étaient l’âme de cette cour et occupaient également les hommes et les femmes. Il y avait tant d’intérêt et tant de cabales différentes, et les dames y avaient tant de part que l’amour était toujours mêlé aux affaires et les affaires à l’amour. » À une époque où l’on considère que le bonheur est un droit, le renoncement de Madame de Clèves, amoureuse et aimée, son existence sacrifiée à l’ordre social et à la loyauté qu’elle doit, au-delà de la mort, à un époux fou et malheureux d’elle, peuvent nous sembler anachroniques. Ils nous rappellent aussi que le désir peut être plus exaltant que son assouvissement et, pour inverser une formule de Sollers, les aventures du non plus excitantes que celles du oui[2. Je dois cette formule, mais aussi mes modestes réflexions sur le roman à Alain Finkielkraut, dont on peut écouter la merveilleuse conférence qu’il lui a consacrée sur le site de la BNF].
Je n’ai pas vu Nous, Princesse de Clèves, le documentaire dans lequel Régis Sauder filme des adolescents des quartiers nord de Marseille s’emparant de ce joyau. Mais quand les critiques s’enthousiasment au motif que chacun pourrait s’identifier à la rigoureuse et malheureuse princesse, ils se trompent lourdement – même si ce sont les lycéens qui le disent. C’est l’étrangeté de Madame de Clèves et non sa proximité avec notre actualité qui fait la beauté de cette rencontre. Je n’applaudis pas au métissage entre la « culture classique » et la « culture des cités » : je me réjouis de voir la deuxième s’effacer derrière la première. Parce que la promesse de la République, ce n’est pas les chefs-d’œuvre pour les uns et le rap pour les autres. Au passage, c’est pour cette raison que la comparaison entre les juifs d’hier et les musulmans d’aujourd’hui, ressassée jusqu’à la brillante invention de l’« étoile verte » récemment arborée par des personnalités musulmanes, est particulièrement révoltante. Maurras pensait que les juifs étaient incapables de comprendre le fameux vers de Racine « Dans l’Orient désert quel devint mon ennui ! », en somme qu’ils ne pouvaient pas être vraiment français. Ce que l’on voudrait aujourd’hui, comme l’a justement écrit Cyril Bennasar, c’est que tous nos concitoyens musulmans le soient plus pleinement. Et qu’ils ne se froissent pas de devoir parler de « nos ancêtres les Gaulois » : l’important, c’est que tout Français, quelles que soient son origine et sa religion, puisse, avec Sartre, proclamer que Racine est sa langue et son sol.[/access]
Le foot français est en émoi. Même la ministre des Sports, Chantal Jouanno, entre deux marathons, celui de Paris et celui des sénatoriales, a demandé qu’on fasse toute la lumière sur les accusations formulées par Mediapart. Le site d’ Edwy Plenel prête en effet à Laurent Blanc, sélectionneur de l’équipe de France de football et à François Blaquart, directeur technique national, la volonté de limiter le nombre « des Noirs et des Arabes » dans les centres de formation. Il accuse notamment le successeur de Domenech d’avoir prononcé les propos suivants : « Les Espagnols, ils disent : nous on a pas de problème, des Blacks, on n’en a pas ». Ainsi, un quota officieux de 30 % de joueurs français d’origine africaine ou maghrébine aurait été fixé.
Laurent Blanc explique qu’il a effectivement participé à une redéfinition des critères d’entrée dans les centres de formation mais qu’elle s’appuie sur des éléments techniques. Il s’agit de rompre avec une discrimination qui avait cours depuis les années 1990 en vertu de laquelle les jeunes joueurs, considérés comme trop peu athlétiques mais dotés d’autres qualités comme la créativité, la vivacité et la virtuosité technique, étaient écartés. En gros, il s’agit de copier l’Espagne. De l’autre côté des Pyrénées, on favorise davantage les petits gabarits et, à voir jouer Iniesta, Xavi et Messi[1. Lequel est argentin mais a été formé à Barcelone où il est arrivé à l’âge de 13 ans], les Espagnols n’ont pas forcément à le regretter.
Rappelons que l’action de Laurent Blanc à la tête de la sélection nationale plaide pour lui. Le 25 mars dernier, il nommait Samir Nasri capitaine de l’équipe de France. Voilà un joueur créatif, vif et doué d’une technique de classe mondiale comme les aime Blanc. Des Nasri, il en veut davantage encore dans les prochaines années et il veut, à l’instar de nos voisins espagnols, en avoir plusieurs dans son équipe. Et Samir Nasri, en plus de toutes les qualités précitées, se trouve avoir des origines maghrébines. Si Laurent Blanc voulait bouter Noirs et Arabes hors de nos sélections, commencerait-il par confier les clés du jeu des Bleus au lutin d’Arsenal ?
Sans doute le sélectionneur aurait-il, dans le futur, souhaité sélectionner aussi le jeune sochalien Ryad Boudebouz, Français né à Colmar, mais il a opté pour la sélection algérienne grâce à la nationalité de ses parents. C’est là qu’on en arrive à la deuxième accusation de Mediapart. Le site explique que les autorités du foot, Blanc en tête, déplorent le fait que des gamins bénéficiant de la double-nationalité finissent par jouer dans d’autres sélections après avoir été formés dans les centres de formations français et après avoir évolué sous les couleurs françaises dans les équipes nationales de jeunes. Sur ce sujet précis, Blanc et Blaquart assument. Là encore, point de quotas ethniques à l’horizon mais une réflexion autour de l’idée de s’adapter à l’évolution des règlements du foot international. Pourtant, Mediapart persiste et signe. Samedi matin, le site publiait de nouveaux éléments dont le verbatim d’une réunion, ce qui a conduit Chantal Jouanno à suspendre François Blaquart, directeur technique national, dans l’attente de la fin de l’enquête interne à la Fédération.
Plaçons-nous dans l’hypothèse que cette enquête confirme les faits relatés par Mediapart. Admettons que Blanc et Blaquart trouvent, comme Georges Frêche en son temps, que les joueurs blancs de peau, comme le chantait Nougaro, sont trop peu nombreux dans le foot français lequel ne serait pas à l’image de la France et de sa diversité. Cela serait-il aussi scandaleux que les déclarations de la présidente d’Areva sur les « mâles blancs » trop nombreux selon elle dans l’encadrement de son entreprise ? Cela serait-il aussi révélateur de notre échec que l’instauration autoritaire de la parité en politique ? Cela serait-il aussi honteux que le soutien de Patrick Lozès, président du CRAN, à André Santini, qui entreprit en décembre 2008 de nettoyer les concours administratifs (catégorie B et C) de la Culture générale, sous le prétexte, raciste – n’ayons pas peur de l’écrire -, que cela ferait davantage de place à la diversité ? Ma réponse est oui. Cela serait tout aussi scandaleux, honteux, révélateur de notre échec. Pas moins. Mais pas davantage. L’universalisme est une idée qui se porte mal en France, qui en avait pourtant fait un pilier de son pacte républicain. Que l’on sache, l’idée de quotas, d’affirmative action, elle n’est pas arrivée dans notre pays dans le sac de sports de Laurent Blanc. C’est bien un Président de la République, Jacques Chirac, qui a publiquement déploré que les minorités visibles ne le soient pas assez, visibles, à la télévision. C’est bien son successeur qui a envisagé de constitutionnaliser la « discrimination positive », cet oxymore maudit[2. Que Simone Veil soit remerciée de son action à la tête de la commission qui décida, finalement, d’y mettre le hola]. A chaque fois, ceux qui s’y sont opposés ont été dépeints comme des archéo-républicains, quand ce n’était pas des nationaux-républicains. Aujourd’hui, on les qualifierait plutôt de néo-réacs. Finalement, en dénonçant cette éventuelle mise en place de quotas, Mediapart est peut-être devenu un organe de presse néo-réac. Bienvenue au club[3. Je sais, ce n’est pas beau de se moquer] !
Trouver un titre accrocheur pour un article de presse, c’est tout un art… Cela permet d’une part au journaliste de faire la démonstration de son esprit astucieux pétillant de facéties spirituelles, et cela permet d’autre part – ah misère du marketing ! – d’attirer l’attention du lecteur papillonnant. Voici un petit florilège de titres très évitables repérés par mes soins dans la presse de ces dernières semaines :
« Les accidents de la main montrés du doigt » (Charente Libre)
« Insécurité : la flambée des braquages à l’extincteur ! » (20 Minutes)
« Le nombre de pigeons s’envole » (L’Echo de Chartres)
« Un gel qui jette un froid » (Le Populaire du Centre, à propos du gel de l’indice salarial des fonctionnaires).
Dans le domaine des titres accrocheurs l’AFP n’est pas en reste… on lui doit récemment ce superbe titre de dépêche : « Frais vestimentaires : Estrosi blanchi par l’Inspection de l’Administration »… Mais devant le tribunal de l’Histoire du journalisme rien n’atteint le sommet vertigineux d’une dépêche diffusée il y a quelques années à propos d’un ténébreux fait divers : « Le mystère de la femme dont le corps a été découpé en morceaux reste entier.»
Propos recueillis par Isabelle Marchandier, François Miclo
Photos : Hannah Assouline
François Miclo : On vous savait historien de l’art, conservateur de musée, académicien. On vous retrouve météorologue… Drôle de reconversion ! Quel est cet « hiver de la culture » que vous prophétisez ? Et le printemps, c’est pour bientôt ?
Jean Clair : Vous me prenez à mon propre jeu. C’est vous qui filez la métaphore, moi je ne la développe pas. Je me contente de décrire l’hiver de la culture, sans dire que le printemps va advenir et que l’été a passé. Lorsque l’on vit à une époque du « Tous aux abris ! », on devient météorologue. Tout s’efface devant l’urgence. Alors, vous me demandez pourquoi l’hiver. L’automne était déjà pris : Nietzsche, dans Le Gai savoir, parle de cet automne interminable, dont il goûte les fruits des vendanges tardives à Turin. Il a magnifiquement décrit ce qu’il appelle « le sentiment d’un automne de la culture ». En 1880, l’Europe était à l’apogée de son pouvoir et jouissait de la plénitude de ses productions intellectuelles et artistiques. Aujourd’hui, la culture fond comme flocon tombe en hiver. Après la glorieuse saison des vendanges d’automne, vient donc la saison froide d’une très grande pénurie. La prolifération fébrile des « biens culturels » va de pair avec la longue agonie de la culture qui se dépouille et ressemble à une branche morte recouverte par le manteau de neige grisâtre de la laideur, de la technique et de la marchandisation.[access capability= »lire_inedits »]
FM : Rien de très nouveau sous le brouillard : Thomas Mann tenait déjà votre discours en 1914 !
Je m’inscris effectivement dans une filiation qui va de Nietzsche à Husserl en passant par Thomas Mann, sans avoir toutefois la prétention d’égaler le génie de ces illustres auteurs !
JC : La naissance des industries culturelles signifie la mort de la culture classique de l’individu. Hannah Arendt souligne, dans La Crise de la culture, que « les œuvres d’art doivent être délibérément écartées des procès de consommation et d’utilisation et isolées loin des sphères des nécessités humaines ». C’est une position rigoureuse à laquelle je souscris. Elle va totalement à l’inverse de l’époque actuelle, où les biens culturels sont abondamment distribués et où le système de consommation frénétique transforme les anciennes institutions culturelles en « abattoirs culturels ».
FM : Pourtant, ces « abattoirs culturels » fonctionnent à plein régime : un musée par jour ouvre ses portes à l’heure actuelle en Europe !
JC : Je signalais déjà ce phénomène dans mon livre Considération sur l’état des beaux-arts. Les musées se développent aussi rapidement que les églises en Europe au XIe siècle, où une église ouvrait ses portes chaque jour. Mais la culture n’occupe pas la place désertée par le culte. Au contraire, c’est un jeu de dupes terrifiant qui se met en place. Remarquons au passage que nous n’avons pas besoin d’un énième musée consacré à l’histoire de France, mais d’un véritable, riche et vaste Musée de l’Europe, dont celui de Bruxelles n’est qu’une brève et pauvre esquisse. Après avoir déambulé devant le chapeau de Robert Schuman et la canne de Winston Churchill, le visiteur finit son parcours devant le spectacle d’une boîte de nuit des années 1980. C’est tout de même un peu pauvre !
FM : L’Europe n’est-elle pas victime de la dénégation de soi ? À force de nier ses racines, ne serait-elle devenue exotique à elle-même ?
JC : Il y a une véritable hostilité envers toutes les traces qui rappellent l’identité ou, si vous voulez, l’entité à la fois commerciale et spirituelle que fut l’Europe. Les marchands de la Hanse faisaient pénétrer les retables des primitifs flamands jusqu’au-delà du cercle polaire ; les ateliers chartrains allaient diffuser leurs modèles jusqu’en Navarre. Et au XVIIIe siècle, quelle unité intellectuelle, encore : les philosophes, en perpétuel déplacement de Paris à Londres, à Berlin et à Saint-Pétersbourg ! Comparez avec le mépris qui règne aujourd’hui : l’oubli de la célébration des fêtes chrétiennes dans l’agenda de l’Union européenne, l’absence de portraits et de lieux dans l’iconographie de la monnaie européenne révèlent bien le refus de notre héritage culturel. Franchement, au lieu d’avoir, sur un billet de 10 euros, un dessin abstrait, ne serait-il pas plus glorieux d’y retrouver le visage de Goethe, Pascal ou Hegel ? La silhouette du Parthénon ou de la cathédrale de Chartres ?
FM : Je vous vois venir : sans transcendance, pas de culture. Dans le fond, vous êtes indécrottablement catholique – tant pis si c’est contagieux, je suis moi-même assez atteint.
JC : Vous me poussez dans mes retranchements. J’avoue, mais avec des circonstances atténuantes. J’aurais tendance à dire avec Novalis que je regrette Europe ou la Chrétienté. Mais ça ne nous mène pas très loin parce qu’on ne voit pas de quelle chrétienté l’Europe d’aujourd’hui pourrait se réclamer. Cela lui est même strictement interdit. Reste à savoir si la culture peut être le substitut de l’unité spirituelle qui a été le socle de l’Europe.
Isabelle Marchandier. On vous réduit souvent à un adversaire de l’art contemporain. Celui-ci est-il, avec la sacralisation du profane, un symptôme, voire une cause du désenchantement du monde ?
JC : L’art contemporain, cela ne veut évidemment rien dire. Je pense que, dans l’une de ses tendances, qui est, cela n’est pas un hasard, la plus célébrée par le marché et les médias, il constitue une perversion radicale. Dans De Immundo (Galilée, 2004), je recensais tous les matériaux utilisés par cet « art de l’abject » : déchets corporels, exaltation de la part animale de l’homme. Il est assez amusant d’observer tous ces plasticiens athées et iconoclastes qui nient le Mal mais utilisent sans le savoir les attributs du Malin − cheveux, poils, rognures d’ongles, humeurs du corps et autres immondices − selon la plus pure théologie médiévale. Ces sectaires d’un état adamite, qui ne croient pas à l’existence du Mal et se racontent le joli conte d’un état de nature fait de pureté, d’innocence et d’union libre, sont en réalité les fervents illustrateurs aujourd’hui des hérésies gnostiques du IIe siècle.
Il n’y a plus ni tenue ni retenue. Cet art mutant correspond à l’état infantile décrit par Freud, où le nourrisson tout-puissant ne produit jamais que sa propre déjection pour l’offrir à sa mère. C’est l’incontinence du moi : « Je pisse donc je pense ! » Retour au primitif, dans le registre du répugnant en prime. C’est la négation même de l’art, puisque celui-ci naît précisément de la sublimation du réel, transformant jusqu’aux éléments naturels comme le fumier ou la terre en matériaux précieux, pigments, ocres, huiles, vernis qui, soumis à des canons esthétiques, permettent de représenter un univers transcendant du Bien et du Beau.
FM : Tenez ces propos à un colloque d’esthétique, et vous vous faites huer !
JC : Notre époque vit dans la haine du beau et dans la délectation de l’avilissement. Tenez, j’ai sous les yeux le programme du prochain colloque organisé par l’Institut national d’histoire de l’art. Le thème porte sur les humeurs féminines, le sang menstruel. Ça commence par une intervention portant sur « Panique génitale : fluide menstruel et psychopathologie de la créativité féminine au passage du siècle ». Après la pause, ça continue avec « Présence réelle et symbolique du sang menstruel chez des artistes femmes des années 1970 à nos jours »… Il y a huit communications en tout sur ce thème…
IM. Ça fait envie ! La conférence est suivie d’une performance ?
JC : S’il y en avait une, je crois que je me forcerais à y assister, ne serait-ce que pour mesurer l’écart entre cette opération de transgression organisée et l’iconographie biblique. Le rapport aux humeurs du corps est présent dans de nombreux épisodes bibliques, du Suaire au sang de la fille de Jaïre, et du sperme de Dieu au lait de la Vierge : c’est ce fond complexe qui donne naissance à une production esthétique extraordinaire ; il suffit pour s’en convaincre d’admirer la Madone à l’enfant de Bellini, ou Le Voile de Véronique de Zurbaran…
IM : Comment cet art qui exalte ce qu’il y a de plus bas en l’homme peut-il recevoir l’appui financier et moral de l’État ?
JC : Pas seulement de l’État, mais aussi de l’Église ! On appelle « art contemporain » ce qui est déclaré comme tel par ces institutions. Il est fort intéressant de s’interroger sur les raisons pour lesquelles l’Église prête son concours à l’État pour imposer une image avilissante de la création artistique et de l’homme lui-même. On a installé récemment, dans le baptistère de Saint-Sulpice à Paris, une « machine à baptiser » qui laisse couler un liquide plastique, le « sperme de Dieu », sur des certificats de baptême géants… Je suis donc outré que ces productions reçoivent la bénédiction des pouvoirs publics et religieux alors que des artistes qui travaillent avec la même intensité, la même passion, la même puissance que les Anciens et créent des œuvres plus belles et plus profondes que toutes ces déjections sont ignorés par les « décideurs », tenus à l’écart du marché de l’art et, donc, ce qui est terrible, inconnus du public.
FM : Pourquoi ne pas les nommer dans votre livre ?
JC : Mon livre n’est pas une brochure destinée à faire connaître des artistes méconnus.
FM : Peut-être, mais nous ne sommes pas dans votre livre. S’ils sont ce que vous dites, ce serait une bonne action de le faire ici. Et s’ils incarnaient le printemps de l’art ?
JC : Je ne sais pas, je l’espère.
FM : Des noms, vous dis-je !
JC : Beaucoup de ceux qui, attirés par Giacometti et Balthus, par exemple, sont venus, de l’étranger s’établir et vivre à Paris après la guerre : Mason, Szafran, Arikha, Lucian Freud, Velickovic et tant d’autres : une sorte de seconde École de Paris – sans nommer des inconnus restés inconnus, Jörg Ortner par exemple, un génie qui vient de mourir dans une absolue misère physique …
IM : Peut-être ne sont-ils pas dans les petits papiers de François Pinault ?
JC : Il paraît que Pinault achète tout indistinctement, mais il y a ce qu’il montre et ce qu’il cache.
FM : Cela dit, en vous lisant, on a parfois l’impression que vous torturez la réalité pour qu’elle se conforme à votre démonstration. Peut-on pousser à ce point la détestation des musées ?
JC : Dès que je suis dans une ville, je me précipite au musée ! Il est vrai que je me rends plus spontanément dans les musées scientifiques que dans les musées d’art, parce que j’y trouve un intérêt plus grand sur le plan des idées et des formes. Aujourd’hui, ce sont d’ailleurs les musées scientifiques qui ferment les uns après les autres. Leurs collections ne sont plus guère entretenues. Quel manque de respect pour l’histoire de l’humanité ! Pendant ce temps, tous les moyens sont mobilisés pour financer les expositions d’art contemporain. Je dois bien admettre que le musée tel que je l’ai connu lorsque j’étais conservateur est en voie de disparition. Bien sûr, nous avons de beaux restes, parce que les institutions – et un musée en est une – mettent longtemps à mourir, et aussi parce que des individus comme Françoise Cachin se sont battus. Mais le système muséal est une implacable machine à détruire les musées. Dès lors que les conservateurs, qui étaient des connaisseurs et historiens d’art, habités par le souci de la qualité et de l’intégrité du patrimoine, ont été remplacés par des énarques, des techniciens et des commerciaux, la politique des musées a changé de nature. Le musée-patrimoine devient le musée-marché. Quant aux œuvres, louées moyennant finance, et non plus prêtées, elles deviennent de vulgaires produits utilisés pour la fabrication de ces autres produits que sont les expositions thématiques dites « de prestige », surtout quand elles sont organisées à l’étranger avec le concours d’une multinationale du divertissement. Dans ce monde où la culture a été bannie, la valeur esthétique est détrônée par la valeur marchande et le raffinement par le culte de la laideur, « dérangeante » de préférence.
Hannah Assouline : Vous oubliez, cher Jean Clair, que de grandes expositions permettent aussi à un public très large de découvrir de grandes œuvres. Ne seriez-vous pas un aristocrate masqué qui pense que l’art n’est accessible qu’à une élite ? Peut-on dire que l’exposition Monet, qui a connu une énorme affluence contribuait au « culte de la laideur » ? Mais peut-être est-ce la foule qui, plus que l’exposition, vous donne envie de fuir ?
JC : Il est vrai que la foule me fait fuir. Mais il ne s’agit pas seulement de ma chimie personnelle : dans cette foule qui piétine des heures pour avoir une chance d’apercevoir 250 tableaux, je perçois une forme de démesure, d’hybris, que je ne parviens pas bien à analyser. La volonté démentielle de montrer « tout Monet » est bien la preuve que, pour les directeurs marketing qui sont à la tête des musées, l’important, c’est la quantité. Pour attirer des milliers de visiteurs, on organise des expositions géantes présentant un maximum d’œuvres accolées les unes aux autres mais, surtout, en épargnant au visiteur de fastidieuses explications. Ce genre d’exposition à succès est à la peinture ce que les best-sellers sont à l’édition. Les directeurs marketing que je citais plus haut y trouvent la confirmation par les chiffres de leur conviction profonde, à savoir qu’il est inutile de proposer des expositions conçues avec un minimum d’exigence intellectuelle et d’ambition artistique puisqu’elles coûtent plus et rapportent moins. La « rétrospective » Munch, présentée à Paris par un musée privé, a été montée à la va-vite, ne présentait aucune œuvre d’importance, mais les visiteurs s’y pressaient. Pourquoi se casser la tête ?
Hannah Assouline : Tout cela est certainement vrai, mais les gens qui font la queue ont peut-être un désir profond de voir des œuvres et, même dans le cadre d’expositions à grand spectacle, ils peuvent en voir !
JC : Le visiteur de musée est une sorte de pèlerin moderne. Ses pas, comme ceux des pèlerins à la fin du Moyen Age, sont guidés par l’espoir de trouver un salut et un sens non plus dans les saints, le Christ ou la Vierge, mais dans une supposée jouissance esthétique. Cet espoir s’achève sur une désillusion et un désarroi communs. La solitude de l’homme moderne le pousse à aller en troupeau dans les musées, comme si se rassembler dans un lieu clos pour regarder des œuvres sans les voir allait recréer des liens qui n’existent plus. État, religion, nation, utopie sociale : tout ce qui assurait notre cohésion disparaît. Du coup, pour nos âmes en peine, le culte de l’art est l’une des dernières aventures collectives. Évidemment, ce n’est qu’une illusion qui ne cache même pas l’absence de croyance commune.
IM : Le musée, en somme, serait le nouvel opium du peuple ?
JC : Même pas, malheureusement ! Si c’était le cas, il servirait encore à quelque chose… Le musée est devenu le lieu du divertissement et du loisir qui permet de distraire le visiteur de l’ennui, tout en le maintenant dans l’asile de l’ignorance. Un tableau ne se réduit pas à un amas disparate de couleurs et de formes. Il est une réalité complexe dont on ne peut savourer l’enchantement et apprécier le sens que si l’on possède certaines clés. Comment voulez-vous que les œuvres d’art soient comprises quand il n’y a pas d’enseignement de l’histoire de l’art ? Et quand on ajoute que les collections des musées sont composées, pour plus de la moitié, d’œuvres à caractère religieux, on imagine aisément l’étendue du désastre dans un pays où la laïcité a été interprétée comme la nécessité de faire disparaître la religion non seulement du présent mais aussi du passé. À partir du moment où on ne comprend plus rien ni à l’art, ni à la religion, notre patrimoine artistique est un continent indéchiffrable. Or, je le répète, pour aimer l’art, il faut y comprendre quelque chose.
FM : Si on vous comprend bien, puisque nous avons perdu l’intelligibilité des œuvres, l’Art est mort…
JC : Lorsque Courbet peint Un Enterrement à Ornans, il a à l’esprit les innombrables mises au tombeau du Christ et dormitions de la Vierge. Il transpose une iconographie religieuse dans le registre social et rural. De même, La Mort de Marat, de David, est une référence évidente à La Déposition de Croix du Caravage. Le linge de bain dans lequel gît Marat, c’est le suaire qui enveloppe le Christ. Le coup de poignard de Charlotte Corday, c’est le coup de lance du centurion Longin. Aussi irréligieux que fût David, il puisait son inspiration dans cette tradition. Le néophyte ne peut pas deviner toutes ces significations imbriquées. Elles doivent être apprises. Il faut du travail !
IM : La conclusion de votre propos, c’est que l’avenir des musées n’est pas franchement radieux !
JC : Le musée est aujourd’hui isolé dans une sorte de no man’s land historique et culturel, coincé entre une Europe qui renie son identité fondée sur une communauté de foi, de commerce, d’idéal politique et des sociétés balkanisées par les revendications communautaires. En conséquence, il est régi par le mercantilisme le plus effréné. Ses collections permanentes d’œuvres du passé ne sont que les faire-valoir d’expositions d’art contemporain. De même que les réserves-or de la Banque centrale garantissent l’émission des monnaies-papier (enfin, c’était ainsi dans le monde d’avant), le patrimoine ancien des musées garantit la valeur des assignats de l’avant-garde. La polémique hargneuse suscitée par l’idée d’un Musée national est significative : ce n’est pas par hasard si l’art et la nation meurent en même temps. Cela n’empêche pas, je le répète, qu’il faudrait faire un Musée de l’Europe digne de ce nom. Je serais prêt à mobiliser mon énergie pour ce genre d’aventure, mais je ne lèverai certainement pas le petit doigt pour que le Musée du Louvre attire 10 millions de visiteurs au lieu de 9, ni pour qu’un Musée de l’histoire de France s’ouvre place de la Concorde. Lorsqu’on constate que la France vit dans l’oubli de son identité, c’est un projet qui n’a aucun sens.
FM : Deux disciplines échappent, selon vous, à « l’hiver de la culture » : la danse et la musique.
JC : Oui, pour des raisons physiques. Dans ces domaines, qui supposent une grande maîtrise corporelle et l’apprentissage d’une technique particulière, le « tout le monde artiste ! » est intenable. Sans entraînement intensif du corps, pas de grâce du danseur. Et personne ne peut s’improviser musicien. En art plastique, c’est moins vrai, sauf dans les disciplines qui nécessitent une haute maîtrise technique. Il n’est d’ailleurs pas anodin que les ateliers de gravure aient disparu de la quasi-totalité de nos écoles d’art : on ne grave pas une plaque n’importe comment.
FM : Lorsque vous comparez les foules qui fréquentent les musées aux gens qui se pressaient pour assister aux exécutions sur les places publiques, on se dit que vous aimez tellement l’art que vous n’aimez pas le partager !
JC : Je suis peut-être plus attaché aux objets qu’aux rapports humains. Je vis dans un monde d’objets et de livres parce qu’en transmettant le passé, ils rendent le monde habitable et porteur de sens. Les objets sont très fragiles, mais ils confèrent, comme l’écrivait Arendt, un sentiment d’immortalité à ceux qui les fréquentent. Je suis peut-être comme le libraire trop bibliophile pour se dessaisir de ses livres. Mais je suis un peu plus paradoxal que ce que vous pensez : sinon, aurais-je passé ma vie à tenter de transmettre aux autres l’amour de l’art qui est en moi ?[/access]