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La princesse de gauche ?


photo : Breff

« La Princesse de Clèves, c’est chiant !» Ce cri lancé par deux de mes camarades à « On refait le monde », sur RTL, m’oblige à réviser ma géographie politique. Érigée, depuis sa mise à l’index par le Président de la République, en symbole de résistance, épinglée sous forme de badge sur des milliers de poitrines prêtes à s’offrir en sacrifice pour protéger la Culture contre les barbares, l’héroïne de Madame de Lafayette est presque aussi populaire que le « Che » dans la jeunesse belle et rebelle – on peut s’étonner qu’il ne se soit pas trouvé des petits malins pour imprimer son portrait sur des T-shirts fabriqués au Bangladesh par des enfants sauvés de la délinquance grâce à un honnête travail d’usine. Je parie qu’un marchand de fringues branché se serait dévoué pour les écouler et affecter une partie des bénéfices à la promotion d’une cause dérangeante.[access capability= »lire_inedits »]

Cécile de Chartres, épouse de Clèves, me paraissait donc être un infaillible marqueur idéologique. À ma gauche, il y avait ses partisans, soucieux de mettre la beauté à portée de tous ; à ma droite, ses détracteurs, obsédés par leurs Rolex et prêts, non seulement à affamer le peuple, mais encore à l’abrutir à coup de téléréalité pour le rendre plus docile. D’un côté le raffinement, de l’autre la vulgarité : le monde était simple. Il ne m’avait pas échappé que, dans le parti de la Princesse, on croisait quelques profs qui jugent habituellement qu’il est bien stigmatisant d’obliger des enfants nés à l’âge de l’ordinateur à se farcir d’ennuyeux Balzac quand ils peuvent trouver sur Internet tout ce qui est nécessaire à leur éducation. Dans le concert célébrant la belle inflexible, j’avais oublié ces fausses notes du passé.

J’ai donc été fort étonnée d’entendre ma très peu sarkozyste consœur Anne-Sophie Mercier et Jean-Baptiste Prévost, infatigable militant de la « cause jeune » dont la France a découvert le visage et le talent pendant les manifestations contre les retraites[1. On ne doute pas que ce brillant garçon, qui doit quitter ces jours-ci la présidence de l’UNEF où lui succédera un certain Zemmour (Emmanuel de son prénom) fera, comme nombre de ses prédécesseurs, une belle carrière au PS] − et qui sera certainement, pendant cette année électorale, le meilleur avocat de l’« allocation jeunes » promise par le PS −, reprendre à leur compte l’antienne présidentielle. Je les aurais bien transformés en crapauds pour leur apprendre à vivre !

Depuis, une question me taraude. Et si j’étais « degauche » ? J’avoue n’avoir lu que récemment, et sous l’influence de l’oukaze présidentiel, le roman, malheureusement bien court, publié par Madame de Lafayette en 1678. J’ai du mal à croire que l’on puisse trouver ennuyeuse cette histoire située dans un temps où « il semblait que la nature eût pris plaisir à placer ce qu’elle donne de plus beau dans les plus grandes princesses et dans les plus grands princes. » D’accord, ce n’est pas Voici : « L’ambition et la galanterie, poursuit Madame de Lafayette, étaient l’âme de cette cour et occupaient également les hommes et les femmes. Il y avait tant d’intérêt et tant de cabales différentes, et les dames y avaient tant de part que l’amour était toujours mêlé aux affaires et les affaires à l’amour. » À une époque où l’on considère que le bonheur est un droit, le renoncement de Madame de Clèves, amoureuse et aimée, son existence sacrifiée à l’ordre social et à la loyauté qu’elle doit, au-delà de la mort, à un époux fou et malheureux d’elle, peuvent nous sembler anachroniques. Ils nous rappellent aussi que le désir peut être plus exaltant que son assouvissement et, pour inverser une formule de Sollers, les aventures du non plus excitantes que celles du oui[2. Je dois cette formule, mais aussi mes modestes réflexions sur le roman à Alain Finkielkraut, dont on peut écouter la merveilleuse conférence qu’il lui a consacrée sur le site de la BNF].

Je n’ai pas vu Nous, Princesse de Clèves, le documentaire dans lequel Régis Sauder filme des adolescents des quartiers nord de Marseille s’emparant de ce joyau. Mais quand les critiques s’enthousiasment au motif que chacun pourrait s’identifier à la rigoureuse et malheureuse princesse, ils se trompent lourdement – même si ce sont les lycéens qui le disent. C’est l’étrangeté de Madame de Clèves et non sa proximité avec notre actualité qui fait la beauté de cette rencontre. Je n’applaudis pas au métissage entre la « culture classique » et la « culture des cités » : je me réjouis de voir la deuxième s’effacer derrière la première. Parce que la promesse de la République, ce n’est pas les chefs-d’œuvre pour les uns et le rap pour les autres. Au passage, c’est pour cette raison que la comparaison entre les juifs d’hier et les musulmans d’aujourd’hui, ressassée jusqu’à la brillante invention de l’« étoile verte » récemment arborée par des personnalités musulmanes, est particulièrement révoltante. Maurras pensait que les juifs étaient incapables de comprendre le fameux vers de Racine « Dans l’Orient désert quel devint mon ennui ! », en somme qu’ils ne pouvaient pas être vraiment français. Ce que l’on voudrait aujourd’hui, comme l’a justement écrit Cyril Bennasar, c’est que tous nos concitoyens musulmans le soient plus pleinement. Et qu’ils ne se froissent pas de devoir parler de « nos ancêtres les Gaulois » : l’important, c’est que tout Français, quelles que soient son origine et sa religion, puisse, avec Sartre, proclamer que Racine est sa langue et son sol.[/access]

Avril 2011 · N°34

Article extrait du Magazine Causeur



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Fondatrice et directrice de la rédaction de Causeur. Journaliste, elle est chroniqueuse sur CNews, Sud Radio... Auparavant, Elisabeth Lévy a notamment collaboré à Marianne, au Figaro Magazine, à France Culture et aux émissions de télévision de Franz-Olivier Giesbert (France 2). Elle est l’auteur de plusieurs essais, dont le dernier "Les rien-pensants" (Cerf), est sorti en 2017.

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