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Les vrais chiffres de la présidentielle

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C’est marrant, ce matin on croule sous les chiffres, mais j’ai beau zapper comme un épileptique, je ne retrouve nulle part les pourcentages les plus significatifs, enfin ceux qui me paraissent tels : n’étant ni candidat, ni sondeur, je n’ai pas vocation à avoir toujours raison.

Le premier chiffre qui attire mon attention, c’est 55 % : le score obtenu conjointement par MM. Hollande et Sarkozy. C’est-à-dire un peu moins que la moitié des inscrits[1. je dis bien les inscrits et non pas les votants] à eux deux. Aucun chiffre ne peut mieux exprimer l’existence de deux France pour le prix d’une. Une France qui grosso modo est satisfaite de son sort et une qui, pour reprendre l’excellente expression de Jean-Luc Mélenchon, veut renverser la table. Depuis des mois, je répète que les politiques que suivront les deux désormais finalistes ne divergent qu’à la marge. Il semble que ce constat, quoique punk en apparence, soit partagé par près d’un électeur sur deux, et validé par les plus grandes marques d’abstentionnistes.

La suite logique de ce premier chiffre, c’est un constat un rien inquiétant : les options stratégiques (économie, social, Europe) de MM. Hollande et Sarkozy sont si radicalement contraires à celles des deux candidats arrivés troisième et quatrième, qu’on peut d’ores et déjà dire, sans avoir besoin des avis éclairés des instituts IPNOS ou OPIF[2. Copyrights Basile de Koch et Romain Pigenel] que le futur président de tous les Français ne représentera, en vrai, qu’un gros quart du corps électoral : pas de quoi grimper au rideau, fût-il tricolore ou bleu étoilé.

Les chiffres suivants sont plus anecdotiques, puisqu’ils concernent les scores de chaque candidat. On a eu tort de faire la fête rue de Solferino : le résultat de Hollande ne dépasse que de 2 points celui de Ségolène Royal : tout ça pour ça ? On a eu tort de faire la tête à la Mutualité : le différentiel – 522 000 voix seulement !- de premier tour n’a rien de catastrophique et passer en tête hier soir ne signifiait pas grand chose, en vrai. Mais là, Sarkozy n’a qu’à s’en prendre qu’à lui-même : c’est lui et lui seul qui a seriné à ses électeurs qu’il était décisif de « virer en tête » au premier tour. Au vu des résultats, les godillots de l’UMP ont donc remplacé dans leur bréviaire une métaphore sportive crétine par une métaphore sportive débile, l’essentiel, n’est-ce pas « c’est d’être qualifié pour la finale.» Hihihi…

Toujours au rayon balançoires, Marine Le Pen trimballe ses électeurs quand elle leur dit que les invisibles se sont désormais invités à la table des puissants (décidément, que de métaphores tablistiques ces jours-ci, sans doute à mettre en relation avec les audimats record des émissions de cuisine). Idem pour Mélenchon quand il prétend que ses 11% d’insatisfaits détiennent la clef du scrutin de dans quinze jours. Le peuple, celui de Marine comme celui de Jean-Luc, rentrera à la niche après ce premier tour, réduit à jouer la chair à canon pour deux candidats dont tout le sépare.

Il est certes plaisant de voir nos deux présidentiables draguer deux électorats qu’ils ont durant des mois, ignorés, méprisés, voire insultés. Des électeurs que je tiens, d’ores et déjà à rassurer : on n’aura pas la démondialisation si Hollande est élu, et on aura le mariage gay si Sarkozy est réélu.

D’ici là, les amis, amusez-vous bien. Pour ma part, j’irai voter, mais sans trop d’illusions : dans l’isoloir, le 6 mai prochain je garderai en tête la vision d’horreur du plateau de BFM hier soir, je vais avoir du mal à m’enthousiasmer pour le candidat d’Anne Sinclair ou celui de Jacques Séguéla.

Hollande président !

Ne nous racontons pas de bêtises. En arrivant nettement en tête du premier tour de l’élection présidentielle, François Hollande a désormais de son côté toutes les chances de l’emporter dans quinze jours. Certes, sur le papier, ça n’est pas encore gagné : Nicolas Sarkozy semble bénéficier aujourd’hui d’un réservoir de voix bien supérieur à celui de François Hollande (à condition de penser que le vote lepéniste soit, bel et bien, un vote de droite). Dans une logique assez brutale de reports, le vote de droite a été plus important que celui de la gauche.

Mais, contrairement à ce qu’affirment les commentateurs, cette logique n’a jamais prévalu dans une élection : la politique est un sport de combat. C’est le mouvement et la dynamique qui comptent. Or, la dynamique est aujourd’hui dans le camp de François Hollande.

Ce que l’on doit retenir de ce premier tour, c’est que nous n’avons jamais assisté, dans toute l’histoire de la Ve République à une bipolarisation aussi forte de la vie politique française : la droite représente 47 % de l’électorat, la gauche 44 %. Les 9 % restant sont ceux du centre, c’est-à-dire d’un François Bayrou qui, historiquement, a réduit la « voie centrale » à un score aussi piètre. Il est bien loin de ses résultats de 2007 – il les a divisés par deux. Mais comme c’est un garçon intelligent et qu’il connaît la volatilité de son électorat qui se répartit aussi bien à droite qu’à gauche, il sait pertinemment qu’il ne sera pas, cette année, l’arbitre des élégances : il voulait danser, il fera une nouvelle fois tapisserie.

Pour sa part, Marine Le Pen, qui fait un excellent score, se gardera bien de donner des consignes de vote pour le second tour. Son intérêt politique bien compris est qu’un socialiste accède à l’Elysée : c’est la garantie pour le parti politique qu’elle préside et dont elle veut changer le nom, afin de faciliter la recomposition des droites, de marquer des points à l’avenir.

Restent, donc, deux inconnues. Primo, la capacité de Nicolas Sarkozy à marquer des points. Il en est bien capable. Mais il faudrait, pour ce faire, qu’il soit doué de ce que le Saint Esprit laissa à la Pentecôte aux apôtres : la glossolalie. Il doit, en deux semaines, à la fois rallier le maximum de voix marinistes et le maximum de voix bayrouistes. L’équation semble impossible à tenir, tant les discours d’un Patrick Buisson, capable de parler aux tripes du dernier militant FN, et ceux d’un Jean-Louis Borloo, apte à convaincre le coeur de l’ultime centriste du pays, soient diamétralement opposés. Mais rien n’est impossible. Plus que jamais, Nicolas Sarkozy doit composer avec Henri Guaino, qui n’est pas, contrairement à François Fillon, son « collaborateur ». C’est, en réalité, son meilleur allié : lui seul est capable, parce qu’il s’inscrit dans la plus profonde lignée du gaullisme social, de concilier les Français épris de nation et ceux épris de justice.

Quant à François Hollande, la difficulté est encore plus grande pour lui. Dans les prochains jours, il laissera tomber l’électorat Vert : avec Jean-Louis Borloo, l’écologie avait connu son Grenelle. Avec Eva Joly, elle connaît aujourd’hui son Père-Lachaise. Il consacrera l’entièreté de ses efforts à rougir son discours, pour rallier à lui les voix qui se sont portées, moins que prévues, sur Jean-Luc Mélenchon. Mais se rougir ainsi ne fera-t-il pas fuir l’électorat centriste tenté au second tour par un vote Hollande, plus par détestation conformiste du sarkozysme que par alignement idéologique.

Et puis, arrivant en tête du premier tour de la présidentielle, il échoit à François Hollande de dire très vite quel sera son gouvernement. Il a déjà indiqué ne pas vouloir l’ouverture. C’est son choix de gouverner la France d’une manière partisane. Il a été premier secrétaire du Parti socialiste – c’est son principal titre de gloire. Il fera, très certainement, un excellent premier secrétaire de l’Etat. Sauf que ce n’est pas précisément ce qui lui est demandé. Dépourvu de stature internationale, indécis sur des choix géostratégiques importants, accordant beaucoup de crédit à Pascal Boniface et à Stéphane Hessel sans jamais, pour autant vouloir déplaire au CRIF, notre homme a toujours préféré la Corrèze au Zambèze. Il lui faudra donc compenser et la nécessité des choses l’obligeront à nommer Pascal Lamy à Matignon – Dominique Strauss-Kahn étant, pour l’heure, indisponible. Or, choisir le patron de l’OMC comme Premier ministre ne sera-t-il pas un épouvantail pour l’électorat mélenchoniste peu enclin à se rallier aux thèses libérales et mondialistes, fussent-elles défendues par un socialiste haut teint. Voici l’équation insoluble de François Hollande.

Ce soir, François Hollande bénéficie d’une prime à la dynamique électorale. Saura-t-il entretenir, en quinze longs jours, cette dynamique ? Là est la seule question.

Je reviens voter à la maison

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Bien sûr, j’aurais pu voter par procuration depuis Brive où je me trouve jusqu’à début juin. Finalement, j’y suis presque chez moi, à Brive. On appelle ça une résidence d’écrivain. La ville de Brive et le CNL s’occupent de tout. La seule chose que j’ai à faire, c’est écrire. C’est pour cela que je ne remercierai jamais assez la ville de Brive et le CNL de me permettre de me livrer à mon activité favorite sans avoir d’autres choses à faire pour gagner ma vie. Parce que je ne sais pas si vous avez remarqué, mais à part quelques exceptions de plus en plus rares, quand un roman est écrit, tout le monde en vit, l’éditeur, le libraire, le distributeur, l’imprimeur, le critique, tout le monde sauf l’écrivain lui-même. Et après, vous vous étonnez que je sois marxiste. La plus-value que tout le monde me pique, moi, l’air de rien, je connais. Pas besoin d’être un ouvrier délocalisable pour comprendre comment ça marche.

J’habite une petite maison rue Jean Fieyre aussi appelée « rue des syndicats », parce qu’il n’y a pas de hasard pour les mauvais esprits, les partageux, les affreux. J’ai pris quelques habitudes agréables, à Brive. Un express dans un bistrot de la rue Gambetta, pour lire les journaux. La Montagne mais aussi L’Echo, qui doit être un des derniers quotidiens régionaux d’obédience communiste comme on dit, avec des vrais morceaux du blog de Mélenchon dedans.

Mais non, vraiment, je préfère rentrer à la maison pour accomplir mon devoir électoral. Pour rien au monde, je ne veux me priver d’entrer dans mon bureau de vote habituel de l’école Marcel Sembat, dans le quartier de Lille Saint-Maurice et de prendre tous les bulletins avant de passer dans l’isoloir car je suis respectueux des procédures démocratiques même si tout le monde connaît mon choix, depuis le temps. Je ne vais tout de même pas me priver de vivre ça en direct, chez moi et de suivre le dimanche soir les résultats avec les copains. Et que je suis pour la plus extrême fermeté pour ces gâcheurs de plaisirs qui voudraient me donner les résultats avant 20h. C’est bien l’époque, ça : vouloir tout de suite l’orgasme en oubliant les préliminaires.

Je ne sais pas si ça vous fait le même effet qu’à moi, mais je ressens un mélange étrange de trouille et de joie avec cette élection. On me dit (en fin les instituts de sondage me disent) que les Français ne sont pas très intéressés. Bon, je veux bien, mais à Brive tout le monde ne parle que de ça, dans les cafés, les restaurants, les files de cinéma (le Rex avec sa jolie façade années 30), les vestiaires de la piscine municipale. La joie parce qu’il y a longtemps, bien longtemps que, selon toute probabilité, les idées auxquelles je crois depuis toujours feront un score inespéré. La trouille parce que j’aimerais bien que tout cela ne soit pas sans lendemain et, comme dirait Rimbaud, que le rêve ne fraichisse pas.

Alors, je vais reprendre le train pour Lille, le temps d’un week-end. Ca me rappellera le service militaire, les permissions de 96 heures, les seules qui valaient le coup de rentrer à une époque où il n’y avait pas de TGV et que Rouen-Rennes supposait 6 où 7 bonnes heures de train.
Là, il me faudra quatre heure trente pour rallier Paris. Toujours pas de TGV à Brive. Ce serait même plutôt un TPV. C’est beau mais un peu long même si aux alentours d’Argenton-sur-Creuse, c’est un festival de châteaux et de rivières « au cœur frais de la France » Là, ce n’est plus de Rimbaud, mais de Larbaud. Un pays comme le nôtre, avec des poètes et des paysages comme ça, mérite tout mieux que l’oubli de soi et une simple soumission à la Dette. On ne tombait pas, jadis, amoureux d’un taux de croissance, ce n’est pas aujourd’hui pour tomber amoureux d’un taux d’intérêt.
Alors, je vais sans doute, cette fois-ci, trouver le parcours un peu lent malgré tout.

A moins que justement cette lenteur ne soit une chance et préfigure ce que le retour d’une vraie gauche au soir du 1er tour supposerait, pour moi, comme choix de société : un monde où l’on saurait enfin prendre son temps, voire le perdre, parce que les impératifs de la production capitaliste ne seraient plus qu’un mauvais souvenir. Un monde avec des poèmes, des châteaux, des rivières, des trains calmes qui ressembleraient encore à celui d’hier dans ce qu’il avait de meilleur : un rapport à l’autre qui ne se fondait pas seulement sur la méfiance et la compétition mais sur une certaine gratuité.
Oui, je reviens voter à la maison

La fête à la France

C’est mon côté midinette: à chaque fois, c’est la première fois. Je sais, c’est un peu ridicule, mais c’est comme ça. Quand le scrutateur (oui, oui, ou la scrutateure) prononce le rituel « A voté ! », je ressens un mélange indescriptible de fierté – d’être française –, de bonheur – d’être née dans un pays démocratique – et d’affection pour mes concitoyens. Et à en juger par le sourire dont m’a gratifié l’inconnue qui sortait de la mairie du IVème arrondissement, où se trouve mon bureau de vote, au moment où j’y entrais, je ne dois pas être la seule à savourer ce moment précieux. Pour aggraver mon cas, j’avoue avoir une pensée pour tous mes frères humains à qui on ne demande jamais leur avis – « pense aux petits Chinois qui n’ont pas d’I-pad ». Vous trouvez ça risible ? Eh bien rions, c’est toujours ça que les Boches n’auront pas (ceci n’est nullement une allusion à nos amis-zé-voisins allemands mais une expression imagée de la langue française).

Ne vous y trompez pas : je suis du genre à qui on ne la fait pas, taratata. Il ne m’échappe pas que ces gens qui veulent mon suffrage me racontent des bobards, qu’ils me font des promesses qu’ils savent ne pas pouvoir tenir, qu’ils me disent tout et le contraire de tout, qu’ils jurent de me raser gratis pour mieux me tondre, qu’ils pensent parfois à leurs intérêts plus qu’à ceux de la nation. Je sais que leur pouvoir est limité et qu’à la fin des fins, cela ne changera pas grand-chose. Roublards, ramenards, nullards parfois, tout cela est sans doute vrai. Il n’empêche que je suis attendrie par l’exploit politico-sportif accompli par ces dix candidats en quête d’électeurs (en réalité, neuf auraient suffi à mon bonheur, je parle de Cheminade dont on comprend mal ce qu’il fait dans cette galère).

D’accord, Bennasar nous rappelle judicieusement qu’ils sont prêts à tout pour nous mettre dans leur lit – y compris à nous laisser tomber après le petit-déjeuner, parfois même avant. Et alors ? Et si j’ai envie de me faire embobiner, de quoi se mêle Bennasar ? Quelle tête ferait-il si je disais aux filles qu’il drague qu’on le connaît, qu’il raconte toujours les mêmes salades et qu’il ne faut pas se faire avoir ?

Alors oui, une fois tous les cinq ans (en fait, quatre fois, avec deux élections à deux tours), j’aime qu’on me baratine et j’aime faire semblant de croire au baratin. Au bureau de vote, dans la file d’attente, il y avait devant moi deux charmants petits vieux qui avaient ostensiblement pris un seul bulletin, celui de Marine Le Pen, et derrière moi, deux charmants petits jeunes qui avaient fait la même chose avec le bulletin François Hollande – moi, j’ai pris les 10 et je suis passée dans l’isoloir, ça me rappelle toujours les cabines d’essayage improvisées sur les marchés. Peut-être que la robe que j’ai choisie n’est pas très bien ajustée, mais tant pis, c’est ma robe !

Ce soir, à 20 heures, nous recommencerons à nous disputer. Et nous aurons raison. En attendant, je pense à tous ceux qui ont rendu possible cet instant miraculeux où je mets mon bulletin dans l’urne. Je pense à mes concitoyens qui se plaignent de n’être pas considérés comme Français à part entière et dont, heureusement, la voix vaut la mienne. Je pense à Marc Bloch, à Clovis et à la Fête de la Fédération (1) et j’ai envie de dire que ceux qui ne frissonnent pas en entendant la Marseillaise et en mettant leur bulletin dans l’urne ne comprennent pas encore vraiment l’histoire de la France. J’ai surtout envie de rappeler à tous, avant que les uns gagnent et que les autres perdent, que nos querelles sont notre bien commun.

 » Ceux qui ne frissonnent pas à l’évocation du baptême de Clovis et de la fête de la fédération de 1790 ne comprendront jamais l’histoire de la France ».

Sexe, mensonges et politique

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J’ai un truc qui fait enrager les filles. J’ai un cœur, mais il est d’abord politique. Les déclarations d’amour me laissent de marbre, les scènes d’adieux me barbent mais, à la lecture de Churchill, je ne retiens pas mes larmes. Si je suis à peine humain avec les femmes pour faire l’homme, devant un leader charismatique et même emphatique, je deviens une midinette. Vacciné contre ces mots doux aux pouvoirs magiques qui abolissent chez les dames tout discernement, je ne me lasse pas de ces mots durs qui, clamés par un tribun avec un peu de tonnerre dans la voix, endorment provisoirement mais sûrement, le plus farouche esprit critique.

Toute femme qui tire des leçons de l’expérience finit par connaître la nature des hommes. Elle connaît la valeur des promesses faites, en toute sincérité, par le candidat au sexe – ou à une relation sentimentalo-sexuelle, pour n’oublier personne. Elle sait que les engagements seront impossibles à tenir pour l’heureux, une fois élu. Les formules magiques, faites de mots qui figureraient en bonne place dans un dictionnaire des entourloupes, qui marient amour et éternité ou serment et fidélité ne perdent jamais rien de leur pouvoir et j’en connais peu qui préféreraient être sourdes plutôt que de les entendre, mais les filles lucides (on en trouve, même si peu d’hommes en cherchent) ont compris que, dans certaines situations, si la musique est douce, il ne faut pas accorder trop de crédit aux paroles. Même avec des fleurs dans la voix et l’air convaincu de qui convoite le con, quand le gland du soupirant dépasse de son col, il vaut mieux ne pas prendre ses déclarations trop au sérieux. L’avertissement pourrait figurer au fronton des écoles de jeunes filles s’il en existait encore (des écoles) et les pères responsables et inspirés devraient l’enseigner à leur féminine progéniture : on peut croire un homme sur parole mais pas quand il a envie de baiser.[access capability= »lire_inedits »]

L’homme moyen, avare de tendresse parlée quand rien ne l’y oblige, ne sait plus tenir sa langue quand il poursuit un objectif ciblé, ou plutôt sait ne plus tenir sa langue quand il a appris à la tremper dans du miel pour avoir compris qu’on n’attrape pas des mouches avec du vinaigre et des filles avec des vérités trop crues. Depuis que nous sommes sortis des cavernes et nous sommes affranchis du mariage arrangé, c’est par ce jeu où les promesses n’engagent que celles qui y croient que les hommes peuvent rencontrer les femmes. C’est par un jeu de même nature que se fait la rencontre entre un homme et un peuple et que le politicien espère devenir l’élu du suffrage universel. Ainsi, dans le processus démocratique de choix du chef que nous connaissons, le candidat est, le temps de la campagne électorale, le courtisan quand nous sommes les courtisés et, s’il se conduit immanquablement comme un mâle en rut, avec son lot de baratin, c’est, il faut bien le reconnaître, parce que nous sommes souvent de vraies gonzesses. Même le plus sceptique d’entre nous est sensible au politicien qui lui tend un miroir, le regarde, lui parle et le flatte, rend hommage à ses qualités et dénonce ceux qui le spolient, qu’ils soient patrons du CAC 40 ou immigrés clandestins. Même le citoyen le plus échaudé par les élections-pièges à cons finit par accorder une danse à l’homme providentiel qui promet de lui rendre justice et qui sollicite le poste pour tenir ce bel engagement. Nous avons tous appris que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute : c’est pourtant au lauréat du grand concours de flatteries que nous finissons par offrir un quinquennat en palais et en jet.

Mais il y a une limite. Il arrive que la séduction tourne à la drague lourde et que le charme n’opère plus. En politique, je suis dupe au-delà du raisonnable mais pas jusqu’au mensonge éhonté. Quand on me promet la lune à moins de deux heures de transports en commun gratuits, je préférerais être sourd. J’aime qu’on me raconte des histoires et je suis toujours prêt à m’en laisser conter, mais je veux pouvoir espérer une fin, pas forcément heureuse, mais crédible. Aujourd’hui, les lapins qui sortent des chapeaux à la dernière minute gâchent mon plaisir. J’ai beau essayer de garder la foi, je ne parviens plus à croire ces propositions, incohérentes et grossières, qui s’ajoutent chaque jour au débat, démontées dans l’heure par tous les spécialistes, censées répondre aux problèmes bien réels que connaît mon pays. Je n’attends pas le messie mais je veux garder l’espérance. Or les ficelles sont devenues trop grosses et, à entendre les prétendants, tout semble être à portée de la main. Pour une juste répartition des richesses et un enrichissement des pauvres par un appauvrissement des riches, pour retrouver une substantielle souveraineté nationale en accord avec nos partenaires européens, pour une démocratie directe, cette fois c’est promis, pour l’abolition du racisme, du sexisme (et bientôt de l’homophobie ?) par frappes chirurgicales dans le dictionnaire et pour l’avènement de toutes sortes d’utopies, il me suffirait de bien voter. C’est trop beau pour être vrai et ce qui ne peut devenir réalité ne peut faire rêver. Or, comme pour une femme amoureuse, le rêve est mon minimum indispensable.

Les femmes à qui on ne la fait plus finissent par exiger des gages au prétexte qu’il n’y aurait pas d’amour sans preuves d’amour. Je pourrais en arriver là. Finirai-je par croire qu’il n’y a pas de politique, qu’il n’y a que des preuves de politique et par me ranger derrière un candidat solide, sincère et fiable, au programme réaliste mais aussi alléchant qu’un contrat de mariage ? J’en doute, je me laisserai encore avoir en beauté par des bonimenteurs gonflés car je préfère continuer à vivre dans un monde où on nous raconte des histoires, où on se raconte des histoires. Je veux garder mon cœur de jeune fille mais, pour cela, j’attends des politiciens qu’ils m’emportent en finesse, par des mensonges plausibles. À défaut, je me retirerai peut-être de la vie politique et mettrai tout mon cœur à tenter de convaincre les femmes que je n’ai qu’une parole. Et tout mon cerveau à tenter de rester crédible. [/access]
 

Limonov et la nef des fous

C’était il y a vingt ans. Les années Mitterrand finissaient dans un brouillard idéologique et moral, l’image du vieux président cancéreux et stendhalien masquait mal la vulgarité de ses ouailles Tapie et Charasse, tapies dans l’ombre carnassière du pouvoir. L’URSS s’écroulait, la Yougoslavie se disloquait, Fukuyama annonçait la « fin de l’histoire » autour de la consensuelle démocratie libérale de marché.

Et voilà qu’un troupeau d’emmerdeurs, menés par l’éternel histrion Jean-Edern Hallier, décidait d’exhumer une feuille de choux gauchiste perdue dans les limbes des seventies, lorsque le patronage de Jean-Paul Sartre la rendait encore fréquentable. A l’orée de la dernière décennie du siècle, L’Idiot international renaissait de ses cendres pour vendre jusqu’à 250 000 exemplaires, les jours fastes. Sa fine équipe rassemblait notamment Patrick Besson, Philippe Muray, Marc Cohen (qui a fait du chemin depuis…), Marc-Edouard Nabe et un obscur écrivain russe exilé à Paris : Edouard Limonov.
Entre 1989 et 1994, le natif de Kharkov a ainsi trempé sa plume dans les colonnes de L’Idiot, vitupérant les dissidents soviétiques à la Soljenitsyne, dénonçant l’imposture de la « démocratie » ploutocratique d’Eltsine, relatant ses visites des fronts transnistriens ou serbo-croates, etc. Ce sont ses articles pamphlétaires, restés d’une actualité stupéfiante, que Bartillat réunit dans un petit livre rouge assorti d’une préface inédite. L’excité dans le monde des fous tranquilles écrivait alors dans un français rocailleux, avec la colère de l’orphelin qui assiste impuissant à la chute de sa mère patrie impériale. Et dans l’approbation générale, ce qui n’enlève rien au désastre, bien au contraire.

La sentinelle assassinée

Désastre, vraiment ? Vladimir Poutine a résumé d’une formule lapidaire le sentiment de nombreux russes issus des décombres de la Perestroïka : « Ceux qui ne regrettent pas la disparition de l’URSS n’ont pas de cœur, mais ceux qui voudraient la refaire n’ont pas de tête. ».
Quoi qu’on pense de feue l’Union Soviétique et de son système répressif, la chute de La sentinelle assassinée[1. Du nom d’un recueil d’articles de Limonov.], a plongé la population russe dans un désarroi économique (une inflation de 1 000% pendant les premiers mois de la présidence Eltsine, imaginez !), politique et civilisationnel duquel elle n’est toujours pas sortie. En témoignent les scores hallucinants du Parti Communiste en période de fraudes électorales massives !

En décembre 1991, George Bush senior avait beau pérorer, le « monde libre » n’en menait pas large non plus. Déjà, sous Gorbatchev, Alexandre Arbatov, l’un des proches conseillers du dernier dirigeant soviétique, avait prévenu les Américains : « Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d’ennemi ». Un nostalgique de la grandeur impériale russo-soviétique comme Limonov n’aurait rêvé meilleur aveu ! L’écrivain russe pense d’ailleurs avec Toynbee que « les grandes civilisations ne sont jamais vaincues. Elles se suicident » et, en fonctionnaliste qui s’ignore, analyse le démantèlement programmé de l’URSS comme la conséquence des luttes intestines entre élites soviétiques. Loin de tout conspirationnisme, Limonov montre avec acuité comment, dès les années Brejnev, « l’aristocratie soviétique » issue de la nomenklatura du PCUS a commencé à céder la place à une classe d’experts technocrates oublieux de la grande Russie et de plus en plus moralement redevables à l’Occident libéralo-démocrate. Eltsine, quoique austère chef de section sous Brejnev, mais surtout Sakharov, illustrent cette mutation des élites qui a été le prélude à la chute finale de l’Empire.

Le grand hospice occidental

Mais ne croyez pas que l’ukrainien rageur réserve ses meilleures flèches aux félonies de ses compatriotes. Le sybarite de la dactylo n’a pas de mots assez durs contre Le grand hospice occidental[2. Un autre de ses bouquins, hélas pas encore réédité mais qui a remarquablement bien vieilli !] et s’étonne que l’Occident « Capitalisme-Caïn » ait achevé son frère Abel. Au système concentrationnaire et à la propagande soviétiques, Limonov compare en effet les si douces méthodes de contrôle social occidental : publicité, marketing, antidépresseurs, moraline et droits de l’homme à tous les étages. On entend de vagues accents schmittiens dans ses récriminations contre cet Occident devenu orphelin, où la politique dépérit faute d’ennemis désignés (« sans l’ombre de l’ennemi, l’Occident se verrait tel qu’il est : une civilisation vulgaire et ennuyeuse, peuplée d’hommes-machines »). En France, l’autoproclamé « pays des droits de l’homme », la floraison de rebelles sans cause a même engendré un nouveau mal : la pétitionnite aigüe, cette pathologie typique de « la race des signeurs » occidentaux, si moralement supérieurs qu’ils signent tout et n’importe quoi ! Tiens, Muray et son Empire du Bien affleurent…
Au passage, admirons le prophétisme du pourfendeur du démocratisme botté qui, instruit par le cas croate, notait dès 1993 : « N’importe quel Sarkozy, BHL, Kouchner peut librement inviter depuis l’écran télé à l’invasion, au bombardement des cités, peuplées d’êtres humains présumés coupables… ». Comme quoi, la Cyrénaïque n’est peut-être pas si loin de la Serbie…

Peur bleue à la Mutu

A la fin de sa préface, Limonka revient sur l’épisode qui scella le sort des aventuriers de L’Idiot. Au printemps 1990 ou 1991 (l’auteur ne le sait plus !), un grand barnum rassembla la foule des lecteurs du canard à la Mutualité. Jean-Edern Hallier étant terrorisé par les menaces pesant sur la sécurité de l’événement, il laissa son compère Marc Cohen présider le meeting avant de foncer séance tenante sur un scooter, cramponné au conducteur. A l’époque, explique Limonov, le vieux frondeur n’eut pas le courage de fédérer la masse hétéroclite de son public dans une force politique dépassant le clivage droite-gauche, comme l’y invitait Jean-Paul Cruse, dans un appel gaullo-communiste (pour ne pas dire pré-chevènementiste), resté célèbre. Aujourd’hui, le presque septuagénaire Limonov imagine Hallier « bien installé en Enfer, un verre de vodka à la main et une lycéenne potelée sur les genoux ». Cruauté des destins croisés : le fondateur du Parti National-Bolchévique n’amasse pas mousse en Russie, sinon parmi une jeunesse désorientée dans laquelle il puise ses très jeunes amantes… Finir en enfer fidèle à ses vices : voilà tout le mal que je souhaite au fringant ED !

Edouard Limonov, L’excité dans le monde des fous tranquilles, Bartillat.

Présidentielle : on est peu de chose

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Pédestrement, en cette brumeuse matinée pré-électorale, sur les contreforts des Pyrénées où nous tenons quartiers de campagne entre Chenu & associés, je me rendais à la boulangerie. A l’aise dans mes pompes citoyennes, entre notre mas et le centre-bourg, je faisais un petit bilan perso de la campagne. Une quinzaine de meetings dont 6 de Mélenchon où j’ai retrouvé de vieux potes de mes années de syndicaliste étudiant, militant ici et là, entre NPA et PS. Beaucoup ont mal tourné et pointent dans des emplois plus ou moins fictifs au service de notre petit personnel politique. Les autres ont un vrai boulot et sont candidats aux législatives pour le Front de Gauche.

A ce sujet, je me demande quelle tête feront tous ces jeunes gens grisés par le plébéien magnifique quand le carrosse de campagne reprendra sa forme originelle : une grosse citrouille stalinienne. Il nous a tant fait de bien cet Homme-Verbe, chantant Hugo, rimant Flaubert et toujours riant littéraire, version classique, en rappelant à tous les temps que Nation et République ne sont qu’une seule et même chose dans ce pays superbe ou en déclinant à tous les modes que chacune de nos libertés, nous les devons au combat ouvrier. Ouais, c’était bon, et même très bon. Mais donner une nouvelle vigueur à un appareil qui a failli, condamné par l’histoire et encore dirigé par des gens qui ont fait l’école à Moscou, est-ce une bonne nouvelle pour la classe ouvrière ? L’avenir nous le dira, je vais voter pour lui quand même, car nous partageons le même roman : 1793.

Tout à mes pensées nostalgiques sur les soldats de l’an II, j’arrive à la boulangerie. Là, deux dames, rondes comme des brioches, dissertent sur la situation politique. La première à la seconde : « Hein, t’as vu, Hollande, il a promis 1700 euros aux smicards ». La seconde, doutant gravement du propos de la première : « T’es sûre ? Non, non, c’est Bayrou qui a promis ça ». Je vous épargne la minute ahurissante qui a suivi et j’en arrive directement à mon intervention, profitant de mon statut de « parisien », forcément plus au courant des choses du monde que la moyenne des braves gens pour recentrer le propos général de la discussion : « Mesdames, je vous assure, c’est Jean-Luc Mélenchon qui a avancé cette proposition ». L’une d’elles : « Ah bon, vous êtes sûr ?  » Moi : « Oui, tout à fait certain ». Toujours la même : « Et comment vous écrivez ça ? » Et les deux de l’écrire sur leur main sous ma dictée, histoire de voter pour le bon demain… En sortant avec ma baguette et mon sachet de croissants chauds, j’ai soudain douté. Et si, en fait, la majorité était comme ces deux petites dames ?

Roland Jaccard ou la séduction nihiliste

Que ce soit dans ses essais, ses recueils d’aphorismes ou ses écrits intimes, Roland Jaccard manie comme personne une ironie fine et coupante qui est la marque d’un esprit à la fois érudit et allergique à toute scolastique. S’il arrive que son nombril lui flanque des vertiges, il les dissipe aussitôt par des exercices d’autodénigrement − un remède que lui a transmis son ami Cioran. Inutile de préciser que les doctes de tout poil snobent cet universitaire buissonnier titulaire à vie d’une chaire de nihilisme à l’étage du café de Flore. Mais inutile de dire également qu’il fait les délices des amateurs de sarcasmes et de style. Abonné depuis toujours à ses livres, j’en ai fait quant à moi un maître de désinvolture.[access capability= »lire_inedits »]

Les Presses universitaires de France viennent de rééditer en un volume La Tentation nihiliste et Le Cimetière de la morale. Publiés à six ans d’écart − 1989-1995 −, les deux essais se suivent dans le propos et l’intention. Roland Jaccard nous munit d’un guide grâce auquel nous pouvons flâner dans la galerie du Néant où sont accrochés les portraits de Schopenhauer, Leopardi, Stirner, Amiel, Freud, Schnitzler, Rabbe, Challemel-Lacour, Panizza, Nietzsche, Rée, Lou Salomé, Sissi, Barbelion, Bierce, Altenberg, Klima, Dazaï, Zweig, Hedayat, Connolly, Giauque, Zorn, Louise Brooks, Cioran. En nous posant devant chacun d’eux, le charme opère sans tarder − ce charme puissant propre aux « destructeurs d’illusions », selon le mot de Wittgenstein, qui nous inocule la manie de ricaner des idéaux.

Bien sûr, tout le monde ne peut pas lire les livres de Roland Jaccard. « On refuse au nihiliste le titre de philosophe […], écrit-il: le philosophe doit être le phare de l’humanité, et l’on ne conçoit pas que ce phare puisse éclairer un charnier ou, pis, une mer d’insignifiance. » Restent ceux que la tyrannie morale de l’indignation déprime. Ils trouveront un vif plaisir, et donc un réconfort dans ce dictionnaire amoureux et élégant de la négation.

La Tentation nihiliste, suivi de Le Cimetière de la morale, de Roland Jaccard (PUF).[/access]
 

Tous candidats du peuple  ?

6

Il fallait s’y attendre, la campagne présidentielle a remis le peuple à l’honneur. Cette année, on n’avait pas le choix, il fallait lui parler, au peuple. À droite, Nicolas Sarkozy a dû souquer ferme pour tenter de séduire une nouvelle fois la « France qui se lève tôt », échaudée par les promesses non tenues de 2007. À gauche, trois défaites présidentielles consécutives, largement dues au refus massif des catégories populaires de voter pour le candidat-du-camp-du-progrès, ont montré que leur reconquête était indispensable. Quant au Front national, il entend bien, nouvelle candidate au vent, laver l’affront infligé en 2007 par Sarkozy qui avait siphonné une partie du vote populaire frontiste.

Ce « retour au peuple » proclamé d’un bout à l’autre de l’échiquier politique suffira-t-il à mobiliser la France invisible et inaudible des grandes périphéries urbaines, dont il a beaucoup été question dans la campagne ? Les candidats auront-ils convaincu en enchaînant les figures imposées d’une campagne « populaire » ? Ou l’agitation constante, par l’éditocratie parisienne, du « danger populiste » aura-t-elle eu raison des meilleures volontés – auquel cas c’est l’abstention qui, au bout du compte, mettra tout le monde d’accord par le vide ?

En attendant que les urnes parlent, il n’est pas inutile de recenser les multiples usages du peuple observés durant cette campagne 2012.

Premier constat : à l’exception d’Eva Joly, qu’on n’avait pas dû informer qu’elle était candidate à l’élection présidentielle française, pas un candidat ou presque qui ne se soit, à un moment ou à un autre, proclamé « candidat du peuple » ![access capability= »lire_inedits »] Certains de manière grossière, d’autres plus subtilement, tous ont déclaré leur flamme aux masses, montrant qu’ils avaient reçu cinq sur cinq le message selon lequel cette élection si particulière est bel et bien, depuis 1965, la rencontre entre un homme (une femme si on y tient) et un peuple, le peuple français.

Toutefois, ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement le peuple démocratique, si l’on peut dire. Dans cette campagne, chaque candidat a choisi « son » peuple. Celui de Nicolas Sarkozy est plus ethnique et moins social qu’en 2007, car pour dissimuler le piètre bilan présidentiel derrière la stratégie dite des « valeurs » forgée par Patrick Buisson, il fallait déplacer le combat sur le terrain anti-multiculturaliste de façon à faire tomber la gauche dans tous les pièges et, par la même occasion, récupérer le plus de voix possible côté FN.

Le « peuple » de Marine Le Pen est lui aussi identitaire, mais avec une forte dimension sociale, l’idée stratégique étant de répondre à toutes les insécurités, économiques, sociales et culturelles du « petit Blanc ». Celui de Jean-Luc Mélenchon est le « peuple de gauche » dont il essaie de faire revivre les grandes heures dans la ferveur de grands rassemblements en plein air et grâce à une rhétorique révolutionnaire ; personne n’est dupe : c’est la puissance encore vivace du moteur communiste et cégétiste qui fournit à chaque fois le gros des troupes. Le « peuple » de François Bayrou est plus incertain. On croit voir poindre, au fond de sa rhétorique, le peuple républicain classique, celui de la nécessaire union face aux menaces qui s’amoncellent sur le pays. Las, rien, ni son programme d’austérité ni son discours moral parfaitement rôdé, ne paraît faire prendre corps sur la scène politique au peuple invoqué par le leader centriste. Peut-être les Français veulent-ils, malgré tout, rêver un peu.

Reste le « peuple » de François Hollande, dont il faut bien reconnaître qu’on n’en a pas entendu beaucoup parler. À part au Bourget, fin janvier, Hollande a choisi de faire une campagne de front runner, sans aspérités ni prise de risque, sinon celui d’abandonner l’espace situé à sa gauche à Mélenchon, comme s’il lui avait confié par défaut le « peuple de gauche ». Étrangement, Hollande, qui se réclame souvent de François Mitterrand, n’en a pas retenu le principal enseignement : au premier tour, on rassemble son camp, le plus largement possible. On dirait qu’à l’instar de Jospin en 2002, il a choisi de faire dès le début une campagne de second tour, alors qu’il aurait pu et dû aspirer les voix de gauche qui ont finalement trouvé en Mélenchon l’expression de leur inquiétude en même temps que de leur espoir. En réalité, plutôt qu’au peuple, Hollande (comme Eva Joly, d’ailleurs) s’est adressé à la société, une société composée d’individus, de groupes et de minorités auxquels il faut parler dans leurs langages respectifs de leurs préoccupations respectives – d’où la multiplication des « événements » calibrés et ciblés vers chaque segment du « marché électoral ». Le problème, c’est qu’on n’élabore pas un projet politique en partant de la sociologie supposée de son électorat : la politique, au contraire, consiste ou devrait consister à construire un électorat à partir d’un projet. Résultat : une campagne atone, quasi inaudible, essentiellement marquée par les innovations techniques et tactiques comme le porte-à-porte, le stand-up, la maîtrise des réseaux sociaux, etc. Mais pour dire quoi ? Pour mobiliser qui ? Alors qu’on annonce une forte abstention, en particulier dans les catégories populaires, que vaut une « belle » campagne sur le papier ou sur la Toile ?

La visite d’usine, ç’a eu payé…

Dans la série d’images pieuses qu’on collera dans nos albums figureront en bonne place celles des candidats arpentant une usine, coiffés de casques de protection et vêtus de blouses, feignant de s’intéresser, ici à la manière d’emboutir une pièce, là à la façon de coudre en 5 secondes ces deux morceaux de tissu. En effet, depuis que Sarkozy en a fait un usage (très) maîtrisé en 2007, la visite d’usine est devenue un must de toute campagne sensibilisée-au-sort-du-monde-ouvrier, c’est-à-dire aux délocalisations, à la désindustrialisation et donc finalement… au peuple : le seul, le vrai, l’unique, le populaire !

Mais là encore, le fond du propos a été noyé par la saturation d’images. Car à force de visiter des usines tous les jours ou presque, comme l’a fait, par exemple, le candidat du PS en janvier, les prétendants ont non seulement épuisé l’effet de surprise, mais cessé d’éveiller le moindre intérêt. À l’évidence, ce trop-plein de déjà-vu a rapidement lassé nos concitoyens qui, dans le même temps, comprenaient très bien que le sauvetage industriel, sans même parler de la « réindustrialisation », était quasiment devenu une mission impossible : il leur suffisait pour s’en convaincre d’entendre les injonctions bruxelloises à la concurrence, celles de l’OMC à l’ouverture et celles des marchés financiers à la rentabilité, abondamment relayées par les journaux télévisés. Si les élites l’ignorent, le « populo », lui, sait bien que la seule question politique essentielle est de savoir si on ose ou non une profonde rupture avec l’Union européenne et la mondialisation telles qu’elles vont. C’est là qu’ont tapé Montebourg, Mélenchon ou Le Pen, chacun à sa façon mais tous en prononçant le mot tabou – « protectionnisme ». Parce que c’est là où ça fait mal.

Une fois le pic de la crise européenne passé et les visites d’usine terminées (ou déléguées aux lieutenants des candidats), l’insécurité économique et sociale générée par la mondialisation a pratiquement disparu des discours de campagne. L’ennui, c’est qu’elle préoccupe au plus haut point les catégories populaires. Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que la passion politique paraisse avoir cédé le pas à l’ennui. Et il est fort possible que, cette fois, ce soit l’abstention-record qui fasse office d’électrochoc politique.

L’enfer de la France péri-urbaine

Cette France inquiète que Le Monde avait qualifiée d’« invisible », Christophe Guilluy et Brice Teinturier l’appellent la « France périphérique fragile » et, dans une récente enquête menée pour Ipsos, estiment qu’elle représente 48 % de la population. C’est elle qui s’abstient massivement et semble ne plus rien attendre de la politique. Elle dont on a fini par parler – en l’identifiant au peuple. Au moins Nicolas Sarkozy a-t-il reçu le géographe Guilluy que Buisson a lu et apprécié[1. Voir l’article de Michèle Tribalat, « Clichy-Montfermeil, c’est la France », Causeur Magazine n° 45, mars 2012.]. Encore faudrait-il savoir ce qu’on a à lui proposer, à cette France : l’extension du domaine du référendum, le durcissement du droit de la nationalité, le refus du mariage homosexuel, des mesures spectaculaires et médiatiques contre les musulmans radicaux ? Rien, en tout cas, qui soit à la hauteur de son malaise. Hurler contre les corps intermédiaires de l’État et du syndicalisme ne suffit pas, surtout quand on a mené une politique avant tout favorable à son camp politique et à ses « amis » patrons, de Henri Proglio à Martin Bouygues en passant par Vincent Bolloré et Arnaud Largardère.

La chasse aux musulmans, version Le Pen, n’a pas davantage séduit le chaland cette année. Cette France oubliée ne veut pas voir son mode de vie changer à coups de viande halal, de prières de rue ou de burqas et a été saisie d’effroi par la violence extrême d’un Mohamed Merah. Pourtant, on dirait que la thématique de la peur n’embraye plus. La fermeture des frontières et des écoutilles proposée par le FN apparaît comme une preuve de recul et de faiblesse. Certes, le peuple ne se sent pas en sécurité, mais il n’a pas peur, en tout cas, il n’est pas peureux. Et il n’aime pas qu’on l’accuse de l’être. Hollande ou Mélenchon ont-ils mieux à proposer ? Sur la mondialisation et la remise en cause de ses conséquences, l’avantage est à Mélenchon, qui séduit les fonctionnaires, toutes catégories confondues, et tous ceux qui se désolent du recul de l’État et de la mort lente du service public à la française – en somme, ceux qu’Hollande n’a pas su convaincre. En effet, après avoir fait quelques pas en direction de cette France périphérique, le naturel socialiste des trente dernières années est revenu au galop et le candidat s’est presque exclusivement adressé au « peuple » version Terra Nova – coalition arc-en-ciel composée de jeunes, de préférence issus de la « diversité », de femmes, de diplômés résidents des centres-villes et de représentants des minorités en tous genres. Les mesures dites « sociétales », censées plaire à cette « France de demain » ont été multipliées, en contradiction flagrante avec le discours républicain et unificateur du Bourget : droit de vote des étrangers aux élections locales, ratification de la charte des langues minoritaires et régionales, suppression du mot « race » dans la Constitution, mariage homosexuel, etc.

Combien de « people » parmi tes « followers » ?

Faute d’avoir gagné la bataille du peuple, les candidats ont mené, avec constance et détermination, celle des people, comités de soutien et raouts thématiques ayant permis à chacun de brandir ses trophées, avec une préférence marquée pour les artistes et les sportifs, plus bankables que les scientifiques et les intellectuels. Communicants et autres « responsables culture » (sic) partagent la même croyance, étrange et simpliste, selon laquelle s’afficher avec des personnes « vues à la télé » impressionne le populo au point de le décider à voter pour un candidat auréolé par l’admiration émue des célébrités.

Chacun a les siennes. Même le Front national a tenté d’attirer quelques noms connus, mais, pour l’instant, son tableau de chasse se résume au célèbre avocat Gilbert Collard. Du côté de Nicolas Sarkozy, le numéro de clown involontaire de Gérard Depardieu lors du meeting de Villepinte comme la présence de ses soutiens de 2007 (Christian Clavier ou Enrico Macias) a montré que, si le Président se présente désormais comme un cinéphile averti et un lecteur boulimique, il peine à séduire le monde du cinéma « exigeant » ou du théâtre subventionné.

La gauche a moins de problèmes pour recruter intello-chic. La présence d’un Jean-Michel Ribes, d’un Denis Podalydès ou d’un Michel Piccoli apporte aux réunions et meetings de François Hollande une touche « qualité service public » du meilleur aloi. Le 18 mars, au Cirque d’Hiver, le candidat montrait à quel point il avait le sens du people à défaut de celui du peuple : entre cette réunion branchée et le grand rassemblement populaire du Front de Gauche qui se tenait à quelques centaines de mètres, sur une place de la Bastille saturée de drapeaux rouges, le contraste était éloquent.

Cette année, l’électeur bobo est particulièrement gâté : à ce carrousel des célébrités s’ajoute la course aux abonnés et autres followers sur les réseaux sociaux qu’il prise tant. D’importants moyens ont été investis dans cette guerre virtuelle qui voit les geeks de chaque camp se répondre à longueur de journée. Mais sous peine d’être tenu pour ringard, vous devez savoir que les blogueurs de 2007, désormais has-been, ont cédé la place aux twittos. Nul n’est capable de dire ce que le débat démocratique y a gagné, ni si cela déplace une seule voix ; en revanche, cela a permis à quelques guerriers du Net adeptes, sinon de leur langue maternelle, de l’expression en 140 signes, de se faire un nom, grâce à la presse classique, hypnotisée par ces nouvelles pratiques qui lui font perdre tant de lecteurs et d’argent. Quel que soit le résultat de l’élection, les ravis de la crèche numérique en seront indubitablement les grands gagnants.

Populiste, va !

Cette campagne aura au moins eu le mérite de démonétiser l’invective « populiste ! » qui, assénée par d’éminents commentateurs, suffisait autrefois à disqualifier l’adversaire. D’abord, on a enfin compris que le populisme était, plus qu’une doctrine constituée, un style politique que des candidats pouvaient adopter sans que cela conduise aux heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire. Ensuite, Jean-Luc Mélenchon, qui était fréquemment affublé de l’épithète infamante, a habilement retourné l’insulte, montrant que son usage en disait plus sur les accusateurs que sur les accusés. On s’est rappelé que derrière le populisme, il y avait le populaire, qui demeure malgré tout l’indispensable instance de légitimation de tout pouvoir démocratique.

À force de renvoyer dos à dos Mélenchon et Le Pen sous l’enseigne populiste, les élites, en particulier les élites médiatiques, ont pris la porte dans le nez, creusant leur propre impopularité plus que celle de leurs cibles. De fait, si leurs projets diffèrent considérablement, les leaders des « Fronts » ont bien quelque chose en commun : ni l’un ni l’autre ne font réellement peur, mais ils disent les choses d’une manière souvent brutale, que leurs rivaux, surtout les favoris, ne s’autorisent pas. En sorte qu’ils sont les derniers à incarner une politique vivante qui ne passe pas par l’anesthésie du langage.

En réalité, celui qui aura le plus flatté les bas instincts du peuple tout en montrant qu’il était à mille lieues de lui, c’est le président de la République. Son quinquennat l’aura contraint à un grand écart permanent entre une forme relâchement, voire d’indécence ordinaire, dans le comportement personnel comme dans la politique menée, et la volonté affichée de « parler au peuple ». Grand écart fatal aux adducteurs présidentiels puisque la parole politique, pourtant ciselée au plus près des « préoccupations des Français », se sera dissoute dans des actes largement défavorables aux plus modestes d’entre eux.

Un peuple d’abstentionnistes ?

Tous les cinq ans, pendant quelques semaines, le peuple, qui faisait tapisserie loin des projecteurs, devient la reine du bal : le cru 2012 n’aura pas dérogé à la règle. Sauf que cette fois, on dirait bien qu’aucun prétendant ne lui fait vraiment tourner la tête. Courtisé avec insistance, le peuple pourrait bien bouder et se réfugier massivement dans l’abstention. Non, je ne danse pas. Les acteurs du cirque électoral – sondeurs, commentateurs et équipes de campagne – n’ont pris conscience du danger que fort tard, dans les derniers jours de mars. On a alors découvert que ce peuple qu’on avait tant câliné préparait peut-être un coup fourré d’un nouveau genre : de fait, ce sont les ouvriers, les pauvres et les relégués qui paraissent le plus tentés par la grève électorale. La perspective d’une victoire avec 51 % des suffrages exprimés et 30 % d’abstention devrait pourtant inquiéter ceux qui briguent la magistrature suprême. Quelle légitimité un pouvoir aussi mal élu pourrait-il revendiquer pour entreprendre des réformes nécessairement déplaisantes pour certaines catégories ?

Depuis 2002, la gauche a beaucoup gagné grâce à l’abstention : toutes les élections locales et européennes en fait. La droite, elle, a souvent perdu à cause du FN, dans des triangulaires de second tour. Tant qu’elle était aux affaires au niveau national, elle pouvait s’en accommoder. Une victoire de la gauche en mai et juin changerait complètement la donne. Pour la droite, en tout cas pour une partie d’entre elle, l’alliance avec le FN serait la seule issue. On assisterait alors à une vaste redistribution des cartes et des pouvoirs. Après une victoire emportée de justesse et entachée d’une forte abstention en 2012, la gauche pourrait subir une sévère défaite lors des élections locales de 2014, perdant ainsi l’implantation locale qui a fait sa force depuis des années. Une force en trompe-l’œil, à vrai dire, car elle a beau aligner un nombre impressionnant d’élus et de collectivités, elle se révèle incapable de mobiliser massivement les Français, même contre un Sarkozy au bout du rouleau.

Le quinquennat qui s’achève montre qu’on peut être un excellent candidat et un très mauvais président. Cette année, il est possible qu’un candidat, disons peu convaincant, soit vainqueur. Mais les conditions de l’élection de François Hollande risquent alors de rendre très difficile sa présidence. Dans un tel contexte, on se rappellera que l’adhésion du peuple n’est pas seulement un ornement électoral, mais la garantie d’une légitimité politique permettant d’agir dans la durée. Si cette adhésion lui fait défaut, alors rien ne sera possible, du moins pas grand-chose. Et pas grand-chose à gauche, ce n’est pas assez.[/access]
 

Comme un air de 1973…

Il y a des matins où l’histoire semble bégayer. On se lève, on allume la radio et les informations se répètent dans une étrange litanie. S’il n’y avait sur ma table de chevet ce smartphone à la monstrueuse capacité à gérer toute ma vie qui vibre et clignote sans arrêt, je me serais cru en 1973. Le monde aurait-il si peu changé en quarante ans pour rabâcher les mêmes histoires sordides, empiler les mêmes faits dérisoires ou recréer les mêmes espoirs fugaces ? Je suis pris de panique quand j’entends que Line Renaud joue depuis peu Harold et Maude de Colin Higgins au Théâtre Antoine. Presque jour pour jour, il y a quarante ans, Madeleine Renaud interprétait cette vieille bourgeoise libidineuse au regretté théâtre Récamier qui se nichait alors dans une charmante impasse du VIIème arrondissement. Simple coïncidence ou faille spatio-temporelle ?

Mes accès de nostalgie me font souvent perdre la raison. 1973 ou 2012, les actualités se chevauchent, se brouillent et me font perdre pied. Pourtant, je n’ai pas rêvé, hier par exemple, en passant devant une librairie de St Germain des Prés, Jacques Chessex lauréat du Goncourt 1973 avec L’Ogre trônait bien dans la vitrine avec son dernier roman. J’ai reconnu sa barbe blanche éparse et son air soucieux de griffon aux arrêts. Je n’ai pas pu me tromper. A vrai dire, j’étais passé un peu vite, il s’agissait en fait du dernier livre de Jérôme Garcin. Fraternité secrète, le recueil d’une imposante correspondance débutée en 1975 entre le géant suisse (mort en 2009) et le jeune critique littéraire.

Une certitude tout de même parmi les essais, les anglo-saxons sont toujours aussi attirés par la France de la collaboration. Je ne suis pas fou. Ils se passionnent pour décrypter nos innombrables lâchetés et soulever l’épais voile noir sur un passé que l’on préfèrerait à jamais oublier. Mais, ils insistent, ils plantent la plume là où ça fait mal, vengeance séculaire oblige ! En 1973, Robert Paxton publiait La France de Vichy. En 2012, Alan Riding, ancien correspondant du New York Times en remet une couche avec son ouvrage sur la vie culturelle à Paris sous l’Occupation intitulé Et la fête continue. Entre Paxton et lui, même constat accablant sur nos petits arrangements avec l’ennemi et nos honteux louvoiements. Nous traînerons encore longtemps les avatars de la défaite de 40. Ces similitudes avec le passé me font froid dans le dos.

Suis-je réellement en 2012 ? Drucker est-il encore à la télévision ? Elkabbach interroge-t-il toujours les politiques ? Les tubes de Claude François passent-ils toujours en boucle sur les radios ? Non, ce n’est pas possible. Mon esprit divague. Pourtant en février dernier, dans le quotidien Nice Matin, j’apprenais que la mairie avait pris un arrêté pour limiter la consommation des enseignes électriques de 18 à 20 heures. La chasse au gaspi me rappelait que la municipalité parisienne avait déjà opéré de tels contrôles. Dans France-Soir, on pouvait même lire : « les propriétaires devront s’acquitter, théoriquement, d’une amende (de 40 à 80 F) pour infraction à la législation sur la réglementation de l’électricité ». Ca se passait en décembre 1973…

En tennis, Novak Djokovic vient de remporter les Masters de Miami. Pas de doute, nous sommes bien en 2012, Djoko est né en 1987. Il ne peut y avoir confusion dans mon esprit embrumé. A y regarder de plus près, les choses sont, peut-être, moins évidentes. Le serbe fantasque me fait penser à un autre trublion du bloc de l’Est. Ilie Nastase, le roumain chevelu aux 2 500 conquêtes féminines qui s’est imposé sur la terre battue de Roland-Garros en 1973. Entre les deux sportifs, même nonchalance slave, même caractère buté et même gaudriole assumée. Dans le cinéma, là, le mimétisme est flagrant. Aucune erreur possible. Personne ne pourra m’accuser de chercher dans le présent, l’infernale répétition du passé.

Les Infidèles triomphent sur les écrans en ce début d’année avec, comme sujet principal, l’adultère traité sous toutes ses formes. En 1973, Dino Risi, le maître du film à sketches nous régalait déjà avec Sexe fou, un plaidoyer sur les infinies variations de la chair. Tantôt mutine, tantôt dominatrice, Laura Antonelli exposait sa plastique aguicheuse devant nos regards forcément conquis. Quarante ans après, son sex-appeal est toujours aussi puissamment érogène. La belle italienne au tempérament volcanique formait avec Jean-Paul Belmondo un couple brillant des années 70. Ne dit-on pas de Jean Dujardin, l’un des réalisateurs d’Infidèles, qu’il est le nouveau Bébel ? Quand l’un décroche un oscar avec The Artist, l’autre enchaînait Le Magnifique ou L’Héritier dans la même année. Même prédilection pour les titres courts et percutants à 40 ans d’intervalle. Quand je vous dis que tout se croise, tout se recoupe entre 1973 et 2012.

En politique intérieure, Jean-Luc Mélenchon se profile désormais comme le troisième homme de la Présidentielle. Ca tangue rue de Solferino où l’on ne sait plus très bien s’il faut se féliciter ou s’alarmer d’une telle cote de popularité. Fin janvier 1973, à quinze jours des législatives, un certain Georges Marchais était présenté par Alain Peyrefitte comme « le cobra communiste qui fascine le lapin socialiste ». Dans la foulée, 73 députés communistes avaient fait leur entrée à l’Assemblée Nationale. Et si l’histoire se répétait en 2012…Pour l’heure, toutes ces résonances se bousculent dans ma tête. En ouvrant mes rideaux, j’ai vu une pimpante Renault 5 remonter ma rue comme au bon vieux temps où la Régie motorisait les ménages français sans parler de délocalisations.

Cette vision matinale était aussi belle qu’un chemin bordé de genêts en Irlande, je me suis alors recouché et j’ai replongé dans la lecture d’Un taxi mauve de Michel Déon. Grand Prix du roman de l’Académie française en…1973.

Thomas MORALES

Les vrais chiffres de la présidentielle

20

C’est marrant, ce matin on croule sous les chiffres, mais j’ai beau zapper comme un épileptique, je ne retrouve nulle part les pourcentages les plus significatifs, enfin ceux qui me paraissent tels : n’étant ni candidat, ni sondeur, je n’ai pas vocation à avoir toujours raison.

Le premier chiffre qui attire mon attention, c’est 55 % : le score obtenu conjointement par MM. Hollande et Sarkozy. C’est-à-dire un peu moins que la moitié des inscrits[1. je dis bien les inscrits et non pas les votants] à eux deux. Aucun chiffre ne peut mieux exprimer l’existence de deux France pour le prix d’une. Une France qui grosso modo est satisfaite de son sort et une qui, pour reprendre l’excellente expression de Jean-Luc Mélenchon, veut renverser la table. Depuis des mois, je répète que les politiques que suivront les deux désormais finalistes ne divergent qu’à la marge. Il semble que ce constat, quoique punk en apparence, soit partagé par près d’un électeur sur deux, et validé par les plus grandes marques d’abstentionnistes.

La suite logique de ce premier chiffre, c’est un constat un rien inquiétant : les options stratégiques (économie, social, Europe) de MM. Hollande et Sarkozy sont si radicalement contraires à celles des deux candidats arrivés troisième et quatrième, qu’on peut d’ores et déjà dire, sans avoir besoin des avis éclairés des instituts IPNOS ou OPIF[2. Copyrights Basile de Koch et Romain Pigenel] que le futur président de tous les Français ne représentera, en vrai, qu’un gros quart du corps électoral : pas de quoi grimper au rideau, fût-il tricolore ou bleu étoilé.

Les chiffres suivants sont plus anecdotiques, puisqu’ils concernent les scores de chaque candidat. On a eu tort de faire la fête rue de Solferino : le résultat de Hollande ne dépasse que de 2 points celui de Ségolène Royal : tout ça pour ça ? On a eu tort de faire la tête à la Mutualité : le différentiel – 522 000 voix seulement !- de premier tour n’a rien de catastrophique et passer en tête hier soir ne signifiait pas grand chose, en vrai. Mais là, Sarkozy n’a qu’à s’en prendre qu’à lui-même : c’est lui et lui seul qui a seriné à ses électeurs qu’il était décisif de « virer en tête » au premier tour. Au vu des résultats, les godillots de l’UMP ont donc remplacé dans leur bréviaire une métaphore sportive crétine par une métaphore sportive débile, l’essentiel, n’est-ce pas « c’est d’être qualifié pour la finale.» Hihihi…

Toujours au rayon balançoires, Marine Le Pen trimballe ses électeurs quand elle leur dit que les invisibles se sont désormais invités à la table des puissants (décidément, que de métaphores tablistiques ces jours-ci, sans doute à mettre en relation avec les audimats record des émissions de cuisine). Idem pour Mélenchon quand il prétend que ses 11% d’insatisfaits détiennent la clef du scrutin de dans quinze jours. Le peuple, celui de Marine comme celui de Jean-Luc, rentrera à la niche après ce premier tour, réduit à jouer la chair à canon pour deux candidats dont tout le sépare.

Il est certes plaisant de voir nos deux présidentiables draguer deux électorats qu’ils ont durant des mois, ignorés, méprisés, voire insultés. Des électeurs que je tiens, d’ores et déjà à rassurer : on n’aura pas la démondialisation si Hollande est élu, et on aura le mariage gay si Sarkozy est réélu.

D’ici là, les amis, amusez-vous bien. Pour ma part, j’irai voter, mais sans trop d’illusions : dans l’isoloir, le 6 mai prochain je garderai en tête la vision d’horreur du plateau de BFM hier soir, je vais avoir du mal à m’enthousiasmer pour le candidat d’Anne Sinclair ou celui de Jacques Séguéla.

Hollande président !

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Ne nous racontons pas de bêtises. En arrivant nettement en tête du premier tour de l’élection présidentielle, François Hollande a désormais de son côté toutes les chances de l’emporter dans quinze jours. Certes, sur le papier, ça n’est pas encore gagné : Nicolas Sarkozy semble bénéficier aujourd’hui d’un réservoir de voix bien supérieur à celui de François Hollande (à condition de penser que le vote lepéniste soit, bel et bien, un vote de droite). Dans une logique assez brutale de reports, le vote de droite a été plus important que celui de la gauche.

Mais, contrairement à ce qu’affirment les commentateurs, cette logique n’a jamais prévalu dans une élection : la politique est un sport de combat. C’est le mouvement et la dynamique qui comptent. Or, la dynamique est aujourd’hui dans le camp de François Hollande.

Ce que l’on doit retenir de ce premier tour, c’est que nous n’avons jamais assisté, dans toute l’histoire de la Ve République à une bipolarisation aussi forte de la vie politique française : la droite représente 47 % de l’électorat, la gauche 44 %. Les 9 % restant sont ceux du centre, c’est-à-dire d’un François Bayrou qui, historiquement, a réduit la « voie centrale » à un score aussi piètre. Il est bien loin de ses résultats de 2007 – il les a divisés par deux. Mais comme c’est un garçon intelligent et qu’il connaît la volatilité de son électorat qui se répartit aussi bien à droite qu’à gauche, il sait pertinemment qu’il ne sera pas, cette année, l’arbitre des élégances : il voulait danser, il fera une nouvelle fois tapisserie.

Pour sa part, Marine Le Pen, qui fait un excellent score, se gardera bien de donner des consignes de vote pour le second tour. Son intérêt politique bien compris est qu’un socialiste accède à l’Elysée : c’est la garantie pour le parti politique qu’elle préside et dont elle veut changer le nom, afin de faciliter la recomposition des droites, de marquer des points à l’avenir.

Restent, donc, deux inconnues. Primo, la capacité de Nicolas Sarkozy à marquer des points. Il en est bien capable. Mais il faudrait, pour ce faire, qu’il soit doué de ce que le Saint Esprit laissa à la Pentecôte aux apôtres : la glossolalie. Il doit, en deux semaines, à la fois rallier le maximum de voix marinistes et le maximum de voix bayrouistes. L’équation semble impossible à tenir, tant les discours d’un Patrick Buisson, capable de parler aux tripes du dernier militant FN, et ceux d’un Jean-Louis Borloo, apte à convaincre le coeur de l’ultime centriste du pays, soient diamétralement opposés. Mais rien n’est impossible. Plus que jamais, Nicolas Sarkozy doit composer avec Henri Guaino, qui n’est pas, contrairement à François Fillon, son « collaborateur ». C’est, en réalité, son meilleur allié : lui seul est capable, parce qu’il s’inscrit dans la plus profonde lignée du gaullisme social, de concilier les Français épris de nation et ceux épris de justice.

Quant à François Hollande, la difficulté est encore plus grande pour lui. Dans les prochains jours, il laissera tomber l’électorat Vert : avec Jean-Louis Borloo, l’écologie avait connu son Grenelle. Avec Eva Joly, elle connaît aujourd’hui son Père-Lachaise. Il consacrera l’entièreté de ses efforts à rougir son discours, pour rallier à lui les voix qui se sont portées, moins que prévues, sur Jean-Luc Mélenchon. Mais se rougir ainsi ne fera-t-il pas fuir l’électorat centriste tenté au second tour par un vote Hollande, plus par détestation conformiste du sarkozysme que par alignement idéologique.

Et puis, arrivant en tête du premier tour de la présidentielle, il échoit à François Hollande de dire très vite quel sera son gouvernement. Il a déjà indiqué ne pas vouloir l’ouverture. C’est son choix de gouverner la France d’une manière partisane. Il a été premier secrétaire du Parti socialiste – c’est son principal titre de gloire. Il fera, très certainement, un excellent premier secrétaire de l’Etat. Sauf que ce n’est pas précisément ce qui lui est demandé. Dépourvu de stature internationale, indécis sur des choix géostratégiques importants, accordant beaucoup de crédit à Pascal Boniface et à Stéphane Hessel sans jamais, pour autant vouloir déplaire au CRIF, notre homme a toujours préféré la Corrèze au Zambèze. Il lui faudra donc compenser et la nécessité des choses l’obligeront à nommer Pascal Lamy à Matignon – Dominique Strauss-Kahn étant, pour l’heure, indisponible. Or, choisir le patron de l’OMC comme Premier ministre ne sera-t-il pas un épouvantail pour l’électorat mélenchoniste peu enclin à se rallier aux thèses libérales et mondialistes, fussent-elles défendues par un socialiste haut teint. Voici l’équation insoluble de François Hollande.

Ce soir, François Hollande bénéficie d’une prime à la dynamique électorale. Saura-t-il entretenir, en quinze longs jours, cette dynamique ? Là est la seule question.

Je reviens voter à la maison

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Bien sûr, j’aurais pu voter par procuration depuis Brive où je me trouve jusqu’à début juin. Finalement, j’y suis presque chez moi, à Brive. On appelle ça une résidence d’écrivain. La ville de Brive et le CNL s’occupent de tout. La seule chose que j’ai à faire, c’est écrire. C’est pour cela que je ne remercierai jamais assez la ville de Brive et le CNL de me permettre de me livrer à mon activité favorite sans avoir d’autres choses à faire pour gagner ma vie. Parce que je ne sais pas si vous avez remarqué, mais à part quelques exceptions de plus en plus rares, quand un roman est écrit, tout le monde en vit, l’éditeur, le libraire, le distributeur, l’imprimeur, le critique, tout le monde sauf l’écrivain lui-même. Et après, vous vous étonnez que je sois marxiste. La plus-value que tout le monde me pique, moi, l’air de rien, je connais. Pas besoin d’être un ouvrier délocalisable pour comprendre comment ça marche.

J’habite une petite maison rue Jean Fieyre aussi appelée « rue des syndicats », parce qu’il n’y a pas de hasard pour les mauvais esprits, les partageux, les affreux. J’ai pris quelques habitudes agréables, à Brive. Un express dans un bistrot de la rue Gambetta, pour lire les journaux. La Montagne mais aussi L’Echo, qui doit être un des derniers quotidiens régionaux d’obédience communiste comme on dit, avec des vrais morceaux du blog de Mélenchon dedans.

Mais non, vraiment, je préfère rentrer à la maison pour accomplir mon devoir électoral. Pour rien au monde, je ne veux me priver d’entrer dans mon bureau de vote habituel de l’école Marcel Sembat, dans le quartier de Lille Saint-Maurice et de prendre tous les bulletins avant de passer dans l’isoloir car je suis respectueux des procédures démocratiques même si tout le monde connaît mon choix, depuis le temps. Je ne vais tout de même pas me priver de vivre ça en direct, chez moi et de suivre le dimanche soir les résultats avec les copains. Et que je suis pour la plus extrême fermeté pour ces gâcheurs de plaisirs qui voudraient me donner les résultats avant 20h. C’est bien l’époque, ça : vouloir tout de suite l’orgasme en oubliant les préliminaires.

Je ne sais pas si ça vous fait le même effet qu’à moi, mais je ressens un mélange étrange de trouille et de joie avec cette élection. On me dit (en fin les instituts de sondage me disent) que les Français ne sont pas très intéressés. Bon, je veux bien, mais à Brive tout le monde ne parle que de ça, dans les cafés, les restaurants, les files de cinéma (le Rex avec sa jolie façade années 30), les vestiaires de la piscine municipale. La joie parce qu’il y a longtemps, bien longtemps que, selon toute probabilité, les idées auxquelles je crois depuis toujours feront un score inespéré. La trouille parce que j’aimerais bien que tout cela ne soit pas sans lendemain et, comme dirait Rimbaud, que le rêve ne fraichisse pas.

Alors, je vais reprendre le train pour Lille, le temps d’un week-end. Ca me rappellera le service militaire, les permissions de 96 heures, les seules qui valaient le coup de rentrer à une époque où il n’y avait pas de TGV et que Rouen-Rennes supposait 6 où 7 bonnes heures de train.
Là, il me faudra quatre heure trente pour rallier Paris. Toujours pas de TGV à Brive. Ce serait même plutôt un TPV. C’est beau mais un peu long même si aux alentours d’Argenton-sur-Creuse, c’est un festival de châteaux et de rivières « au cœur frais de la France » Là, ce n’est plus de Rimbaud, mais de Larbaud. Un pays comme le nôtre, avec des poètes et des paysages comme ça, mérite tout mieux que l’oubli de soi et une simple soumission à la Dette. On ne tombait pas, jadis, amoureux d’un taux de croissance, ce n’est pas aujourd’hui pour tomber amoureux d’un taux d’intérêt.
Alors, je vais sans doute, cette fois-ci, trouver le parcours un peu lent malgré tout.

A moins que justement cette lenteur ne soit une chance et préfigure ce que le retour d’une vraie gauche au soir du 1er tour supposerait, pour moi, comme choix de société : un monde où l’on saurait enfin prendre son temps, voire le perdre, parce que les impératifs de la production capitaliste ne seraient plus qu’un mauvais souvenir. Un monde avec des poèmes, des châteaux, des rivières, des trains calmes qui ressembleraient encore à celui d’hier dans ce qu’il avait de meilleur : un rapport à l’autre qui ne se fondait pas seulement sur la méfiance et la compétition mais sur une certaine gratuité.
Oui, je reviens voter à la maison

La fête à la France

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C’est mon côté midinette: à chaque fois, c’est la première fois. Je sais, c’est un peu ridicule, mais c’est comme ça. Quand le scrutateur (oui, oui, ou la scrutateure) prononce le rituel « A voté ! », je ressens un mélange indescriptible de fierté – d’être française –, de bonheur – d’être née dans un pays démocratique – et d’affection pour mes concitoyens. Et à en juger par le sourire dont m’a gratifié l’inconnue qui sortait de la mairie du IVème arrondissement, où se trouve mon bureau de vote, au moment où j’y entrais, je ne dois pas être la seule à savourer ce moment précieux. Pour aggraver mon cas, j’avoue avoir une pensée pour tous mes frères humains à qui on ne demande jamais leur avis – « pense aux petits Chinois qui n’ont pas d’I-pad ». Vous trouvez ça risible ? Eh bien rions, c’est toujours ça que les Boches n’auront pas (ceci n’est nullement une allusion à nos amis-zé-voisins allemands mais une expression imagée de la langue française).

Ne vous y trompez pas : je suis du genre à qui on ne la fait pas, taratata. Il ne m’échappe pas que ces gens qui veulent mon suffrage me racontent des bobards, qu’ils me font des promesses qu’ils savent ne pas pouvoir tenir, qu’ils me disent tout et le contraire de tout, qu’ils jurent de me raser gratis pour mieux me tondre, qu’ils pensent parfois à leurs intérêts plus qu’à ceux de la nation. Je sais que leur pouvoir est limité et qu’à la fin des fins, cela ne changera pas grand-chose. Roublards, ramenards, nullards parfois, tout cela est sans doute vrai. Il n’empêche que je suis attendrie par l’exploit politico-sportif accompli par ces dix candidats en quête d’électeurs (en réalité, neuf auraient suffi à mon bonheur, je parle de Cheminade dont on comprend mal ce qu’il fait dans cette galère).

D’accord, Bennasar nous rappelle judicieusement qu’ils sont prêts à tout pour nous mettre dans leur lit – y compris à nous laisser tomber après le petit-déjeuner, parfois même avant. Et alors ? Et si j’ai envie de me faire embobiner, de quoi se mêle Bennasar ? Quelle tête ferait-il si je disais aux filles qu’il drague qu’on le connaît, qu’il raconte toujours les mêmes salades et qu’il ne faut pas se faire avoir ?

Alors oui, une fois tous les cinq ans (en fait, quatre fois, avec deux élections à deux tours), j’aime qu’on me baratine et j’aime faire semblant de croire au baratin. Au bureau de vote, dans la file d’attente, il y avait devant moi deux charmants petits vieux qui avaient ostensiblement pris un seul bulletin, celui de Marine Le Pen, et derrière moi, deux charmants petits jeunes qui avaient fait la même chose avec le bulletin François Hollande – moi, j’ai pris les 10 et je suis passée dans l’isoloir, ça me rappelle toujours les cabines d’essayage improvisées sur les marchés. Peut-être que la robe que j’ai choisie n’est pas très bien ajustée, mais tant pis, c’est ma robe !

Ce soir, à 20 heures, nous recommencerons à nous disputer. Et nous aurons raison. En attendant, je pense à tous ceux qui ont rendu possible cet instant miraculeux où je mets mon bulletin dans l’urne. Je pense à mes concitoyens qui se plaignent de n’être pas considérés comme Français à part entière et dont, heureusement, la voix vaut la mienne. Je pense à Marc Bloch, à Clovis et à la Fête de la Fédération (1) et j’ai envie de dire que ceux qui ne frissonnent pas en entendant la Marseillaise et en mettant leur bulletin dans l’urne ne comprennent pas encore vraiment l’histoire de la France. J’ai surtout envie de rappeler à tous, avant que les uns gagnent et que les autres perdent, que nos querelles sont notre bien commun.

 » Ceux qui ne frissonnent pas à l’évocation du baptême de Clovis et de la fête de la fédération de 1790 ne comprendront jamais l’histoire de la France ».

Sexe, mensonges et politique

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J’ai un truc qui fait enrager les filles. J’ai un cœur, mais il est d’abord politique. Les déclarations d’amour me laissent de marbre, les scènes d’adieux me barbent mais, à la lecture de Churchill, je ne retiens pas mes larmes. Si je suis à peine humain avec les femmes pour faire l’homme, devant un leader charismatique et même emphatique, je deviens une midinette. Vacciné contre ces mots doux aux pouvoirs magiques qui abolissent chez les dames tout discernement, je ne me lasse pas de ces mots durs qui, clamés par un tribun avec un peu de tonnerre dans la voix, endorment provisoirement mais sûrement, le plus farouche esprit critique.

Toute femme qui tire des leçons de l’expérience finit par connaître la nature des hommes. Elle connaît la valeur des promesses faites, en toute sincérité, par le candidat au sexe – ou à une relation sentimentalo-sexuelle, pour n’oublier personne. Elle sait que les engagements seront impossibles à tenir pour l’heureux, une fois élu. Les formules magiques, faites de mots qui figureraient en bonne place dans un dictionnaire des entourloupes, qui marient amour et éternité ou serment et fidélité ne perdent jamais rien de leur pouvoir et j’en connais peu qui préféreraient être sourdes plutôt que de les entendre, mais les filles lucides (on en trouve, même si peu d’hommes en cherchent) ont compris que, dans certaines situations, si la musique est douce, il ne faut pas accorder trop de crédit aux paroles. Même avec des fleurs dans la voix et l’air convaincu de qui convoite le con, quand le gland du soupirant dépasse de son col, il vaut mieux ne pas prendre ses déclarations trop au sérieux. L’avertissement pourrait figurer au fronton des écoles de jeunes filles s’il en existait encore (des écoles) et les pères responsables et inspirés devraient l’enseigner à leur féminine progéniture : on peut croire un homme sur parole mais pas quand il a envie de baiser.[access capability= »lire_inedits »]

L’homme moyen, avare de tendresse parlée quand rien ne l’y oblige, ne sait plus tenir sa langue quand il poursuit un objectif ciblé, ou plutôt sait ne plus tenir sa langue quand il a appris à la tremper dans du miel pour avoir compris qu’on n’attrape pas des mouches avec du vinaigre et des filles avec des vérités trop crues. Depuis que nous sommes sortis des cavernes et nous sommes affranchis du mariage arrangé, c’est par ce jeu où les promesses n’engagent que celles qui y croient que les hommes peuvent rencontrer les femmes. C’est par un jeu de même nature que se fait la rencontre entre un homme et un peuple et que le politicien espère devenir l’élu du suffrage universel. Ainsi, dans le processus démocratique de choix du chef que nous connaissons, le candidat est, le temps de la campagne électorale, le courtisan quand nous sommes les courtisés et, s’il se conduit immanquablement comme un mâle en rut, avec son lot de baratin, c’est, il faut bien le reconnaître, parce que nous sommes souvent de vraies gonzesses. Même le plus sceptique d’entre nous est sensible au politicien qui lui tend un miroir, le regarde, lui parle et le flatte, rend hommage à ses qualités et dénonce ceux qui le spolient, qu’ils soient patrons du CAC 40 ou immigrés clandestins. Même le citoyen le plus échaudé par les élections-pièges à cons finit par accorder une danse à l’homme providentiel qui promet de lui rendre justice et qui sollicite le poste pour tenir ce bel engagement. Nous avons tous appris que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute : c’est pourtant au lauréat du grand concours de flatteries que nous finissons par offrir un quinquennat en palais et en jet.

Mais il y a une limite. Il arrive que la séduction tourne à la drague lourde et que le charme n’opère plus. En politique, je suis dupe au-delà du raisonnable mais pas jusqu’au mensonge éhonté. Quand on me promet la lune à moins de deux heures de transports en commun gratuits, je préférerais être sourd. J’aime qu’on me raconte des histoires et je suis toujours prêt à m’en laisser conter, mais je veux pouvoir espérer une fin, pas forcément heureuse, mais crédible. Aujourd’hui, les lapins qui sortent des chapeaux à la dernière minute gâchent mon plaisir. J’ai beau essayer de garder la foi, je ne parviens plus à croire ces propositions, incohérentes et grossières, qui s’ajoutent chaque jour au débat, démontées dans l’heure par tous les spécialistes, censées répondre aux problèmes bien réels que connaît mon pays. Je n’attends pas le messie mais je veux garder l’espérance. Or les ficelles sont devenues trop grosses et, à entendre les prétendants, tout semble être à portée de la main. Pour une juste répartition des richesses et un enrichissement des pauvres par un appauvrissement des riches, pour retrouver une substantielle souveraineté nationale en accord avec nos partenaires européens, pour une démocratie directe, cette fois c’est promis, pour l’abolition du racisme, du sexisme (et bientôt de l’homophobie ?) par frappes chirurgicales dans le dictionnaire et pour l’avènement de toutes sortes d’utopies, il me suffirait de bien voter. C’est trop beau pour être vrai et ce qui ne peut devenir réalité ne peut faire rêver. Or, comme pour une femme amoureuse, le rêve est mon minimum indispensable.

Les femmes à qui on ne la fait plus finissent par exiger des gages au prétexte qu’il n’y aurait pas d’amour sans preuves d’amour. Je pourrais en arriver là. Finirai-je par croire qu’il n’y a pas de politique, qu’il n’y a que des preuves de politique et par me ranger derrière un candidat solide, sincère et fiable, au programme réaliste mais aussi alléchant qu’un contrat de mariage ? J’en doute, je me laisserai encore avoir en beauté par des bonimenteurs gonflés car je préfère continuer à vivre dans un monde où on nous raconte des histoires, où on se raconte des histoires. Je veux garder mon cœur de jeune fille mais, pour cela, j’attends des politiciens qu’ils m’emportent en finesse, par des mensonges plausibles. À défaut, je me retirerai peut-être de la vie politique et mettrai tout mon cœur à tenter de convaincre les femmes que je n’ai qu’une parole. Et tout mon cerveau à tenter de rester crédible. [/access]
 

Limonov et la nef des fous

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C’était il y a vingt ans. Les années Mitterrand finissaient dans un brouillard idéologique et moral, l’image du vieux président cancéreux et stendhalien masquait mal la vulgarité de ses ouailles Tapie et Charasse, tapies dans l’ombre carnassière du pouvoir. L’URSS s’écroulait, la Yougoslavie se disloquait, Fukuyama annonçait la « fin de l’histoire » autour de la consensuelle démocratie libérale de marché.

Et voilà qu’un troupeau d’emmerdeurs, menés par l’éternel histrion Jean-Edern Hallier, décidait d’exhumer une feuille de choux gauchiste perdue dans les limbes des seventies, lorsque le patronage de Jean-Paul Sartre la rendait encore fréquentable. A l’orée de la dernière décennie du siècle, L’Idiot international renaissait de ses cendres pour vendre jusqu’à 250 000 exemplaires, les jours fastes. Sa fine équipe rassemblait notamment Patrick Besson, Philippe Muray, Marc Cohen (qui a fait du chemin depuis…), Marc-Edouard Nabe et un obscur écrivain russe exilé à Paris : Edouard Limonov.
Entre 1989 et 1994, le natif de Kharkov a ainsi trempé sa plume dans les colonnes de L’Idiot, vitupérant les dissidents soviétiques à la Soljenitsyne, dénonçant l’imposture de la « démocratie » ploutocratique d’Eltsine, relatant ses visites des fronts transnistriens ou serbo-croates, etc. Ce sont ses articles pamphlétaires, restés d’une actualité stupéfiante, que Bartillat réunit dans un petit livre rouge assorti d’une préface inédite. L’excité dans le monde des fous tranquilles écrivait alors dans un français rocailleux, avec la colère de l’orphelin qui assiste impuissant à la chute de sa mère patrie impériale. Et dans l’approbation générale, ce qui n’enlève rien au désastre, bien au contraire.

La sentinelle assassinée

Désastre, vraiment ? Vladimir Poutine a résumé d’une formule lapidaire le sentiment de nombreux russes issus des décombres de la Perestroïka : « Ceux qui ne regrettent pas la disparition de l’URSS n’ont pas de cœur, mais ceux qui voudraient la refaire n’ont pas de tête. ».
Quoi qu’on pense de feue l’Union Soviétique et de son système répressif, la chute de La sentinelle assassinée[1. Du nom d’un recueil d’articles de Limonov.], a plongé la population russe dans un désarroi économique (une inflation de 1 000% pendant les premiers mois de la présidence Eltsine, imaginez !), politique et civilisationnel duquel elle n’est toujours pas sortie. En témoignent les scores hallucinants du Parti Communiste en période de fraudes électorales massives !

En décembre 1991, George Bush senior avait beau pérorer, le « monde libre » n’en menait pas large non plus. Déjà, sous Gorbatchev, Alexandre Arbatov, l’un des proches conseillers du dernier dirigeant soviétique, avait prévenu les Américains : « Nous allons vous rendre le pire des services, nous allons vous priver d’ennemi ». Un nostalgique de la grandeur impériale russo-soviétique comme Limonov n’aurait rêvé meilleur aveu ! L’écrivain russe pense d’ailleurs avec Toynbee que « les grandes civilisations ne sont jamais vaincues. Elles se suicident » et, en fonctionnaliste qui s’ignore, analyse le démantèlement programmé de l’URSS comme la conséquence des luttes intestines entre élites soviétiques. Loin de tout conspirationnisme, Limonov montre avec acuité comment, dès les années Brejnev, « l’aristocratie soviétique » issue de la nomenklatura du PCUS a commencé à céder la place à une classe d’experts technocrates oublieux de la grande Russie et de plus en plus moralement redevables à l’Occident libéralo-démocrate. Eltsine, quoique austère chef de section sous Brejnev, mais surtout Sakharov, illustrent cette mutation des élites qui a été le prélude à la chute finale de l’Empire.

Le grand hospice occidental

Mais ne croyez pas que l’ukrainien rageur réserve ses meilleures flèches aux félonies de ses compatriotes. Le sybarite de la dactylo n’a pas de mots assez durs contre Le grand hospice occidental[2. Un autre de ses bouquins, hélas pas encore réédité mais qui a remarquablement bien vieilli !] et s’étonne que l’Occident « Capitalisme-Caïn » ait achevé son frère Abel. Au système concentrationnaire et à la propagande soviétiques, Limonov compare en effet les si douces méthodes de contrôle social occidental : publicité, marketing, antidépresseurs, moraline et droits de l’homme à tous les étages. On entend de vagues accents schmittiens dans ses récriminations contre cet Occident devenu orphelin, où la politique dépérit faute d’ennemis désignés (« sans l’ombre de l’ennemi, l’Occident se verrait tel qu’il est : une civilisation vulgaire et ennuyeuse, peuplée d’hommes-machines »). En France, l’autoproclamé « pays des droits de l’homme », la floraison de rebelles sans cause a même engendré un nouveau mal : la pétitionnite aigüe, cette pathologie typique de « la race des signeurs » occidentaux, si moralement supérieurs qu’ils signent tout et n’importe quoi ! Tiens, Muray et son Empire du Bien affleurent…
Au passage, admirons le prophétisme du pourfendeur du démocratisme botté qui, instruit par le cas croate, notait dès 1993 : « N’importe quel Sarkozy, BHL, Kouchner peut librement inviter depuis l’écran télé à l’invasion, au bombardement des cités, peuplées d’êtres humains présumés coupables… ». Comme quoi, la Cyrénaïque n’est peut-être pas si loin de la Serbie…

Peur bleue à la Mutu

A la fin de sa préface, Limonka revient sur l’épisode qui scella le sort des aventuriers de L’Idiot. Au printemps 1990 ou 1991 (l’auteur ne le sait plus !), un grand barnum rassembla la foule des lecteurs du canard à la Mutualité. Jean-Edern Hallier étant terrorisé par les menaces pesant sur la sécurité de l’événement, il laissa son compère Marc Cohen présider le meeting avant de foncer séance tenante sur un scooter, cramponné au conducteur. A l’époque, explique Limonov, le vieux frondeur n’eut pas le courage de fédérer la masse hétéroclite de son public dans une force politique dépassant le clivage droite-gauche, comme l’y invitait Jean-Paul Cruse, dans un appel gaullo-communiste (pour ne pas dire pré-chevènementiste), resté célèbre. Aujourd’hui, le presque septuagénaire Limonov imagine Hallier « bien installé en Enfer, un verre de vodka à la main et une lycéenne potelée sur les genoux ». Cruauté des destins croisés : le fondateur du Parti National-Bolchévique n’amasse pas mousse en Russie, sinon parmi une jeunesse désorientée dans laquelle il puise ses très jeunes amantes… Finir en enfer fidèle à ses vices : voilà tout le mal que je souhaite au fringant ED !

Edouard Limonov, L’excité dans le monde des fous tranquilles, Bartillat.

Présidentielle : on est peu de chose

2

Pédestrement, en cette brumeuse matinée pré-électorale, sur les contreforts des Pyrénées où nous tenons quartiers de campagne entre Chenu & associés, je me rendais à la boulangerie. A l’aise dans mes pompes citoyennes, entre notre mas et le centre-bourg, je faisais un petit bilan perso de la campagne. Une quinzaine de meetings dont 6 de Mélenchon où j’ai retrouvé de vieux potes de mes années de syndicaliste étudiant, militant ici et là, entre NPA et PS. Beaucoup ont mal tourné et pointent dans des emplois plus ou moins fictifs au service de notre petit personnel politique. Les autres ont un vrai boulot et sont candidats aux législatives pour le Front de Gauche.

A ce sujet, je me demande quelle tête feront tous ces jeunes gens grisés par le plébéien magnifique quand le carrosse de campagne reprendra sa forme originelle : une grosse citrouille stalinienne. Il nous a tant fait de bien cet Homme-Verbe, chantant Hugo, rimant Flaubert et toujours riant littéraire, version classique, en rappelant à tous les temps que Nation et République ne sont qu’une seule et même chose dans ce pays superbe ou en déclinant à tous les modes que chacune de nos libertés, nous les devons au combat ouvrier. Ouais, c’était bon, et même très bon. Mais donner une nouvelle vigueur à un appareil qui a failli, condamné par l’histoire et encore dirigé par des gens qui ont fait l’école à Moscou, est-ce une bonne nouvelle pour la classe ouvrière ? L’avenir nous le dira, je vais voter pour lui quand même, car nous partageons le même roman : 1793.

Tout à mes pensées nostalgiques sur les soldats de l’an II, j’arrive à la boulangerie. Là, deux dames, rondes comme des brioches, dissertent sur la situation politique. La première à la seconde : « Hein, t’as vu, Hollande, il a promis 1700 euros aux smicards ». La seconde, doutant gravement du propos de la première : « T’es sûre ? Non, non, c’est Bayrou qui a promis ça ». Je vous épargne la minute ahurissante qui a suivi et j’en arrive directement à mon intervention, profitant de mon statut de « parisien », forcément plus au courant des choses du monde que la moyenne des braves gens pour recentrer le propos général de la discussion : « Mesdames, je vous assure, c’est Jean-Luc Mélenchon qui a avancé cette proposition ». L’une d’elles : « Ah bon, vous êtes sûr ?  » Moi : « Oui, tout à fait certain ». Toujours la même : « Et comment vous écrivez ça ? » Et les deux de l’écrire sur leur main sous ma dictée, histoire de voter pour le bon demain… En sortant avec ma baguette et mon sachet de croissants chauds, j’ai soudain douté. Et si, en fait, la majorité était comme ces deux petites dames ?

Roland Jaccard ou la séduction nihiliste

2

Que ce soit dans ses essais, ses recueils d’aphorismes ou ses écrits intimes, Roland Jaccard manie comme personne une ironie fine et coupante qui est la marque d’un esprit à la fois érudit et allergique à toute scolastique. S’il arrive que son nombril lui flanque des vertiges, il les dissipe aussitôt par des exercices d’autodénigrement − un remède que lui a transmis son ami Cioran. Inutile de préciser que les doctes de tout poil snobent cet universitaire buissonnier titulaire à vie d’une chaire de nihilisme à l’étage du café de Flore. Mais inutile de dire également qu’il fait les délices des amateurs de sarcasmes et de style. Abonné depuis toujours à ses livres, j’en ai fait quant à moi un maître de désinvolture.[access capability= »lire_inedits »]

Les Presses universitaires de France viennent de rééditer en un volume La Tentation nihiliste et Le Cimetière de la morale. Publiés à six ans d’écart − 1989-1995 −, les deux essais se suivent dans le propos et l’intention. Roland Jaccard nous munit d’un guide grâce auquel nous pouvons flâner dans la galerie du Néant où sont accrochés les portraits de Schopenhauer, Leopardi, Stirner, Amiel, Freud, Schnitzler, Rabbe, Challemel-Lacour, Panizza, Nietzsche, Rée, Lou Salomé, Sissi, Barbelion, Bierce, Altenberg, Klima, Dazaï, Zweig, Hedayat, Connolly, Giauque, Zorn, Louise Brooks, Cioran. En nous posant devant chacun d’eux, le charme opère sans tarder − ce charme puissant propre aux « destructeurs d’illusions », selon le mot de Wittgenstein, qui nous inocule la manie de ricaner des idéaux.

Bien sûr, tout le monde ne peut pas lire les livres de Roland Jaccard. « On refuse au nihiliste le titre de philosophe […], écrit-il: le philosophe doit être le phare de l’humanité, et l’on ne conçoit pas que ce phare puisse éclairer un charnier ou, pis, une mer d’insignifiance. » Restent ceux que la tyrannie morale de l’indignation déprime. Ils trouveront un vif plaisir, et donc un réconfort dans ce dictionnaire amoureux et élégant de la négation.

La Tentation nihiliste, suivi de Le Cimetière de la morale, de Roland Jaccard (PUF).[/access]
 

Tous candidats du peuple  ?

6

Il fallait s’y attendre, la campagne présidentielle a remis le peuple à l’honneur. Cette année, on n’avait pas le choix, il fallait lui parler, au peuple. À droite, Nicolas Sarkozy a dû souquer ferme pour tenter de séduire une nouvelle fois la « France qui se lève tôt », échaudée par les promesses non tenues de 2007. À gauche, trois défaites présidentielles consécutives, largement dues au refus massif des catégories populaires de voter pour le candidat-du-camp-du-progrès, ont montré que leur reconquête était indispensable. Quant au Front national, il entend bien, nouvelle candidate au vent, laver l’affront infligé en 2007 par Sarkozy qui avait siphonné une partie du vote populaire frontiste.

Ce « retour au peuple » proclamé d’un bout à l’autre de l’échiquier politique suffira-t-il à mobiliser la France invisible et inaudible des grandes périphéries urbaines, dont il a beaucoup été question dans la campagne ? Les candidats auront-ils convaincu en enchaînant les figures imposées d’une campagne « populaire » ? Ou l’agitation constante, par l’éditocratie parisienne, du « danger populiste » aura-t-elle eu raison des meilleures volontés – auquel cas c’est l’abstention qui, au bout du compte, mettra tout le monde d’accord par le vide ?

En attendant que les urnes parlent, il n’est pas inutile de recenser les multiples usages du peuple observés durant cette campagne 2012.

Premier constat : à l’exception d’Eva Joly, qu’on n’avait pas dû informer qu’elle était candidate à l’élection présidentielle française, pas un candidat ou presque qui ne se soit, à un moment ou à un autre, proclamé « candidat du peuple » ![access capability= »lire_inedits »] Certains de manière grossière, d’autres plus subtilement, tous ont déclaré leur flamme aux masses, montrant qu’ils avaient reçu cinq sur cinq le message selon lequel cette élection si particulière est bel et bien, depuis 1965, la rencontre entre un homme (une femme si on y tient) et un peuple, le peuple français.

Toutefois, ce qui est en jeu, ce n’est pas seulement le peuple démocratique, si l’on peut dire. Dans cette campagne, chaque candidat a choisi « son » peuple. Celui de Nicolas Sarkozy est plus ethnique et moins social qu’en 2007, car pour dissimuler le piètre bilan présidentiel derrière la stratégie dite des « valeurs » forgée par Patrick Buisson, il fallait déplacer le combat sur le terrain anti-multiculturaliste de façon à faire tomber la gauche dans tous les pièges et, par la même occasion, récupérer le plus de voix possible côté FN.

Le « peuple » de Marine Le Pen est lui aussi identitaire, mais avec une forte dimension sociale, l’idée stratégique étant de répondre à toutes les insécurités, économiques, sociales et culturelles du « petit Blanc ». Celui de Jean-Luc Mélenchon est le « peuple de gauche » dont il essaie de faire revivre les grandes heures dans la ferveur de grands rassemblements en plein air et grâce à une rhétorique révolutionnaire ; personne n’est dupe : c’est la puissance encore vivace du moteur communiste et cégétiste qui fournit à chaque fois le gros des troupes. Le « peuple » de François Bayrou est plus incertain. On croit voir poindre, au fond de sa rhétorique, le peuple républicain classique, celui de la nécessaire union face aux menaces qui s’amoncellent sur le pays. Las, rien, ni son programme d’austérité ni son discours moral parfaitement rôdé, ne paraît faire prendre corps sur la scène politique au peuple invoqué par le leader centriste. Peut-être les Français veulent-ils, malgré tout, rêver un peu.

Reste le « peuple » de François Hollande, dont il faut bien reconnaître qu’on n’en a pas entendu beaucoup parler. À part au Bourget, fin janvier, Hollande a choisi de faire une campagne de front runner, sans aspérités ni prise de risque, sinon celui d’abandonner l’espace situé à sa gauche à Mélenchon, comme s’il lui avait confié par défaut le « peuple de gauche ». Étrangement, Hollande, qui se réclame souvent de François Mitterrand, n’en a pas retenu le principal enseignement : au premier tour, on rassemble son camp, le plus largement possible. On dirait qu’à l’instar de Jospin en 2002, il a choisi de faire dès le début une campagne de second tour, alors qu’il aurait pu et dû aspirer les voix de gauche qui ont finalement trouvé en Mélenchon l’expression de leur inquiétude en même temps que de leur espoir. En réalité, plutôt qu’au peuple, Hollande (comme Eva Joly, d’ailleurs) s’est adressé à la société, une société composée d’individus, de groupes et de minorités auxquels il faut parler dans leurs langages respectifs de leurs préoccupations respectives – d’où la multiplication des « événements » calibrés et ciblés vers chaque segment du « marché électoral ». Le problème, c’est qu’on n’élabore pas un projet politique en partant de la sociologie supposée de son électorat : la politique, au contraire, consiste ou devrait consister à construire un électorat à partir d’un projet. Résultat : une campagne atone, quasi inaudible, essentiellement marquée par les innovations techniques et tactiques comme le porte-à-porte, le stand-up, la maîtrise des réseaux sociaux, etc. Mais pour dire quoi ? Pour mobiliser qui ? Alors qu’on annonce une forte abstention, en particulier dans les catégories populaires, que vaut une « belle » campagne sur le papier ou sur la Toile ?

La visite d’usine, ç’a eu payé…

Dans la série d’images pieuses qu’on collera dans nos albums figureront en bonne place celles des candidats arpentant une usine, coiffés de casques de protection et vêtus de blouses, feignant de s’intéresser, ici à la manière d’emboutir une pièce, là à la façon de coudre en 5 secondes ces deux morceaux de tissu. En effet, depuis que Sarkozy en a fait un usage (très) maîtrisé en 2007, la visite d’usine est devenue un must de toute campagne sensibilisée-au-sort-du-monde-ouvrier, c’est-à-dire aux délocalisations, à la désindustrialisation et donc finalement… au peuple : le seul, le vrai, l’unique, le populaire !

Mais là encore, le fond du propos a été noyé par la saturation d’images. Car à force de visiter des usines tous les jours ou presque, comme l’a fait, par exemple, le candidat du PS en janvier, les prétendants ont non seulement épuisé l’effet de surprise, mais cessé d’éveiller le moindre intérêt. À l’évidence, ce trop-plein de déjà-vu a rapidement lassé nos concitoyens qui, dans le même temps, comprenaient très bien que le sauvetage industriel, sans même parler de la « réindustrialisation », était quasiment devenu une mission impossible : il leur suffisait pour s’en convaincre d’entendre les injonctions bruxelloises à la concurrence, celles de l’OMC à l’ouverture et celles des marchés financiers à la rentabilité, abondamment relayées par les journaux télévisés. Si les élites l’ignorent, le « populo », lui, sait bien que la seule question politique essentielle est de savoir si on ose ou non une profonde rupture avec l’Union européenne et la mondialisation telles qu’elles vont. C’est là qu’ont tapé Montebourg, Mélenchon ou Le Pen, chacun à sa façon mais tous en prononçant le mot tabou – « protectionnisme ». Parce que c’est là où ça fait mal.

Une fois le pic de la crise européenne passé et les visites d’usine terminées (ou déléguées aux lieutenants des candidats), l’insécurité économique et sociale générée par la mondialisation a pratiquement disparu des discours de campagne. L’ennui, c’est qu’elle préoccupe au plus haut point les catégories populaires. Dans ces conditions, il n’est guère étonnant que la passion politique paraisse avoir cédé le pas à l’ennui. Et il est fort possible que, cette fois, ce soit l’abstention-record qui fasse office d’électrochoc politique.

L’enfer de la France péri-urbaine

Cette France inquiète que Le Monde avait qualifiée d’« invisible », Christophe Guilluy et Brice Teinturier l’appellent la « France périphérique fragile » et, dans une récente enquête menée pour Ipsos, estiment qu’elle représente 48 % de la population. C’est elle qui s’abstient massivement et semble ne plus rien attendre de la politique. Elle dont on a fini par parler – en l’identifiant au peuple. Au moins Nicolas Sarkozy a-t-il reçu le géographe Guilluy que Buisson a lu et apprécié[1. Voir l’article de Michèle Tribalat, « Clichy-Montfermeil, c’est la France », Causeur Magazine n° 45, mars 2012.]. Encore faudrait-il savoir ce qu’on a à lui proposer, à cette France : l’extension du domaine du référendum, le durcissement du droit de la nationalité, le refus du mariage homosexuel, des mesures spectaculaires et médiatiques contre les musulmans radicaux ? Rien, en tout cas, qui soit à la hauteur de son malaise. Hurler contre les corps intermédiaires de l’État et du syndicalisme ne suffit pas, surtout quand on a mené une politique avant tout favorable à son camp politique et à ses « amis » patrons, de Henri Proglio à Martin Bouygues en passant par Vincent Bolloré et Arnaud Largardère.

La chasse aux musulmans, version Le Pen, n’a pas davantage séduit le chaland cette année. Cette France oubliée ne veut pas voir son mode de vie changer à coups de viande halal, de prières de rue ou de burqas et a été saisie d’effroi par la violence extrême d’un Mohamed Merah. Pourtant, on dirait que la thématique de la peur n’embraye plus. La fermeture des frontières et des écoutilles proposée par le FN apparaît comme une preuve de recul et de faiblesse. Certes, le peuple ne se sent pas en sécurité, mais il n’a pas peur, en tout cas, il n’est pas peureux. Et il n’aime pas qu’on l’accuse de l’être. Hollande ou Mélenchon ont-ils mieux à proposer ? Sur la mondialisation et la remise en cause de ses conséquences, l’avantage est à Mélenchon, qui séduit les fonctionnaires, toutes catégories confondues, et tous ceux qui se désolent du recul de l’État et de la mort lente du service public à la française – en somme, ceux qu’Hollande n’a pas su convaincre. En effet, après avoir fait quelques pas en direction de cette France périphérique, le naturel socialiste des trente dernières années est revenu au galop et le candidat s’est presque exclusivement adressé au « peuple » version Terra Nova – coalition arc-en-ciel composée de jeunes, de préférence issus de la « diversité », de femmes, de diplômés résidents des centres-villes et de représentants des minorités en tous genres. Les mesures dites « sociétales », censées plaire à cette « France de demain » ont été multipliées, en contradiction flagrante avec le discours républicain et unificateur du Bourget : droit de vote des étrangers aux élections locales, ratification de la charte des langues minoritaires et régionales, suppression du mot « race » dans la Constitution, mariage homosexuel, etc.

Combien de « people » parmi tes « followers » ?

Faute d’avoir gagné la bataille du peuple, les candidats ont mené, avec constance et détermination, celle des people, comités de soutien et raouts thématiques ayant permis à chacun de brandir ses trophées, avec une préférence marquée pour les artistes et les sportifs, plus bankables que les scientifiques et les intellectuels. Communicants et autres « responsables culture » (sic) partagent la même croyance, étrange et simpliste, selon laquelle s’afficher avec des personnes « vues à la télé » impressionne le populo au point de le décider à voter pour un candidat auréolé par l’admiration émue des célébrités.

Chacun a les siennes. Même le Front national a tenté d’attirer quelques noms connus, mais, pour l’instant, son tableau de chasse se résume au célèbre avocat Gilbert Collard. Du côté de Nicolas Sarkozy, le numéro de clown involontaire de Gérard Depardieu lors du meeting de Villepinte comme la présence de ses soutiens de 2007 (Christian Clavier ou Enrico Macias) a montré que, si le Président se présente désormais comme un cinéphile averti et un lecteur boulimique, il peine à séduire le monde du cinéma « exigeant » ou du théâtre subventionné.

La gauche a moins de problèmes pour recruter intello-chic. La présence d’un Jean-Michel Ribes, d’un Denis Podalydès ou d’un Michel Piccoli apporte aux réunions et meetings de François Hollande une touche « qualité service public » du meilleur aloi. Le 18 mars, au Cirque d’Hiver, le candidat montrait à quel point il avait le sens du people à défaut de celui du peuple : entre cette réunion branchée et le grand rassemblement populaire du Front de Gauche qui se tenait à quelques centaines de mètres, sur une place de la Bastille saturée de drapeaux rouges, le contraste était éloquent.

Cette année, l’électeur bobo est particulièrement gâté : à ce carrousel des célébrités s’ajoute la course aux abonnés et autres followers sur les réseaux sociaux qu’il prise tant. D’importants moyens ont été investis dans cette guerre virtuelle qui voit les geeks de chaque camp se répondre à longueur de journée. Mais sous peine d’être tenu pour ringard, vous devez savoir que les blogueurs de 2007, désormais has-been, ont cédé la place aux twittos. Nul n’est capable de dire ce que le débat démocratique y a gagné, ni si cela déplace une seule voix ; en revanche, cela a permis à quelques guerriers du Net adeptes, sinon de leur langue maternelle, de l’expression en 140 signes, de se faire un nom, grâce à la presse classique, hypnotisée par ces nouvelles pratiques qui lui font perdre tant de lecteurs et d’argent. Quel que soit le résultat de l’élection, les ravis de la crèche numérique en seront indubitablement les grands gagnants.

Populiste, va !

Cette campagne aura au moins eu le mérite de démonétiser l’invective « populiste ! » qui, assénée par d’éminents commentateurs, suffisait autrefois à disqualifier l’adversaire. D’abord, on a enfin compris que le populisme était, plus qu’une doctrine constituée, un style politique que des candidats pouvaient adopter sans que cela conduise aux heures-les-plus-sombres-de-notre-histoire. Ensuite, Jean-Luc Mélenchon, qui était fréquemment affublé de l’épithète infamante, a habilement retourné l’insulte, montrant que son usage en disait plus sur les accusateurs que sur les accusés. On s’est rappelé que derrière le populisme, il y avait le populaire, qui demeure malgré tout l’indispensable instance de légitimation de tout pouvoir démocratique.

À force de renvoyer dos à dos Mélenchon et Le Pen sous l’enseigne populiste, les élites, en particulier les élites médiatiques, ont pris la porte dans le nez, creusant leur propre impopularité plus que celle de leurs cibles. De fait, si leurs projets diffèrent considérablement, les leaders des « Fronts » ont bien quelque chose en commun : ni l’un ni l’autre ne font réellement peur, mais ils disent les choses d’une manière souvent brutale, que leurs rivaux, surtout les favoris, ne s’autorisent pas. En sorte qu’ils sont les derniers à incarner une politique vivante qui ne passe pas par l’anesthésie du langage.

En réalité, celui qui aura le plus flatté les bas instincts du peuple tout en montrant qu’il était à mille lieues de lui, c’est le président de la République. Son quinquennat l’aura contraint à un grand écart permanent entre une forme relâchement, voire d’indécence ordinaire, dans le comportement personnel comme dans la politique menée, et la volonté affichée de « parler au peuple ». Grand écart fatal aux adducteurs présidentiels puisque la parole politique, pourtant ciselée au plus près des « préoccupations des Français », se sera dissoute dans des actes largement défavorables aux plus modestes d’entre eux.

Un peuple d’abstentionnistes ?

Tous les cinq ans, pendant quelques semaines, le peuple, qui faisait tapisserie loin des projecteurs, devient la reine du bal : le cru 2012 n’aura pas dérogé à la règle. Sauf que cette fois, on dirait bien qu’aucun prétendant ne lui fait vraiment tourner la tête. Courtisé avec insistance, le peuple pourrait bien bouder et se réfugier massivement dans l’abstention. Non, je ne danse pas. Les acteurs du cirque électoral – sondeurs, commentateurs et équipes de campagne – n’ont pris conscience du danger que fort tard, dans les derniers jours de mars. On a alors découvert que ce peuple qu’on avait tant câliné préparait peut-être un coup fourré d’un nouveau genre : de fait, ce sont les ouvriers, les pauvres et les relégués qui paraissent le plus tentés par la grève électorale. La perspective d’une victoire avec 51 % des suffrages exprimés et 30 % d’abstention devrait pourtant inquiéter ceux qui briguent la magistrature suprême. Quelle légitimité un pouvoir aussi mal élu pourrait-il revendiquer pour entreprendre des réformes nécessairement déplaisantes pour certaines catégories ?

Depuis 2002, la gauche a beaucoup gagné grâce à l’abstention : toutes les élections locales et européennes en fait. La droite, elle, a souvent perdu à cause du FN, dans des triangulaires de second tour. Tant qu’elle était aux affaires au niveau national, elle pouvait s’en accommoder. Une victoire de la gauche en mai et juin changerait complètement la donne. Pour la droite, en tout cas pour une partie d’entre elle, l’alliance avec le FN serait la seule issue. On assisterait alors à une vaste redistribution des cartes et des pouvoirs. Après une victoire emportée de justesse et entachée d’une forte abstention en 2012, la gauche pourrait subir une sévère défaite lors des élections locales de 2014, perdant ainsi l’implantation locale qui a fait sa force depuis des années. Une force en trompe-l’œil, à vrai dire, car elle a beau aligner un nombre impressionnant d’élus et de collectivités, elle se révèle incapable de mobiliser massivement les Français, même contre un Sarkozy au bout du rouleau.

Le quinquennat qui s’achève montre qu’on peut être un excellent candidat et un très mauvais président. Cette année, il est possible qu’un candidat, disons peu convaincant, soit vainqueur. Mais les conditions de l’élection de François Hollande risquent alors de rendre très difficile sa présidence. Dans un tel contexte, on se rappellera que l’adhésion du peuple n’est pas seulement un ornement électoral, mais la garantie d’une légitimité politique permettant d’agir dans la durée. Si cette adhésion lui fait défaut, alors rien ne sera possible, du moins pas grand-chose. Et pas grand-chose à gauche, ce n’est pas assez.[/access]
 

Comme un air de 1973…

1

Il y a des matins où l’histoire semble bégayer. On se lève, on allume la radio et les informations se répètent dans une étrange litanie. S’il n’y avait sur ma table de chevet ce smartphone à la monstrueuse capacité à gérer toute ma vie qui vibre et clignote sans arrêt, je me serais cru en 1973. Le monde aurait-il si peu changé en quarante ans pour rabâcher les mêmes histoires sordides, empiler les mêmes faits dérisoires ou recréer les mêmes espoirs fugaces ? Je suis pris de panique quand j’entends que Line Renaud joue depuis peu Harold et Maude de Colin Higgins au Théâtre Antoine. Presque jour pour jour, il y a quarante ans, Madeleine Renaud interprétait cette vieille bourgeoise libidineuse au regretté théâtre Récamier qui se nichait alors dans une charmante impasse du VIIème arrondissement. Simple coïncidence ou faille spatio-temporelle ?

Mes accès de nostalgie me font souvent perdre la raison. 1973 ou 2012, les actualités se chevauchent, se brouillent et me font perdre pied. Pourtant, je n’ai pas rêvé, hier par exemple, en passant devant une librairie de St Germain des Prés, Jacques Chessex lauréat du Goncourt 1973 avec L’Ogre trônait bien dans la vitrine avec son dernier roman. J’ai reconnu sa barbe blanche éparse et son air soucieux de griffon aux arrêts. Je n’ai pas pu me tromper. A vrai dire, j’étais passé un peu vite, il s’agissait en fait du dernier livre de Jérôme Garcin. Fraternité secrète, le recueil d’une imposante correspondance débutée en 1975 entre le géant suisse (mort en 2009) et le jeune critique littéraire.

Une certitude tout de même parmi les essais, les anglo-saxons sont toujours aussi attirés par la France de la collaboration. Je ne suis pas fou. Ils se passionnent pour décrypter nos innombrables lâchetés et soulever l’épais voile noir sur un passé que l’on préfèrerait à jamais oublier. Mais, ils insistent, ils plantent la plume là où ça fait mal, vengeance séculaire oblige ! En 1973, Robert Paxton publiait La France de Vichy. En 2012, Alan Riding, ancien correspondant du New York Times en remet une couche avec son ouvrage sur la vie culturelle à Paris sous l’Occupation intitulé Et la fête continue. Entre Paxton et lui, même constat accablant sur nos petits arrangements avec l’ennemi et nos honteux louvoiements. Nous traînerons encore longtemps les avatars de la défaite de 40. Ces similitudes avec le passé me font froid dans le dos.

Suis-je réellement en 2012 ? Drucker est-il encore à la télévision ? Elkabbach interroge-t-il toujours les politiques ? Les tubes de Claude François passent-ils toujours en boucle sur les radios ? Non, ce n’est pas possible. Mon esprit divague. Pourtant en février dernier, dans le quotidien Nice Matin, j’apprenais que la mairie avait pris un arrêté pour limiter la consommation des enseignes électriques de 18 à 20 heures. La chasse au gaspi me rappelait que la municipalité parisienne avait déjà opéré de tels contrôles. Dans France-Soir, on pouvait même lire : « les propriétaires devront s’acquitter, théoriquement, d’une amende (de 40 à 80 F) pour infraction à la législation sur la réglementation de l’électricité ». Ca se passait en décembre 1973…

En tennis, Novak Djokovic vient de remporter les Masters de Miami. Pas de doute, nous sommes bien en 2012, Djoko est né en 1987. Il ne peut y avoir confusion dans mon esprit embrumé. A y regarder de plus près, les choses sont, peut-être, moins évidentes. Le serbe fantasque me fait penser à un autre trublion du bloc de l’Est. Ilie Nastase, le roumain chevelu aux 2 500 conquêtes féminines qui s’est imposé sur la terre battue de Roland-Garros en 1973. Entre les deux sportifs, même nonchalance slave, même caractère buté et même gaudriole assumée. Dans le cinéma, là, le mimétisme est flagrant. Aucune erreur possible. Personne ne pourra m’accuser de chercher dans le présent, l’infernale répétition du passé.

Les Infidèles triomphent sur les écrans en ce début d’année avec, comme sujet principal, l’adultère traité sous toutes ses formes. En 1973, Dino Risi, le maître du film à sketches nous régalait déjà avec Sexe fou, un plaidoyer sur les infinies variations de la chair. Tantôt mutine, tantôt dominatrice, Laura Antonelli exposait sa plastique aguicheuse devant nos regards forcément conquis. Quarante ans après, son sex-appeal est toujours aussi puissamment érogène. La belle italienne au tempérament volcanique formait avec Jean-Paul Belmondo un couple brillant des années 70. Ne dit-on pas de Jean Dujardin, l’un des réalisateurs d’Infidèles, qu’il est le nouveau Bébel ? Quand l’un décroche un oscar avec The Artist, l’autre enchaînait Le Magnifique ou L’Héritier dans la même année. Même prédilection pour les titres courts et percutants à 40 ans d’intervalle. Quand je vous dis que tout se croise, tout se recoupe entre 1973 et 2012.

En politique intérieure, Jean-Luc Mélenchon se profile désormais comme le troisième homme de la Présidentielle. Ca tangue rue de Solferino où l’on ne sait plus très bien s’il faut se féliciter ou s’alarmer d’une telle cote de popularité. Fin janvier 1973, à quinze jours des législatives, un certain Georges Marchais était présenté par Alain Peyrefitte comme « le cobra communiste qui fascine le lapin socialiste ». Dans la foulée, 73 députés communistes avaient fait leur entrée à l’Assemblée Nationale. Et si l’histoire se répétait en 2012…Pour l’heure, toutes ces résonances se bousculent dans ma tête. En ouvrant mes rideaux, j’ai vu une pimpante Renault 5 remonter ma rue comme au bon vieux temps où la Régie motorisait les ménages français sans parler de délocalisations.

Cette vision matinale était aussi belle qu’un chemin bordé de genêts en Irlande, je me suis alors recouché et j’ai replongé dans la lecture d’Un taxi mauve de Michel Déon. Grand Prix du roman de l’Académie française en…1973.

Thomas MORALES