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Ce que je pense vraiment du « pacte républicain »

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Ce qui est vraiment bien avec le Pacte Républicain (dont Marisol Touraine parlait encore sur France Inter), c’est qu’il légitime absolument toutes les prérogatives de l’État, même les plus délirantes, même les plus dangereuses, même les plus ridicules, et cela sans la moindre opposition possible, pour la bonne raison que personne ne l’a jamais signé.

Le Pacte Républicain, comme beaucoup d’autres hochets du régime, n’a absolument aucune existence concrète, constitutionnelle ou législative. C’est une pure fiction philosophique, une pure construction mentale, une pure mythologie politique qui n’est opérative que dans le cadre de la profession de foi. Invoquer le Pacte Républicain est extrêmement pratique pour draper ses projets, même les plus dégueulasses, même les plus insignifiants, de vertu immaculée. Augmenter les impôts, déposséder les gens de leurs droits, ruiner le pays, tout cela est possible grâce à l’intercession du Pacte Républicain. Et puisque c’est le Pacte Républicain (il est écrit « Républicain » dessus), génuflexion générale et onction sans ciller.

J’aimerais bien que l’État s’occupe de ce qui le regarde, qu’il laisse aux religions le champ de l’irrationnel, de la foi et de la philosophie philosophante, et qu’il cesse ses boniments de Grand Mage de l’Égalité et du Bonheur Citoyen. Ou alors qu’il nous fournisse réellement un papier officiel détaillant le contenu dudit Pacte, qu’on pourrait signer – ou pas, d’ailleurs – et en vertu duquel on pourrait exercer son opposition aux politiques menées si elles s’en écartent. Mais bon, quand je vois ce que fait l’État des votes des gens et des pétitions historiques de 700.000 personnes qui finissent dans la poubelle, je me dis que j’ai raison de penser ce que je pense du concept même de République.

Violence : les territoires perdus de la fonction publique

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violence fonctionnaires hopital

En France, cet été, les menaces et les agressions n’ont pas seulement touché les buralistes et les joailliers. On constate une hausse générale des violences contre les fonctionnaires, tous services confondus. Il y a fonctionnaire et fonctionnaire, ceux qui sont en première ligne et les autres. L’augmentation la plus significative concerne les services hospitaliers qui enregistrent un accroissement  de 80% du nombre d’agressions sur les cinq dernières années. Pis, sur deux ans, les violences physiques se sont accélérées. La brutalité essaime. Désormais, les infirmiers et les médecins ne sont pas seulement agressés dans les Urgences des zones sensibles. Les hôpitaux de Province sont aussi atteints par cette envolée. La ville de Valence a depuis peu engagé  des vigiles qui surveillent les entrées et les sorties du centre hospitalier. Ils interviennent fréquemment pour maîtriser certains patients et les membres hystériques de leur famille. Comment réagir quand soigner un accidenté de la route en état de mort clinique, admis en réanimation, ressemble à un parcours du combattant parce que la famille remet en cause la compétence de l’équipe soignante ? Eux, ils savent mieux, eux ils ont vu ça sur internet. Alors, comme ces citoyens modèles menacent de revenir plus nombreux la prochaine fois et de démolir du matériel,  on cède, et on finit par faire de nouveaux examens inutiles aux frais du contribuable. C’est que pour certains citoyens la parole du fonctionnaire n’a plus de valeur. Partout, la violence devient une norme. Elle est légitimée même par ceux qui la perpètrent.

Pour occulter ce malaise grandissant, on alimente les idées reçues. Cela rassure le citoyen lambda affalé dans son canapé que l’on conforte dans ses opinions. Le fonctionnaire râleur par essence n’a plus le droit de se plaindre, il a des vacances, un CDI, la sécurité de l’emploi, un salaire assuré à chaque fin de mois. Tout va bien, il est sorti d’affaire, il n’a plus qu’à vivre heureux. Malheureusement, les jeunes qui entrent dans la fonction publique s’aperçoivent très vite que le job a changé. A présent, il s’agit de maintenir la paix civile en faisant d’eux des « ambianceurs ». Il s’agit d’atténuer la ruine par l’animation. Les profs ne délivrent plus des savoirs, les jeunes policiers arrêtent le moins possible les malfrats, les jeunes juges ne sanctionnent plus, tous dialoguent, tous négocient avec des citoyens effrontément sans complexe qui éructent ou les tabassent parce qu’ils n’obéissent pas à leurs desiderata. Si 75% des 18-25 ans rêvent de devenir fonctionnaire pour éviter la précarité, ils déchantent vite une fois en poste. L’enthousiasme des jeunes étudiants bercés par une idéologie soixante-huitarde s’essouffle au bout de la première année de plein exercice. Pourtant, sur le papier celle-ci était magnifique, elle leur promettait qu’ils contribueraient à offrir la même chance à tous de réussir et de trouver sa place dans la société. Cette promesse républicaine, absolument centrale et à laquelle tous les Français sont profondément attachés, ils ne peuvent la tenir. Non par manque de compétence ou d’expérience – même les plus expérimentés prennent la fuite- mais parce qu’ils se rendent compte qu’ils se retrouvent dans la cale du navire France alors que par, leurs efforts, ils pensaient prétendre au moins à la seconde classe. En cela, la dévalorisation du métier d’enseignant et plus généralement de la fonction publique justifie un double désamour, à la fois celui des élites pour qui travailler dans la petite fonction publique, c’est déchoir, et en même temps de certains citoyens issus de l’immigration pour qui ils représentent un ordre et des valeurs républicaines qu’ils refusent de respecter. Le choc est immense, le marasme également.

Ce n’est pas un hasard si les violences envers les fonctionnaires ne font qu’augmenter, elles marquent l’impuissance des classes dirigeantes à traiter le problème. Le lien se délite peu à peu et la fracture entre les territoires s’amplifie. Comment veut-on qu’un jeune policier s’épanouisse dans son métier, qu’un jeune enseignant se fasse respecter de sa classe, quand on a pu voir cet été à quel point l’autorité de l’Etat n’existait plus ? La crainte de troubler la paix civile prime sur tout le reste. Aujourd’hui, être fonctionnaire, c’est jouer les tampons entre la population des quartiers et le reste de la population française. C’est faire face à une sécession qui ne dit pas son nom, c’est prendre les coups tout en faisant du social, encore et toujours, alors que cela ne fonctionne pas. Pourtant,  on continue de commander des sondages, on fait mine de s’étonner, on cherche une explication. Ainsi, selon la récente enquête du Parisien-Aujourd’hui en France, 58% des profs estiment manquer de considération, ils sont 80% chez les plus jeunes. Cela est révélateur de la déchéance sociale globale qui mine les fonctionnaires. Cela n’empêche pas ce journal de titrer plaisamment la publication de ce sondage « Les Profs ont besoin d’amour », allusion railleuse au titre de Lorie et clin d’œil appuyé en direction des lecteurs : « Toujours en train de se plaindre, ceux-là ! ». De fait, ricaner s’avère bien utile pour occulter non seulement des souffrances individuelles mais aussi et surtout celles de la République. Sous l’impulsion d’une hiérarchie qui distille des discours en décalage total avec la réalité du terrain, les fonctionnaires, représentants de l’ordre républicain, n’ont plus aucune autorité parce qu’on les a en dépossédé. Dès lors, les abus se multiplient. Face à cette sape quotidienne, ils sont totalement désarmés. Et, ils ont le sentiment d’un grand abandon qui provient à la fois d’un manque criant de soutien de leur hiérarchie qui les pressure pour avoir des résultats rapidement, quitte à enjoliver la réalité, et du manque de reconnaissance des citoyens lambda qui les considèrent comme des privilégiés qui n’ont pas à se plaindre parce que c’est pire dans le privé. Parmi eux, certains esprit chagrins se félicitent même qu’ils en bavent. Alors, ces jeunes fonctionnaires finissent par s’apercevoir qu’ils sont devenus de la chair à canon que l’on a envoyé sous le feu et qu’il n’y aura pas de renfort.

*Photo :   un_cola.

Le Liban survivra-t-il à la crise syrienne ?

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syrie liban hezbollah

Liban, le 15 août, en route pour Beyrouth après la journée passée à la plage de Tyr dans le sud du pays, les visages sont dorés par le dur soleil méditerranéen, la conversation dans la voiture est joviale et légère. Le ciel bleu est dégagé. Soudain une détonation éclate, une épaisse fumée noire se dégage, les voitures zigzaguent, les passants s’agitent, une voiture a explosé nous dit-on. La douce journée estivale paraît déjà loin quand on nous annonce le nombre estimé de victimes de l’attentat. Le Liban et ses paradoxes, ce Liban qui condense en une journée le sable fin du Sud et la fumée d’un attentat.

L’explosion de la voiture piégée à Roueiss, fief du Hezbollah dans la banlieue sud, a fait 27 morts et 336 blessés, et marque une avancée dans la propagation du conflit syrien au Liban. Revendiqué par un groupuscule sunnite, l’attaque est censée venger l’intervention du parti de Dieu au côté de l’armée de Bachar Al-Assad. Le Hezbollah manifeste en effet un soutien indéfectible au régime baasiste depuis le début de la guerre. En avril dernier, le Hezbollah a reconnu publiquement son intervention militaire aux côtés du dictateur syrien, qui s’est déroulée notamment lors de la bataille de Qousseir, reprise aux mains des rebelles. Logique, tant le Hezbollah a intérêt à soutenir Bachar : la chute du régime syrien signerait un coup dur pour le parti chiite, qui est une pièce maîtresse de l’alliance syro-iranienne.

Or, l’implication du Hezbollah dans le conflit syrien projette le Liban dans une situation délicate. Au sein même de ce parti, des voix s’élèvent contre cette intervention, à l’instar de Sobhi al-Toufayli, l’un de ses fondateurs, qui estime que la participation du parti de Dieu à la guerre civile syrienne ne fait qu’exacerber les tensions entre sunnites et chiites. Tensions qui s’étendent d’ailleurs aux chrétiens. Le pays entier est profondément divisé ; la grande question à poser, non sans une pointe d’humour, à un chrétien est « Es-tu chrétien sunnite ou chrétien chiite »… ! Cette plaisanterie revient à demander s’il fait partie des chrétiens hostiles à l’axe syro-iranien (« l’alliance du 14 mars », fondée au lendemain de l’assassinat de l’ancien premier ministre sunnite Hariri), ou au contraire s’il soutient la Syrie, aux côtés du Hezbollah, à l’instar du Courant Patriotique Libre de Michel Aoun.

Ripostes après ripostes, les quartiers sensibles du Liban s’enflamment. L’attentant de Tripoli, la grande ville du nord, emblématique de la division libanaise entre alaouites et sunnites, est un signal alarmant de la montée aux extrêmes ; le 23 août deux explosions ont fait 45 morts et plus de 500 blessés. Les deux attentats ont eu lieu près de deux mosquées sunnites. L’attentat n’a pas été revendiqué, mais il est possible qu’il tienne lieu de réponse à celui perpétré dans le fief du Hezbollah. Toutefois, il semble peu probable que le parti de Dieu soit à l’origine du double attentat tripolitain, le Hezbollah n’ayant aucun intérêt a un embrasement du Liban : véritable État dans l’État, il est la seule milice officiellement encore armée (contrevenant par là à la résolution 1559 de l’ONU) et possède un fort pouvoir politique, économique et militaire. Il jouit, par ailleurs, du grand prestige d’avoir fait reculer Israël pendant la guerre de 2006. On pourrait, plus probablement, imputer l’attentat de Tripoli au gouvernement syrien car cette ville est un lieu de recrutement de rebelles au régime syrien. On voit désormais que le Hezbollah se retrouve dans une position difficile : s’il continue à participer à la guerre civile syrienne, il y a de grandes chances pour que le Liban en fasse les frais, mais cette situation ne pourrait que lui porter préjudice, comme nous le confirme L’Orient-Le Jour.

La possible propagation de la guerre syrienne au Liban pose aussi la question des réfugiés. On estime leur nombre à un million … pour une population de 4 millions de Libanais. Ceux-ci se retrouvent dans des camps, essentiellement dans la vallée de la Bekaa, dans des conditions sanitaires déplorables.Selon l’opinion libanaise commune, les camps de réfugiés seraient un nid de djihadistes, ce qui constitue une véritable angoisse. Un nombre certain de chrétiens libanais, que j’ai rencontrés, estiment que les djihadistes « sont les vrais terroristes », et non pas le Hezbollah comme on le dit en Occident. Se pose aussi le problème de la hausse de la délinquance résultant de la simple nécessité de vivre : face à l’augmentation des vols, le sentiment libanais oscille entre la compassion pour une population qui a tout perdu, et le rejet d’une population en exil.

Après le massacre de la Ghouta du 21 août, dont les responsabilités ne sont pas encore pourtant clairement établies, la ligne rouge fixée par l’Occident été franchie, et l’intervention en Syrie semble imminente. Il semble bien légitime de se demander ce qu’il adviendra du Liban, dont le destin semble actuellement si étroitement lié à celui de son voisin. En Syrie, les Occidentaux ont laissé la rébellion se faire récupérer par les djihadistes, au moment où les Iraniens et Russes ne cessaient de faire de l’ingérence. Dans ces conditions, des ripostes sont à craindre sur le territoire libanais, Assad exportant le chaos syrien au Liban. Tripoli sera certainement au centre du conflit, et deviendra peut-être alors, un nouvel Irak en miniature.

*Photo : carimachet.

À l’ombre du jeune homme sans pleurs

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patrick modianoNon, Patrick Modiano n’écrit pas toujours le même livre. À chaque roman, depuis La Place de l’Étoile, en 1968, Modiano rédige un chapitre de sa recherche, non pas du temps perdu, mais du temps flou, comme cela apparaît avec la publication de ce volume Quarto réunissant dix de ses textes, de Villa triste (1975) à LHorizon (2010).

On peut s’étonner que la trilogie romanesque inaugurale − La Place de l’Étoile, La Ronde de nuit, Les Boulevards de ceinture – ne figure pas dans la sélection. Toute la veine autobiographique de Modiano, en effet, y est déjà présente. On y croise un jeune homme flânant dans les rues de Paris occupé. Il  quête des traces de son père. La fumée des cigarettes Vogue brouille les regards. Des femmes blondes portent des manteaux de fourrure. Une mère est souvent absente. Des téléphones sonnent dans le vide. La rue Lauriston intrigue. La fugue est une nécessité. Et ce volume Quarto, justement, même amputé, apparaît comme une longue fugue de plus de mille pages.

Comme Modiano revenant sans fin sur ses obsessions, le lecteur piégé ne se lasse pas de le suivre dans ses mots, sa phrase, sa fameuse petite musique. Dès Villa triste, on s’accroche aux pas du narrateur : « Que faisais-je à dix-huit ans au bord de ce lac, dans cette station thermale réputée ? » Il y a beaucoup de questions chez Modiano.[access capability= »lire_inedits »] Les réponses, elles, se trouvent à tâtons. Les titres des romans donnent des pistes : Livret de famille, Rue des boutiques obscures, Remise de peine. Dans cette enquête au long cours, les indices sont des phrases: « Je n’avais que vingt ans, mais ma mémoire précédait ma naissance. J’étais sûr, par exemple, d’avoir vécu dans le Paris de l’Occupation puisque je me souvenais de certains personnages de cette époque et de détails infimes et troublants, de ceux qu’aucun livre d’histoire ne mentionne […] J’aurais donné tout au monde pour devenir amnésique. »

Au fil des pages, une tension bizarre prend à la gorge. Il y a des accidents de voiture, des maisons qu’on pourrait croire hantées. Un mystère entoure Rudy, le frère de Modiano. Il est à la fois partout et absent : singulière impression. Son ombre semble se superposer à celle de la petite Dora Bruder, 15 ans en 1941. Elle habitait 41 boulevard Ornano. Elle a disparu. On ne la reverra que dans le roman que Modiano lui consacre, cinquante-six ans plus tard – un monument de grâce mélancolique offerte à une morte très vivante.

Dans Un pedigree, Modiano va encore plus loin,  sa mémoire est définitivement mise à nu : « Je suis né le 30 juillet 1945, à Boulogne-Billancourt, 11 allée Marguerite, d’un juif et d’une Flamande qui s’étaient connus à Paris sous l’Occupation. J’écris juif, en ignorant ce que le mot signifiait vraiment pour mon père et parce qu’il était mentionné, à l’époque, sur les cartes d’identité. »

Sur ses parents, Modiano dit tout, sans larmes, agent secret de leur vie et de la sienne, c’est-à-dire d’une France troublée. Il nous transporte quai Conti, au numéro 15, dans l’appartement familial d’une famille qui n’en est pas une. Les gens, autour de lui, connaissances de son père ou de sa mère, ressemblent à des fantômes aux couleurs passées. Les dates claquent, telles des balles dans la peau du temps. La guerre d’Algérie, aussi, fait un drôle de bruit à ses oreilles d’adolescent reclus dans un pensionnat de Haute-Savoie.

On comprend pourquoi Modiano a titré, en citant Guy Debord, son roman suivant : Dans le café de la jeunesse perdue. On comprend surtout que, pour lui, l’abandon n’est pas seulement un sentiment, mais un souffle au cœur, incurable: « À part mon frère Rudy, sa mort, je crois que rien de tout ce que je rapporterai ici ne me concerne en profondeur. J’écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne. »[/access]

 

Patrick Modiano, Romans, Quarto Gallimard, 2013.

*Photo: France 5

Osez Anne Hidalgo !

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Qui a dit que le socialisme utopique était mort ? Le livre numérique concocté par l’équipe de campagne d’Anne Hidalgo, Oser Paris, 150 propositions pour Anne Hidalgo, prouve le contraire : en 180 délicieuses pages, il brosse le portrait d’une capitale futuriste et progressiste à faire pâlir d’envie les utopistes les plus farfelus. Dépassée l’abbaye de Thélème, ringardisé, le phalanstère de Charles Fourier : en matière de cité idéale, le Paris d’Hidalgo devient la référence. Dans le domaine du gauchisme festivo-culturel, l’élève a largement dépassé le maître : flanqué d’un adjoint au maire chargé de la nuit, le Paris de demain sera évidemment une ville festive, mais aussi une ville « exemplaire », « solidaire », « durable » « créative », « ouverte », une « Ville-monde », une « ville à vivre », bref, une « ville pour tous ».

Avec seulement 8 propositions sur la sécurité, et autant sur le logement, pour 22 pour la culture et le sport, le programme d’Hidalgo  s’intéresse aux vrais problèmes des Parisiens. Car c’est bien connu, la ville rêvée des Parisiens est une ville LUDIQUE et PARTICIPATIVE, ces deux adjectifs étant au delano-hidalgisme ce que la transsubstantiation et l’immaculée conception sont à l’Eglise catholique. Ainsi l’installation de jeux géants, d’appareils de fitness, de bibliothèques mobiles, ainsi que  la valorisation du Tai-chi  et d’espaces de street-art, permettront aux habitants de pratiquer le djeunisme à tout moment et en tout lieu. Les pétitions, les conseils de quartier, les « concierges de rue » et autres démocratismes seront encouragés. On créera même des « Speak’s corner » : « des espaces où chacun peut prendre la prendre la parole librement et devenir un orateur devant l’assistance du moment ». De grands chantiers culturels sont également prévus : « créer des groupes Facebook pour chaque musée », notamment.

Le Paris de demain ne laissera personne sur le carreau. La ville sera en effet « amie des aînés », auxquels elle essaiera de fournir un « environnement urbain adapté » (on tremble : cela signifierait-il la création de déambulateurs en libre service ?).  Amie des immigrés, elle proposera un « prix Paris ville-monde » pour « valoriser le parcours des migrants qui contribuent à la diversité de la capitale », ainsi qu’un « musée participatif de l’intégration ». Mais elle sera également bien sûr « le Grand Paris des Enfants », auxquels la candidate a consacré une matinée « pour discuter de leur vision de la capitale » et qui, visiblement formatés, on proposé d’ « arrêter de tuer les araignées » et d’ « intégrer des personnes qui ne parlent pas français dans les classes ». Amie des animaux, enfin, avec la création d’un « centre de soins pour la faune parisienne » (traduction : un hôpital pour les pigeons et les rats).

Mais trêve de fantaisies, la capitale sera aussi à la pointe niveau gender-friendly. On fera attention à « lutter contre le sexisme dès la crèche », et des « cours sur le genre luttant contre les stéréotypes sexistes » seront proposés aux enfants par la Ville de Paris dans le cadre des activités périscolaires. Enfin une proposition consiste à adopter le « gender-budgeting » : il s’agit « d’analyser les dépenses et les recettes publiques sous l’angle du genre » pour éviter les « discriminations ».

Bon, ne soyons pas vaches, on notera tout de même une proposition réaliste et utile : l’augmentation du nombre de sanisettes. Quoique là encore, on rejoigne le socialisme utopique d’antan qui clamait « À chacun selon ses besoins ! »

 

La droite suit son Fillon

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francois fillon justice

Il aurait fallu faire l’inventaire du quinquennat précédent dès la défaite consommée mais ce n’est pas une raison pour faire la fine bouche aujourd’hui alors que plus personne à l’UMP ne conteste véritablement son utilité et qu’une sorte d’apaisement est survenue précisément à la suite, sur le tard, du ralliement de Jean-François Copé à cette démarche salubre. Tout ce dont la droite honorable devra s’abstenir lorsqu’elle reviendra au pouvoir, elle en prendra connaissance en portant un regard critique sur le bilan de Nicolas Sarkozy, les méthodes et la pratique présidentielle de celui-ci.

Ceux qui doutaient de François Fillon en sont pour leurs frais. J’ai toujours considéré qu’il ne convenait pas de confondre le comportement d’une personnalité politique soumise peu ou prou à l’autorité d’un autre avec celui dont elle pourrait faire preuve au plus haut niveau de l’Etat. Je suis persuadé, d’ailleurs, que nous n’avons pas le choix. François Bayrou a pris une décision cohérente et courageuse en 2012 en votant pour François Hollande – pas d’autre choix possible avec un Nicolas Sarkozy rejeté et une droite alors plombée par son inconditionnalité et son aveuglement – mais lui, comme d’autres, n’aspirent qu’à regagner leur terre, leur famille de prédilection à partir du moment où seront respectés et assurés la morale publique, l’état de droit, la radicalité intelligente du projet, la continuité et la maîtrise de l’action et, plus globalement,le redressement de la France sur le plan de ses valeurs, de son autorité et de son prestige.

Vaste programme mais François Fillon me paraît s’inscrire dans ces perspectives si j’en juge par la remarquable interview donnée à Paris Match et inspirée par les questions pertinentes d’Elisabeth Chavelet. Ce que l’ancien Premier ministre transmet avec ses réponses qui n’éludent rien, et notamment pas le reproche absurde d’indécision qui lui est trop souvent fait, représente une vision claire, précise, détaillée de ce que notre pays devra engager pour sa sauvegarde et un meilleur destin si François Hollande, en 2017, était amoindri par une absence de résultats et vaincu par une droite respectable à l’issue d’une campagne digne.

Si je suis attentif à l’état de droit et à la justice, c’est à cause du fait que nous sommes particulièrement, les uns et les autres, orientés par nos préoccupations et nos compétences et que les miennes m’entraînent vers l’incarnation d’une République irréprochable, un leurre en 2007 mais, je l’espère, une réalité en 2017. Je regrette – cette grave lacune sera comblée – que François Fillon, dans ses interventions médiatiques, évoque trop peu la Justice alors qu’elle constitue un enjeu fondamental pour notre démocratie. Le quinquennat de Nicolas Sarkozy l’a démontré avec ses errements et celui commençant de François Hollande le valide avec une incontestable avancée sur le plan de la gestion des affaires signalées et de l’indépendance des parquets.

François Fillon doit d’autant plus consacrer à la réflexion judiciaire le temps et l’intérêt qu’elle mérite – et non pas cette approche superficielle, presque à la limite de la condescendance – qu’elle lui permettra peut-être de réaliser cette inconcevable synthèse jusqu’à aujourd’hui entre le coeur et l’esprit, la fermeté et l’humanité, la police et la magistrature, l’utilité et la sauvegarde sociales d’un côté et la dignité des personnes de l’autre. Cette entreprise de haute volée est plus que jamais nécessaire car elle a sa place entre le laxisme auquel Christiane Taubira donne ses lettres de noblesse et l’empirisme erratique du quinquennat précédent.

Quel catastrophique signal vient d’être donné par Jean-Marc Ayrault – et quel encouragement diffus pour la délinquance et la criminalité – avec la suppression des peines plancher et l’instauration superfétatoire et donc dangereuse à tous points de vue de la peine de probation !

Il serait dramatique pour la droite responsable – François Fillon a raison de vouloir substituer à la précaution stérilisante la responsabilité créatrice – d’abandonner le terrain de la justice à une gauche demeurée toujours aussi naïve et à un conservatisme englué dans un matraquage judiciaire, comme, sur un autre registre, le matraquage fiscal de maintenant.

Un humanisme mais rigoureux, une démocratie sachant se défendre sans se renier, un pays ne tendant pas l’autre joue mais mesuré et lucide dans ses ripostes.

Il y a de quoi faire, espérer, rassembler, gagner.

*Photo : Organisation for Economic Co-operation and Develop.

Michael Kohlhaas, un homme de principe

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michael kohlaas pallieres

Dans la fiche de présentation, le réalisateur, Arnaud des Pallières, rappelle deux choses essentielles pour comprendre son film, et la démarche titanesque qui en découle. Premièrement, Michael Kohlhaas est tiré d’une nouvelle de Heinrich von Kleist, publiée en 1810, qui raconte l’histoire (vraie) d’un marchand qui se révolte contre l’ordre établi au XVIe siècle afin d’obtenir réparation et justice de la part d’un seigneur inique. Franz Kafka, dont c’était le livre préféré dans toute la littérature allemande, y aurait puisé le désir d’écrire ! Deuxièmement, le réalisateur précise avoir lu l’ouvrage à 25 ans et en avoir tout de suite tiré  l’envie d’en faire un film ; un film qui se situerait dans le sillage d’Aguirre (Herzog), Les Sept Samouraïs(Kurosawa) et Andrei Roublev (Tarkovski). La barre était si haute qu’Arnaud des Pallières avoue avoir attendu plus de vingt ans pour se lancer dans l’aventure, le temps de l’humilité, le temps de comprendre que, de toute façon, il n’arriverait pas à toucher le sublime de ses prestigieux devanciers.

On peut difficilement le contredire sur ce point, bien que Michael Kohlhaas soit une œuvre rare, et un grand film français – très loin des poncifs imbéciles du cinéma hexagonal. La nouvelle de Kleist est transposée (avec bonheur) dans les paysages venteux et brumeux des Cévennes et porté par un acteur au charisme prodigieux : Mads Mikkelsen (qui nous rappelle la figure étincelante de Clint Easwood dans les grandes plaines du Far West). L’histoire est toujours celle d’un marchand de chevaux, lecteur de la Bible, qui se lève contre un jeune seigneur barbare au nom des principes qui l’animent : l’amour, la justice et l’honneur. Mon Dieu, me direz-vous, un film réactionnaire ! La tolérance, le mélange et les plaisirs de l’homme libéré de tout principe, c’est quand même autre chose. Bref, Michael Kohlhaas est un homme droit, et par là même rigide, qui n’hésite pas à mettre la province à feux et à sang pour demander réparation, et justice. Point.
Cette vengeance au nom de l’honneur bafoué n’est pas en soi une grande nouveauté, elle est même le lot du genre humain (sauf à changer le genre). Mais le génie de Kleist, que des Pallières retranscrit magnifiquement dans une scène avec Denis Lavant (le prédicateur), est justement de mettre son « héros » devant ses propres contradictions et, disons-le, devant sa conscience d’homme. Et de rappeler ainsi que la vie, notre vie, est un dialogue incessant, une déchirure béante entre notre condition éphémère et notre aspiration à l’éternel. Questionnement ontologique qui ne se glisse pas dans les cerveaux supérieurs,dans les hautes altitudes de la spéculation, non, questionnement qui surgit dans les actes de la vie courante et qui se répercute dans les engagements que l’homme s’impose à lui-même.
Michael Kohlhaas, lui non plus, n’échappe pas à l’entrelacement des causes et des conséquences qui projettent l’être dans les gouffres sans fond de la destinée. Le « héros », le « juste » qui s’est levé contre l’ignominie d’un seigneur tombe lui-même dans les travers de l’hubris, et de la justice qui se fait vengeance. Pire, c’est au nom de valeurs nobles que l’homme s’enfonce dans la matérialité du mal, sans même s’en rendre compte. Il faut l’intervention d’un pasteur au visage diabolique pour que l’homme d’honneur contemple son âme dans ce miroir, et comprenne qu’il ne trouvera jamais d’équilibre entre son désir de justice, ô combien juste ici-bas, et la nécessité du monde, qui répond à un mystère insondable. C’est le destin de l’homme (fini) face à Dieu (infini) qui se joue ici, et il n’y a ni vainqueurs ni vaincus. Mickael Kohlhaas finira par déposer les armes, et mettre sa vie entre les mains d’une Providence dont il connaît déjà la sentence. Mais il lui faut aller jusqu’au bout de ses principes, et en payer le prix comme il se doit, chez les hommes et dans le ciel. Grande leçon.
Nous n’avons rien dévoilé ni de la fin du film ni des raisons profondes d’une quête d’un autre âge, et plus que jamais présente pour ceux qui veulent bien mettre leurs actes au diapason de l’éternité qui les recouvre. Et, malgré toutes les propagandes actuelles, il faut espérer que des choses aussi rétrogrades que le désir d’amour, le sens de l’amitié, le goût de l’honneur et la mémoire de la mort continueront à serrer la poitrine et à brûler le cœur des hommes d’un autre âge, des hommes sans âge, des hommes tout court.

Comment ne pas aimer Jean Ziegler?

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Jean Ziegler est simultanément le plus vil des flatteurs et le plus fidèle des amis, le plus incompétent des experts et le plus chaleureux convive, le politicien le plus roué et le Saint-Just helvétique.

Le gouvernement suisse, qui n’est jamais à une bévue près, l’a proposé comme consultant auprès du Comité consultatif des droits de l’Homme des Nations-Unies à Genève. Non, ce n’est pas un gag : l’homme qui avec une constance qui force l’irrespect, n’a cessé de louer les dictateurs les plus sanguinaires pourvu qu’ils soient « révolutionnaires », c’est-à-dire anticapitalistes, antiaméricains et antisionistes, aurait un droit de regard sur la politique internationale. C’est un peu comme si le gouvernement de François Hollande chargeait Dieudonné et Soral de missions humanitaires au Proche-Orient, avec un badge onusien.

J’ai conservé toute ma sympathie à Jean Ziegler, ce vieux renard de la politique qui est parvenu à faire gober aux Helvètes qu’il a lutté une vie durant contre les gnomes de Zurich et plaidé pour une Suisse généreuse. À force de répéter toujours la même antienne, les Suisses qui sont souvent naïfs et un peu gênés d’être si riches dans un monde si déshérité, ont fini par lui accorder quelque crédit. Mais en appuyant sa candidature aux Nations-Unies,  ils donnent l’image de simplets, incapables de distinguer la morale de la politique. Et surtout de se laisser rouler dans la farine par des escrocs qui jouent sur les bons sentiments, c’est-à-dire les plus frelatés, tout en flattant leur narcissisme . « Bien joué, mon Cher Jean» , a envie de dire le cynique en moi. Mais je ne peux m’empêcher de trouver la ficelle un peu grosse et le Conseil Fédéral  encore plus crédule  que je ne l’imaginais.

À l’Ecole des fans

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enfant staline martin

L’angoisse monte. Demain matin, le réveil sonnera. Écolier ou salarié, vous n’échapperez pas au destin tragique de la reprise. Les symptômes sont connus : de la boule au ventre à l’envie de disparaître, de tout plaquer, de vous retrouver, seul, dans cette crique, loin des affreux, du monde « civilisé », des professeurs, des chefs, des empêcheurs de respirer, etc… Comme le disait le fataliste président Chirac, les emmerdes volent toujours en escadrille surtout à la fin de l’été où impôts, taxes, directives et injonctions nous encerclent. Nous sommes pris dans la nasse. Pas la peine de gesticuler, il faut se soumettre, abdiquer, la fermer et reprendre le chemin du travail ou du lycée en rêvant aux prochaines hypothétiques vacances.

Il existe cependant un moyen de se libérer temporairement de ce carcan : lire (dévorer) le tome 24 des aventures de Lefranc. L’Enfant Staline vient de paraître chez Casterman. Cette douceur d’enfance est un régal, elle panse les blessures de l’âge adulte. Elle abolit le temps. Elle redonne des couleurs à l’automne. Son classicisme bon teint, sa nostalgie fifties, son scénario charpenté à l’ancienne, sa sculpturale ligne claire et son charme discret, élégant, bourgeois, la mettent à l’abri des modes forcément passagères. Chez Lefranc, on respecte la tradition. Disparu en 2010, Jacques Martin, le créateur de Lefranc mais aussi d’Alix, pourrait être fier de ses successeurs. C’est maîtrisé, esthétique, romanesque, documenté et puissamment passéiste, des qualités qui font de ce dernier opus une fenêtre vers l’imaginaire, le vrai, pas le fabriqué, le contrefait. Trop d’auteurs de bande dessinée courent derrière une illusoire modernité, ils pensent renouveler le genre en forçant le trait, en accumulant les outrances, en se prenant pour des artistes, détestable dérive narcissique. Ils ont simplement peur d’écrire et de dessiner une bonne histoire avec des personnages, de l’action, de la psychologie et de l’évasion.

À tort, ils imaginent que les jeunes lecteurs de BD sont attirés par l’air du temps. Fugace méprise. Si depuis 1952, année de sa naissance, on aime suivre le journaliste Lefranc dans le décor inchangé de la Guerre Froide, c’est qu’on y retrouve des sentiments nobles, un monde fait de complots, d’intrigues scientifiques et de tensions diplomatiques. Une aventure historique qui, l’espace d’une heure, nous fera oublier notre triste quotidien d’ex-vacancier. Il suffit de lire la première case pour qu’on avale les 48 pages suivantes : « Novembre 1952. Ce jour-là, vers 18 heures, alors que règne un froid polaire sur Moscou, Alexeï Andreïev, directeur du département de génétique à l’Institut de recherche scientifique de Moscou, sort de son laboratoire et se dirige vers sa voiture officielle ». Thierry Robberecht a construit une trame haletante, à la découpe aussi précise et tranchée qu’un veau Orlov. Il retrouve comme sur le précédent album (L’Éternel Shogun), Régric au dessin qui montre l’étendue de son talent (immense). Ses paysages sous la neige, ses rues sombres de Moscou ou la finesse de ses illustrations automobiles (ZIM 12, Gas 69, etc…) mériteraient d’être exposés dans nos musées. Des planches de toute beauté ! Une mention spéciale à Bruno Wesel pour ses couleurs géorgiennes. Dans L’Enfant Staline, il est question de clonage, du Petit Père des Peuples, des purges, de la lutte entre le MGB (ancêtre du KGB) et la CIA, de la Science toute puissante et de vies brisées.

Quand vous serez, demain, à votre bureau, devant votre écran à compiler des chiffres sur un tableur Excel ou à écouter distraitement un cours sur la photosynthèse, votre esprit divaguera sur les rives de la Koura. Le prochain album de la série devrait sortir en 2014 sous le titre provisoire de Cuba Libre (scénario de Roger Seiter). Avant de prendre le cap sur le soleil des Antilles, savourez cet épisode soviétique, froid, glacé, idéal pour un temps de rentrée.

L’Enfant Staline – Tome 24 Lefranc – Jacques Martin-Régric-Robberecht – Casterman (@photo)

Bowie, décadence et grandeur

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david bowie londres

Y-a-t-il parmi vous, braves lecteurs de Causeur, des fans de David Bowie ? Non. Pas un seul, je parie, qui soit prêt à sauter dans l’Eurostar pour découvrir le must de la saison culturelle outre-Manche : l’exposition consacrée à la pop-star britannique au musée Victoria et Albert. Avec près de 50 000 entrées préachetées, l’afflux de visiteurs est difficile à réguler. Un engouement déclenché par la sortie d’un album attendu depuis dix ans : qualifié de « chef-d’œuvre crépusculaire » par le New York Times, The Next Day  s’affiche en tête des ventes dans une dizaine de pays. Si vous êtes du genre sélectif et réservé, vous le détesterez. Et plus encore le clip diffusé en mai sur YouTube pour accompagner la chanson-éponyme: sang et stigmates qui rehaussent une iconographie vaguement christique et outrageusement glauque, Marion Cotillard en prostituée, Gary Oldman en prêtre, Bowie en prophète, bref, une exhalaison de mauvais goût dont vous fuirez au loin l’odeur fétide. « David Bowie is back, but hopefully not for long », a promis le président de la puissante Christian League américaine. Peut-être ne vous déplairait-il pas qu’il ait raison. Mais peut-être aimeriez-vous plutôt vous replonger dans ces années 1960, qui ont vu naître Bowie en tant qu’artiste et dont vous avez gardé, je le sens, une secrète nostalgie. En dépit de leur caractère convulsif, de leur atmosphère d’infantilisme et d’enfantillage, de leur héritage ambigu, les roaring sixties furent aussi le moment d’un grand rêve de liberté. Depuis lors, nous n’avons plus jamais osé faire des rêves si dangereux.

1969 : une odyssée suburbaine.

« David Bowie is » : la référence aux sixties s’étale sur toute la hauteur de l’imposante façade du musée. Une phrase inachevée en guise de titre et nous voilà baignant dans une sauce post-structuraliste à la Barthes. L’impression de faire irruption en plein cours de sémiotique se précise, à peine franchi le seuil, où une citation de la star  se détache sur un mur grisâtre : « Tout est instable. La signification de l’œuvre n’est pas nécessairement celle voulue par l’auteur. Il n’y a pas de voix qui fasse autorité. Il n’y a que des lectures multiples. » Tant pis pour les visiteurs qui croyaient naïvement que leur idole était juste un chanteur de pop & rock. David Bowie est une galerie de personnages, un conglomérat de personnalités, un fichier d’identités abandonnées. Il est ce que son époque l’a autorisé à être…[access capability= »lire_inedits »]

Au commencement, il est l’un des 500 000 garçons britanniques nés à l’acmé du baby-boom, en 1947. Une famille sans histoire, mais dotée d’une mythologie: le père de Bowie a englouti une fortune dans des jazz-clubs du Soho des années 1930 pour promouvoir la carrière de sa première épouse d’origine autrichienne, connue sous le nom de « Chérie-The Viennese Nightingale ». La réminiscence de ce Londres bohémien et les lectures suggérées par son demi-frère, à commencer par celle de Sur la route, roman-culte de Kerouac, conduisent le jeune Bowie à s’installer au cœur de la capitale. La séquence la plus passionnante de l’exposition évoque en parallèle le destin d’un individu et celui d’une métropole, avec, en particulier, une illustration tirée de Private Eye Magazine de novembre 1968, qui représente un gratte-ciel en train de s’écrouler. Elle renvoie à un fait réel : un décorateur de gâteaux craque une allumette dans son appartement situé au 18e étage d’un immeuble flambant neuf, provoquant une explosion de gaz. Plus encore que le bâtiment, ce sinistre réduit à néant les ambitions modernistes de la gauche, alors au pouvoir, incarnées dans le programme « Villages in the sky » et autres idées de planification sociale. La tendance à rénover plutôt qu’à raser s’affirme au sommet, tandis qu’à la base de la société, le rejet  du grandiose se conjugue à la méfiance croissante envers la communication de masse – et la consommation qui va avec. Cette évolution est déterminante pour Bowie.

L’horizon devant lui est dégagé : il a signé avec Decca et vit à Londres, loin de la rigidité morale et du dress code de la banlieue, qu’il abomine. Reste que Londres n’est plus Londres. Le Soho des bars à piano résiste mais, à l’Est, la silhouette futuriste de la Post Office Tower rappelle que le bulldozer du progrès avance. Travaillistes et conservateurs s’accordent sur la perspective de créer un « Brave New London » susceptible de faire oublier la perte de l’Empire aux sujets de Sa Gracieuse Majesté. Tout change en peu de temps. Bowie ne s’aperçoit pas qu’il enfonce une porte ouverte. « You see these suburbs spring up […]  And they’re terrifying, because they are death of soul. This is the prison this planet is being turned into », semble-t-il marteler d’après le gourou de sa génération, l’écrivain J.G. Ballard. En 1967, la contraception et l’avortement sont légalisés, l’homosexualité dépénalisée. Un an plus tard, l’âge de la majorité légale est abaissé de 21 à 18 ans. Jack Kerouac meurt en 1969, trois mois après que Neil Armstrong a fait un petit pas sur la Lune.

L’une des pièces les plus émouvantes de l’exposition ne provient ni de la collection privée de l’artiste ni de ses effets personnels. C’est quelque chose qui nous appartient à tous : la Terre. Photographiée par l’astronaute Bill Anders pendant la mission Apollo 8, notre petite planète apparaît comme une fragile boule de cristal barbouillée de bleu et suspendue au milieu de nulle part. « Planet Earth is blue/And there’s nothing I can do… », chante Bowie en 1969, acquérant avec Space Oddity le statut de méga-star. Ce premier tube, trop mélodieux pour être écouté, résume en quelques vers les paradoxes substantiels de la décennie. Le succès de la conquête spatiale et, plus généralement, la rapidité du développement technologique, soulèvent autant d’enthousiasme qu’ils causent d’appréhension. L’effondrement des carcans du conformisme libère un individualisme exacerbé qui constituera un sérieux défi pour toutes les sociétés européennes, engagées sans le savoir dans la voie de la déliaison. La culture pop donne la parole à la jeunesse, mais la détourne de l’engagement politique.

1975 : Thatcher sur orbite.

Devinette. Qui se cache derrière le slogan : « Freedom to live your life your way ! » ? Pas David Bowie ni aucune autre icône de la scène rock. On doit cette magnifique sentence, prononcée lors du congrès du Parti conservateur de 1975, à Margaret Thatcher. Comme le serine dès 1970 John Lennon, « The dream is over » – ce qui ne signifie nullement que tout le monde se réveille. Bowie prend la « route de l’excès », selon l’heureuse formule de William Blake. Sous la triple influence de la cocaïne, d’Orwell et de Burroughs, il invente Ziggy Stardust, son alter ego.

Il faut s’interroger sur le phénoménal succès du personnage né dans le sillage des droogies. À l’instar des protagonistes d’Orange mécanique, Ziggy opère dans une société utopique, menacée de disparition. Chargé de lui délivrer un message d’amour et de paix, il finit par s’autodétruire. Mais injectée dans la culture populaire par l’intermédiaire de Bowie, l’œuvre de Burroughs influence le mouvement punk qui rassemble des milliers de jeunes sous l’étendard « No Future ». Troublant, isnt’it ?

Ziggy lègue à la postérité une impressionnante garde-robe, dont plusieurs pièces sont exposées, telles des reliques, dans des sortes de cercueils de verre. S’il se défend d’être une fashion victim, Bowie veut que sa musique se voie comme elle s’entend. Mission accomplie. L’exposition est sponsorisée par Gucci dont la styliste, Frida Giannini, confie : « L’androgynisme effronté de Bowie a aidé les femmes à exprimer leur puissance masculine sans perdre leur glamour et leur sensualité féminine. » Si cela vous enrage, vous devez être conséquent et fulminer à l’évocation du précurseur bisexuel de Bowie, Lord Byron. Vous indigner aussi de l’ambiguïté sexuelle de Nijinsky. Condamner le théâtre kabuki et les cabarets de la République de Weimar – autant de sources auxquelles Bowie a puisé son inspiration.

En 1974, Diamond Dogs, son dernier projet ambitieux, est le chant du cygne de sa période glam. Quelle mort magnifique ! La pochette du disque assomme comme un coup de poing. Mi-chien, mi-Bowie, l’être peint par Guy Peellaert dans le style de l’expressionnisme allemand exhibe ses parties génitales, tout en arborant une pose de sphinx qui évoque également celle des starlettes hollywoodiennes des années 1920. Une admirable décadence dont l’esprit éclectique de l’artiste saisit ce qu’elle a de commun avec le climat « fast sex in city » de la fin des années 1970.

Depuis lors, Bowie n’a, à mon humble avis, réussi qu’une œuvre majeure : sortir Iggy Pop de l’addiction à l’héroïne. Let’s Dance, paru en 1983, marque sa « normalisation », c’est-à-dire sa transformation en bel homme bronzé, souriant… Et quelconque. C’est ainsi. Il disait lui-même que ses chansons n’étaient que des « polaroïds », des « instantanés d’une époque ». Les années rock, c’est du passé.[/access]

Victoria and Albert Museum, Cromwell Road, M° South Kensington.

Jusqu’au 11 août, ouvert tous les jours de 10 heures à 17h30 (dernière entrée à 16h30), vendredi jusqu’à 21h30.

Billets uniquement au guichet le jour de la visite (plus de pré-vente). 

*Photo : Mashthetics.

Ce que je pense vraiment du « pacte républicain »

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Ce qui est vraiment bien avec le Pacte Républicain (dont Marisol Touraine parlait encore sur France Inter), c’est qu’il légitime absolument toutes les prérogatives de l’État, même les plus délirantes, même les plus dangereuses, même les plus ridicules, et cela sans la moindre opposition possible, pour la bonne raison que personne ne l’a jamais signé.

Le Pacte Républicain, comme beaucoup d’autres hochets du régime, n’a absolument aucune existence concrète, constitutionnelle ou législative. C’est une pure fiction philosophique, une pure construction mentale, une pure mythologie politique qui n’est opérative que dans le cadre de la profession de foi. Invoquer le Pacte Républicain est extrêmement pratique pour draper ses projets, même les plus dégueulasses, même les plus insignifiants, de vertu immaculée. Augmenter les impôts, déposséder les gens de leurs droits, ruiner le pays, tout cela est possible grâce à l’intercession du Pacte Républicain. Et puisque c’est le Pacte Républicain (il est écrit « Républicain » dessus), génuflexion générale et onction sans ciller.

J’aimerais bien que l’État s’occupe de ce qui le regarde, qu’il laisse aux religions le champ de l’irrationnel, de la foi et de la philosophie philosophante, et qu’il cesse ses boniments de Grand Mage de l’Égalité et du Bonheur Citoyen. Ou alors qu’il nous fournisse réellement un papier officiel détaillant le contenu dudit Pacte, qu’on pourrait signer – ou pas, d’ailleurs – et en vertu duquel on pourrait exercer son opposition aux politiques menées si elles s’en écartent. Mais bon, quand je vois ce que fait l’État des votes des gens et des pétitions historiques de 700.000 personnes qui finissent dans la poubelle, je me dis que j’ai raison de penser ce que je pense du concept même de République.

Violence : les territoires perdus de la fonction publique

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violence fonctionnaires hopital

violence fonctionnaires hopital

En France, cet été, les menaces et les agressions n’ont pas seulement touché les buralistes et les joailliers. On constate une hausse générale des violences contre les fonctionnaires, tous services confondus. Il y a fonctionnaire et fonctionnaire, ceux qui sont en première ligne et les autres. L’augmentation la plus significative concerne les services hospitaliers qui enregistrent un accroissement  de 80% du nombre d’agressions sur les cinq dernières années. Pis, sur deux ans, les violences physiques se sont accélérées. La brutalité essaime. Désormais, les infirmiers et les médecins ne sont pas seulement agressés dans les Urgences des zones sensibles. Les hôpitaux de Province sont aussi atteints par cette envolée. La ville de Valence a depuis peu engagé  des vigiles qui surveillent les entrées et les sorties du centre hospitalier. Ils interviennent fréquemment pour maîtriser certains patients et les membres hystériques de leur famille. Comment réagir quand soigner un accidenté de la route en état de mort clinique, admis en réanimation, ressemble à un parcours du combattant parce que la famille remet en cause la compétence de l’équipe soignante ? Eux, ils savent mieux, eux ils ont vu ça sur internet. Alors, comme ces citoyens modèles menacent de revenir plus nombreux la prochaine fois et de démolir du matériel,  on cède, et on finit par faire de nouveaux examens inutiles aux frais du contribuable. C’est que pour certains citoyens la parole du fonctionnaire n’a plus de valeur. Partout, la violence devient une norme. Elle est légitimée même par ceux qui la perpètrent.

Pour occulter ce malaise grandissant, on alimente les idées reçues. Cela rassure le citoyen lambda affalé dans son canapé que l’on conforte dans ses opinions. Le fonctionnaire râleur par essence n’a plus le droit de se plaindre, il a des vacances, un CDI, la sécurité de l’emploi, un salaire assuré à chaque fin de mois. Tout va bien, il est sorti d’affaire, il n’a plus qu’à vivre heureux. Malheureusement, les jeunes qui entrent dans la fonction publique s’aperçoivent très vite que le job a changé. A présent, il s’agit de maintenir la paix civile en faisant d’eux des « ambianceurs ». Il s’agit d’atténuer la ruine par l’animation. Les profs ne délivrent plus des savoirs, les jeunes policiers arrêtent le moins possible les malfrats, les jeunes juges ne sanctionnent plus, tous dialoguent, tous négocient avec des citoyens effrontément sans complexe qui éructent ou les tabassent parce qu’ils n’obéissent pas à leurs desiderata. Si 75% des 18-25 ans rêvent de devenir fonctionnaire pour éviter la précarité, ils déchantent vite une fois en poste. L’enthousiasme des jeunes étudiants bercés par une idéologie soixante-huitarde s’essouffle au bout de la première année de plein exercice. Pourtant, sur le papier celle-ci était magnifique, elle leur promettait qu’ils contribueraient à offrir la même chance à tous de réussir et de trouver sa place dans la société. Cette promesse républicaine, absolument centrale et à laquelle tous les Français sont profondément attachés, ils ne peuvent la tenir. Non par manque de compétence ou d’expérience – même les plus expérimentés prennent la fuite- mais parce qu’ils se rendent compte qu’ils se retrouvent dans la cale du navire France alors que par, leurs efforts, ils pensaient prétendre au moins à la seconde classe. En cela, la dévalorisation du métier d’enseignant et plus généralement de la fonction publique justifie un double désamour, à la fois celui des élites pour qui travailler dans la petite fonction publique, c’est déchoir, et en même temps de certains citoyens issus de l’immigration pour qui ils représentent un ordre et des valeurs républicaines qu’ils refusent de respecter. Le choc est immense, le marasme également.

Ce n’est pas un hasard si les violences envers les fonctionnaires ne font qu’augmenter, elles marquent l’impuissance des classes dirigeantes à traiter le problème. Le lien se délite peu à peu et la fracture entre les territoires s’amplifie. Comment veut-on qu’un jeune policier s’épanouisse dans son métier, qu’un jeune enseignant se fasse respecter de sa classe, quand on a pu voir cet été à quel point l’autorité de l’Etat n’existait plus ? La crainte de troubler la paix civile prime sur tout le reste. Aujourd’hui, être fonctionnaire, c’est jouer les tampons entre la population des quartiers et le reste de la population française. C’est faire face à une sécession qui ne dit pas son nom, c’est prendre les coups tout en faisant du social, encore et toujours, alors que cela ne fonctionne pas. Pourtant,  on continue de commander des sondages, on fait mine de s’étonner, on cherche une explication. Ainsi, selon la récente enquête du Parisien-Aujourd’hui en France, 58% des profs estiment manquer de considération, ils sont 80% chez les plus jeunes. Cela est révélateur de la déchéance sociale globale qui mine les fonctionnaires. Cela n’empêche pas ce journal de titrer plaisamment la publication de ce sondage « Les Profs ont besoin d’amour », allusion railleuse au titre de Lorie et clin d’œil appuyé en direction des lecteurs : « Toujours en train de se plaindre, ceux-là ! ». De fait, ricaner s’avère bien utile pour occulter non seulement des souffrances individuelles mais aussi et surtout celles de la République. Sous l’impulsion d’une hiérarchie qui distille des discours en décalage total avec la réalité du terrain, les fonctionnaires, représentants de l’ordre républicain, n’ont plus aucune autorité parce qu’on les a en dépossédé. Dès lors, les abus se multiplient. Face à cette sape quotidienne, ils sont totalement désarmés. Et, ils ont le sentiment d’un grand abandon qui provient à la fois d’un manque criant de soutien de leur hiérarchie qui les pressure pour avoir des résultats rapidement, quitte à enjoliver la réalité, et du manque de reconnaissance des citoyens lambda qui les considèrent comme des privilégiés qui n’ont pas à se plaindre parce que c’est pire dans le privé. Parmi eux, certains esprit chagrins se félicitent même qu’ils en bavent. Alors, ces jeunes fonctionnaires finissent par s’apercevoir qu’ils sont devenus de la chair à canon que l’on a envoyé sous le feu et qu’il n’y aura pas de renfort.

*Photo :   un_cola.

Le Liban survivra-t-il à la crise syrienne ?

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syrie liban hezbollah

syrie liban hezbollah

Liban, le 15 août, en route pour Beyrouth après la journée passée à la plage de Tyr dans le sud du pays, les visages sont dorés par le dur soleil méditerranéen, la conversation dans la voiture est joviale et légère. Le ciel bleu est dégagé. Soudain une détonation éclate, une épaisse fumée noire se dégage, les voitures zigzaguent, les passants s’agitent, une voiture a explosé nous dit-on. La douce journée estivale paraît déjà loin quand on nous annonce le nombre estimé de victimes de l’attentat. Le Liban et ses paradoxes, ce Liban qui condense en une journée le sable fin du Sud et la fumée d’un attentat.

L’explosion de la voiture piégée à Roueiss, fief du Hezbollah dans la banlieue sud, a fait 27 morts et 336 blessés, et marque une avancée dans la propagation du conflit syrien au Liban. Revendiqué par un groupuscule sunnite, l’attaque est censée venger l’intervention du parti de Dieu au côté de l’armée de Bachar Al-Assad. Le Hezbollah manifeste en effet un soutien indéfectible au régime baasiste depuis le début de la guerre. En avril dernier, le Hezbollah a reconnu publiquement son intervention militaire aux côtés du dictateur syrien, qui s’est déroulée notamment lors de la bataille de Qousseir, reprise aux mains des rebelles. Logique, tant le Hezbollah a intérêt à soutenir Bachar : la chute du régime syrien signerait un coup dur pour le parti chiite, qui est une pièce maîtresse de l’alliance syro-iranienne.

Or, l’implication du Hezbollah dans le conflit syrien projette le Liban dans une situation délicate. Au sein même de ce parti, des voix s’élèvent contre cette intervention, à l’instar de Sobhi al-Toufayli, l’un de ses fondateurs, qui estime que la participation du parti de Dieu à la guerre civile syrienne ne fait qu’exacerber les tensions entre sunnites et chiites. Tensions qui s’étendent d’ailleurs aux chrétiens. Le pays entier est profondément divisé ; la grande question à poser, non sans une pointe d’humour, à un chrétien est « Es-tu chrétien sunnite ou chrétien chiite »… ! Cette plaisanterie revient à demander s’il fait partie des chrétiens hostiles à l’axe syro-iranien (« l’alliance du 14 mars », fondée au lendemain de l’assassinat de l’ancien premier ministre sunnite Hariri), ou au contraire s’il soutient la Syrie, aux côtés du Hezbollah, à l’instar du Courant Patriotique Libre de Michel Aoun.

Ripostes après ripostes, les quartiers sensibles du Liban s’enflamment. L’attentant de Tripoli, la grande ville du nord, emblématique de la division libanaise entre alaouites et sunnites, est un signal alarmant de la montée aux extrêmes ; le 23 août deux explosions ont fait 45 morts et plus de 500 blessés. Les deux attentats ont eu lieu près de deux mosquées sunnites. L’attentat n’a pas été revendiqué, mais il est possible qu’il tienne lieu de réponse à celui perpétré dans le fief du Hezbollah. Toutefois, il semble peu probable que le parti de Dieu soit à l’origine du double attentat tripolitain, le Hezbollah n’ayant aucun intérêt a un embrasement du Liban : véritable État dans l’État, il est la seule milice officiellement encore armée (contrevenant par là à la résolution 1559 de l’ONU) et possède un fort pouvoir politique, économique et militaire. Il jouit, par ailleurs, du grand prestige d’avoir fait reculer Israël pendant la guerre de 2006. On pourrait, plus probablement, imputer l’attentat de Tripoli au gouvernement syrien car cette ville est un lieu de recrutement de rebelles au régime syrien. On voit désormais que le Hezbollah se retrouve dans une position difficile : s’il continue à participer à la guerre civile syrienne, il y a de grandes chances pour que le Liban en fasse les frais, mais cette situation ne pourrait que lui porter préjudice, comme nous le confirme L’Orient-Le Jour.

La possible propagation de la guerre syrienne au Liban pose aussi la question des réfugiés. On estime leur nombre à un million … pour une population de 4 millions de Libanais. Ceux-ci se retrouvent dans des camps, essentiellement dans la vallée de la Bekaa, dans des conditions sanitaires déplorables.Selon l’opinion libanaise commune, les camps de réfugiés seraient un nid de djihadistes, ce qui constitue une véritable angoisse. Un nombre certain de chrétiens libanais, que j’ai rencontrés, estiment que les djihadistes « sont les vrais terroristes », et non pas le Hezbollah comme on le dit en Occident. Se pose aussi le problème de la hausse de la délinquance résultant de la simple nécessité de vivre : face à l’augmentation des vols, le sentiment libanais oscille entre la compassion pour une population qui a tout perdu, et le rejet d’une population en exil.

Après le massacre de la Ghouta du 21 août, dont les responsabilités ne sont pas encore pourtant clairement établies, la ligne rouge fixée par l’Occident été franchie, et l’intervention en Syrie semble imminente. Il semble bien légitime de se demander ce qu’il adviendra du Liban, dont le destin semble actuellement si étroitement lié à celui de son voisin. En Syrie, les Occidentaux ont laissé la rébellion se faire récupérer par les djihadistes, au moment où les Iraniens et Russes ne cessaient de faire de l’ingérence. Dans ces conditions, des ripostes sont à craindre sur le territoire libanais, Assad exportant le chaos syrien au Liban. Tripoli sera certainement au centre du conflit, et deviendra peut-être alors, un nouvel Irak en miniature.

*Photo : carimachet.

À l’ombre du jeune homme sans pleurs

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patrick modiano

patrick modianoNon, Patrick Modiano n’écrit pas toujours le même livre. À chaque roman, depuis La Place de l’Étoile, en 1968, Modiano rédige un chapitre de sa recherche, non pas du temps perdu, mais du temps flou, comme cela apparaît avec la publication de ce volume Quarto réunissant dix de ses textes, de Villa triste (1975) à LHorizon (2010).

On peut s’étonner que la trilogie romanesque inaugurale − La Place de l’Étoile, La Ronde de nuit, Les Boulevards de ceinture – ne figure pas dans la sélection. Toute la veine autobiographique de Modiano, en effet, y est déjà présente. On y croise un jeune homme flânant dans les rues de Paris occupé. Il  quête des traces de son père. La fumée des cigarettes Vogue brouille les regards. Des femmes blondes portent des manteaux de fourrure. Une mère est souvent absente. Des téléphones sonnent dans le vide. La rue Lauriston intrigue. La fugue est une nécessité. Et ce volume Quarto, justement, même amputé, apparaît comme une longue fugue de plus de mille pages.

Comme Modiano revenant sans fin sur ses obsessions, le lecteur piégé ne se lasse pas de le suivre dans ses mots, sa phrase, sa fameuse petite musique. Dès Villa triste, on s’accroche aux pas du narrateur : « Que faisais-je à dix-huit ans au bord de ce lac, dans cette station thermale réputée ? » Il y a beaucoup de questions chez Modiano.[access capability= »lire_inedits »] Les réponses, elles, se trouvent à tâtons. Les titres des romans donnent des pistes : Livret de famille, Rue des boutiques obscures, Remise de peine. Dans cette enquête au long cours, les indices sont des phrases: « Je n’avais que vingt ans, mais ma mémoire précédait ma naissance. J’étais sûr, par exemple, d’avoir vécu dans le Paris de l’Occupation puisque je me souvenais de certains personnages de cette époque et de détails infimes et troublants, de ceux qu’aucun livre d’histoire ne mentionne […] J’aurais donné tout au monde pour devenir amnésique. »

Au fil des pages, une tension bizarre prend à la gorge. Il y a des accidents de voiture, des maisons qu’on pourrait croire hantées. Un mystère entoure Rudy, le frère de Modiano. Il est à la fois partout et absent : singulière impression. Son ombre semble se superposer à celle de la petite Dora Bruder, 15 ans en 1941. Elle habitait 41 boulevard Ornano. Elle a disparu. On ne la reverra que dans le roman que Modiano lui consacre, cinquante-six ans plus tard – un monument de grâce mélancolique offerte à une morte très vivante.

Dans Un pedigree, Modiano va encore plus loin,  sa mémoire est définitivement mise à nu : « Je suis né le 30 juillet 1945, à Boulogne-Billancourt, 11 allée Marguerite, d’un juif et d’une Flamande qui s’étaient connus à Paris sous l’Occupation. J’écris juif, en ignorant ce que le mot signifiait vraiment pour mon père et parce qu’il était mentionné, à l’époque, sur les cartes d’identité. »

Sur ses parents, Modiano dit tout, sans larmes, agent secret de leur vie et de la sienne, c’est-à-dire d’une France troublée. Il nous transporte quai Conti, au numéro 15, dans l’appartement familial d’une famille qui n’en est pas une. Les gens, autour de lui, connaissances de son père ou de sa mère, ressemblent à des fantômes aux couleurs passées. Les dates claquent, telles des balles dans la peau du temps. La guerre d’Algérie, aussi, fait un drôle de bruit à ses oreilles d’adolescent reclus dans un pensionnat de Haute-Savoie.

On comprend pourquoi Modiano a titré, en citant Guy Debord, son roman suivant : Dans le café de la jeunesse perdue. On comprend surtout que, pour lui, l’abandon n’est pas seulement un sentiment, mais un souffle au cœur, incurable: « À part mon frère Rudy, sa mort, je crois que rien de tout ce que je rapporterai ici ne me concerne en profondeur. J’écris ces pages comme on rédige un constat ou un curriculum vitae, à titre documentaire et sans doute pour en finir avec une vie qui n’était pas la mienne. »[/access]

 

Patrick Modiano, Romans, Quarto Gallimard, 2013.

*Photo: France 5

Osez Anne Hidalgo !

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Qui a dit que le socialisme utopique était mort ? Le livre numérique concocté par l’équipe de campagne d’Anne Hidalgo, Oser Paris, 150 propositions pour Anne Hidalgo, prouve le contraire : en 180 délicieuses pages, il brosse le portrait d’une capitale futuriste et progressiste à faire pâlir d’envie les utopistes les plus farfelus. Dépassée l’abbaye de Thélème, ringardisé, le phalanstère de Charles Fourier : en matière de cité idéale, le Paris d’Hidalgo devient la référence. Dans le domaine du gauchisme festivo-culturel, l’élève a largement dépassé le maître : flanqué d’un adjoint au maire chargé de la nuit, le Paris de demain sera évidemment une ville festive, mais aussi une ville « exemplaire », « solidaire », « durable » « créative », « ouverte », une « Ville-monde », une « ville à vivre », bref, une « ville pour tous ».

Avec seulement 8 propositions sur la sécurité, et autant sur le logement, pour 22 pour la culture et le sport, le programme d’Hidalgo  s’intéresse aux vrais problèmes des Parisiens. Car c’est bien connu, la ville rêvée des Parisiens est une ville LUDIQUE et PARTICIPATIVE, ces deux adjectifs étant au delano-hidalgisme ce que la transsubstantiation et l’immaculée conception sont à l’Eglise catholique. Ainsi l’installation de jeux géants, d’appareils de fitness, de bibliothèques mobiles, ainsi que  la valorisation du Tai-chi  et d’espaces de street-art, permettront aux habitants de pratiquer le djeunisme à tout moment et en tout lieu. Les pétitions, les conseils de quartier, les « concierges de rue » et autres démocratismes seront encouragés. On créera même des « Speak’s corner » : « des espaces où chacun peut prendre la prendre la parole librement et devenir un orateur devant l’assistance du moment ». De grands chantiers culturels sont également prévus : « créer des groupes Facebook pour chaque musée », notamment.

Le Paris de demain ne laissera personne sur le carreau. La ville sera en effet « amie des aînés », auxquels elle essaiera de fournir un « environnement urbain adapté » (on tremble : cela signifierait-il la création de déambulateurs en libre service ?).  Amie des immigrés, elle proposera un « prix Paris ville-monde » pour « valoriser le parcours des migrants qui contribuent à la diversité de la capitale », ainsi qu’un « musée participatif de l’intégration ». Mais elle sera également bien sûr « le Grand Paris des Enfants », auxquels la candidate a consacré une matinée « pour discuter de leur vision de la capitale » et qui, visiblement formatés, on proposé d’ « arrêter de tuer les araignées » et d’ « intégrer des personnes qui ne parlent pas français dans les classes ». Amie des animaux, enfin, avec la création d’un « centre de soins pour la faune parisienne » (traduction : un hôpital pour les pigeons et les rats).

Mais trêve de fantaisies, la capitale sera aussi à la pointe niveau gender-friendly. On fera attention à « lutter contre le sexisme dès la crèche », et des « cours sur le genre luttant contre les stéréotypes sexistes » seront proposés aux enfants par la Ville de Paris dans le cadre des activités périscolaires. Enfin une proposition consiste à adopter le « gender-budgeting » : il s’agit « d’analyser les dépenses et les recettes publiques sous l’angle du genre » pour éviter les « discriminations ».

Bon, ne soyons pas vaches, on notera tout de même une proposition réaliste et utile : l’augmentation du nombre de sanisettes. Quoique là encore, on rejoigne le socialisme utopique d’antan qui clamait « À chacun selon ses besoins ! »

 

La droite suit son Fillon

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francois fillon justice

francois fillon justice

Il aurait fallu faire l’inventaire du quinquennat précédent dès la défaite consommée mais ce n’est pas une raison pour faire la fine bouche aujourd’hui alors que plus personne à l’UMP ne conteste véritablement son utilité et qu’une sorte d’apaisement est survenue précisément à la suite, sur le tard, du ralliement de Jean-François Copé à cette démarche salubre. Tout ce dont la droite honorable devra s’abstenir lorsqu’elle reviendra au pouvoir, elle en prendra connaissance en portant un regard critique sur le bilan de Nicolas Sarkozy, les méthodes et la pratique présidentielle de celui-ci.

Ceux qui doutaient de François Fillon en sont pour leurs frais. J’ai toujours considéré qu’il ne convenait pas de confondre le comportement d’une personnalité politique soumise peu ou prou à l’autorité d’un autre avec celui dont elle pourrait faire preuve au plus haut niveau de l’Etat. Je suis persuadé, d’ailleurs, que nous n’avons pas le choix. François Bayrou a pris une décision cohérente et courageuse en 2012 en votant pour François Hollande – pas d’autre choix possible avec un Nicolas Sarkozy rejeté et une droite alors plombée par son inconditionnalité et son aveuglement – mais lui, comme d’autres, n’aspirent qu’à regagner leur terre, leur famille de prédilection à partir du moment où seront respectés et assurés la morale publique, l’état de droit, la radicalité intelligente du projet, la continuité et la maîtrise de l’action et, plus globalement,le redressement de la France sur le plan de ses valeurs, de son autorité et de son prestige.

Vaste programme mais François Fillon me paraît s’inscrire dans ces perspectives si j’en juge par la remarquable interview donnée à Paris Match et inspirée par les questions pertinentes d’Elisabeth Chavelet. Ce que l’ancien Premier ministre transmet avec ses réponses qui n’éludent rien, et notamment pas le reproche absurde d’indécision qui lui est trop souvent fait, représente une vision claire, précise, détaillée de ce que notre pays devra engager pour sa sauvegarde et un meilleur destin si François Hollande, en 2017, était amoindri par une absence de résultats et vaincu par une droite respectable à l’issue d’une campagne digne.

Si je suis attentif à l’état de droit et à la justice, c’est à cause du fait que nous sommes particulièrement, les uns et les autres, orientés par nos préoccupations et nos compétences et que les miennes m’entraînent vers l’incarnation d’une République irréprochable, un leurre en 2007 mais, je l’espère, une réalité en 2017. Je regrette – cette grave lacune sera comblée – que François Fillon, dans ses interventions médiatiques, évoque trop peu la Justice alors qu’elle constitue un enjeu fondamental pour notre démocratie. Le quinquennat de Nicolas Sarkozy l’a démontré avec ses errements et celui commençant de François Hollande le valide avec une incontestable avancée sur le plan de la gestion des affaires signalées et de l’indépendance des parquets.

François Fillon doit d’autant plus consacrer à la réflexion judiciaire le temps et l’intérêt qu’elle mérite – et non pas cette approche superficielle, presque à la limite de la condescendance – qu’elle lui permettra peut-être de réaliser cette inconcevable synthèse jusqu’à aujourd’hui entre le coeur et l’esprit, la fermeté et l’humanité, la police et la magistrature, l’utilité et la sauvegarde sociales d’un côté et la dignité des personnes de l’autre. Cette entreprise de haute volée est plus que jamais nécessaire car elle a sa place entre le laxisme auquel Christiane Taubira donne ses lettres de noblesse et l’empirisme erratique du quinquennat précédent.

Quel catastrophique signal vient d’être donné par Jean-Marc Ayrault – et quel encouragement diffus pour la délinquance et la criminalité – avec la suppression des peines plancher et l’instauration superfétatoire et donc dangereuse à tous points de vue de la peine de probation !

Il serait dramatique pour la droite responsable – François Fillon a raison de vouloir substituer à la précaution stérilisante la responsabilité créatrice – d’abandonner le terrain de la justice à une gauche demeurée toujours aussi naïve et à un conservatisme englué dans un matraquage judiciaire, comme, sur un autre registre, le matraquage fiscal de maintenant.

Un humanisme mais rigoureux, une démocratie sachant se défendre sans se renier, un pays ne tendant pas l’autre joue mais mesuré et lucide dans ses ripostes.

Il y a de quoi faire, espérer, rassembler, gagner.

*Photo : Organisation for Economic Co-operation and Develop.

Michael Kohlhaas, un homme de principe

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michael kohlaas pallieres

michael kohlaas pallieres

Dans la fiche de présentation, le réalisateur, Arnaud des Pallières, rappelle deux choses essentielles pour comprendre son film, et la démarche titanesque qui en découle. Premièrement, Michael Kohlhaas est tiré d’une nouvelle de Heinrich von Kleist, publiée en 1810, qui raconte l’histoire (vraie) d’un marchand qui se révolte contre l’ordre établi au XVIe siècle afin d’obtenir réparation et justice de la part d’un seigneur inique. Franz Kafka, dont c’était le livre préféré dans toute la littérature allemande, y aurait puisé le désir d’écrire ! Deuxièmement, le réalisateur précise avoir lu l’ouvrage à 25 ans et en avoir tout de suite tiré  l’envie d’en faire un film ; un film qui se situerait dans le sillage d’Aguirre (Herzog), Les Sept Samouraïs(Kurosawa) et Andrei Roublev (Tarkovski). La barre était si haute qu’Arnaud des Pallières avoue avoir attendu plus de vingt ans pour se lancer dans l’aventure, le temps de l’humilité, le temps de comprendre que, de toute façon, il n’arriverait pas à toucher le sublime de ses prestigieux devanciers.

On peut difficilement le contredire sur ce point, bien que Michael Kohlhaas soit une œuvre rare, et un grand film français – très loin des poncifs imbéciles du cinéma hexagonal. La nouvelle de Kleist est transposée (avec bonheur) dans les paysages venteux et brumeux des Cévennes et porté par un acteur au charisme prodigieux : Mads Mikkelsen (qui nous rappelle la figure étincelante de Clint Easwood dans les grandes plaines du Far West). L’histoire est toujours celle d’un marchand de chevaux, lecteur de la Bible, qui se lève contre un jeune seigneur barbare au nom des principes qui l’animent : l’amour, la justice et l’honneur. Mon Dieu, me direz-vous, un film réactionnaire ! La tolérance, le mélange et les plaisirs de l’homme libéré de tout principe, c’est quand même autre chose. Bref, Michael Kohlhaas est un homme droit, et par là même rigide, qui n’hésite pas à mettre la province à feux et à sang pour demander réparation, et justice. Point.
Cette vengeance au nom de l’honneur bafoué n’est pas en soi une grande nouveauté, elle est même le lot du genre humain (sauf à changer le genre). Mais le génie de Kleist, que des Pallières retranscrit magnifiquement dans une scène avec Denis Lavant (le prédicateur), est justement de mettre son « héros » devant ses propres contradictions et, disons-le, devant sa conscience d’homme. Et de rappeler ainsi que la vie, notre vie, est un dialogue incessant, une déchirure béante entre notre condition éphémère et notre aspiration à l’éternel. Questionnement ontologique qui ne se glisse pas dans les cerveaux supérieurs,dans les hautes altitudes de la spéculation, non, questionnement qui surgit dans les actes de la vie courante et qui se répercute dans les engagements que l’homme s’impose à lui-même.
Michael Kohlhaas, lui non plus, n’échappe pas à l’entrelacement des causes et des conséquences qui projettent l’être dans les gouffres sans fond de la destinée. Le « héros », le « juste » qui s’est levé contre l’ignominie d’un seigneur tombe lui-même dans les travers de l’hubris, et de la justice qui se fait vengeance. Pire, c’est au nom de valeurs nobles que l’homme s’enfonce dans la matérialité du mal, sans même s’en rendre compte. Il faut l’intervention d’un pasteur au visage diabolique pour que l’homme d’honneur contemple son âme dans ce miroir, et comprenne qu’il ne trouvera jamais d’équilibre entre son désir de justice, ô combien juste ici-bas, et la nécessité du monde, qui répond à un mystère insondable. C’est le destin de l’homme (fini) face à Dieu (infini) qui se joue ici, et il n’y a ni vainqueurs ni vaincus. Mickael Kohlhaas finira par déposer les armes, et mettre sa vie entre les mains d’une Providence dont il connaît déjà la sentence. Mais il lui faut aller jusqu’au bout de ses principes, et en payer le prix comme il se doit, chez les hommes et dans le ciel. Grande leçon.
Nous n’avons rien dévoilé ni de la fin du film ni des raisons profondes d’une quête d’un autre âge, et plus que jamais présente pour ceux qui veulent bien mettre leurs actes au diapason de l’éternité qui les recouvre. Et, malgré toutes les propagandes actuelles, il faut espérer que des choses aussi rétrogrades que le désir d’amour, le sens de l’amitié, le goût de l’honneur et la mémoire de la mort continueront à serrer la poitrine et à brûler le cœur des hommes d’un autre âge, des hommes sans âge, des hommes tout court.

Comment ne pas aimer Jean Ziegler?

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Jean Ziegler est simultanément le plus vil des flatteurs et le plus fidèle des amis, le plus incompétent des experts et le plus chaleureux convive, le politicien le plus roué et le Saint-Just helvétique.

Le gouvernement suisse, qui n’est jamais à une bévue près, l’a proposé comme consultant auprès du Comité consultatif des droits de l’Homme des Nations-Unies à Genève. Non, ce n’est pas un gag : l’homme qui avec une constance qui force l’irrespect, n’a cessé de louer les dictateurs les plus sanguinaires pourvu qu’ils soient « révolutionnaires », c’est-à-dire anticapitalistes, antiaméricains et antisionistes, aurait un droit de regard sur la politique internationale. C’est un peu comme si le gouvernement de François Hollande chargeait Dieudonné et Soral de missions humanitaires au Proche-Orient, avec un badge onusien.

J’ai conservé toute ma sympathie à Jean Ziegler, ce vieux renard de la politique qui est parvenu à faire gober aux Helvètes qu’il a lutté une vie durant contre les gnomes de Zurich et plaidé pour une Suisse généreuse. À force de répéter toujours la même antienne, les Suisses qui sont souvent naïfs et un peu gênés d’être si riches dans un monde si déshérité, ont fini par lui accorder quelque crédit. Mais en appuyant sa candidature aux Nations-Unies,  ils donnent l’image de simplets, incapables de distinguer la morale de la politique. Et surtout de se laisser rouler dans la farine par des escrocs qui jouent sur les bons sentiments, c’est-à-dire les plus frelatés, tout en flattant leur narcissisme . « Bien joué, mon Cher Jean» , a envie de dire le cynique en moi. Mais je ne peux m’empêcher de trouver la ficelle un peu grosse et le Conseil Fédéral  encore plus crédule  que je ne l’imaginais.

À l’Ecole des fans

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enfant staline martin

enfant staline martin

L’angoisse monte. Demain matin, le réveil sonnera. Écolier ou salarié, vous n’échapperez pas au destin tragique de la reprise. Les symptômes sont connus : de la boule au ventre à l’envie de disparaître, de tout plaquer, de vous retrouver, seul, dans cette crique, loin des affreux, du monde « civilisé », des professeurs, des chefs, des empêcheurs de respirer, etc… Comme le disait le fataliste président Chirac, les emmerdes volent toujours en escadrille surtout à la fin de l’été où impôts, taxes, directives et injonctions nous encerclent. Nous sommes pris dans la nasse. Pas la peine de gesticuler, il faut se soumettre, abdiquer, la fermer et reprendre le chemin du travail ou du lycée en rêvant aux prochaines hypothétiques vacances.

Il existe cependant un moyen de se libérer temporairement de ce carcan : lire (dévorer) le tome 24 des aventures de Lefranc. L’Enfant Staline vient de paraître chez Casterman. Cette douceur d’enfance est un régal, elle panse les blessures de l’âge adulte. Elle abolit le temps. Elle redonne des couleurs à l’automne. Son classicisme bon teint, sa nostalgie fifties, son scénario charpenté à l’ancienne, sa sculpturale ligne claire et son charme discret, élégant, bourgeois, la mettent à l’abri des modes forcément passagères. Chez Lefranc, on respecte la tradition. Disparu en 2010, Jacques Martin, le créateur de Lefranc mais aussi d’Alix, pourrait être fier de ses successeurs. C’est maîtrisé, esthétique, romanesque, documenté et puissamment passéiste, des qualités qui font de ce dernier opus une fenêtre vers l’imaginaire, le vrai, pas le fabriqué, le contrefait. Trop d’auteurs de bande dessinée courent derrière une illusoire modernité, ils pensent renouveler le genre en forçant le trait, en accumulant les outrances, en se prenant pour des artistes, détestable dérive narcissique. Ils ont simplement peur d’écrire et de dessiner une bonne histoire avec des personnages, de l’action, de la psychologie et de l’évasion.

À tort, ils imaginent que les jeunes lecteurs de BD sont attirés par l’air du temps. Fugace méprise. Si depuis 1952, année de sa naissance, on aime suivre le journaliste Lefranc dans le décor inchangé de la Guerre Froide, c’est qu’on y retrouve des sentiments nobles, un monde fait de complots, d’intrigues scientifiques et de tensions diplomatiques. Une aventure historique qui, l’espace d’une heure, nous fera oublier notre triste quotidien d’ex-vacancier. Il suffit de lire la première case pour qu’on avale les 48 pages suivantes : « Novembre 1952. Ce jour-là, vers 18 heures, alors que règne un froid polaire sur Moscou, Alexeï Andreïev, directeur du département de génétique à l’Institut de recherche scientifique de Moscou, sort de son laboratoire et se dirige vers sa voiture officielle ». Thierry Robberecht a construit une trame haletante, à la découpe aussi précise et tranchée qu’un veau Orlov. Il retrouve comme sur le précédent album (L’Éternel Shogun), Régric au dessin qui montre l’étendue de son talent (immense). Ses paysages sous la neige, ses rues sombres de Moscou ou la finesse de ses illustrations automobiles (ZIM 12, Gas 69, etc…) mériteraient d’être exposés dans nos musées. Des planches de toute beauté ! Une mention spéciale à Bruno Wesel pour ses couleurs géorgiennes. Dans L’Enfant Staline, il est question de clonage, du Petit Père des Peuples, des purges, de la lutte entre le MGB (ancêtre du KGB) et la CIA, de la Science toute puissante et de vies brisées.

Quand vous serez, demain, à votre bureau, devant votre écran à compiler des chiffres sur un tableur Excel ou à écouter distraitement un cours sur la photosynthèse, votre esprit divaguera sur les rives de la Koura. Le prochain album de la série devrait sortir en 2014 sous le titre provisoire de Cuba Libre (scénario de Roger Seiter). Avant de prendre le cap sur le soleil des Antilles, savourez cet épisode soviétique, froid, glacé, idéal pour un temps de rentrée.

L’Enfant Staline – Tome 24 Lefranc – Jacques Martin-Régric-Robberecht – Casterman (@photo)

Bowie, décadence et grandeur

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david bowie londres

david bowie londres

Y-a-t-il parmi vous, braves lecteurs de Causeur, des fans de David Bowie ? Non. Pas un seul, je parie, qui soit prêt à sauter dans l’Eurostar pour découvrir le must de la saison culturelle outre-Manche : l’exposition consacrée à la pop-star britannique au musée Victoria et Albert. Avec près de 50 000 entrées préachetées, l’afflux de visiteurs est difficile à réguler. Un engouement déclenché par la sortie d’un album attendu depuis dix ans : qualifié de « chef-d’œuvre crépusculaire » par le New York Times, The Next Day  s’affiche en tête des ventes dans une dizaine de pays. Si vous êtes du genre sélectif et réservé, vous le détesterez. Et plus encore le clip diffusé en mai sur YouTube pour accompagner la chanson-éponyme: sang et stigmates qui rehaussent une iconographie vaguement christique et outrageusement glauque, Marion Cotillard en prostituée, Gary Oldman en prêtre, Bowie en prophète, bref, une exhalaison de mauvais goût dont vous fuirez au loin l’odeur fétide. « David Bowie is back, but hopefully not for long », a promis le président de la puissante Christian League américaine. Peut-être ne vous déplairait-il pas qu’il ait raison. Mais peut-être aimeriez-vous plutôt vous replonger dans ces années 1960, qui ont vu naître Bowie en tant qu’artiste et dont vous avez gardé, je le sens, une secrète nostalgie. En dépit de leur caractère convulsif, de leur atmosphère d’infantilisme et d’enfantillage, de leur héritage ambigu, les roaring sixties furent aussi le moment d’un grand rêve de liberté. Depuis lors, nous n’avons plus jamais osé faire des rêves si dangereux.

1969 : une odyssée suburbaine.

« David Bowie is » : la référence aux sixties s’étale sur toute la hauteur de l’imposante façade du musée. Une phrase inachevée en guise de titre et nous voilà baignant dans une sauce post-structuraliste à la Barthes. L’impression de faire irruption en plein cours de sémiotique se précise, à peine franchi le seuil, où une citation de la star  se détache sur un mur grisâtre : « Tout est instable. La signification de l’œuvre n’est pas nécessairement celle voulue par l’auteur. Il n’y a pas de voix qui fasse autorité. Il n’y a que des lectures multiples. » Tant pis pour les visiteurs qui croyaient naïvement que leur idole était juste un chanteur de pop & rock. David Bowie est une galerie de personnages, un conglomérat de personnalités, un fichier d’identités abandonnées. Il est ce que son époque l’a autorisé à être…[access capability= »lire_inedits »]

Au commencement, il est l’un des 500 000 garçons britanniques nés à l’acmé du baby-boom, en 1947. Une famille sans histoire, mais dotée d’une mythologie: le père de Bowie a englouti une fortune dans des jazz-clubs du Soho des années 1930 pour promouvoir la carrière de sa première épouse d’origine autrichienne, connue sous le nom de « Chérie-The Viennese Nightingale ». La réminiscence de ce Londres bohémien et les lectures suggérées par son demi-frère, à commencer par celle de Sur la route, roman-culte de Kerouac, conduisent le jeune Bowie à s’installer au cœur de la capitale. La séquence la plus passionnante de l’exposition évoque en parallèle le destin d’un individu et celui d’une métropole, avec, en particulier, une illustration tirée de Private Eye Magazine de novembre 1968, qui représente un gratte-ciel en train de s’écrouler. Elle renvoie à un fait réel : un décorateur de gâteaux craque une allumette dans son appartement situé au 18e étage d’un immeuble flambant neuf, provoquant une explosion de gaz. Plus encore que le bâtiment, ce sinistre réduit à néant les ambitions modernistes de la gauche, alors au pouvoir, incarnées dans le programme « Villages in the sky » et autres idées de planification sociale. La tendance à rénover plutôt qu’à raser s’affirme au sommet, tandis qu’à la base de la société, le rejet  du grandiose se conjugue à la méfiance croissante envers la communication de masse – et la consommation qui va avec. Cette évolution est déterminante pour Bowie.

L’horizon devant lui est dégagé : il a signé avec Decca et vit à Londres, loin de la rigidité morale et du dress code de la banlieue, qu’il abomine. Reste que Londres n’est plus Londres. Le Soho des bars à piano résiste mais, à l’Est, la silhouette futuriste de la Post Office Tower rappelle que le bulldozer du progrès avance. Travaillistes et conservateurs s’accordent sur la perspective de créer un « Brave New London » susceptible de faire oublier la perte de l’Empire aux sujets de Sa Gracieuse Majesté. Tout change en peu de temps. Bowie ne s’aperçoit pas qu’il enfonce une porte ouverte. « You see these suburbs spring up […]  And they’re terrifying, because they are death of soul. This is the prison this planet is being turned into », semble-t-il marteler d’après le gourou de sa génération, l’écrivain J.G. Ballard. En 1967, la contraception et l’avortement sont légalisés, l’homosexualité dépénalisée. Un an plus tard, l’âge de la majorité légale est abaissé de 21 à 18 ans. Jack Kerouac meurt en 1969, trois mois après que Neil Armstrong a fait un petit pas sur la Lune.

L’une des pièces les plus émouvantes de l’exposition ne provient ni de la collection privée de l’artiste ni de ses effets personnels. C’est quelque chose qui nous appartient à tous : la Terre. Photographiée par l’astronaute Bill Anders pendant la mission Apollo 8, notre petite planète apparaît comme une fragile boule de cristal barbouillée de bleu et suspendue au milieu de nulle part. « Planet Earth is blue/And there’s nothing I can do… », chante Bowie en 1969, acquérant avec Space Oddity le statut de méga-star. Ce premier tube, trop mélodieux pour être écouté, résume en quelques vers les paradoxes substantiels de la décennie. Le succès de la conquête spatiale et, plus généralement, la rapidité du développement technologique, soulèvent autant d’enthousiasme qu’ils causent d’appréhension. L’effondrement des carcans du conformisme libère un individualisme exacerbé qui constituera un sérieux défi pour toutes les sociétés européennes, engagées sans le savoir dans la voie de la déliaison. La culture pop donne la parole à la jeunesse, mais la détourne de l’engagement politique.

1975 : Thatcher sur orbite.

Devinette. Qui se cache derrière le slogan : « Freedom to live your life your way ! » ? Pas David Bowie ni aucune autre icône de la scène rock. On doit cette magnifique sentence, prononcée lors du congrès du Parti conservateur de 1975, à Margaret Thatcher. Comme le serine dès 1970 John Lennon, « The dream is over » – ce qui ne signifie nullement que tout le monde se réveille. Bowie prend la « route de l’excès », selon l’heureuse formule de William Blake. Sous la triple influence de la cocaïne, d’Orwell et de Burroughs, il invente Ziggy Stardust, son alter ego.

Il faut s’interroger sur le phénoménal succès du personnage né dans le sillage des droogies. À l’instar des protagonistes d’Orange mécanique, Ziggy opère dans une société utopique, menacée de disparition. Chargé de lui délivrer un message d’amour et de paix, il finit par s’autodétruire. Mais injectée dans la culture populaire par l’intermédiaire de Bowie, l’œuvre de Burroughs influence le mouvement punk qui rassemble des milliers de jeunes sous l’étendard « No Future ». Troublant, isnt’it ?

Ziggy lègue à la postérité une impressionnante garde-robe, dont plusieurs pièces sont exposées, telles des reliques, dans des sortes de cercueils de verre. S’il se défend d’être une fashion victim, Bowie veut que sa musique se voie comme elle s’entend. Mission accomplie. L’exposition est sponsorisée par Gucci dont la styliste, Frida Giannini, confie : « L’androgynisme effronté de Bowie a aidé les femmes à exprimer leur puissance masculine sans perdre leur glamour et leur sensualité féminine. » Si cela vous enrage, vous devez être conséquent et fulminer à l’évocation du précurseur bisexuel de Bowie, Lord Byron. Vous indigner aussi de l’ambiguïté sexuelle de Nijinsky. Condamner le théâtre kabuki et les cabarets de la République de Weimar – autant de sources auxquelles Bowie a puisé son inspiration.

En 1974, Diamond Dogs, son dernier projet ambitieux, est le chant du cygne de sa période glam. Quelle mort magnifique ! La pochette du disque assomme comme un coup de poing. Mi-chien, mi-Bowie, l’être peint par Guy Peellaert dans le style de l’expressionnisme allemand exhibe ses parties génitales, tout en arborant une pose de sphinx qui évoque également celle des starlettes hollywoodiennes des années 1920. Une admirable décadence dont l’esprit éclectique de l’artiste saisit ce qu’elle a de commun avec le climat « fast sex in city » de la fin des années 1970.

Depuis lors, Bowie n’a, à mon humble avis, réussi qu’une œuvre majeure : sortir Iggy Pop de l’addiction à l’héroïne. Let’s Dance, paru en 1983, marque sa « normalisation », c’est-à-dire sa transformation en bel homme bronzé, souriant… Et quelconque. C’est ainsi. Il disait lui-même que ses chansons n’étaient que des « polaroïds », des « instantanés d’une époque ». Les années rock, c’est du passé.[/access]

Victoria and Albert Museum, Cromwell Road, M° South Kensington.

Jusqu’au 11 août, ouvert tous les jours de 10 heures à 17h30 (dernière entrée à 16h30), vendredi jusqu’à 21h30.

Billets uniquement au guichet le jour de la visite (plus de pré-vente). 

*Photo : Mashthetics.