Accueil Site Page 225

La mémoire des victimes de la Shoah à Anderlecht: un enjeu délicat?

0

Avant que de nouveaux pavés en mémoire de l’Holocauste soient inaugurés à Anderlecht vendredi dernier, une polémique a été évitée de justesse. Le témoignage de Fadila Maaroufi.


Il y a deux jours, nous avons appris que deux écoles communales d’Anderlecht, Carrefour et Marius Renard, avaient refusé de participer à la pose de Pavés de la Mémoire honorant les victimes de la Shoah, invoquant des sensibilités liées au conflit israélo-palestinien. Selon le journal La Dernière Heure, les directions des écoles craignaient des débordements et des réactions de la part des parents. Cependant, le 10 janvier 2025, décision a finalement été prise de faire participer ces écoles à cet événement, ce qui est une avancée positive.

Néanmoins, il est légitime de se demander comment aller de l’avant.
Tentera-t-on encore longtemps de dissimuler les problèmes sous le tapis ?

Pour mieux comprendre le contexte, il est essentiel de revenir sur l’histoire du quartier de Cureghem, anciennement un quartier juif où une synagogue a été construite le 6 avril 1933. Ce quartier a connu de profonds changements, notamment avec le départ des grossistes juifs situés dans le triangle près de la gare du Midi. Plusieurs facteurs expliquent cette évolution, notamment l’augmentation des actes d’antisémitisme, souvent passés sous silence.

Antisémitisme minimisé depuis des années

Des événements marquants témoignent de cette montée de l’intolérance. En 1997, un acte de vandalisme a failli coûter cher à la synagogue, quand de l’essence avait été répandue, mais les flammes évitées. Des pavés ont été lancés sur les vitres, et des cocktails Molotov ont été utilisés. Le dimanche 31 mars 2002, des jeunes ont jeté plusieurs cocktails Molotov sur le lieu de culte, causant des dégâts considérables. Les journalistes de l’époque ont recueilli quelques témoignages qui minimisent l’antisémitisme voire le justifient.

Brahim, un jeune musulman de 25 ans, a qualifié cet acte de « gratuit et inutile« , soulignant que seuls des individus irresponsables pouvaient agir ainsi. Il est crucial d’interroger les racines de l’antisémitisme, notamment parmi les jeunes musulmans, et de réfléchir à l’idéologie des Frères musulmans qui se propage en Europe. Rachid, 24 ans, s’est également exprimé sur ces attaques : « C’est triste à dire, mais ce sont des choses qui arrivent en Europe, nous recevons juste les informations intéressantes la communauté juive. Quand on confronte les télés arabes aux télés juives, allez savoir qui a raison… Cela ne justifie rien, mais il faut trouver la part des choses. Le plus important ici est qu’un lieu de culte a été attaqué. Qu’il soit musulman, juif ou catholique, peu importe, car c’est de toute manière inadmissible qu’un quelconque lieu de culte soit attaqué. »

Cette justification et cette façon de minimiser la situation ne sont pas nouvelles et sont largement partagées et diffusées depuis le 7 octobre 2023, après les attaques des terroristes du Hamas contre Israël auprès des jeunes et dans le monde médiatique.

Analysons le témoignage de Rachid : il suggérait que de tels actes sont courants et presque inévitables, ce qui minimise la gravité de l’antisémitisme, et semblait même normaliser la violence quand il dit : « Ce sont des choses qui arrivent en Europe« .

La phrase « nous recevons juste les informations intéressantes la communauté juive » et la comparaison entre « les télés arabes » et « les télés juives » impliquent une méfiance envers les médias et insinuent un biais, ce qui nourrit des théories du complot ou des préjugés.

A lire aussi: Molenbeek, capitale européenne de la culture en 2030?

Quand il dit « il faut trouver la part des choses« , cela peut être interprété comme une tentative de chercher des excuses ou des explications qui atténuent la responsabilité des auteurs des actes antisémites. C’est un appel à la relativiser l’acte.

Bien que son propos reconnaisse l’inadmissibilité des attaques contre les lieux de culte, il minimise l’antisémitisme, son propos semble diluer l’importance de l’antisémitisme en le plaçant sur le même plan que toute attaque contre un lieu de culte, sans reconnaître la spécificité et l’histoire des violences antisémites.

On peut constater la contradiction dans la phrase « Cela ne justifie rien… », qui est suivie par des propos qui semblent justement chercher à relativiser ou expliquer le contexte, ce qui affaiblit la condamnation initiale. Dans l’ensemble, la phrase oscille entre la reconnaissance de la gravité d’une attaque contre un lieu de culte et une tentative de relativisation qui nous pouvons percevoir comme une banalisation de l’antisémitisme.

Une jeunesse ciblée par l’idéologie

En 2010, un cocktail Molotov a de nouveau été lancé contre la porte d’entrée de la synagogue. En 2014, celle-ci a été victime d’un incendie volontaire, quelques mois après l’attentat tragique du musée juif de Bruxelles. En 2017, des actes de vandalisme ont visé les caméras de surveillance de la synagogue à plusieurs reprises.

Ce quartier est aussi le témoin de mon enfance. Je me souviens des cocktails Molotov lancés sur la synagogue et du départ progressif des Juifs du triangle, remplacés par des commerces pakistanais. Cette évolution marque une page qui se tourne, laissant des souvenirs empreints de stigmates et un antisémitisme qui continue de se manifester dans les murs du quartier. Il est essentiel de se souvenir et de réfléchir à ces événements, non seulement pour honorer la mémoire des victimes, mais aussi pour construire un avenir sécurisé pour nos compatriotes juifs et pour l’ensemble de la société. Nous ne pouvons pas ignorer ces faits ni tourner la page. Tous les actes d’antisémitisme, qu’ils soient verbaux ou physiques, soulignent la nécessité d’une prise de conscience collective sur ce problème, d’oser le nommer et de reconnaître qu’il nous concerne tous. Cet antisémitisme est en partie le résultat de la pénétration de l’islamisme dans divers secteurs de notre société, et l’école a été l’une des premières cibles de l’idéologie des Frères musulmans.

Notre ami Pierrot

Le Pierrot, ou Gilles, de Watteau, a regagné les cimaises du Louvre après restauration. Les couleurs, en retrouvant leur éclat, redonnent corps à ce portrait mystérieux et rassurant. Dans le vacarme du monde, cet homme immobile nous regarde fixement, et, surtout, garde le silence.


Il est là, debout, les bras ballants, dans son costume de Pierrot, les paupières et le dessous du nez légèrement rougis. On le reconnaît à sa collerette, son habit blanc à boutons, son pantalon flottant et son bonnet-calotte sous son chapeau de feutre. Il est né Pedrolino dans la comédie italienne, francisé en Pierrot dans les années 1680. Personnage farcesque, à l’origine faire-valoir d’Arlequin, il a longtemps incarné la naïveté et la gaucherie avant de devenir, avec le temps, un amoureux sentimental et un poète rêveur. En 1719, date vers laquelle il a sans doute été peint par Antoine Watteau (1684-1721), il n’a pas encore entendu parler du célèbre mime Jean-Gaspard Deburau (1796-1846) qui recréera son personnage au xixe siècle. Il n’a pas vu l’acteur Jean-Louis Barrault (Baptiste) lui rendre hommage dans Les Enfants du Paradis (1945), n’a pas lu le très beau conte Pierrot ou Les Secrets de la nuit de Michel Tournier (1979) et n’a pas goûté les douceurs Pierrot Gourmand lancées en 1924 par le confiseur Georges Evrard.

Analyse d’un regard perdu

Dans le célèbre tableau de Watteau, œuvre au format inhabituellement monumental (184,5 x 149,5 cm) que le musée du Louvre présente au public après restauration, Pierrot se tient immobile, sans rien dire et sans rien faire. Il nous regarde. Ses yeux asymétriques rompent avec le monotone alignement des boutons de son habit de cotonnade. Pas de grimace ni de pantomime : les rubans roses des souliers, les gros plis des manches de la veste et le plissé vaporeux de la collerette laissent place à un visage lisse de jeune homme dont les traits singuliers et l’expressivité naturelle ne semblent plus relever de la comédie ni du jeu d’acteur. A-t-il réellement cet air niais et pataud que la critique lui fait endosser comme un habit de scène, et que l’on retrouve, il est vrai, dans d’autres œuvres du peintre ? Derrière lui, en contrebas du talus où il est monté seul, s’agitent des comédiens dont la réunion est plus qu’improbable à une époque où la querelle des théâtres fait rage et où la Comédie-Française parvient parfois à faire interdire les représentations du très populaire Théâtre de la Foire incarné par le personnage de Pierrot : le Crispin ricaneur (Comédie-Française), le Momus ahuri (le fou de la Foire) et le comédien italien ne font pas partie de la même troupe. Le Pierrot du Louvre, lui, ne ricane pas, ne sourit pas, ne fait pas l’étonné et ne tire pas sur la longe d’un âne qui s’est lui aussi invité dans ce décor de fêtes galantes. Il est tout entier dans ce regard qu’il nous lance depuis le xviiie siècle, un regard qui s’est perdu un temps, jusqu’à la découverte du tableau sur le marché parisien en 1826, et qui fascine encore. On est fasciné par ce qu’on ne s’explique pas, et ce comédien qui ne dit pas un mot fait forcément beaucoup parler de lui. De surcroît, on supporte assez mal le silence, même lorsqu’il émane de nos personnages de fiction. Songeons à Rosalie écrivant à David dans le film de Claude Sautet (1972) : « Je t’écris ma cinquième lettre et je m’attends à ton cinquième silence ; ce n’est pas ton indifférence qui me tourmente, c’est le nom que je lui donne. » Au silence du Pierrot du Louvre, on a donné le nom d’« embarras ». Faute de mieux.

À lire aussi, Georgia Ray : Fous d’artifice

Conserver et restaurer notre culture

Cette œuvre de Watteau, longtemps nommée le Gilles (du nom d’un autre personnage de théâtre burlesque), vient d’être restaurée. La restauration des œuvres d’art et des édifices du patrimoine national prend, dans une société assez familière du saccage et de la détérioration, une dimension particulière. « On dénonce un monument, on massacre un tas de pierres ; nous leur en voulons de tous les crimes des temps passés. Nous voudrions effacer le tout de notre histoire » : Victor Hugo tonnait déjà, en son temps, contre ce qu’il nommait joliment « le vandalisme subventionné » (Guerre aux démolisseurs, 1832). À l’heure où l’on ruine des écoles, où l’on dégrade des églises, mais où également toute statue de l’espace public est susceptible de tomber pour complicité de crime contre l’humanité, savoir que la cathédrale Notre-Dame et le Pierrot de Watteau ont recouvré tout leur éclat a quelque chose de réconfortant. Silencieuse, la restauration des œuvres d’art conjugue au futur la beauté d’autres âges. Elle réalise sur des épidermes de toile ou de pierre ce que les gens attendent pour eux-mêmes de la science et de la médecine : enlever les couches gâtées par le temps et redonner aux couleurs leur vivacité initiale. Elle mise sur une forme possible d’éternité : la conservation de notre culture.

Les interprétations du Pierrot de Watteau, sur fond de querelle des théâtres, d’autoportraits divers et de motifs repris de croquis antérieurs, sont à lire dans le bel ouvrage dirigé par Guillaume Faroult qui accompagne l’exposition « Revoir Watteau : un comédien sans réplique ». Mais au-delà de tout ce qu’on peut en dire, le silence de ce Pierrot est en soi un bien précieux. Dans un contexte général de commedia dell’arte et de théâtre de foire bas de gamme, avec son lot de cacophonie politique, de ricanements subventionnés, d’âneries culturelles variées, de plaidoyers de toutes les causes, de récits dramatiques chantés a cappella, de sensibilisations tapageuses et d’états d’âme diffusés en Dolby stéréo, un peu de silence, en ce début d’année, ne peut pas faire de mal. Le Pierrot du Louvre se tait et c’est tant mieux. Réjouissez-vous ! Vous ne l’entendrez pas parler de « problématique », de « paradigme », de « ligne rouge », de « proxis » et d’« ADN ». Il ne dira pas qu’« il faut changer de logiciel » ou qu’« il y a un avant et un après ». Il ne dira pas non plus – hideuse mode grammaticale – ce comédien- ou cet habit- en parlant de ce comédien ou de cet habit. Imaginez, s’il parlait comme on entend parler en France aujourd’hui, ce que cela donnerait : « Le sujet c’est qu’avec ce tableau-là il y a un avant et un après Watteau. »

Non, vraiment, rien que pour son silence, le Pierrot du Louvre est notre ami.

À voir :

« Revoir Watteau : un comédien sans réplique, Pierrot, dit le Gilles », musée du Louvre jusqu’au 3 février.

À lire :

Pierrot dit Le Gilles de Watteau. Un comédien sans réplique

Price: 39,00 €

11 used & new available from 27,94 €

Délit de mélancolie


Jérôme Leroy nous revient en forme et en force. Il rassemble soixante-dix textes en prose qui forment les éclats d’un miroir brisé par les assauts du temps. Et chaque éclat nous renvoie à une France – et même à une partie de l’Europe septentrionale pour l’auteur – que nous avons aimée car nous y étions jeunes, l’esprit plein d’alacrité. On suit Leroy tour à tour sur le canal de la Deûle, dans un train que je connais bien, le Paris-Limoges, sur une plage blonde du Portugal, une île grecque hantée par le souvenir lumineux d’un Michel Déon écrivant l’un de ses meilleurs romans, sinon le meilleur, Un déjeuner de soleil. Rien que le titre du nouveau livre de Leroy est un oxymore génial : Un effondrement parfait. Ça colle à notre époque qui salit tout, efface le plus délicat, saccage la beauté tremblée d’un internat de province, celui-là même qui nous offrit les armes du goût pour tenir en respect les ondes perturbantes des Assis. Il n’y a plus rien de parfait hors la destruction de ce qui nous tient encore debout. Leroy est dur avec l’époque, mais comme c’est un tendre, ça touche où l’on souffre le plus : la disparition du style. Extrait : « L’actuelle zombielangue dans laquelle on baigne, jusque dans le roman, a autant de rapports avec le français qu’un showroom de concessionnaire automobile dans une zone commerciale en a avec le soleil sur la Vienne du côté d’Eymoutiers. » Il regrette la figure rassurante de Georges Pompidou, mort il y a cinquante ans, et cette « impression d’épaisseur et d’intelligence dans l’usage du monde, bien lointain de celui des gueules en plastique qui prétendent nous mettre au pas. » Leroy est définitif : « Je ne sais pas ce qui s’est passé en moins de quarante ans mais ce dont je suis certain, c’est que l’on a changé de civilisation. Je ne juge même plus, je ne fais que constater. »

L’un des ennemis, pour ne pas dire le seul, c’est le capitalisme qui ne cesse de détruire le peu de douceur de vivre qu’il reste, « c’est-à-dire pas grand-chose. » C’est pour cela qu’il cite l’évadé permanent, Rimbaud : « Je préfère partir que de me faire exploiter. »

A lire aussi: La boîte du bouquiniste

Leroy voyage, et son livre s’écrit. Il n’est pas seul, il accompagne ses amis. Ils se nomment Paul Morand, Jacques Laurent, Roger Vercel – totalement oublié – André Dhôtel, Yves Navarre, Roger Nimier, avec une mention spéciale pour Simenon et le commissaire Maigret. L’interrogatoire va durer. Leroy, faites monter des sandwichs, de la bière, la brasserie Dauphine est encore ouverte. Lire Simenon, c’est vous éviter vingt ans d’analyse stérile. Avec l’argent économisé, on peut alors revoir les plages de son enfance, la marée qui efface les pas, les jeunes filles à nattes blondes, inaccessibles, le préau de l’école communale, la colère mêlée à la tristesse dans le regard du père syndicaliste après la fermeture de l’usine délocalisée. Attention, Leroy est un trafiquant de mélancolie vive.

Il y a un très beau passage sur l’écolier qu’il fut, amoureux de sa prof de maths, « ronde comme une pomme ou une journée réussie. » Il a fait une bêtise, le minot Leroy, alors elle lui colle une punition, une rédaction. C’est malin comme choix ; elle doit l’avoir bien cerné. Elle lit son texte devant la classe : « Parce que c’est bien, même si c’est une punition. » Voilà une belle définition de la littérature.

Bon, je lui en veux un peu quand il dresse la liste des écrivains avec lesquels il n’aurait pas aimé boire. Il cite Alain Robbe-Grillet. Là, Jérôme Leroy, vous avez tort : l’auteur du Voyeur était très drôle. Le vin blanc électrisait son humour, surtout avec une douzaine d’huitres, à la Closerie.

Je vous recommande chaudement de lire cet effondrement parfait, d’en ouvrir les pages au hasard, de revoir ainsi son propre passé dans l’éclat du miroir brisé. L’envie vous prendra peut-être d’aller vous chafrioler, et sûrement de retrouver « le vrai goût du temps » en écoutant la « rumeur estivale des plages ». Car, pour Leroy, un seul programme politique se tient, « aller à la plage. » Et pour moi, à la pêche.

Jérôme Leroy, Un effondrement parfait, La Table Ronde. 160 pages.

Un effondrement parfait

Price: 16,00 €

16 used & new available from 5,65 €

Le Nord et deux frères en harmonie

0

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Amiens.

La ville d’Amiens n’a pas la seule particularité d’être celle de notre bon et bien aimé président Emmanuel Macron, et la capitale du macaron ; elle détient aussi en ses murs l’un des cinémas Pathé qui propose les places les plus chères de France ! « Ce n’est pas le plus cher de France. Les cinémas parisiens sont plus chers et ça semble logique parce que c’est la capitale. Le loyer et le coût de la vie y sont plus importants », déclarait, il y a peu, Marc-Olivier Sebbag, délégué général de la Fédération nationale des cinémas français (FNCF) à nos confrères de France 3 Hauts-de-France. « Amiens, c’est, en quelque sorte, la capitale de la Somme, donc c’est normal que le loyer soit plus cher là-bas que dans les autres villes. » Bah voyons ! À part que nous, pauvres Amiénois, on n’a rien demandé du tout ; on veut juste tenter de voir un film sans se ruiner la couenne. Face à cette situation inédite et assez déplorable, deux alternatives : fréquenter le ciné Saint-Leu, dans le quartier éponyme, et/ou le ciné Orson-Welles, à la Maison de la culture. (C’est environ la moitié du coût du ticket Pathé-Amiens et les programmations y sont de grande qualité.) Je suis donc allé voir, au ciné Saint-Leu, le film En fanfare, d’Emmanuel Courcol. Je ne l’ai pas regretté. Présenté en avant-première au Festival de Cannes 2024, ce long-métrage est une totale réussite, tissé d’émotion, superbement interprété, délicat et subtil. On serait bien tenté de le qualifier de chef-d’œuvre si ce terme n’était pas, de nos jours, galvaudé. Emmanuel Courcol nous raconte l’histoire de Thibaut Desormeaux (campé par le talentueux Benjamin Lavernhe), chef d’orchestre reconnu internationalement, élevé à Meudon, à qui on diagnostique une leucémie foudroyante ; cette dernière nécessite de toute urgence une greffe de moelle osseuse. Les médecins recherchent un donneur potentiel dans sa famille. À cette occasion, il apprend, grâce aux tests ADN, que ses parents ne sont pas ses parents, et sa sœur, pas sa sœur. En fait, il a été adopté. Il apprend aussi qu’il a un frère biologique, Jimmy Lecocq (interprété par l’émouvant Pierre Lottin), adopté également, qui vit dans la ville de leur mère, dans le Nord. Un espoir pour la greffe. Il rencontre donc son jeune frangin, minuscule employé d’une cantine scolaire, et tromboniste au sein de l’harmonie municipale. Tout les oppose mais la passion de la musique les unit. La vedette de Meudon et le modeste Nordiste se serrent une fraternelle poignée de mains et tentent de tailler la pierre brute de l’injustice sociale. Y parviendront-ils ?

A relire, notre critique du film par Julien San Frax

Suis ressorti de la salle tout bousculé, et, dois-je l’avouer, le regard humide. Certaines scènes sont poignantes. Et la fin est carrément sublime. Ce film est aussi un hymne aux fanfares et harmonies de province, et à ce Nord de la France ici si bien décrit et filmé. Dans cette œuvre, tout sonne juste. J’ai adoré.

Le hussard noir de la mer

L’amiral Olivier de Kersauson se fait instituteur dans un bréviaire paru au Cherche midi où il égrène quelques propos maritimes


Nous sommes habitués à le voir et à l’entendre dans les studios, maugréer, rabrouer, tancer, taquiner les hommes qui ont choisi la terre à la mer. Bougon en chef, réfractaire aux modes absurdes, habillé de sa mauvaise humeur qui fit son succès radiophonique, caractériel par ruse pour faire oublier son érudition, Olivier de Kersauson est notre marin médiatique, phare brestois du « Tour du monde », aujourd’hui Polynésien de cœur. Dans une nation qui compte de nombreux navigateurs célèbres, on retiendra Tabarly l’héroïque, le racinaire. Sans lui, rien n’aurait été possible, il a ouvert les voies. Puis Florence, son prénom a ému la France à une époque où la parité sur l’eau errait dans les limbes. Et Kersauson, rocailleux et tempétueux, l’homme des records du monde en multicoque, capitaine du Lyonnaise des eaux et du Sport-Elec, patron à l’ancienne, croyant à bord aux vertus de l’observation, méfiant sur les nouvelles technologies tout en les étrennant, libertaire-conservateur, drôle de bonhomme totalement ancré dans un temps déconstruit.

Esthète de l’audace

Avec l’âge, il ne se fait pas plus doux ou mielleux. On l’aime pour ses abordages virils dans les débats qui agitent la société ; sa répartie décontenança tant d’animateurs satisfaits d’eux, à la télé. Cependant, dans son dernier ouvrage Avant que la mémoire s’efface, Kersauson se fait instituteur, plus éducateur que professeur jargonnant, il parle de ce qu’il connaît le mieux, la mer, ses joies et ses démons, avec des mots simples à la portée d’un Berrichon ne connaissant que les étangs clos de Sologne. Ce fameux trois-mâts, large d’épaules, a un lourd passif avec l’horizon ; en 1967-1968, il effectuait déjà son service militaire dans la marine, affecté sur la goélette Pen Duick III (19 mètres) sous les ordres du capitaine de vaisseau Tabarly. Kersauson, dans un rôle nouveau de transmetteur, convoque le ciel, les vents et la mer. Une vie à naviguer, à observer, à retenir quelques intuitions, à éprouver des millions de solutions, à se méfier des appareils, à calculer et à « cheffer » car, à la fin, un homme va décider pour l’ensemble de l’équipage. Ce retour à une navigation connectée aux éléments naturels, sur les années de ce long apprentissage où comme Jean Gabin on sait que l’on ne sait (presque) rien est un beau témoignage sur le danger, la prise de risque, la liberté et une forme d’absolu. Kersauson n’engage pas une controverse entre modernes et anciens, il n’est pas hostile, par principe, aux nouveaux matériaux et aux outils de prévision, car son rêve demeure intact. Il recherche le frisson et la béatitude de la vitesse pure, il sera toujours un esthète de l’audace. « C’est vraiment jouissif d’avoir des beaux bateaux dans les mains, c’est comme les gens qui aiment conduire et avoir une belle voiture » écrit-il. Ce bonheur-là, quand ça « roule », « quand ça glisse » à 30 nœuds, l’homme sait intimement qu’il a enfin trouvé un sens à sa vie.

L’amour du risque

À la manière d’un écrivain qui tente de trouver le chemin vers la phrase parfaite, bien balancée et équilibrée, sans graisse avec cette profondeur vivifiante qui éclaire l’esprit, le marin travaille à l’oreille, avance au son. « Naviguer, c’est se servir autant des oreilles que des yeux » conclue-t-il. Kersauson, voyageur sans valises, n’est pas un adepte du principe de précaution à tout-va. Il replace le risque au centre des existences humaines. A contre-courant des discours pusillanimes, il déclare que le risque est : « inhérent à la vie, il est biologique, ontologique si l’on préfère ». Dans ces carnets, il reconnaît que certains écolos qu’il qualifie d’escrologues l’agacent, mais nier leurs combats serait une hérésie. « Il y a un crime de l’humain à l’égard de la nature. Le discours écologiste, même avec ses excès, permet la prise de conscience ». Kersauson n’est pas atteint de gâtisme, il a parcouru la planète et vu des horreurs comme les stations baleinières en Géorgie du Sud, « là où furent tuées des milliers de baleines ». Kersauson rend aussi hommage au plus grand, Magellan, « c’est le premier geste de la mondialisation » et l’initiateur de la cartographie. Quand il évoque l’effroi du Grand Sud, on trésaille, « C’est un univers qui n’a pas besoin de moi, j’y suis inutile. L’homme est là, il est là, mais il ne sert à RIEN ». Cette solitude est une introspection sur soi qui est tellement salutaire à l’ère de l’homme s’imaginant surpuissant.

Avant que la mémoire s’efface de Olivier de Kersauson – le cherche midi 216 pages.

Lâchons-nous avant la fin du monde !

Entre appels à la frugalité et résignation face à l’effondrement, les maniaques de l’urgence climatique ne savent plus où donner de la tête.


Il y a un an, Le Monde expliquait le climat aux enfants en déroulant le credo écolo : le « dérèglement climatique » est fulgurant, les glaciers fondent, les canicules s’accumulent, les sécheresses et les inondations sont de plus en plus fortes et nombreuses, le bourdon velouté se fait rare, un frelon asiatique a été aperçu en Finlande, etc. – et tout ça à cause des « activités humaines ». Les marmots, morts de trouille, étaient supposés demander des conseils.

Que devaient-ils faire, eux et leurs parents, pour éviter la catastrophe ? C’est simple, adopter un mode de vie frugal, décroissant et décarboné : éviter d’utiliser la voiture, de prendre l’avion, de manger de la viande, de mettre la lumière, de monter le chauffage, d’acheter des vêtements et des jouets neufs.

À la veille des fêtes de Noël, le risque étant grand que les Français aient envie de faire plaisir à leurs proches en leur offrant quelques cadeaux dont le bilan carbone est, comme chacun sait maintenant, désastreux, l’Agence de la transition écologique a de son côté relancé une campagne publicitaire incitant les citoyens à réfléchir à deux fois avant d’acheter quoi que ce soit. Des spots télévisuels mettent en scène des Français moyens qui, désirant faire l’achat d’une machine à laver, d’un téléphone portable ou d’un polo, abordent ce qu’ils croient être un vendeur mais est en fait un « dévendeur », lequel leur conseille de… ne rien acheter du tout, parce que « c’est mieux pour les ressources de la planète et que c’est plus économique ».

D’un autre côté, si l’on écoute Yves Cochet, pourquoi se priver ? « Il est trop tard, l’effondrement est imminent », assène l’écologiste dans son dernier essai, Précisions sur la fin du monde. « La catastrophe est certaine et inéluctable », d’ici à dix ans « Internet aura disparu », « la moitié survivante de l’humanité » agonisera sur « les restes de la civilisation thermo-industrielle », la planète ressemblera à une gigantesque ZAD, en plus moche. Alors, autant en profiter maintenant. Au diable le GIEC et Bonne Année à tous !

Exercice d’admiration

Patrice Jean et Bruno Lafourcade ont commencé à se lire sans se connaître. Puis ils se sont écrit. Les Mauvais fils compile cet échange épistolaire entre deux écrivains qui ont, chacun à sa manière, déclaré la guerre à leur époque. Leur plume et leur humour prouvent que la correspondance littéraire n’est pas morte !


Sous l’hégémonie du progressisme et sur une scène littéraire qu’aseptisent la bien-pensance et le politiquement correct, le verbe périclite, la parole s’assèche. On ne se parle plus, on n’échange plus. Tout au plus s’envoie-t-on quelques signaux de pâle fumée aussitôt dissipés par les vapeurs toxiques du temps. On était donc résigné : on croyait les grandes correspondances littéraires, où s’échangent les idées avec la chair des mots, reléguées dans le passé. La correspondance de Flaubert repose dans les volumes de la Pléiade ; quant à Chardonne et Morand, ils ne s’écrivent plus depuis longtemps.

Nous voici heureusement détrompés avec Les Mauvais Fils. Patrice Jean et Bruno Lafourcade nous offrent un choix de lettres qu’ils se sont écrites ces dernières années. L’échange débute en 2017, année où, entrant tous deux dans la cinquantaine, ils se lient d’amitié et, « avec des fortunes diverses, tentent de sortir de l’ombre et de leurs nuits jumelles » ; il s’achève en 2022. Dans cette relation épistolaire, « on parle boutique » bien sûr, et on cause du monde littéraire. Mais surtout, on cherche à se connaître pour comprendre l’autre, son semblable et son frère. Et au-delà des anecdotes savoureuses, cette correspondance invite à se regarder soi-même avec autodérision. On pense également à Montaigne : « Qui se connaît, connaît aussi les autres, car chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. »

Dans La Vie des spectres, le dernier roman de Patrice Jean, un modeste héros oppose le bon sens à la bêtise contemporaine. Quant à Bruno Lafourcade, il a publié, avec le réalisateur Laurent Firode, Main basse sur le cinématographe, un essai qui torpille les lieux communs et les fables qui innervent le milieu du cinéma.

Après les avoir lus, Causeur les a fait parler.


Causeur. Comment est née votre amitié ?

Patrice Jean. J’ai été le premier à écrire à Bruno, via Messenger : j’avais lu son essai sur le suicide et voulais le féliciter. Je crois qu’il est la seule personne que j’aie jamais contactée de cette façon ! C’était le bon moment, nous allions tous les deux publier un nouveau roman auquel nous attachions beaucoup d’importance. Nous avons constaté que nous étions nés la même année, et que nous avions eu des parcours à la fois suffisamment proches et différents pour nous comprendre, confronter notre expérience.

Bruno Lafourcade. Patrice allait publier L’Homme surnuméraire et moi L’Ivraie… La naissance de notre amitié mêle les deux mondes, l’ancien (celui des bibliothèques) et le nouveau (celui d’internet) : nous avons lu nos livres, puis nous avons fait connaissance sur les réseaux sociaux. Ce qui nous a rapprochés, c’est l’âge, les origines, la situation sociale et nos ouvrages.

Witold Gombrowicz et sa femme, Rita, à Vence (Alpes-Maritimes), 1967 © D.R.

À travers vos déboires et vos réussites, votre correspondance offre un panorama de la vie littéraire, avec ses figures indispensables (éditeurs, critiques), mais aussi ses « petites mains » (correcteurs, bibliothécaires, etc.).

B. L. D’un certain point de vue, c’est un livre sur l’adversité, sur l’humiliation, et, pour ma part, sur une certaine conception pugilistique de l’existence, y compris littéraire. On se heurte, surtout, quand on est jeune, à ceux qui considèrent la volonté d’écrire comme une occupation dérisoire ou prétentieuse. On le ressent comme la négation de ce que l’on est, d’autant qu’une part de soi donne raison à cette négation. On écrit contre tous ceux qui s’y opposent : parents, collègues, éditeurs, journalistes, libraires ou correcteurs, et nous en donnons effectivement des exemples dans Mauvais Fils.

P. J. Je partage cette analyse. Avant d’être publié, un apprenti écrivain vit dans l’humiliation de ses ambitions littéraires, que Gombrowicz définissait, avec simplicité, comme l’aspiration à devenir plus important que les autres. Après la publication, on se heurte, contre toute attente, à des centaines de malentendus : je pensais me faire comprendre, et, en bien des circonstances, j’ai observé qu’il n’en était rien. C’est pourquoi il faut sans cesse remettre son ouvrage sur le métier.

Si beaucoup de choses vous rapprochent, on note aussi des différences littéraires : Patrice Jean est essentiellement romancier alors que Bruno Lafourcade a aussi publié des chroniques, des essais, des pamphlets…

B. L. Il y a entre nous des différences de caractère : je suis plus sanguin et impatient que Patrice. Il en ressort des différences dans les genres littéraires : j’aime bien les pamphlets, Patrice n’en a jamais écrit ; je préfère le bref au long : je n’ai pas écrit de roman de l’ampleur de ceux de Patrice. Pour le reste, il a aussi publié un essai, des nouvelles, des articles de revue, de sorte qu’il n’a pas que le roman à son arc.

P. J. Pas mieux, comme on disait à « Des chiffres et des lettres » !

Vous n’avez pas mené la même vie : Patrice Jean, vous êtes professeur de lycée ; Bruno Lafourcade, vous avez un itinéraire moins régulier, plus marginal. Vos parcours ont-ils influencé votre vie d’écrivain ?

P. J. J’aurais aimé publier plus tôt, j’ai même longtemps cru qu’il était trop tard. J’avais embrassé la carrière de professeur en pensant qu’elle me laisserait le temps d’écrire : ce fut loin d’être le cas, elle m’a épuisé. J’ai remonté le courant, avec l’énergie du désespoir, pour commencer à écrire sérieusement.

B. L. Nous avons l’un et l’autre publié des livres assez tardivement. Je voulais vivre avant d’écrire, et ce fut assez chaotique. Puis j’ai appris à écrire, et comme je ne suis pas bien malin, ça m’a pris du temps. Mais une fois que j’ai su écrire, ça m’a amusé de continuer.

La question de la transmission, du passage de témoin d’une génération à une autre revient souvent dans votre correspondance. Que vous a transmis la génération précédente (vous évoquez notamment Finkielkraut et Muray) et que transmettrez-vous à celle qui vous succédera ?

P. J. La génération précédente nous a appris à lire, à compter, puis, comme l’écrit Bruno dans Une jeunesse les dents serrées, elle nous a jetés dans la vie, sans jamais nous aider. Pour la génération suivante, notre génération n’existe pas : nous sommes déjà, à leurs yeux, des « boomers », et l’ensemble de l’humanité, au fond, n’est qu’une vaste espèce de boomers.

B. L. (Rires) C’est vrai : tout ce qui est plus âgé qu’elle, morts ou vivants, est constitué de boomers. Quant aux vrais boomers, c’est la génération Moloch : elle a cherché à tuer les fils, après avoir tué le père. Puis, elle a préféré transmettre à ses petits-enfants plutôt qu’à ses enfants ; donc la génération qui vient n’a que faire de nous. Elle est déjà au pouvoir.

Votre abordez aussi le travail, l’école, jusqu’au foot et la télé-réalité ! L’un de vous parle également de la douleur qu’il a éprouvée en regardant un film des années soixante-dix. L’un l’explique par « l’inévitable nostalgie de notre jeunesse », l’autre par « la disparition de l’humilité ». Pouvez-vous nous en dire davantage ?

B. L. C’était La Femme d’à côté. Truffaut me laisse plutôt indifférent, comme la Nouvelle Vague en général, où je n’aime vraiment que Paul Gégauff. Devant ce monde englouti, où des Odile et des Roland, parlant un français simple et naturel, vivent dans un village paisible de l’Isère, j’ai eu le cœur serré par tout ce que nous avions perdu, qui était un rapport pacifié et humble à l’espace, au corps et au langage : on parlait à voix basse, on s’habillait pour sortir, on tenait compte des autres…

P. J. Je pense aussi qu’il y avait, dans nos jeunes années, encore un souci de l’élégance, moins de tape-à-l’œil. La nostalgie est légitime : je regrette ma jeunesse, pas l’époque de ma jeunesse. Et la nouvelle génération, dans trente ans, regrettera les années 2020.

Vous ne portez pas un regard tendre sur notre époque. Comment la décririez-vous ?

P. J. Je n’aime pas beaucoup mon époque, mais je n’en aurais aimé aucune car, dans tous les siècles, toutes les régions, les imbéciles règnent en maîtres. Bruno est un hypersensible, toute bêtise le fout en rage. Il est plutôt du côté d’Alceste, et moi du côté de Philinte. Mais j’ai des attaques de misanthropie, comme d’autres ont des vapeurs.

B. L. Alceste et Philinte ? C’est bien possible… L’époque est passionnante et hystérique, fondée sur une inversion fondamentale : l’élève enseigne, le juge libère, le dominant s’imagine être dominé. Patrice évoque par exemple deux vertueuses, bien en cour, pensant droit comme une règle d’architecte, sans une incorrection dépassant de leur frange. Or ce sont elles, pour qui les micros et les journaux s’ouvrent comme la mer Rouge, qui font la leçon à Patrice, et lui reprochent de faire partie des dominants…

Ce que vous dites des femmes m’a beaucoup fait rire, bien que ce ne soit pas toujours très aimable. Il me semble cependant que vous les aimez. En fait, que leur reprochez-vous ?

P. J. Je préfère les femmes, car je les trouve plus jolies que les hommes.

B. L. Patrice est un extrémiste. Il y a quand même des femmes moches et des hommes beaux… « J’aime les femmes », c’est un mot de misogyne, de cynique : on n’aime personne quand on aime tout le monde. On aime toujours un homme ou une femme en particulier, « parce que c’est lui, parce que c’est moi », avec son visage, son rire, son intelligence. On aime la chair, parce que c’est aussi de l’esprit. On n’aime pas des abstractions. Mais, évidemment, certaines femmes se donnent du mal pour qu’on ne les aime pas. On en montre des échantillons dans ces pages.

L’humour est-il indispensable ?

P. J. Le rire est une réponse de perdants : c’est une façon de ne pas perdre la face en prenant des coups. J’ajouterai, et j’en suis persuadé, que tous les hommes sont des perdants et des ratés. Moi compris, bien sûr. Et toutes les femmes aussi, cela va de soi. Charlie Chaplin, dans Les Feux de la rampe, prétend que nous ne vivons pas assez longtemps pour devenir autre chose que des amateurs. Sans le rire, nous serions une espèce détestable.

B. L. Le rire est une vertu. Rien n’est efficace comme la satire pour mettre en perspective l’absurdité ou la violence d’une époque. C’est une des dimensions que j’aime dans les romans de Patrice.

Êtes-vous nostalgiques du « monde d’hier » au point de vouloir en laisser une trace dans votre œuvre ?

B. L. Je ne regrette pas le monde où l’on mourrait de la tuberculose à trente-cinq ans, où les ouvriers turbinaient douze heures par jour et où l’on crevait dans les tranchées. Je ne regrette pas non plus mon enfance ni mon adolescence ; je ne les revivrais pour rien au monde. Pourtant, oui, j’éprouve de la nostalgie. Je suppose que c’est un paradoxe. Mais ce que l’on peut souhaiter à un auteur, c’est en effet que ses livres conservent un peu de ce monde englouti.

P. J. Comme je l’ai dit, je suis nostalgique de ma jeunesse, au sens où, à cette époque, j’avais la vie devant moi. Aujourd’hui, l’air se raréfie, le temps restant à vivre diminue. Mais, comme Bruno et comme Dave : « Je ne voudrais pas refaire le chemin en arrière, et pourtant je paierais cher pour revivre un seul instant, le temps du bonheur, à l’ombre d’une fille en fleurs. » Notre monde est plus beau qu’il y a cent ans, pour les raisons dites par Bruno. Il est aussi plus laid, car l’art et la littérature y jouent désormais un rôle marginal.


À lire :

Comptons les moutons avec BHL

0

Entre introspection et légèreté, un BHL insomniaque et inattendu… Avec Nuit blanche, Bernard-Henri Lévy dévoile un visage nouveau, loin des certitudes qui l’ont parfois rendu hermétique, constate notre chroniqueur, plutôt charmé


Après avoir lu Nuit blanche de Bernard-Henri Lévy, aussi discutable que soit cette première impression, j’ai songé aux Mots de Jean-Paul Sartre. Il y a en effet, dans la tonalité générale de ce livre, une introspection sans complaisance qui, toutes proportions gardées, m’a semblé relever du genre que Sartre avait magnifié en offrant, grâce à la littérature, un déchirant adieu à la littérature. Nuit blanche, cependant, m’apparaît comme un objet littéraire non identifiable dans les multiples créations de BHL.

Nuit blanche, bonheur du jour…

Le style est étincelant comme d’habitude mais il s’autorise plus de légèreté, des facilités délibérées, presque une décontraction qui s’adapte parfaitement au fond de cette œuvre inclassable. J’apprécie qu’elle soit irriguée par une riche culture, omniprésente mais pourtant éloignée de toute ostentation, glissée avec simplicité dans des pages qu’elle enrichit mais sans jamais usurper la place de l’essentiel.

Cet essentiel pourrait ressembler à une comédie de Molière puisqu’il s’agit pour BHL de nous exposer les mille manières de ne pas dormir, de tenter de guérir ses insomnies, de nous présenter, avec une précision détaillée dont l’auteur s’amuse, une pharmacopée destinée à faciliter les endormissements, puis les réveils, à réparer les effets contrastés d’un sommeil trop lourd, d’une veille trop longue, dans des péripéties à la fois plausibles et burlesques.

A lire aussi: Olivier de Kersauson: « Cesser de se plaindre est une politesse et une affaire de bon sens »

On découvre un BHL extrêmement doué pour le comique, les scènes hilarantes (ses rapports avec le chat!) et, au-delà, pour la relation de sa quotidienneté, allant, avec beaucoup de délicatesse, jusqu’à évoquer ses liens et les modalités de leur union avec celle qu’il nomme A.

Un BHL presque modeste

J’avoue avoir ressenti, comme une heureuse surprise, la découverte de ce BHL familier, presque prosaïque, sorti du ciel des idées et nous révélant, sans la moindre retenue ni volonté de se faire « bien voir », ses maux, ses faiblesses, ses limites, ses imperfections. Il échappe à ce qu’il pourrait y avoir d’artificiel dans ce type de narration, ne tombant jamais dans une sincérité faussement contrite ou un narcissisme feignant la modestie. Lui-même a dû, j’en suis sûr, éprouver comme une allégresse à ouvrir grandes les fenêtres du systématiquement sérieux, de l’implacablement grave pour s’abandonner moins à du futile qu’à une nostalgie pour une enfance, une jeunesse, des blagues, des joies collectives, des amitiés, des fraternités où le BHL d’aujourd’hui n’était même pas en germe.

Un BHL écrivant un livre, sans que la pensée, la politique et les tragédies internationales aient leur place, ne serait pas concevable. Mais sur ce plan également il n’hésite pas à changer de ton et à nous faire entrer en quelque sorte dans les coulisses de son esprit et de sa personnalité. On ne peut que se réjouir de l’effacement de ce qui souvent a pu agacer chez lui : une assurance, presque une arrogance qui excluaient toute contradiction parce que de son côté était le Vrai, le Beau et le Bien. Alors que dans Nuit blanche il n’hésite pas, non à se fragiliser c’est le contraire, mais à s’expliquer, à exalter ses maîtres et ses inspirateurs, à évoquer des disparus qui me manquent également – par exemple Thierry Lévy.

A lire aussi, du même auteur: Jean-Marie Le Pen: celui dont toujours il était interdit de dire du bien…

Il se défend de tout manichéisme et avoue l’existence, en lui, au moins de deux BHL: l’un qui défend Israël et l’autre qui s’émeut en même temps de la mort des enfants de Gaza. Il dévoile ainsi les affres d’une personnalité que son indépassable talent pour l’écriture et l’oralité réduit parfois et prive de ses doutes, de ses complexités. À l’issue de la lecture de ce petit livre enlevé, spirituel, brillant, intime sans impudeur, politique sans hostilité – pourtant il les connaît, ces ennemis acharnés, haineux qui veulent sa perte au point de le contraindre à une protection permanente ! -, je rejoins mon sentiment initial. On a envie d’aller plus loin que ces pages et de rencontrer cette personnalité, cet auteur qui ont donné d’eux une belle image. De poursuivre le dialogue qu’il a entretenu avec lui-même.

192 pages.

Tant qu’il y aura des films

La rentrée cinéma se fait à bas bruit. Heureusement, un distributeur a la bonne idée de ressortir en salles cinq merveilles réalisées par l’inoxydable Gilles Grangier. Du patrimonial comme on aime.


Nectar

Rétrospective « Gilles Grangier : chronique des années 50 »
Sortie le 15 janvier 2025

Passé la Loire, c’est l’aventure, c’est ainsi que le cinéaste Gilles Grangier (1911-1996) avait intitulé ses mémoires (un régal toujours disponible chez Institut Lumière / Actes Sud). La malice du Parigot pur jus explose dans ce titre, comme elle irradie nombre de ses films dont Le cave se rebiffe, Gas-oil, Le Désordre et la Nuit, Maigret voit rouge. Il est temps d’en finir et pour toujours avec l’image d’un cinéaste de seconde zone, un « pousse-mégot » de la qualité française, un faiseur sans talent. Grangier, c’est précisément tout le contraire. Certes, sa filmographie peut sembler inégale, mais le meilleur l’emporte nettement sur tout le reste. Quand dira-t-on une bonne fois pour toutes que Le cave se rebiffe, du trio Grangier-Simonin-Audiard, est plus drôle, plus vif et plus grinçant que le trop facile Tontons flingueurs du trio Lautner-Simonin-Audiard ? Gabin, Blier et Biraud y jouent un numéro de haute voltige et les seconds rôles, comme Françoise Rosay et Franck Villard, font le reste. « L’éducation, ça ne s’apprend pas », y entend-on ainsi au détour d’un dialogue. Et comment ne pas voir dans le vénéneux Désordre et la Nuit la preuve ultime que Grangier ne fut pas seulement un auteur surdoué de comédies parodiques ? Darrieux en pharmacienne camée face à un Gabin en flic amoureux, c’est carrément du « BSA extra piste » (les amateurs de la petite reine apprécieront la référence qualitative chère à Jean Gabin). Ce dernier tourna à douze reprises sous la direction de Grangier, dont le délicat Gas-oil, avec Jeanne Moreau, qui à lui seul fut un cinglant démenti au trop jeune Truffaut d’alors qui avait fait du cinéaste l’un des tenants de la qualité française à l’ancienne qu’il vouait aux gémonies.

Affiche de la rétrospective © Solaris

Bref, on ne peut que féliciter le distributeur Solaris de démarrer l’année sur les chapeaux de roues avec cinq films restaurés pour l’occasion et qui sortent sous le titre générique « Gilles Grangier : chronique des années 50 ». Superbe programme qui propose 125, rue Montmartre, Meurtre à Montmartre, Le Sang à la tête, Trois jours à vivre et Au p’tit zouave. Commençons par le moins connu peut-être, alors qu’il mérite tant d’être vu. Au p’tit zouave,réalisé en 1950, se déroule dans un quartier populaire de Paris où les policiers poursuivent un assassin de vieilles filles, tandis que le café du coin, Au P’tit Zouave, est un havre de paix et de réconfort pour ses habitués. Jusqu’au jour où l’arrivée d’un mystérieux homme fortuné vient troubler l’apparente tranquillité du lieu… Sur un scénario de Pierre Laroche et une musique de Vincent Scotto, Grangier excelle à dépeindre l’atmosphère mi-polar, mi-populaire d’un film incarné à la perfection par le tandem François Périer / Dany Robin. Même statut d’œuvre trop méconnue pour Meurtre à Montmartre (1957), écrit par Grangier et René Wheeler. Une fois de plus, le cinéaste s’y révèle un fabuleux directeur d’acteurs. Michel Auclair, Paul Frankeur et Annie Girardot font la course en tête. Mise en scène sobre et efficace, dialogues impeccables, distribution à l’unisson : la méthode Grangier à l’état pur. Ces qualités éclatent tout autant dans un autre film montmartrois : 125, rue Montmartre (1959), avec un Lino Ventura en majesté dans le rôle très singulier d’un livreur de journaux face à Robert Hirsch et Jean Desailly. Ventura que l’on retrouve dans un autre film de ce programme décidément délectable, dans un rôle de tueur aux antipodes du précédent – Trois jours à vivre, co-écrit par Audiard et Grangier, d’après le roman de Peter Vanett. Un suspense aux petits oignons que vivent également Daniel Gélin et Jeanne Moreau. Le tout à Paris, comme il se doit, pour un cinéaste qui a su filmer la capitale de jour comme de nuit. Enfin, Le Sang à la tête (1956),d’après Le Fils Cardinaud de Simenon, offre au Gabin des années 1950 l’un de ses meilleurs rôles en armateur cocu, tout simplement. Alors, s’il vous plaît, ne ratez pas Grangier.


Pur jus

Scolum et moi, de Jean-François Laguionie
Sortie le 29 janvier

Slocum et moi, de Jean-François Laguionie © Melusine Productions

Pour une fois qu’un film d’animation n’est ni une « Disneyaiserie » américaine, ni un « mangaga » japonais, réjouissons-nous sans retenue. Slocum et moi est l’œuvre d’un cinéaste français âgé de 85 ans, Jean-François Laguionie, qui nous avait déjà séduit avec Le Château des singes, Le Tableau, Louise en hiver ou encore L’Île de Black Mór. Des films d’animation à la superbe ligne claire, aux histoires exigeantes et aux dialogues sans mièvrerie. Cette fois, le propos est peut-être plus modeste que d’habitude (les souvenirs d’un fils dont le père voulait construire dans son jardin un bateau pour partir à l’aventure…). Mais tout fonctionne à merveille dans un récit où affleure une nostalgie mélancolique qui ne prend jamais le pas sur la conduite de la narration. On est touché sans avoir l’impression d’être manipulé et les « caractères » sont, à tous les sens du terme, dessinés avec brio. La preuve que la débauche d’effets spéciaux souvent spécieux envahit à tort le cinéma d’animation, dont la qualité principale devrait être, au contraire, de s’approcher par essence d’un minimalisme bienfaisant.

Affiche du film Slocum et moi © Melusine Productions

Frelaté

Bird, d’Andrea Arnold
Sortie le 1er janvier.

© Atsushi Nishijima

Il était revenu bredouille du dernier Festival de Cannes. Pourtant, Bird, le nouveau film de la cinéaste britannique Andrea Arnold, cochait toutes les bonnes cases féministes et sociales en vogue sur la Croisette. En digne émule du survolté Ken Loach, la réalisatrice y dépeint, non sans une certaine complaisance, la vie quotidienne forcément sinistre d’un adolescent qui vit dans un squat du Kent. Le film pourrait alors se contenter de dérouler un protocole compassionnel déjà vu et éprouvé un peu partout. Mais, consciente sans doute des limites et redondances d’un genre éculé, Arnold y adjoint une touche de fantastique, à l’aide d’un personnage fantomatique surnommé « Bird ». La survenue de l’irrationnel suffit-elle à préserver le film de ses gros défauts originels ? Non, hélas, d’autant plus que cet apport se révèle bien peu iconoclaste et fort consensuel. À la compassion se mêle alors l’attendrissement. Au cinéma aussi, l’excès de sucre est mauvais pour la santé.

Affiche du film Bird © Atsushi Nishijima

Werner Herzog, cinéaste voyageur

0

Le cinéaste allemand Werner Herzog a une belle réputation d’originalité. On lui associe en général un cinéma de qualité, avec des œuvres hors du commun comme Aguirre, la colère de Dieu (1972) ou encore Le pays où rêvent les fourmis vertes (1984), pour reprendre deux titres fameux. De fait, Herzog a beaucoup tourné et il continue encore aujourd’hui. J’avoue n’avoir pas vu tous ses films, et je le regrette sincèrement, surtout après la lecture de ses Mémoires, intitulés non sans ironie Chacun pour soi et Dieu contre tous, qui paraissent aux excellentes éditions Séguier. Ce qui caractérise Werner Herzog, c’est une activité artistique intense, qui lui a fait aborder des tas de domaines. Notons seulement, en plus du cinéma, la mise en scène d’opéra et l’écriture de livres. Werner Herzog aime relater par écrit ses expériences et, surtout, ses rencontres. À plus de quatre-vingts ans, il a senti qu’il n’avait pas encore tout dit.

Un autodidacte

Ces Mémoires couvrent toute la vie de Werner Herzog. Le metteur en scène nous indique que la famille de sa mère venait de Croatie et que celle de son père « était d’origine souabe, mais [qu’] une de ses branches descendait de protestants français… » Pour ce qui est du milieu social côté paternel, ils appartenaient tous à une lignée d’universitaires respectables. Par esprit de contradiction, Herzog se présente comme un autodidacte. Il ne s’est jamais acclimaté aux institutions éducatives. Il note : « À vrai dire, je n’ai jamais trop aimé ni la littérature ni l’histoire en classe, mais cela venait de mon rejet global du système scolaire. J’ai toujours été un autodidacte… » Il s’inscrira néanmoins à l’université, mais sans conviction, et ne fera bien sûr pas d’école de cinéma. Son instinct lui a fait éviter ce genre d’embûche, comme il s’en explique de manière amusante : « J’étais conscient du fait que, vu ma méconnaissance quasi totale du cinéma, il me fallait l’inventer à ma manière. »

Les pires avanies sur les tournages

Pendant sa jeunesse, pour gagner de l’argent, il fait quantité de petits boulots, dans lesquels il peut déjà mettre en valeur son ingéniosité innée. Ce qui nous vaut des anecdotes insolites, contées d’un ton très pince-sans-rire. Cette période de la jeunesse de Werner Herzog préfigure le climat de ses futures réalisations cinématographiques, menées à bien en dépit des pires avanies. Ses Mémoires en dressent le bilan impressionnant, comme le tournage épuisant de Fitzcarraldo, avec Klaus Kinski. Herzog ne reculait jamais devant les dangers, au risque de se mettre gravement en péril, lui ou les membres de ses équipes. Mais il s’en est toujours sorti, grâce à sa bonne étoile. Je laisse au lecteur le soin de découvrir, au fil des pages, toutes ces péripéties, ou plutôt ces drames, que lui seul sait raconter avec la dose de folie adéquate. Werner Herzog, en prime, nous offre quelques confidences sans doute plus secondaires, mais toujours significatives, sur ses marottes personnelles, par exemple à propos des livres qu’il emmène avec lui lorsqu’il travaille et qui lui servent de vade-mecum. Je suis toujours intéressé par ce type de détails. Herzog ne se sépare donc jamais de la Bible, dans la traduction de 1545 de Luther : « Je trouve souvent, explique Herzog, un réconfort dans le Livre de Job ainsi que dans les Psaumes. » Il met aussi dans son sac de voyage un ouvrage plus inattendu, le récit de l’historien romain Tite-Live sur la deuxième guerre punique (218 à 202 av. J.-C.).

A lire aussi: Olivier de Kersauson: « Cesser de se plaindre est une politesse et une affaire de bon sens »

L’amitié avec Bruce Chatwin

Il est dommage que, dans ce volume, Werner Herzog ne s’arrête pas plus longuement sur son acteur « fétiche », le monstrueux Klaus Kinski, une « avanie » à lui tout seul, peut-être parce qu’il en a déjà parlé ailleurs. Ce qui frappe le plus, à la lecture de ces Mémoires, c’est l’importance que Werner Herzog attribue aux relations humaines, et notamment à l’amitié. Il est clair que, sans l’aide de ses proches, le cinéaste n’aurait jamais pu accomplir le centième de ses projets. Il y a chez lui une curiosité profonde pour tout ce qui est humain, un attrait fécond pour son semblable. On le sent bien en particulier lorsqu’il nous décrit sa proximité avec Bruce Chatwin. Ce sont d’ailleurs sans doute les plus belles pages de ces Mémoires. La passion de la marche à pied réunissait les deux hommes. « J’étais peut-être le seul, écrit Herzog, avec qui Bruce pouvait s’entretenir tout naturellement de la sacralité de la marche. » Bruce Chatwin, l’explorateur, l’écrivain voyageur, était une sorte de frère pour Werner Herzog, lui-même cinéaste voyageur, attiré par la forêt amazonienne et les ascensions extrêmes en montagne. Herzog raconte avec beaucoup d’émotion la mort de Bruce Chatwin, et le sac à dos en cuir que celui-ci lui légua et qui devait, plus tard, contribuer à lui sauver la vie. Une belle histoire d’amitié, vraiment.

Les Mémoires de Werner Herzog sont à ranger, dans votre bibliothèque, non pas peut-être avec les ouvrages sur le cinéma, mais plutôt au rayon des grands aventuriers (de l’esprit). Chacun pour soi et Dieu contre tous constitue une lecture hors des sentiers battus, loin des routes ordinaires de la planète. En ces temps de standardisation généralisée de l’existence, nous avons besoin de raisons d’espérer : c’est l’un des bienfaits littéraires de ce livre de Werner Herzog de nous en convaincre.

Werner Herzog, Mémoires. Chacun pour soi et Dieu contre tous. Traduit de l’allemand par Josie Mély. Éd. Séguier. 400 pages.

La mémoire des victimes de la Shoah à Anderlecht: un enjeu délicat?

0
Unsplash

Avant que de nouveaux pavés en mémoire de l’Holocauste soient inaugurés à Anderlecht vendredi dernier, une polémique a été évitée de justesse. Le témoignage de Fadila Maaroufi.


Il y a deux jours, nous avons appris que deux écoles communales d’Anderlecht, Carrefour et Marius Renard, avaient refusé de participer à la pose de Pavés de la Mémoire honorant les victimes de la Shoah, invoquant des sensibilités liées au conflit israélo-palestinien. Selon le journal La Dernière Heure, les directions des écoles craignaient des débordements et des réactions de la part des parents. Cependant, le 10 janvier 2025, décision a finalement été prise de faire participer ces écoles à cet événement, ce qui est une avancée positive.

Néanmoins, il est légitime de se demander comment aller de l’avant.
Tentera-t-on encore longtemps de dissimuler les problèmes sous le tapis ?

Pour mieux comprendre le contexte, il est essentiel de revenir sur l’histoire du quartier de Cureghem, anciennement un quartier juif où une synagogue a été construite le 6 avril 1933. Ce quartier a connu de profonds changements, notamment avec le départ des grossistes juifs situés dans le triangle près de la gare du Midi. Plusieurs facteurs expliquent cette évolution, notamment l’augmentation des actes d’antisémitisme, souvent passés sous silence.

Antisémitisme minimisé depuis des années

Des événements marquants témoignent de cette montée de l’intolérance. En 1997, un acte de vandalisme a failli coûter cher à la synagogue, quand de l’essence avait été répandue, mais les flammes évitées. Des pavés ont été lancés sur les vitres, et des cocktails Molotov ont été utilisés. Le dimanche 31 mars 2002, des jeunes ont jeté plusieurs cocktails Molotov sur le lieu de culte, causant des dégâts considérables. Les journalistes de l’époque ont recueilli quelques témoignages qui minimisent l’antisémitisme voire le justifient.

Brahim, un jeune musulman de 25 ans, a qualifié cet acte de « gratuit et inutile« , soulignant que seuls des individus irresponsables pouvaient agir ainsi. Il est crucial d’interroger les racines de l’antisémitisme, notamment parmi les jeunes musulmans, et de réfléchir à l’idéologie des Frères musulmans qui se propage en Europe. Rachid, 24 ans, s’est également exprimé sur ces attaques : « C’est triste à dire, mais ce sont des choses qui arrivent en Europe, nous recevons juste les informations intéressantes la communauté juive. Quand on confronte les télés arabes aux télés juives, allez savoir qui a raison… Cela ne justifie rien, mais il faut trouver la part des choses. Le plus important ici est qu’un lieu de culte a été attaqué. Qu’il soit musulman, juif ou catholique, peu importe, car c’est de toute manière inadmissible qu’un quelconque lieu de culte soit attaqué. »

Cette justification et cette façon de minimiser la situation ne sont pas nouvelles et sont largement partagées et diffusées depuis le 7 octobre 2023, après les attaques des terroristes du Hamas contre Israël auprès des jeunes et dans le monde médiatique.

Analysons le témoignage de Rachid : il suggérait que de tels actes sont courants et presque inévitables, ce qui minimise la gravité de l’antisémitisme, et semblait même normaliser la violence quand il dit : « Ce sont des choses qui arrivent en Europe« .

La phrase « nous recevons juste les informations intéressantes la communauté juive » et la comparaison entre « les télés arabes » et « les télés juives » impliquent une méfiance envers les médias et insinuent un biais, ce qui nourrit des théories du complot ou des préjugés.

A lire aussi: Molenbeek, capitale européenne de la culture en 2030?

Quand il dit « il faut trouver la part des choses« , cela peut être interprété comme une tentative de chercher des excuses ou des explications qui atténuent la responsabilité des auteurs des actes antisémites. C’est un appel à la relativiser l’acte.

Bien que son propos reconnaisse l’inadmissibilité des attaques contre les lieux de culte, il minimise l’antisémitisme, son propos semble diluer l’importance de l’antisémitisme en le plaçant sur le même plan que toute attaque contre un lieu de culte, sans reconnaître la spécificité et l’histoire des violences antisémites.

On peut constater la contradiction dans la phrase « Cela ne justifie rien… », qui est suivie par des propos qui semblent justement chercher à relativiser ou expliquer le contexte, ce qui affaiblit la condamnation initiale. Dans l’ensemble, la phrase oscille entre la reconnaissance de la gravité d’une attaque contre un lieu de culte et une tentative de relativisation qui nous pouvons percevoir comme une banalisation de l’antisémitisme.

Une jeunesse ciblée par l’idéologie

En 2010, un cocktail Molotov a de nouveau été lancé contre la porte d’entrée de la synagogue. En 2014, celle-ci a été victime d’un incendie volontaire, quelques mois après l’attentat tragique du musée juif de Bruxelles. En 2017, des actes de vandalisme ont visé les caméras de surveillance de la synagogue à plusieurs reprises.

Ce quartier est aussi le témoin de mon enfance. Je me souviens des cocktails Molotov lancés sur la synagogue et du départ progressif des Juifs du triangle, remplacés par des commerces pakistanais. Cette évolution marque une page qui se tourne, laissant des souvenirs empreints de stigmates et un antisémitisme qui continue de se manifester dans les murs du quartier. Il est essentiel de se souvenir et de réfléchir à ces événements, non seulement pour honorer la mémoire des victimes, mais aussi pour construire un avenir sécurisé pour nos compatriotes juifs et pour l’ensemble de la société. Nous ne pouvons pas ignorer ces faits ni tourner la page. Tous les actes d’antisémitisme, qu’ils soient verbaux ou physiques, soulignent la nécessité d’une prise de conscience collective sur ce problème, d’oser le nommer et de reconnaître qu’il nous concerne tous. Cet antisémitisme est en partie le résultat de la pénétration de l’islamisme dans divers secteurs de notre société, et l’école a été l’une des premières cibles de l’idéologie des Frères musulmans.

Notre ami Pierrot

0
Pierrot (anciennement intitulé Le Gilles), Antoine Watteau, 1718-1719 © Wikimedia

Le Pierrot, ou Gilles, de Watteau, a regagné les cimaises du Louvre après restauration. Les couleurs, en retrouvant leur éclat, redonnent corps à ce portrait mystérieux et rassurant. Dans le vacarme du monde, cet homme immobile nous regarde fixement, et, surtout, garde le silence.


Il est là, debout, les bras ballants, dans son costume de Pierrot, les paupières et le dessous du nez légèrement rougis. On le reconnaît à sa collerette, son habit blanc à boutons, son pantalon flottant et son bonnet-calotte sous son chapeau de feutre. Il est né Pedrolino dans la comédie italienne, francisé en Pierrot dans les années 1680. Personnage farcesque, à l’origine faire-valoir d’Arlequin, il a longtemps incarné la naïveté et la gaucherie avant de devenir, avec le temps, un amoureux sentimental et un poète rêveur. En 1719, date vers laquelle il a sans doute été peint par Antoine Watteau (1684-1721), il n’a pas encore entendu parler du célèbre mime Jean-Gaspard Deburau (1796-1846) qui recréera son personnage au xixe siècle. Il n’a pas vu l’acteur Jean-Louis Barrault (Baptiste) lui rendre hommage dans Les Enfants du Paradis (1945), n’a pas lu le très beau conte Pierrot ou Les Secrets de la nuit de Michel Tournier (1979) et n’a pas goûté les douceurs Pierrot Gourmand lancées en 1924 par le confiseur Georges Evrard.

Analyse d’un regard perdu

Dans le célèbre tableau de Watteau, œuvre au format inhabituellement monumental (184,5 x 149,5 cm) que le musée du Louvre présente au public après restauration, Pierrot se tient immobile, sans rien dire et sans rien faire. Il nous regarde. Ses yeux asymétriques rompent avec le monotone alignement des boutons de son habit de cotonnade. Pas de grimace ni de pantomime : les rubans roses des souliers, les gros plis des manches de la veste et le plissé vaporeux de la collerette laissent place à un visage lisse de jeune homme dont les traits singuliers et l’expressivité naturelle ne semblent plus relever de la comédie ni du jeu d’acteur. A-t-il réellement cet air niais et pataud que la critique lui fait endosser comme un habit de scène, et que l’on retrouve, il est vrai, dans d’autres œuvres du peintre ? Derrière lui, en contrebas du talus où il est monté seul, s’agitent des comédiens dont la réunion est plus qu’improbable à une époque où la querelle des théâtres fait rage et où la Comédie-Française parvient parfois à faire interdire les représentations du très populaire Théâtre de la Foire incarné par le personnage de Pierrot : le Crispin ricaneur (Comédie-Française), le Momus ahuri (le fou de la Foire) et le comédien italien ne font pas partie de la même troupe. Le Pierrot du Louvre, lui, ne ricane pas, ne sourit pas, ne fait pas l’étonné et ne tire pas sur la longe d’un âne qui s’est lui aussi invité dans ce décor de fêtes galantes. Il est tout entier dans ce regard qu’il nous lance depuis le xviiie siècle, un regard qui s’est perdu un temps, jusqu’à la découverte du tableau sur le marché parisien en 1826, et qui fascine encore. On est fasciné par ce qu’on ne s’explique pas, et ce comédien qui ne dit pas un mot fait forcément beaucoup parler de lui. De surcroît, on supporte assez mal le silence, même lorsqu’il émane de nos personnages de fiction. Songeons à Rosalie écrivant à David dans le film de Claude Sautet (1972) : « Je t’écris ma cinquième lettre et je m’attends à ton cinquième silence ; ce n’est pas ton indifférence qui me tourmente, c’est le nom que je lui donne. » Au silence du Pierrot du Louvre, on a donné le nom d’« embarras ». Faute de mieux.

À lire aussi, Georgia Ray : Fous d’artifice

Conserver et restaurer notre culture

Cette œuvre de Watteau, longtemps nommée le Gilles (du nom d’un autre personnage de théâtre burlesque), vient d’être restaurée. La restauration des œuvres d’art et des édifices du patrimoine national prend, dans une société assez familière du saccage et de la détérioration, une dimension particulière. « On dénonce un monument, on massacre un tas de pierres ; nous leur en voulons de tous les crimes des temps passés. Nous voudrions effacer le tout de notre histoire » : Victor Hugo tonnait déjà, en son temps, contre ce qu’il nommait joliment « le vandalisme subventionné » (Guerre aux démolisseurs, 1832). À l’heure où l’on ruine des écoles, où l’on dégrade des églises, mais où également toute statue de l’espace public est susceptible de tomber pour complicité de crime contre l’humanité, savoir que la cathédrale Notre-Dame et le Pierrot de Watteau ont recouvré tout leur éclat a quelque chose de réconfortant. Silencieuse, la restauration des œuvres d’art conjugue au futur la beauté d’autres âges. Elle réalise sur des épidermes de toile ou de pierre ce que les gens attendent pour eux-mêmes de la science et de la médecine : enlever les couches gâtées par le temps et redonner aux couleurs leur vivacité initiale. Elle mise sur une forme possible d’éternité : la conservation de notre culture.

Les interprétations du Pierrot de Watteau, sur fond de querelle des théâtres, d’autoportraits divers et de motifs repris de croquis antérieurs, sont à lire dans le bel ouvrage dirigé par Guillaume Faroult qui accompagne l’exposition « Revoir Watteau : un comédien sans réplique ». Mais au-delà de tout ce qu’on peut en dire, le silence de ce Pierrot est en soi un bien précieux. Dans un contexte général de commedia dell’arte et de théâtre de foire bas de gamme, avec son lot de cacophonie politique, de ricanements subventionnés, d’âneries culturelles variées, de plaidoyers de toutes les causes, de récits dramatiques chantés a cappella, de sensibilisations tapageuses et d’états d’âme diffusés en Dolby stéréo, un peu de silence, en ce début d’année, ne peut pas faire de mal. Le Pierrot du Louvre se tait et c’est tant mieux. Réjouissez-vous ! Vous ne l’entendrez pas parler de « problématique », de « paradigme », de « ligne rouge », de « proxis » et d’« ADN ». Il ne dira pas qu’« il faut changer de logiciel » ou qu’« il y a un avant et un après ». Il ne dira pas non plus – hideuse mode grammaticale – ce comédien- ou cet habit- en parlant de ce comédien ou de cet habit. Imaginez, s’il parlait comme on entend parler en France aujourd’hui, ce que cela donnerait : « Le sujet c’est qu’avec ce tableau-là il y a un avant et un après Watteau. »

Non, vraiment, rien que pour son silence, le Pierrot du Louvre est notre ami.

À voir :

« Revoir Watteau : un comédien sans réplique, Pierrot, dit le Gilles », musée du Louvre jusqu’au 3 février.

À lire :

Pierrot dit Le Gilles de Watteau. Un comédien sans réplique

Price: 39,00 €

11 used & new available from 27,94 €

Délit de mélancolie

0
Jérôme Leroy © Hannah Assouline

Jérôme Leroy nous revient en forme et en force. Il rassemble soixante-dix textes en prose qui forment les éclats d’un miroir brisé par les assauts du temps. Et chaque éclat nous renvoie à une France – et même à une partie de l’Europe septentrionale pour l’auteur – que nous avons aimée car nous y étions jeunes, l’esprit plein d’alacrité. On suit Leroy tour à tour sur le canal de la Deûle, dans un train que je connais bien, le Paris-Limoges, sur une plage blonde du Portugal, une île grecque hantée par le souvenir lumineux d’un Michel Déon écrivant l’un de ses meilleurs romans, sinon le meilleur, Un déjeuner de soleil. Rien que le titre du nouveau livre de Leroy est un oxymore génial : Un effondrement parfait. Ça colle à notre époque qui salit tout, efface le plus délicat, saccage la beauté tremblée d’un internat de province, celui-là même qui nous offrit les armes du goût pour tenir en respect les ondes perturbantes des Assis. Il n’y a plus rien de parfait hors la destruction de ce qui nous tient encore debout. Leroy est dur avec l’époque, mais comme c’est un tendre, ça touche où l’on souffre le plus : la disparition du style. Extrait : « L’actuelle zombielangue dans laquelle on baigne, jusque dans le roman, a autant de rapports avec le français qu’un showroom de concessionnaire automobile dans une zone commerciale en a avec le soleil sur la Vienne du côté d’Eymoutiers. » Il regrette la figure rassurante de Georges Pompidou, mort il y a cinquante ans, et cette « impression d’épaisseur et d’intelligence dans l’usage du monde, bien lointain de celui des gueules en plastique qui prétendent nous mettre au pas. » Leroy est définitif : « Je ne sais pas ce qui s’est passé en moins de quarante ans mais ce dont je suis certain, c’est que l’on a changé de civilisation. Je ne juge même plus, je ne fais que constater. »

L’un des ennemis, pour ne pas dire le seul, c’est le capitalisme qui ne cesse de détruire le peu de douceur de vivre qu’il reste, « c’est-à-dire pas grand-chose. » C’est pour cela qu’il cite l’évadé permanent, Rimbaud : « Je préfère partir que de me faire exploiter. »

A lire aussi: La boîte du bouquiniste

Leroy voyage, et son livre s’écrit. Il n’est pas seul, il accompagne ses amis. Ils se nomment Paul Morand, Jacques Laurent, Roger Vercel – totalement oublié – André Dhôtel, Yves Navarre, Roger Nimier, avec une mention spéciale pour Simenon et le commissaire Maigret. L’interrogatoire va durer. Leroy, faites monter des sandwichs, de la bière, la brasserie Dauphine est encore ouverte. Lire Simenon, c’est vous éviter vingt ans d’analyse stérile. Avec l’argent économisé, on peut alors revoir les plages de son enfance, la marée qui efface les pas, les jeunes filles à nattes blondes, inaccessibles, le préau de l’école communale, la colère mêlée à la tristesse dans le regard du père syndicaliste après la fermeture de l’usine délocalisée. Attention, Leroy est un trafiquant de mélancolie vive.

Il y a un très beau passage sur l’écolier qu’il fut, amoureux de sa prof de maths, « ronde comme une pomme ou une journée réussie. » Il a fait une bêtise, le minot Leroy, alors elle lui colle une punition, une rédaction. C’est malin comme choix ; elle doit l’avoir bien cerné. Elle lit son texte devant la classe : « Parce que c’est bien, même si c’est une punition. » Voilà une belle définition de la littérature.

Bon, je lui en veux un peu quand il dresse la liste des écrivains avec lesquels il n’aurait pas aimé boire. Il cite Alain Robbe-Grillet. Là, Jérôme Leroy, vous avez tort : l’auteur du Voyeur était très drôle. Le vin blanc électrisait son humour, surtout avec une douzaine d’huitres, à la Closerie.

Je vous recommande chaudement de lire cet effondrement parfait, d’en ouvrir les pages au hasard, de revoir ainsi son propre passé dans l’éclat du miroir brisé. L’envie vous prendra peut-être d’aller vous chafrioler, et sûrement de retrouver « le vrai goût du temps » en écoutant la « rumeur estivale des plages ». Car, pour Leroy, un seul programme politique se tient, « aller à la plage. » Et pour moi, à la pêche.

Jérôme Leroy, Un effondrement parfait, La Table Ronde. 160 pages.

Un effondrement parfait

Price: 16,00 €

16 used & new available from 5,65 €

Le Nord et deux frères en harmonie

0
DR.

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Amiens.

La ville d’Amiens n’a pas la seule particularité d’être celle de notre bon et bien aimé président Emmanuel Macron, et la capitale du macaron ; elle détient aussi en ses murs l’un des cinémas Pathé qui propose les places les plus chères de France ! « Ce n’est pas le plus cher de France. Les cinémas parisiens sont plus chers et ça semble logique parce que c’est la capitale. Le loyer et le coût de la vie y sont plus importants », déclarait, il y a peu, Marc-Olivier Sebbag, délégué général de la Fédération nationale des cinémas français (FNCF) à nos confrères de France 3 Hauts-de-France. « Amiens, c’est, en quelque sorte, la capitale de la Somme, donc c’est normal que le loyer soit plus cher là-bas que dans les autres villes. » Bah voyons ! À part que nous, pauvres Amiénois, on n’a rien demandé du tout ; on veut juste tenter de voir un film sans se ruiner la couenne. Face à cette situation inédite et assez déplorable, deux alternatives : fréquenter le ciné Saint-Leu, dans le quartier éponyme, et/ou le ciné Orson-Welles, à la Maison de la culture. (C’est environ la moitié du coût du ticket Pathé-Amiens et les programmations y sont de grande qualité.) Je suis donc allé voir, au ciné Saint-Leu, le film En fanfare, d’Emmanuel Courcol. Je ne l’ai pas regretté. Présenté en avant-première au Festival de Cannes 2024, ce long-métrage est une totale réussite, tissé d’émotion, superbement interprété, délicat et subtil. On serait bien tenté de le qualifier de chef-d’œuvre si ce terme n’était pas, de nos jours, galvaudé. Emmanuel Courcol nous raconte l’histoire de Thibaut Desormeaux (campé par le talentueux Benjamin Lavernhe), chef d’orchestre reconnu internationalement, élevé à Meudon, à qui on diagnostique une leucémie foudroyante ; cette dernière nécessite de toute urgence une greffe de moelle osseuse. Les médecins recherchent un donneur potentiel dans sa famille. À cette occasion, il apprend, grâce aux tests ADN, que ses parents ne sont pas ses parents, et sa sœur, pas sa sœur. En fait, il a été adopté. Il apprend aussi qu’il a un frère biologique, Jimmy Lecocq (interprété par l’émouvant Pierre Lottin), adopté également, qui vit dans la ville de leur mère, dans le Nord. Un espoir pour la greffe. Il rencontre donc son jeune frangin, minuscule employé d’une cantine scolaire, et tromboniste au sein de l’harmonie municipale. Tout les oppose mais la passion de la musique les unit. La vedette de Meudon et le modeste Nordiste se serrent une fraternelle poignée de mains et tentent de tailler la pierre brute de l’injustice sociale. Y parviendront-ils ?

A relire, notre critique du film par Julien San Frax

Suis ressorti de la salle tout bousculé, et, dois-je l’avouer, le regard humide. Certaines scènes sont poignantes. Et la fin est carrément sublime. Ce film est aussi un hymne aux fanfares et harmonies de province, et à ce Nord de la France ici si bien décrit et filmé. Dans cette œuvre, tout sonne juste. J’ai adoré.

Le hussard noir de la mer

0
Le navigateur Olivier de Kersauson © JULIEN DE FONTENAY/JDD/SIPA

L’amiral Olivier de Kersauson se fait instituteur dans un bréviaire paru au Cherche midi où il égrène quelques propos maritimes


Nous sommes habitués à le voir et à l’entendre dans les studios, maugréer, rabrouer, tancer, taquiner les hommes qui ont choisi la terre à la mer. Bougon en chef, réfractaire aux modes absurdes, habillé de sa mauvaise humeur qui fit son succès radiophonique, caractériel par ruse pour faire oublier son érudition, Olivier de Kersauson est notre marin médiatique, phare brestois du « Tour du monde », aujourd’hui Polynésien de cœur. Dans une nation qui compte de nombreux navigateurs célèbres, on retiendra Tabarly l’héroïque, le racinaire. Sans lui, rien n’aurait été possible, il a ouvert les voies. Puis Florence, son prénom a ému la France à une époque où la parité sur l’eau errait dans les limbes. Et Kersauson, rocailleux et tempétueux, l’homme des records du monde en multicoque, capitaine du Lyonnaise des eaux et du Sport-Elec, patron à l’ancienne, croyant à bord aux vertus de l’observation, méfiant sur les nouvelles technologies tout en les étrennant, libertaire-conservateur, drôle de bonhomme totalement ancré dans un temps déconstruit.

Esthète de l’audace

Avec l’âge, il ne se fait pas plus doux ou mielleux. On l’aime pour ses abordages virils dans les débats qui agitent la société ; sa répartie décontenança tant d’animateurs satisfaits d’eux, à la télé. Cependant, dans son dernier ouvrage Avant que la mémoire s’efface, Kersauson se fait instituteur, plus éducateur que professeur jargonnant, il parle de ce qu’il connaît le mieux, la mer, ses joies et ses démons, avec des mots simples à la portée d’un Berrichon ne connaissant que les étangs clos de Sologne. Ce fameux trois-mâts, large d’épaules, a un lourd passif avec l’horizon ; en 1967-1968, il effectuait déjà son service militaire dans la marine, affecté sur la goélette Pen Duick III (19 mètres) sous les ordres du capitaine de vaisseau Tabarly. Kersauson, dans un rôle nouveau de transmetteur, convoque le ciel, les vents et la mer. Une vie à naviguer, à observer, à retenir quelques intuitions, à éprouver des millions de solutions, à se méfier des appareils, à calculer et à « cheffer » car, à la fin, un homme va décider pour l’ensemble de l’équipage. Ce retour à une navigation connectée aux éléments naturels, sur les années de ce long apprentissage où comme Jean Gabin on sait que l’on ne sait (presque) rien est un beau témoignage sur le danger, la prise de risque, la liberté et une forme d’absolu. Kersauson n’engage pas une controverse entre modernes et anciens, il n’est pas hostile, par principe, aux nouveaux matériaux et aux outils de prévision, car son rêve demeure intact. Il recherche le frisson et la béatitude de la vitesse pure, il sera toujours un esthète de l’audace. « C’est vraiment jouissif d’avoir des beaux bateaux dans les mains, c’est comme les gens qui aiment conduire et avoir une belle voiture » écrit-il. Ce bonheur-là, quand ça « roule », « quand ça glisse » à 30 nœuds, l’homme sait intimement qu’il a enfin trouvé un sens à sa vie.

L’amour du risque

À la manière d’un écrivain qui tente de trouver le chemin vers la phrase parfaite, bien balancée et équilibrée, sans graisse avec cette profondeur vivifiante qui éclaire l’esprit, le marin travaille à l’oreille, avance au son. « Naviguer, c’est se servir autant des oreilles que des yeux » conclue-t-il. Kersauson, voyageur sans valises, n’est pas un adepte du principe de précaution à tout-va. Il replace le risque au centre des existences humaines. A contre-courant des discours pusillanimes, il déclare que le risque est : « inhérent à la vie, il est biologique, ontologique si l’on préfère ». Dans ces carnets, il reconnaît que certains écolos qu’il qualifie d’escrologues l’agacent, mais nier leurs combats serait une hérésie. « Il y a un crime de l’humain à l’égard de la nature. Le discours écologiste, même avec ses excès, permet la prise de conscience ». Kersauson n’est pas atteint de gâtisme, il a parcouru la planète et vu des horreurs comme les stations baleinières en Géorgie du Sud, « là où furent tuées des milliers de baleines ». Kersauson rend aussi hommage au plus grand, Magellan, « c’est le premier geste de la mondialisation » et l’initiateur de la cartographie. Quand il évoque l’effroi du Grand Sud, on trésaille, « C’est un univers qui n’a pas besoin de moi, j’y suis inutile. L’homme est là, il est là, mais il ne sert à RIEN ». Cette solitude est une introspection sur soi qui est tellement salutaire à l’ère de l’homme s’imaginant surpuissant.

Avant que la mémoire s’efface de Olivier de Kersauson – le cherche midi 216 pages.

Lâchons-nous avant la fin du monde !

0
© D.R.

Entre appels à la frugalité et résignation face à l’effondrement, les maniaques de l’urgence climatique ne savent plus où donner de la tête.


Il y a un an, Le Monde expliquait le climat aux enfants en déroulant le credo écolo : le « dérèglement climatique » est fulgurant, les glaciers fondent, les canicules s’accumulent, les sécheresses et les inondations sont de plus en plus fortes et nombreuses, le bourdon velouté se fait rare, un frelon asiatique a été aperçu en Finlande, etc. – et tout ça à cause des « activités humaines ». Les marmots, morts de trouille, étaient supposés demander des conseils.

Que devaient-ils faire, eux et leurs parents, pour éviter la catastrophe ? C’est simple, adopter un mode de vie frugal, décroissant et décarboné : éviter d’utiliser la voiture, de prendre l’avion, de manger de la viande, de mettre la lumière, de monter le chauffage, d’acheter des vêtements et des jouets neufs.

À la veille des fêtes de Noël, le risque étant grand que les Français aient envie de faire plaisir à leurs proches en leur offrant quelques cadeaux dont le bilan carbone est, comme chacun sait maintenant, désastreux, l’Agence de la transition écologique a de son côté relancé une campagne publicitaire incitant les citoyens à réfléchir à deux fois avant d’acheter quoi que ce soit. Des spots télévisuels mettent en scène des Français moyens qui, désirant faire l’achat d’une machine à laver, d’un téléphone portable ou d’un polo, abordent ce qu’ils croient être un vendeur mais est en fait un « dévendeur », lequel leur conseille de… ne rien acheter du tout, parce que « c’est mieux pour les ressources de la planète et que c’est plus économique ».

D’un autre côté, si l’on écoute Yves Cochet, pourquoi se priver ? « Il est trop tard, l’effondrement est imminent », assène l’écologiste dans son dernier essai, Précisions sur la fin du monde. « La catastrophe est certaine et inéluctable », d’ici à dix ans « Internet aura disparu », « la moitié survivante de l’humanité » agonisera sur « les restes de la civilisation thermo-industrielle », la planète ressemblera à une gigantesque ZAD, en plus moche. Alors, autant en profiter maintenant. Au diable le GIEC et Bonne Année à tous !

Exercice d’admiration

0
Patrice Jean & Bruno Lafourcade © Gallimard/opale.photos

Patrice Jean et Bruno Lafourcade ont commencé à se lire sans se connaître. Puis ils se sont écrit. Les Mauvais fils compile cet échange épistolaire entre deux écrivains qui ont, chacun à sa manière, déclaré la guerre à leur époque. Leur plume et leur humour prouvent que la correspondance littéraire n’est pas morte !


Sous l’hégémonie du progressisme et sur une scène littéraire qu’aseptisent la bien-pensance et le politiquement correct, le verbe périclite, la parole s’assèche. On ne se parle plus, on n’échange plus. Tout au plus s’envoie-t-on quelques signaux de pâle fumée aussitôt dissipés par les vapeurs toxiques du temps. On était donc résigné : on croyait les grandes correspondances littéraires, où s’échangent les idées avec la chair des mots, reléguées dans le passé. La correspondance de Flaubert repose dans les volumes de la Pléiade ; quant à Chardonne et Morand, ils ne s’écrivent plus depuis longtemps.

Nous voici heureusement détrompés avec Les Mauvais Fils. Patrice Jean et Bruno Lafourcade nous offrent un choix de lettres qu’ils se sont écrites ces dernières années. L’échange débute en 2017, année où, entrant tous deux dans la cinquantaine, ils se lient d’amitié et, « avec des fortunes diverses, tentent de sortir de l’ombre et de leurs nuits jumelles » ; il s’achève en 2022. Dans cette relation épistolaire, « on parle boutique » bien sûr, et on cause du monde littéraire. Mais surtout, on cherche à se connaître pour comprendre l’autre, son semblable et son frère. Et au-delà des anecdotes savoureuses, cette correspondance invite à se regarder soi-même avec autodérision. On pense également à Montaigne : « Qui se connaît, connaît aussi les autres, car chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. »

Dans La Vie des spectres, le dernier roman de Patrice Jean, un modeste héros oppose le bon sens à la bêtise contemporaine. Quant à Bruno Lafourcade, il a publié, avec le réalisateur Laurent Firode, Main basse sur le cinématographe, un essai qui torpille les lieux communs et les fables qui innervent le milieu du cinéma.

Après les avoir lus, Causeur les a fait parler.


Causeur. Comment est née votre amitié ?

Patrice Jean. J’ai été le premier à écrire à Bruno, via Messenger : j’avais lu son essai sur le suicide et voulais le féliciter. Je crois qu’il est la seule personne que j’aie jamais contactée de cette façon ! C’était le bon moment, nous allions tous les deux publier un nouveau roman auquel nous attachions beaucoup d’importance. Nous avons constaté que nous étions nés la même année, et que nous avions eu des parcours à la fois suffisamment proches et différents pour nous comprendre, confronter notre expérience.

Bruno Lafourcade. Patrice allait publier L’Homme surnuméraire et moi L’Ivraie… La naissance de notre amitié mêle les deux mondes, l’ancien (celui des bibliothèques) et le nouveau (celui d’internet) : nous avons lu nos livres, puis nous avons fait connaissance sur les réseaux sociaux. Ce qui nous a rapprochés, c’est l’âge, les origines, la situation sociale et nos ouvrages.

Witold Gombrowicz et sa femme, Rita, à Vence (Alpes-Maritimes), 1967 © D.R.

À travers vos déboires et vos réussites, votre correspondance offre un panorama de la vie littéraire, avec ses figures indispensables (éditeurs, critiques), mais aussi ses « petites mains » (correcteurs, bibliothécaires, etc.).

B. L. D’un certain point de vue, c’est un livre sur l’adversité, sur l’humiliation, et, pour ma part, sur une certaine conception pugilistique de l’existence, y compris littéraire. On se heurte, surtout, quand on est jeune, à ceux qui considèrent la volonté d’écrire comme une occupation dérisoire ou prétentieuse. On le ressent comme la négation de ce que l’on est, d’autant qu’une part de soi donne raison à cette négation. On écrit contre tous ceux qui s’y opposent : parents, collègues, éditeurs, journalistes, libraires ou correcteurs, et nous en donnons effectivement des exemples dans Mauvais Fils.

P. J. Je partage cette analyse. Avant d’être publié, un apprenti écrivain vit dans l’humiliation de ses ambitions littéraires, que Gombrowicz définissait, avec simplicité, comme l’aspiration à devenir plus important que les autres. Après la publication, on se heurte, contre toute attente, à des centaines de malentendus : je pensais me faire comprendre, et, en bien des circonstances, j’ai observé qu’il n’en était rien. C’est pourquoi il faut sans cesse remettre son ouvrage sur le métier.

Si beaucoup de choses vous rapprochent, on note aussi des différences littéraires : Patrice Jean est essentiellement romancier alors que Bruno Lafourcade a aussi publié des chroniques, des essais, des pamphlets…

B. L. Il y a entre nous des différences de caractère : je suis plus sanguin et impatient que Patrice. Il en ressort des différences dans les genres littéraires : j’aime bien les pamphlets, Patrice n’en a jamais écrit ; je préfère le bref au long : je n’ai pas écrit de roman de l’ampleur de ceux de Patrice. Pour le reste, il a aussi publié un essai, des nouvelles, des articles de revue, de sorte qu’il n’a pas que le roman à son arc.

P. J. Pas mieux, comme on disait à « Des chiffres et des lettres » !

Vous n’avez pas mené la même vie : Patrice Jean, vous êtes professeur de lycée ; Bruno Lafourcade, vous avez un itinéraire moins régulier, plus marginal. Vos parcours ont-ils influencé votre vie d’écrivain ?

P. J. J’aurais aimé publier plus tôt, j’ai même longtemps cru qu’il était trop tard. J’avais embrassé la carrière de professeur en pensant qu’elle me laisserait le temps d’écrire : ce fut loin d’être le cas, elle m’a épuisé. J’ai remonté le courant, avec l’énergie du désespoir, pour commencer à écrire sérieusement.

B. L. Nous avons l’un et l’autre publié des livres assez tardivement. Je voulais vivre avant d’écrire, et ce fut assez chaotique. Puis j’ai appris à écrire, et comme je ne suis pas bien malin, ça m’a pris du temps. Mais une fois que j’ai su écrire, ça m’a amusé de continuer.

La question de la transmission, du passage de témoin d’une génération à une autre revient souvent dans votre correspondance. Que vous a transmis la génération précédente (vous évoquez notamment Finkielkraut et Muray) et que transmettrez-vous à celle qui vous succédera ?

P. J. La génération précédente nous a appris à lire, à compter, puis, comme l’écrit Bruno dans Une jeunesse les dents serrées, elle nous a jetés dans la vie, sans jamais nous aider. Pour la génération suivante, notre génération n’existe pas : nous sommes déjà, à leurs yeux, des « boomers », et l’ensemble de l’humanité, au fond, n’est qu’une vaste espèce de boomers.

B. L. (Rires) C’est vrai : tout ce qui est plus âgé qu’elle, morts ou vivants, est constitué de boomers. Quant aux vrais boomers, c’est la génération Moloch : elle a cherché à tuer les fils, après avoir tué le père. Puis, elle a préféré transmettre à ses petits-enfants plutôt qu’à ses enfants ; donc la génération qui vient n’a que faire de nous. Elle est déjà au pouvoir.

Votre abordez aussi le travail, l’école, jusqu’au foot et la télé-réalité ! L’un de vous parle également de la douleur qu’il a éprouvée en regardant un film des années soixante-dix. L’un l’explique par « l’inévitable nostalgie de notre jeunesse », l’autre par « la disparition de l’humilité ». Pouvez-vous nous en dire davantage ?

B. L. C’était La Femme d’à côté. Truffaut me laisse plutôt indifférent, comme la Nouvelle Vague en général, où je n’aime vraiment que Paul Gégauff. Devant ce monde englouti, où des Odile et des Roland, parlant un français simple et naturel, vivent dans un village paisible de l’Isère, j’ai eu le cœur serré par tout ce que nous avions perdu, qui était un rapport pacifié et humble à l’espace, au corps et au langage : on parlait à voix basse, on s’habillait pour sortir, on tenait compte des autres…

P. J. Je pense aussi qu’il y avait, dans nos jeunes années, encore un souci de l’élégance, moins de tape-à-l’œil. La nostalgie est légitime : je regrette ma jeunesse, pas l’époque de ma jeunesse. Et la nouvelle génération, dans trente ans, regrettera les années 2020.

Vous ne portez pas un regard tendre sur notre époque. Comment la décririez-vous ?

P. J. Je n’aime pas beaucoup mon époque, mais je n’en aurais aimé aucune car, dans tous les siècles, toutes les régions, les imbéciles règnent en maîtres. Bruno est un hypersensible, toute bêtise le fout en rage. Il est plutôt du côté d’Alceste, et moi du côté de Philinte. Mais j’ai des attaques de misanthropie, comme d’autres ont des vapeurs.

B. L. Alceste et Philinte ? C’est bien possible… L’époque est passionnante et hystérique, fondée sur une inversion fondamentale : l’élève enseigne, le juge libère, le dominant s’imagine être dominé. Patrice évoque par exemple deux vertueuses, bien en cour, pensant droit comme une règle d’architecte, sans une incorrection dépassant de leur frange. Or ce sont elles, pour qui les micros et les journaux s’ouvrent comme la mer Rouge, qui font la leçon à Patrice, et lui reprochent de faire partie des dominants…

Ce que vous dites des femmes m’a beaucoup fait rire, bien que ce ne soit pas toujours très aimable. Il me semble cependant que vous les aimez. En fait, que leur reprochez-vous ?

P. J. Je préfère les femmes, car je les trouve plus jolies que les hommes.

B. L. Patrice est un extrémiste. Il y a quand même des femmes moches et des hommes beaux… « J’aime les femmes », c’est un mot de misogyne, de cynique : on n’aime personne quand on aime tout le monde. On aime toujours un homme ou une femme en particulier, « parce que c’est lui, parce que c’est moi », avec son visage, son rire, son intelligence. On aime la chair, parce que c’est aussi de l’esprit. On n’aime pas des abstractions. Mais, évidemment, certaines femmes se donnent du mal pour qu’on ne les aime pas. On en montre des échantillons dans ces pages.

L’humour est-il indispensable ?

P. J. Le rire est une réponse de perdants : c’est une façon de ne pas perdre la face en prenant des coups. J’ajouterai, et j’en suis persuadé, que tous les hommes sont des perdants et des ratés. Moi compris, bien sûr. Et toutes les femmes aussi, cela va de soi. Charlie Chaplin, dans Les Feux de la rampe, prétend que nous ne vivons pas assez longtemps pour devenir autre chose que des amateurs. Sans le rire, nous serions une espèce détestable.

B. L. Le rire est une vertu. Rien n’est efficace comme la satire pour mettre en perspective l’absurdité ou la violence d’une époque. C’est une des dimensions que j’aime dans les romans de Patrice.

Êtes-vous nostalgiques du « monde d’hier » au point de vouloir en laisser une trace dans votre œuvre ?

B. L. Je ne regrette pas le monde où l’on mourrait de la tuberculose à trente-cinq ans, où les ouvriers turbinaient douze heures par jour et où l’on crevait dans les tranchées. Je ne regrette pas non plus mon enfance ni mon adolescence ; je ne les revivrais pour rien au monde. Pourtant, oui, j’éprouve de la nostalgie. Je suppose que c’est un paradoxe. Mais ce que l’on peut souhaiter à un auteur, c’est en effet que ses livres conservent un peu de ce monde englouti.

P. J. Comme je l’ai dit, je suis nostalgique de ma jeunesse, au sens où, à cette époque, j’avais la vie devant moi. Aujourd’hui, l’air se raréfie, le temps restant à vivre diminue. Mais, comme Bruno et comme Dave : « Je ne voudrais pas refaire le chemin en arrière, et pourtant je paierais cher pour revivre un seul instant, le temps du bonheur, à l’ombre d’une fille en fleurs. » Notre monde est plus beau qu’il y a cent ans, pour les raisons dites par Bruno. Il est aussi plus laid, car l’art et la littérature y jouent désormais un rôle marginal.


À lire :

Main basse sur le cinématographe

Price: 14,99 €

1 used & new available from 14,99 €

Comptons les moutons avec BHL

0
Bernard-Henri Lévy photographié à l'occasion de la soirée de mobilisation contre l'antisémitisme organisée par le magazine « La Regle du Jeu » au Théâtre Antoine à Paris le 3 juin 2024 © Vladimir Milivojevic/SIPA

Entre introspection et légèreté, un BHL insomniaque et inattendu… Avec Nuit blanche, Bernard-Henri Lévy dévoile un visage nouveau, loin des certitudes qui l’ont parfois rendu hermétique, constate notre chroniqueur, plutôt charmé


Après avoir lu Nuit blanche de Bernard-Henri Lévy, aussi discutable que soit cette première impression, j’ai songé aux Mots de Jean-Paul Sartre. Il y a en effet, dans la tonalité générale de ce livre, une introspection sans complaisance qui, toutes proportions gardées, m’a semblé relever du genre que Sartre avait magnifié en offrant, grâce à la littérature, un déchirant adieu à la littérature. Nuit blanche, cependant, m’apparaît comme un objet littéraire non identifiable dans les multiples créations de BHL.

Nuit blanche, bonheur du jour…

Le style est étincelant comme d’habitude mais il s’autorise plus de légèreté, des facilités délibérées, presque une décontraction qui s’adapte parfaitement au fond de cette œuvre inclassable. J’apprécie qu’elle soit irriguée par une riche culture, omniprésente mais pourtant éloignée de toute ostentation, glissée avec simplicité dans des pages qu’elle enrichit mais sans jamais usurper la place de l’essentiel.

Cet essentiel pourrait ressembler à une comédie de Molière puisqu’il s’agit pour BHL de nous exposer les mille manières de ne pas dormir, de tenter de guérir ses insomnies, de nous présenter, avec une précision détaillée dont l’auteur s’amuse, une pharmacopée destinée à faciliter les endormissements, puis les réveils, à réparer les effets contrastés d’un sommeil trop lourd, d’une veille trop longue, dans des péripéties à la fois plausibles et burlesques.

A lire aussi: Olivier de Kersauson: « Cesser de se plaindre est une politesse et une affaire de bon sens »

On découvre un BHL extrêmement doué pour le comique, les scènes hilarantes (ses rapports avec le chat!) et, au-delà, pour la relation de sa quotidienneté, allant, avec beaucoup de délicatesse, jusqu’à évoquer ses liens et les modalités de leur union avec celle qu’il nomme A.

Un BHL presque modeste

J’avoue avoir ressenti, comme une heureuse surprise, la découverte de ce BHL familier, presque prosaïque, sorti du ciel des idées et nous révélant, sans la moindre retenue ni volonté de se faire « bien voir », ses maux, ses faiblesses, ses limites, ses imperfections. Il échappe à ce qu’il pourrait y avoir d’artificiel dans ce type de narration, ne tombant jamais dans une sincérité faussement contrite ou un narcissisme feignant la modestie. Lui-même a dû, j’en suis sûr, éprouver comme une allégresse à ouvrir grandes les fenêtres du systématiquement sérieux, de l’implacablement grave pour s’abandonner moins à du futile qu’à une nostalgie pour une enfance, une jeunesse, des blagues, des joies collectives, des amitiés, des fraternités où le BHL d’aujourd’hui n’était même pas en germe.

Un BHL écrivant un livre, sans que la pensée, la politique et les tragédies internationales aient leur place, ne serait pas concevable. Mais sur ce plan également il n’hésite pas à changer de ton et à nous faire entrer en quelque sorte dans les coulisses de son esprit et de sa personnalité. On ne peut que se réjouir de l’effacement de ce qui souvent a pu agacer chez lui : une assurance, presque une arrogance qui excluaient toute contradiction parce que de son côté était le Vrai, le Beau et le Bien. Alors que dans Nuit blanche il n’hésite pas, non à se fragiliser c’est le contraire, mais à s’expliquer, à exalter ses maîtres et ses inspirateurs, à évoquer des disparus qui me manquent également – par exemple Thierry Lévy.

A lire aussi, du même auteur: Jean-Marie Le Pen: celui dont toujours il était interdit de dire du bien…

Il se défend de tout manichéisme et avoue l’existence, en lui, au moins de deux BHL: l’un qui défend Israël et l’autre qui s’émeut en même temps de la mort des enfants de Gaza. Il dévoile ainsi les affres d’une personnalité que son indépassable talent pour l’écriture et l’oralité réduit parfois et prive de ses doutes, de ses complexités. À l’issue de la lecture de ce petit livre enlevé, spirituel, brillant, intime sans impudeur, politique sans hostilité – pourtant il les connaît, ces ennemis acharnés, haineux qui veulent sa perte au point de le contraindre à une protection permanente ! -, je rejoins mon sentiment initial. On a envie d’aller plus loin que ces pages et de rencontrer cette personnalité, cet auteur qui ont donné d’eux une belle image. De poursuivre le dialogue qu’il a entretenu avec lui-même.

192 pages.

Tant qu’il y aura des films

0
Jean Gabin dans le Cave se rebiffe © Solaris

La rentrée cinéma se fait à bas bruit. Heureusement, un distributeur a la bonne idée de ressortir en salles cinq merveilles réalisées par l’inoxydable Gilles Grangier. Du patrimonial comme on aime.


Nectar

Rétrospective « Gilles Grangier : chronique des années 50 »
Sortie le 15 janvier 2025

Passé la Loire, c’est l’aventure, c’est ainsi que le cinéaste Gilles Grangier (1911-1996) avait intitulé ses mémoires (un régal toujours disponible chez Institut Lumière / Actes Sud). La malice du Parigot pur jus explose dans ce titre, comme elle irradie nombre de ses films dont Le cave se rebiffe, Gas-oil, Le Désordre et la Nuit, Maigret voit rouge. Il est temps d’en finir et pour toujours avec l’image d’un cinéaste de seconde zone, un « pousse-mégot » de la qualité française, un faiseur sans talent. Grangier, c’est précisément tout le contraire. Certes, sa filmographie peut sembler inégale, mais le meilleur l’emporte nettement sur tout le reste. Quand dira-t-on une bonne fois pour toutes que Le cave se rebiffe, du trio Grangier-Simonin-Audiard, est plus drôle, plus vif et plus grinçant que le trop facile Tontons flingueurs du trio Lautner-Simonin-Audiard ? Gabin, Blier et Biraud y jouent un numéro de haute voltige et les seconds rôles, comme Françoise Rosay et Franck Villard, font le reste. « L’éducation, ça ne s’apprend pas », y entend-on ainsi au détour d’un dialogue. Et comment ne pas voir dans le vénéneux Désordre et la Nuit la preuve ultime que Grangier ne fut pas seulement un auteur surdoué de comédies parodiques ? Darrieux en pharmacienne camée face à un Gabin en flic amoureux, c’est carrément du « BSA extra piste » (les amateurs de la petite reine apprécieront la référence qualitative chère à Jean Gabin). Ce dernier tourna à douze reprises sous la direction de Grangier, dont le délicat Gas-oil, avec Jeanne Moreau, qui à lui seul fut un cinglant démenti au trop jeune Truffaut d’alors qui avait fait du cinéaste l’un des tenants de la qualité française à l’ancienne qu’il vouait aux gémonies.

Affiche de la rétrospective © Solaris

Bref, on ne peut que féliciter le distributeur Solaris de démarrer l’année sur les chapeaux de roues avec cinq films restaurés pour l’occasion et qui sortent sous le titre générique « Gilles Grangier : chronique des années 50 ». Superbe programme qui propose 125, rue Montmartre, Meurtre à Montmartre, Le Sang à la tête, Trois jours à vivre et Au p’tit zouave. Commençons par le moins connu peut-être, alors qu’il mérite tant d’être vu. Au p’tit zouave,réalisé en 1950, se déroule dans un quartier populaire de Paris où les policiers poursuivent un assassin de vieilles filles, tandis que le café du coin, Au P’tit Zouave, est un havre de paix et de réconfort pour ses habitués. Jusqu’au jour où l’arrivée d’un mystérieux homme fortuné vient troubler l’apparente tranquillité du lieu… Sur un scénario de Pierre Laroche et une musique de Vincent Scotto, Grangier excelle à dépeindre l’atmosphère mi-polar, mi-populaire d’un film incarné à la perfection par le tandem François Périer / Dany Robin. Même statut d’œuvre trop méconnue pour Meurtre à Montmartre (1957), écrit par Grangier et René Wheeler. Une fois de plus, le cinéaste s’y révèle un fabuleux directeur d’acteurs. Michel Auclair, Paul Frankeur et Annie Girardot font la course en tête. Mise en scène sobre et efficace, dialogues impeccables, distribution à l’unisson : la méthode Grangier à l’état pur. Ces qualités éclatent tout autant dans un autre film montmartrois : 125, rue Montmartre (1959), avec un Lino Ventura en majesté dans le rôle très singulier d’un livreur de journaux face à Robert Hirsch et Jean Desailly. Ventura que l’on retrouve dans un autre film de ce programme décidément délectable, dans un rôle de tueur aux antipodes du précédent – Trois jours à vivre, co-écrit par Audiard et Grangier, d’après le roman de Peter Vanett. Un suspense aux petits oignons que vivent également Daniel Gélin et Jeanne Moreau. Le tout à Paris, comme il se doit, pour un cinéaste qui a su filmer la capitale de jour comme de nuit. Enfin, Le Sang à la tête (1956),d’après Le Fils Cardinaud de Simenon, offre au Gabin des années 1950 l’un de ses meilleurs rôles en armateur cocu, tout simplement. Alors, s’il vous plaît, ne ratez pas Grangier.


Pur jus

Scolum et moi, de Jean-François Laguionie
Sortie le 29 janvier

Slocum et moi, de Jean-François Laguionie © Melusine Productions

Pour une fois qu’un film d’animation n’est ni une « Disneyaiserie » américaine, ni un « mangaga » japonais, réjouissons-nous sans retenue. Slocum et moi est l’œuvre d’un cinéaste français âgé de 85 ans, Jean-François Laguionie, qui nous avait déjà séduit avec Le Château des singes, Le Tableau, Louise en hiver ou encore L’Île de Black Mór. Des films d’animation à la superbe ligne claire, aux histoires exigeantes et aux dialogues sans mièvrerie. Cette fois, le propos est peut-être plus modeste que d’habitude (les souvenirs d’un fils dont le père voulait construire dans son jardin un bateau pour partir à l’aventure…). Mais tout fonctionne à merveille dans un récit où affleure une nostalgie mélancolique qui ne prend jamais le pas sur la conduite de la narration. On est touché sans avoir l’impression d’être manipulé et les « caractères » sont, à tous les sens du terme, dessinés avec brio. La preuve que la débauche d’effets spéciaux souvent spécieux envahit à tort le cinéma d’animation, dont la qualité principale devrait être, au contraire, de s’approcher par essence d’un minimalisme bienfaisant.

Affiche du film Slocum et moi © Melusine Productions

Frelaté

Bird, d’Andrea Arnold
Sortie le 1er janvier.

© Atsushi Nishijima

Il était revenu bredouille du dernier Festival de Cannes. Pourtant, Bird, le nouveau film de la cinéaste britannique Andrea Arnold, cochait toutes les bonnes cases féministes et sociales en vogue sur la Croisette. En digne émule du survolté Ken Loach, la réalisatrice y dépeint, non sans une certaine complaisance, la vie quotidienne forcément sinistre d’un adolescent qui vit dans un squat du Kent. Le film pourrait alors se contenter de dérouler un protocole compassionnel déjà vu et éprouvé un peu partout. Mais, consciente sans doute des limites et redondances d’un genre éculé, Arnold y adjoint une touche de fantastique, à l’aide d’un personnage fantomatique surnommé « Bird ». La survenue de l’irrationnel suffit-elle à préserver le film de ses gros défauts originels ? Non, hélas, d’autant plus que cet apport se révèle bien peu iconoclaste et fort consensuel. À la compassion se mêle alors l’attendrissement. Au cinéma aussi, l’excès de sucre est mauvais pour la santé.

Affiche du film Bird © Atsushi Nishijima

Werner Herzog, cinéaste voyageur

0
© Lena Herzog

Le cinéaste allemand Werner Herzog a une belle réputation d’originalité. On lui associe en général un cinéma de qualité, avec des œuvres hors du commun comme Aguirre, la colère de Dieu (1972) ou encore Le pays où rêvent les fourmis vertes (1984), pour reprendre deux titres fameux. De fait, Herzog a beaucoup tourné et il continue encore aujourd’hui. J’avoue n’avoir pas vu tous ses films, et je le regrette sincèrement, surtout après la lecture de ses Mémoires, intitulés non sans ironie Chacun pour soi et Dieu contre tous, qui paraissent aux excellentes éditions Séguier. Ce qui caractérise Werner Herzog, c’est une activité artistique intense, qui lui a fait aborder des tas de domaines. Notons seulement, en plus du cinéma, la mise en scène d’opéra et l’écriture de livres. Werner Herzog aime relater par écrit ses expériences et, surtout, ses rencontres. À plus de quatre-vingts ans, il a senti qu’il n’avait pas encore tout dit.

Un autodidacte

Ces Mémoires couvrent toute la vie de Werner Herzog. Le metteur en scène nous indique que la famille de sa mère venait de Croatie et que celle de son père « était d’origine souabe, mais [qu’] une de ses branches descendait de protestants français… » Pour ce qui est du milieu social côté paternel, ils appartenaient tous à une lignée d’universitaires respectables. Par esprit de contradiction, Herzog se présente comme un autodidacte. Il ne s’est jamais acclimaté aux institutions éducatives. Il note : « À vrai dire, je n’ai jamais trop aimé ni la littérature ni l’histoire en classe, mais cela venait de mon rejet global du système scolaire. J’ai toujours été un autodidacte… » Il s’inscrira néanmoins à l’université, mais sans conviction, et ne fera bien sûr pas d’école de cinéma. Son instinct lui a fait éviter ce genre d’embûche, comme il s’en explique de manière amusante : « J’étais conscient du fait que, vu ma méconnaissance quasi totale du cinéma, il me fallait l’inventer à ma manière. »

Les pires avanies sur les tournages

Pendant sa jeunesse, pour gagner de l’argent, il fait quantité de petits boulots, dans lesquels il peut déjà mettre en valeur son ingéniosité innée. Ce qui nous vaut des anecdotes insolites, contées d’un ton très pince-sans-rire. Cette période de la jeunesse de Werner Herzog préfigure le climat de ses futures réalisations cinématographiques, menées à bien en dépit des pires avanies. Ses Mémoires en dressent le bilan impressionnant, comme le tournage épuisant de Fitzcarraldo, avec Klaus Kinski. Herzog ne reculait jamais devant les dangers, au risque de se mettre gravement en péril, lui ou les membres de ses équipes. Mais il s’en est toujours sorti, grâce à sa bonne étoile. Je laisse au lecteur le soin de découvrir, au fil des pages, toutes ces péripéties, ou plutôt ces drames, que lui seul sait raconter avec la dose de folie adéquate. Werner Herzog, en prime, nous offre quelques confidences sans doute plus secondaires, mais toujours significatives, sur ses marottes personnelles, par exemple à propos des livres qu’il emmène avec lui lorsqu’il travaille et qui lui servent de vade-mecum. Je suis toujours intéressé par ce type de détails. Herzog ne se sépare donc jamais de la Bible, dans la traduction de 1545 de Luther : « Je trouve souvent, explique Herzog, un réconfort dans le Livre de Job ainsi que dans les Psaumes. » Il met aussi dans son sac de voyage un ouvrage plus inattendu, le récit de l’historien romain Tite-Live sur la deuxième guerre punique (218 à 202 av. J.-C.).

A lire aussi: Olivier de Kersauson: « Cesser de se plaindre est une politesse et une affaire de bon sens »

L’amitié avec Bruce Chatwin

Il est dommage que, dans ce volume, Werner Herzog ne s’arrête pas plus longuement sur son acteur « fétiche », le monstrueux Klaus Kinski, une « avanie » à lui tout seul, peut-être parce qu’il en a déjà parlé ailleurs. Ce qui frappe le plus, à la lecture de ces Mémoires, c’est l’importance que Werner Herzog attribue aux relations humaines, et notamment à l’amitié. Il est clair que, sans l’aide de ses proches, le cinéaste n’aurait jamais pu accomplir le centième de ses projets. Il y a chez lui une curiosité profonde pour tout ce qui est humain, un attrait fécond pour son semblable. On le sent bien en particulier lorsqu’il nous décrit sa proximité avec Bruce Chatwin. Ce sont d’ailleurs sans doute les plus belles pages de ces Mémoires. La passion de la marche à pied réunissait les deux hommes. « J’étais peut-être le seul, écrit Herzog, avec qui Bruce pouvait s’entretenir tout naturellement de la sacralité de la marche. » Bruce Chatwin, l’explorateur, l’écrivain voyageur, était une sorte de frère pour Werner Herzog, lui-même cinéaste voyageur, attiré par la forêt amazonienne et les ascensions extrêmes en montagne. Herzog raconte avec beaucoup d’émotion la mort de Bruce Chatwin, et le sac à dos en cuir que celui-ci lui légua et qui devait, plus tard, contribuer à lui sauver la vie. Une belle histoire d’amitié, vraiment.

Les Mémoires de Werner Herzog sont à ranger, dans votre bibliothèque, non pas peut-être avec les ouvrages sur le cinéma, mais plutôt au rayon des grands aventuriers (de l’esprit). Chacun pour soi et Dieu contre tous constitue une lecture hors des sentiers battus, loin des routes ordinaires de la planète. En ces temps de standardisation généralisée de l’existence, nous avons besoin de raisons d’espérer : c’est l’un des bienfaits littéraires de ce livre de Werner Herzog de nous en convaincre.

Werner Herzog, Mémoires. Chacun pour soi et Dieu contre tous. Traduit de l’allemand par Josie Mély. Éd. Séguier. 400 pages.