Accueil Site Page 2233

Les notes, c’est fini

78

najat vallaud notes ecole

Après tout, c’est moderne, c’est mignon et ce n’est pas traumatisant ! Même le smiley qui vomit a un coté sympathique, mais je ne sais pas si le professeur serait autorisé à l’utiliser.

Voici que reparaît avec plus d’intensité encore l’épouvantail de la note à l’école. Le conseil supérieur des programmes préconise, entre autres, la fin de la note sur 20 au primaire, et l’abandon des moyennes  jugées « calcul artificiels ».

Parmi toutes sortes d’argumentations baroques en faveur de ce grand pas pour l’humanité, on pouvait entendre ce matin que ce serait la fin de la discrimination, excusez du peu ! Autrefois si tu avais un 5/20 tu étais un nul, alors que quand tu auras F, même si c’est l’évaluation la moins forte –ne pas dire la plus faible- tu auras le swag. F comme « fresheur » peut-être ? Cela rappelle cette histoire au sujet de la discrimination raciale -âmes sensibles s’abstenir-.  Un chauffeur de bus décide de rompre avec les pratiques discriminatoires : « il n’y a plus de blancs, ni de noirs » affirme-t-il, « désormais vous êtes tous bleus. Et maintenant vous monter dans le bus : les bleus clairs devant et les bleus marines derrière ».

Depuis la parution des Héritiers de Pierre Bourdieu et Claude Passeron, il y a maintenant 50 ans, tout ce qui a été inspiré par cette mouvance égalitariste a produit l’exact contraire de l’effet recherché. En témoigne le dernier classement Pisa qui souligne le poids croissant du déterminisme social dans notre modèle scolaire –un des plus discriminant du classement.  Le problème de l’école n’est pas celui de la note mais celui de la transmission, de la motivation des professeurs qui conditionne celle des élèves, de la joie d’apprendre. La question est : voulons-nous confier aux générations futures un fonds culturel qui leur permette d’appréhender le monde avec de vrais outils intellectuels que sont la curiosité, le libre-arbitre, la capacité de juger et de choisir ? Et pour ce faire, voulons-nous nous appuyer sur une histoire et une littérature multiséculaire que le monde nous envie ?

La réponse est non ! On peut lire, dans l’ouvrage récent de François-Xavier Bellamy Les déshérités ou l’urgence de transmettre, une phrase qui en dit long sur le projet pédagogique de l’école. Lors de son arrivée à l’IUFM, l’auteur s’est entendu dire en préambule : « vous n’avez  rien à transmettre ». Et le changement de nom de l’institut de formation en ESPE ne change rien à cette philosophie. Il se murmure, y compris parmi les formateurs, que les notes sont d’ores et déjà abolies des concours d’entrée aux ESPE. En tout cas, le minimum requis ne recherche pas l’excellence – la quoi ?-, loin s’en faut. Quelques points au dessus de zéro feront l’affaire. Logique. A quoi sert de maitriser des savoirs que l’on doit garder pour soi ?

Résultat : ils ne sont pas rares les enseignants qui, dans le public comme dans le privé, ont une maitrise toute subjective de la langue française ou considèrent que lorsqu’on initie aux maths, le contrôle de l’orthographe est superflu. D’ailleurs, comme la pénurie de vocations se fait de plus en plus criante, pourquoi ne pas rattraper ceux qui ont échoué aux concours et leur offrir une formation accélérée ? C’est en substance ce qu’a proposé Najat Vallaud Belkacem pour calmer la grogne des parents et des enseignants de Seine Saint Denis il y a quelques jours.

Dans la continuité des ministres Hollandiens de l’Education, il ne serait pas surprenant –bien qu’elle s’en défende aujourd’hui- que Najat Vallaud-Belkacem soit séduite par cette nouvelle invention de Bisounours. Elle qui n’a que l’égalité à la bouche, quitte à prendre fait et cause à la fois pour le féminisme, l’anti-sexisme, l’enseignement du genre et le port du voile –on n’est pas à une contradiction près-, est de tous les combats d’arrière-garde. Se rappelle-t-elle seulement par quel parcours scolaire elle est arrivée à ce niveau de responsabilité ?

Le modèle français engendre certes un niveau de stress important pour les enfants et ne permet pas à chaque écolier de s’en sortir de la même façon. S’il manque probablement des institutions adaptées à un apprentissage plus souple, on oublie trop souvent que l’instruction est affaire de collaboration entre l’école et les parents. Et que le rôle des parents est d’aider l’enfant à s’accommoder de cette évaluation. Chacun est libre de relativiser l’importance de la note pour redonner confiance à l’enfant, de célébrer sa progression si l’école ne le fait pas, de lui rappeler qu’il travaille pour lui-même et non pour la satisfaction de ses parents ou ses enseignants…

Tant qu’elle ne sera pas recentrée sur sa vocation première qui est d’apprendre à lire, écrire, compter et raisonner, l’école ne pourra enrayer son désolant déclin. L’abolition des notes n’y changera rien, pas plus que le parrainage de la Silicon Valley… Même avec toute l’intuition de la génération 2.0, comment trouver de l’information écrite lorsqu’on ne sait pas lire?

*Photo : Neo.

Le buzz, du XVIIIe siècle à nos jours

1

darnton censure revoluton

 Professeur d’histoire à l’université de Princeton et spécialiste du XVIIIe siècle, Robert Darnton a consacré une carrière de quatre décennies à étudier le monde de l’imprimé et, plus largement, la circulation de l’information dans les sociétés d’Ancien Régime et sous la Révolution. Le Grand Massacre des chats (1984), qui évoque des imprimeurs parisiens au xviiie siècle, est un best-seller international. Deux livres paraissent aujourd’hui chez Gallimard, L’Affaire des Quatorze et De la censure[1. L’Affaire des Quatorze. Poésie, police et réseaux de communication à Paris au xviiie siècle, Éditions Gallimard, coll. « Essais », 2014. De la censure. Essai d’histoire comparée, Éditions Gallimard, coll. « Essais », 2014.], qui analysent les relations compliquées entre le pouvoir et l’écrit, essentiellement en France, au XVIIIe siècle.

Propos recueillis par Gil Mihaely

Causeur : On peut admettre avec vous que le XXIe siècle n’a rien inventé et qu’il existait déjà une société d’information il y a trois siècles, mais, entre l’époque des poèmes copiés à la main et diffusés sous le manteau et le monde de Twitter, Facebook et YouTube, il y a un changement de taille : c’est qu’aujourd’hui le pouvoir, même dans les dictatures, est incapable d’exercer un contrôle total sur l’information.  

Robert Darnton : Vous avez raison. Ce qui nous différencie de la société d’information du xviiie siècle – et c’en était une –, c’est tout d’abord l’éducation, domaine dans lequel nous avons changé d’échelle. Au xviiie siècle, le taux d’alphabétisation se situait autour de quarante à cinquante pour cent, et même ceux qui savaient lire ne lisaient pas très bien et n’avaient souvent pas les moyens d’acheter des livres, car ils coûtaient très cher. Le public était donc très réduit et fragmenté.
Ensuite, la plupart des Français vivaient à l’époque dans un monde très limité, marqué par l’esprit de clocher ou le « campanilisme », comme disent les Italiens. Aujourd’hui, nous vivons dans une société véritablement globale. Il ne s’agit pas seulement de la possibilité de voyager mais d’un changement de mentalité : nos collègues et amis ne sont plus culturellement définis par leur appartenance à une même nation.

Comparons des exemples concrets : la Grande Peur[2. La « Grande Peur » est le nom donné à une série d’émeutes et de violences qui ont eu lieu en France entre le 19 juillet et le 6 août 1789. À l’origine de ces troubles, des rumeurs de complot aristocratique à Paris parvenues chez les paysans par les nouvelles en provenance de la capitale suite à la prise de la Bastille. De Marseille au Havre et de Grenoble à Saint-Malo, des groupes de paysans armés partaient à l’encontre des « brigands » annoncés par les rumeurs. Très vite ils s’en prirent aux châteaux et aux abbayes, pillant et surtout brûlant les archives contenant les documents qui précisaient leurs devoirs envers les seigneurs.] de l’été 1789 et le Printemps arabe de 2011.

Là, on a affaire à un changement d’échelle de telle ampleur qu’il s’apparente bien à un changement qualitatif. Au XVIIIe siècle, les « émotions populaires », ces bruits qui circulaient, jouaient un rôle dans les émeutes comme la Grande Peur. Au moment du Printemps arabe, ces « bruits » ont été remplacé par des images, parfois violentes, transmises en direct ou presque.[access capability= »lire_inedits »] Résultat, leur capacité de mobilisation est plus forte, plus rapide et plus étendue, grâce à la diffusion planétaire et instantanée de modes opératoires, de mots d’ordre et de symboles…

Ce changement d’échelle induit-il un autre rapport au réel ? Pour utiliser la métaphore économique, au XVIIIe siècle, il y avait des banques, mais le rapport entre l’économie réelle et la dimension purement financière était beaucoup plus étroit qu’aujourd’hui. Est-ce vrai aussi pour le monde de l’information ?

Il me semble que oui… Mais je n’ose pas me prononcer car je ne suis pas un sociologue des médias contemporains. On ne voit jamais la réalité directement, mais à travers le filtre des discours et des représentations. Ce sont ces représentations et ces discours qui intéressent les historiens des mentalités comme moi. Or, aujourd’hui, le filtre lui-même est si puissant qu’il crée un autre rapport au monde. Par exemple, on savait beaucoup de choses sur le roi, la cour, leurs travers et leurs modes de vie – l’information circulait – mais les gens n’essayaient pas de les imiter en allant jusqu’à changer leur corps pour leur ressembler, comme ils le font aujourd’hui avec les « people ». On dirait qu’il n’y a plus de différences, plus de distances, que même « le haut » et « le bas » n’existent plus.

L’omniprésence de la dénonciation des inégalités tend à prouver le contraire…

Nous avons parfois le sentiment de vivre dans des sociétés très cloisonnées parce que nous avons du mal à comprendre à quel point, au xviiie siècle, la distance sociale était énorme, et pas seulement entre un homme du peuple et le roi de France ! Il y avait toute une « cascade » de différences sociales profondes qui séparaient l’homme du peuple – citadin ou paysan, parisien ou provincial – des bourgeois. La société était tellement stratifiée que les gens ne pouvaient même pas s’imaginer dans la peau d’un autre. De plus, le pouvoir avait quelque chose de surnaturel : Louis XVI a commencé son règne avec le toucher du roi, qui exprimait cette puissance sacrée, et Charles X le pratiquait encore en 1825. Aujourd’hui, un roi thaumaturge est tout simplement impensable.

L’Affaire des Quatorze, qui relate une enquête sur des chansons séditieuses dans les années 1748-1749, suggère pourtant un parallèle avec notre temps : les pires critiques du chef viennent de son entourage le plus proche. Et l’enquête policière s’appuie sur des rumeurs et des fuites souvent lancées par les cercles du pouvoir.

C’est exactement ce que racontent les témoins de l’époque : le bruit part de la cour et circule à Paris, de sorte qu’il revient à la cour par les courtisans qui racontent ce qu’on dit dans le peuple. En somme, il y avait des journaux, mais pas de journalistes. Les courroies de transmission étaient différentes, mais la dynamique était la même.

Voulez-vous dire que les courtisans jouaient le rôle des journaux ?

Non, il existait des journaux – beaucoup même –, notamment des journaux en français imprimés hors de France qui publiaient des nouvelles politiques, mais cela restait très limité. Du reste, le régime pouvait les arrêter facilement car ils étaient diffusés par abonnement [les kiosques à journaux apparaissent au milieu du XIXe siècle, NDLR]. Le premier quotidien parisien a été fondé en 1777, avec un siècle de retard sur la Hollande et l’Angleterre. Et, en France, le journalisme, dans le sens d’une profession de fabrique de l’information, apparaît bien plus tard. En revanche, il y avait des salons dont certains – comme celui de Mme Doublet – étaient très méthodiquement informés. Cette dame envoyait ses domestiques cueillir des propos au Palais Royal avant de les enrichir ou de les enjoliver et de les partager. Mais ce cas de figure était très exceptionnel.

Pourquoi le journalisme se développe-t-il si tardivement en France ?  

Parce qu’en France il fallait détenir un privilège accordé par l’État pour imprimer quoi que ce soit, et l’État ne l’accordait pas pour parler des affaires d’État – c’était le « secret du roi ». Pendant la Fronde, au milieu du XVIIe siècle, il y a eu un moment où, avec la Gazette de France et Renaudot, une sorte de journalisme aurait été possible. Mais, finalement, Renaudot a négocié avec la Couronne : il a obtenu un monopole… en échange d’une grande discrétion. Très vite, la Gazette de France est devenue un bulletin officiel de la cour où tout était tamisé, contrôlé, bref, on n’y apprenait à peu près rien. Quant au Mercure de France, on y publiait des poèmes… L’Angleterre, au même moment, connaissait un processus inverse : une série de crises politiques à partir des années 1640 a abouti à l’abolition de la censure préalable et à l’émergence d’une presse quotidienne très active et même très violemment critique vis-à-vis du pouvoir. Significativement, c’est l’établissement d’un système politique fondé sur la concurrence entre deux partis (les tories et les whigs) qui a créé, en Angleterre, les conditions et l’espace de liberté nécessaires au développement d’une presse d’opposition. Ces conditions n’ont été réunies en France que beaucoup plus tard.

Vous exposez cependant une vision nuancée et assez surprenante de la censure, c’est-à-dire des relations entre le pouvoir et l’information dans la France du XVIIIe siècle, mais si les censeurs français n’étaient pas « des gendarmes du savoir au service du pouvoir », qui étaient-ils ?

C’étaient des gens de lettres, qui étaient très fiers de figurer dans l’Almanach royal avec leur titre de « censeur royal ». Le prestige était tel que la plupart n’étaient même pas payés ! C’était aussi une manière de faire carrière, de trouver un patron ou un mécène, d’obtenir un poste subventionné. Pour un écrivain dépourvu de contacts bien placés, devenir censeur, c’était devenir quelqu’un. Dans ce contexte, la censure ressemblait plutôt au travail d’un lecteur de maison d’édition de nos jours avec, certes, une responsabilité plus forte. D’après les centaines de lettres échangées entre censeurs que j’ai lues, leur jugement portait souvent sur la qualité de l’œuvre plus que sur sa conformité politique. Ainsi l’un affirme-t-il dans une lettre privée qu’il défend « l’honneur de la littérature française ». Leur approbation était à leurs yeux tout d’abord une garantie de qualité : si c’est publié, c’est bon ! D’une certaine façon, ils étaient un peu des critiques : on est très loin de l’idée que nous nous faisons du censeur.

C’est que le rapport entre pouvoir et savoir était nécessairement plus ambigu que ne le conçoivent nos imaginaires démocratiques.

Évidemment ! Dans les faits, tout était négocié tout le temps, et la complicité était partout.

Vous voyez bien que tout n’a pas changé !

Sauf que c’était la règle du jeu et que tout le monde la connaissait. Et c’est important, nous avons tendance – surtout en France mais aussi aux États-Unis – à nous représenter le pouvoir comme un bloc, ennemi en toute chose de « l’homme de la rue ». En réalité, les historiens savent que, dans la vie des sociétés, les compromis sont la règle et la confrontation l’exception, et que, de surcroît, les conflits et les contrôles sont décentralisés. Certaines personnes ou groupes exercent un pouvoir réel de censure sans appartenir officiellement au pouvoir.

Le paradoxe est que ce sont des journalistes, autrefois victimes réelles ou imaginaires de la censure, qui l’imposent aujourd’hui. Passons. Dans votre Essai sur la censure, vous analysez l’Inde sous domination britannique du milieu du XIXe siècle, où la censure est à la fois un instrument de pouvoir et de savoir. Le rôle des censeurs est de fournir au pouvoir des éléments de connaissance du pays et de ses habitants, et de lui donner ainsi des moyens de les contrôler.  

C’est tout à fait ça ! Après la révolte de 1857, les Anglais ont compris que les risques de sédition étaient aggravés par l’incompréhension ! Ils se sont donc mis à établir des recensements dans tous les sens. Un travail fantastique ! Les livres faisaient partie de leurs enquêtes : ainsi, tout livre publié dans n’importe quelle langue avait droit à une recension ! Ils accumulaient de cette façon une masse considérable d’information, mais n’intervenaient que rarement, quand ils estimaient qu’il existait un véritable danger. En résumé, ils laissaient faire les Indiens tout en restant parfaitement informés.

Ils avaient compris que le pouvoir, c’est le savoir…

Oui, et quand il fallait agir, par exemple, pour réprimer un mouvement de révolte en préparation, ils possédaient des listes toutes prêtes d’auteurs et d’éditeurs. Sur ce point, les méthodes des pouvoirs autoritaires n’ont guère changé : un groupe de chercheurs de Harvard a publié l’an dernier une étude sur la censure en Chine qui démontre que le système du contrôle de l’Internet mis en place par Pékin fonctionne à peu près selon les mêmes principes. On peut s’exprimer avec beaucoup de liberté sous l’œil d’une censure attentive qui n’intervient qu’en cas de projet de passage à l’acte, quand la contestation menace de se transformer en mobilisation. La plupart du temps, la censure se contente de renseigner le pouvoir sur ce qui se passe.

Dans nos sociétés, ce rôle est dévolu aux sondeurs… Nous ne connaissons pas la censure qui a cours en Chine aujourd’hui, comme hier en Inde ou en France. Mais nous avons l’impression qu’il n’y a pas de pouvoir non plus. Notre société de communication puissance dix n’est-elle pas en train de scier la branche sur laquelle elle est assise ? Qui jouera le rôle de l’adulte responsable dans le monde post-national ?     

Je ne suis pas historien du futur ! Cependant, j’observe comme tout un chacun que les multinationales se fichent des frontières, que l’argent et l’information circulent partout et que les barrières politiques que tentent d’ériger les gouvernants sont impuissantes. Aujourd’hui, il est impossible de dresser des frontières contre la circulation de l’information, sauf dans des cas précis comme la lutte contre la pédopornographie, et encore ! Je persiste à croire à l’homme responsable dans une république mondiale des lettres. C’est l’idée qui préside à la bibliothèque publique digitale nationale que nous venons de créer aux États-Unis (The Digital Public Library of America). Je suis très engagé dans cette lutte pour la transmission universelle de l’héritage culturel. Je vois là les prémices d’une bibliothèque mondiale gratuite et accessible à tous. Au fond de moi-même, je reste encyclopédiste…[/access]

*Photo : Tomas Caspers.

IVG : non à l’état d’exception permanent

273

ivg avortement pasolini

Je n’ai pas lu l’article de Natacha Polony sur la question de la consécration de l’IVG comme droit, parce qu’il est réservé aux abonnés du Figaro, ce que j’ai, moins que jamais, envie de devenir, fidèle au Renaud Séchan de ma jeunesse. J’ignore donc pour quelles circonstances elle évoque la garantie de « l’intégrité physique » de la femme comme justification du droit moral que serait l’avortement. S’il s’agit de préserver la vie de la mère que sa grossesse elle-même mettrait en péril, pour sortir de ce débat en bois, comme dit Daoud Boughezala, on ne saurait trop lui conseiller ainsi qu’à nombre de nos contemporains de se pencher sur un antique précepte de la philosophie morale, d’inspiration chrétienne, désolé, qui s’appelle le « volontaire indirect », lequel stipule que l’on peut dans certains cas tolérer une action dont l’un des effets est mauvais, sous certaines conditions. En l’occurrence, s’il s’agit de choisir entre la vie de la mère et la vie du fœtus, on choisit toujours la première. Quant à prétendre qu’un moindre mal fût un droit, comme la journaliste le déduit, cela ne s’est jamais vu.

Mais si Natacha Polony considère « l’intégrité physique » de la femme selon le point de vue du droit à disposer de son corps, les choses se corsent plus encore. Le corps est-il notre propriété absolue ? Certainement non, sauf dans le monde totalement libéral que l’on nous propose. Le droit à disposer de son corps est une idée neuve, qui n’a jamais été prouvée. Existe-t-il un droit positif et absolu à se droguer, à se mutiler, à se suicider ? Certainement non. En tout cas pour l’instant, et cette société a encore un effort à faire pour devenir parfaitement libérale, à quoi l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD) s’emploie d’ailleurs vigoureusement, rassurez-vous.

Passons aux arguments développés par le camarade Daoud Boughezala. Il cogne d’abord sur des députés minoritaires, dont l’un, Fromantin, risque pas moins que l’exclusion de son propre parti, en les soupçonnant de vouloir simplement complaire à un électorat « catho tradi ». La belle manœuvre que voilà, quand on sait ce que représente cet électorat – et combien on est lynché automatiquement quand on s’oppose, même vaguement, à l’IVG comme panacée. (Notons en passant qu’ils n’étaient pas quatre, mais sept, à quoi il faut ajouter Marion Maréchal-Le Pen qui s’y fût aussi opposée si elle avait pu être présente – ou déléguer son vote, ce qui était impossible en l’occurrence). Il ne faut bien entendu pas prêter la moindre once de courage à ces députés, qui sont forcément des petits malins en quête de voix.

Ce cher Daoud vise aussi des petits « cathos » forcément bas du front en leur prêtant d’innommables pensées : « D’aucuns (…) n’hésitent pas à traiter d’affreuses eugénistes les femmes qui ne se sentent pas la force d’élever un enfant handicapé, ou les jeunes filles qui ne se résolvent pas à ce que l’irruption d’un marmot inattendu gâche leur vie ». Ah bon ? Où ça ? Quand ? On aimerait des références. Je peux me vanter d’être né dans cet abominable enfer-ci, celui des « cathos tradis », et de n’avoir jamais, au grand jamais, entendu ce type de raisonnement. Mais quand on veut abattre son chien, etc.

Les promoteurs de l’avortement sont atteints de ce curieux syndrome, même quand ils n’ont pas d’enfants ni n’ont jamais été confrontés à la question, de croire qu’ils sont les seuls conscients de la tragédie de la grossesse. Ils oublient que dans une tragédie, il existe toujours deux issues, et que si les femmes qui ont avorté, d’ailleurs souvent sous la pression, active ou passive, du géniteur, ne sont pas méprisables, celles qui ont choisi de ne pas le faire n’en sont pas moins respectables. Le féminisme qui s’est imposé est aujourd’hui coupable à plus d’un titre : celui de culpabiliser celles qui ont choisi de demeurer mères, réduites au statut social de poule pondeuse ; celui de faire porter sur les femmes seules la responsabilité de l’avortement. C’est une curieuse libération de la femme que d’écarter le père dans le choix de cet acte : l’homme n’est ainsi plus jamais responsable de rien. On oublie que c’est pour ça que le mariage avait été inventé, pour protéger les faibles, en l’espèce la femme et les enfants, des forts, les hommes à qui la nature, cette marâtre, a donné le droit de s’en aller. Pasolini, que notre bon Daoud cite à contre-sens, selon nous, le dit clairement : « Les partisans extrémistes de l’avortement (c’est-à-dire presque tous les intellectuels éclairés et les féministes) en parlent comme d’une tragédie féminine, dans laquelle la femme est seule avec son terrible problème, comme si, à ce moment-là, tout le monde l’avait abandonnée. »

Le rédacteur en chef de Causeur argue aussi de Pasolini pour justifier le droit inaliénable d’avorter. Il a dû le lire il y a trop longtemps pour s’en souvenir clairement. Pasolini dit plutôt ceci : « Si la pratique conseille à juste titre de dépénaliser l’avortement, ce n’est pas pour cela qu’il cesse d’être une faute pour la conscience ». Et encore : « Il faut d’abord éviter l’avortement, et si l’on y parvient, essayer de le rendre légalement possible seulement dans quelques cas « responsablement appréciés » (en évitant donc, j’ajoute, de se jeter dans une campagne hystérique et terroriste pour sa totale légalisation, ce qui enlèverait son caractère de délit à une faute) »[1. On trouvera tous les textes de Pasolini sur le sujet, datés de 1975, dans Écrits corsaires.]

Nulle part chez le communiste-anticlérical-catholique-homosexuel italien, on ne trouve de plaidoyer pour ce nouveau droit. Au contraire, il va parfaitement dans le sens de ces Veilleurs à qui Daoud s’oppose ici, en rappelant qu’il s’agit bien d’une « dérive libérale-libertaire » : « Pareils à des poulets de basse-cour, les Italiens ont immédiatement absorbé la nouvelle idéologie irréligieuse et antisentimentale du pouvoir (…) Pareils à des poulets de basse-cour, les Italiens ont, ensuite, accepté le nouveau caractère sacré, non nommé, de la marchandise et de sa consommation ».

*Photo : Bethany Brown.

Tunisie : les islamistes à qui perd gagne

2

Ennahda s’est écroulé, jouez hautbois, résonnez musettes ! Voilà la mélopée rassurante qu’entonnaient la plupart de nos journalistes à l’issue des élections législatives tunisiennes fin octobre. Concédons à ces ravis de la crèche que les apparences jouaient pour eux : de la première marche du podium conquise lors du premier scrutin véritablement pluraliste du pays en 2011, les islamistes avaient reflué à la seconde place, avec tout de même 31% des suffrages, laissant l’aréopage néo-bourguibiste Nidaa Tunes caracoler en tête (38% des voix) et les petits partis alliés des islamistes se désagréger en vol. À y regarder d’un peu plus près, les moins candides voyaient le réel doucher quelque peu leur enthousiasme, le vétéran Beji Caïd Essebsi, fondateur de NT aux 88 ans bien sonnés, devant non seulement subir une dialyse rénale par jour, mais également composer avec un parti religieux incontournable pour gouverner, sauf à vouloir prendre le risque d’isoler un tiers de la population, et de reproduire les erreurs commises par l’armée algérienne il y a déjà vingt-cinq ans.

Rebelote avec la présidentielle. Sur la petite vingtaine de candidats présents au premier tour, aucun islamiste revendiqué ne répondait à l’appel. Du coup, on croyait la victoire « laïque » sûre et certaine. Patatras, les islamistes d’Ennahda ont voté comme un seul homme pour leur allié sortant Moncef Marzouki, opposant historique à Ben Ali qui a l’heur de considérer Ghannouchi et ses pairs comme des partenaires loyaux et des «musulmans-démocrates» à la Erdogan (cherchez l’erreur…). Résultat : le président en exercice, que l’on croyait conspué par les foules tunisiennes, se qualifie pour le second tour de la présidentielle en rassemblant un tiers des votes, six points derrière Caïd Essebsi (39%). Mais ce n’est pas tout. Telle une femme de petite vertu, Ennahda négocie tous azimuts en coulisse, afin d’assainir son bilan aux affaires – que des mauvaises langues jugent peu ragoûtant voire carrément corrompu. En jeu, sa participation au futur gouvernement. Le mouvement à la colombe fait des avances aux deux finalistes de la présidentielle, laquelle se tiendra courant décembre au terme d’un jeu de l’amour qui ne devra rien au hasard.

Il n’est pas dit que Caïd Essebsi résiste longtemps aux charmes d’Ennahda. Bref, la politique tunisienne paraît aussi emmêlée qu’une bonne chekchouka. La démocratie made in Tunisia a encore des progrès à faire.

Le PS répare ses fissures à la colle palestinienne

209

palestine israel guigou

Le débat qui s’est tenu, vendredi 28 novembre, à l’Assemblée nationale sur la proposition de résolution du PS invitant le gouvernement français à reconnaître l’Etat palestinien a été fort instructif. Non qu’on ait pu y entendre des idées nouvelles sur la manière d’aider à résoudre cet interminable conflit, ni de morceau de bravoure d’éloquence parlementaire, mais parce qu’il révélait le véritable but de la manœuvre : initier un processus de paix interne au Parti socialiste.

Pourquoi, en effet, avoir choisi de présenter un texte signé par le seul groupe socialiste, alors que ce même texte, modifié à la marge, aurait pu obtenir l’assentiment de la grande majorité des députés de l’opposition UMP et UDI ? C’est ce qui ressortait des interventions de Pierre Lellouche et Philippe Vigier, porte-parole de ces deux formations lors de ce débat. On put même entendre Axel Poniatowski, prédécesseur UMP d’Elisabeth Guigou à la présidence de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée, annoncer son vote favorable avec des arguments identiques à ceux de la gauche.

S’il s’agissait, comme le prétendaient les ténors socialistes, de soutenir la diplomatie française, conduite par François Hollande et Laurent Fabius, dans son objectif de ramener Israéliens et Palestiniens à la table des négociations, une résolution transpartisane aurait pesé bien plus lourd dans la balance ! C’est ce qu’ont fait les députés espagnols, en adoptant un texte de compromis à l’issue de négociations entre la majorité de droite et l’opposition de gauche.

Si le gouvernement est persuadé, comme le stipule la résolution, que la reconnaissance immédiate de l’Etat de Palestine est de nature à favoriser la paix, alors que ne le fait-il sur le champ, à l’image de la Suède ? Il en a la possibilité constitutionnelle, et les risques politiques d’une telle initiative sont minimes : quelques mouvements divers dans l’assistance au dîner annuel du CRIF ne sont pas de nature à déstabiliser un François Hollande, qui en voit bien d’autres lors de ses apparitions publiques…

L’observateur est alors fondé à s’interroger sur les motivations profondes de ce modus operandi quelque peu baroque, dont la subtilité nous déconcerte. La première idée qui survient est de prêter aux dirigeants du PS des intentions bassement électoralistes : il s’agirait de récupérer, lors des prochains scrutins, les voix musulmanes qui s’étaient massivement portées sur François Hollande en mai 2012, mais qui lui avaient cruellement manquées lors des désastreuses municipales de mars 2014. « Israël assassin, Hollande complice ! » avait été le slogan le plus fréquemment repris par des foules majoritairement composées de jeunes issus de l’immigration maghrébine lors des manifestations pro Hamas de l’été dernier. À cela s’ajoute l’opposition des musulmans rigoristes à la loi dite du « mariage pour tous ». Cette explication n’est pas totalement infondée, elle a même été cyniquement exposée devant ses partisans par Benoît Hamon, tête d’affiche des « frondeurs » du PS, et député de Trappes, secteur à forte concentration d’immigrés musulmans. Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si les orateurs socialistes lors du débat à l’Assemblée, Bruno Le Roux et Elisabeth Guigou étaient des représentant du 9-3. Ils penchent plutôt vers l’analyse de Pascal Boniface, auteur, en 2001, d’une fameuse note invitant le PS à cajoler l’électorat musulman, que vers celle des bobos de Terra Nova qui estiment que la reconnaissance de la Palestine était une «  fausse bonne idée ». Pascal Boniface, bien que mis à l’écart par les instances officielles du PS, est néanmoins un «  visiteur du soir » régulier de Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, député du 9-3 et aspirant à la succession de Manuel Valls pour le cas où…

Mais cette visée bassement électoraliste n’est pas la seule, ni même la plus importante, des motivations de la manœuvre élaborée par le trio Hollande-Fabius-Guigou. La révélation m’en est venue lors d’une récente conversation avec un militant PS de mon voisinage.  Comme je lui demandais si cette affaire de résolution pro-palestinienne faisait débat dans les sections, il me répondit : «  Rien du tout ! On est jusqu’au cou dans les palabres de préparation du prochain congrès ! » En clair, il s’agit, aussi, de donner un os à ronger aux « frondeurs » de tous acabits, pendant que Valls, Macron et autres suppôts du social-libéralisme continuent à leur faire avaler les couleuvres[1. L’accumulation de métaphores est volontaire : ronger un os en avalant des couleuvres, c’est un exercice dans lequel les apparatchiks de la « gauche » du PS sont passés maîtres.], que dis-je, les anacondas de leur politique économique et sociale. On a enfin trouvé le « marqueur de gauche » susceptible de donner du PS l’image d’une famille rassemblée : taper sur Israël, désigné comme le seul coupable de la montée de la violence proche-orientale. C’est pourquoi tous les députés PS ont été fermement invités à signer la résolution, même si, en leur for intérieur nombre d’entre eux cultivent quelques doutes sur sa pertinence. La petite dizaine de députés socialistes qui ont refusé de se soumettre, en conscience, à cette injonction sont soit suffisamment forts, localement, pour défier Solférino, soit décidés à ne pas solliciter un nouveau mandat. En tout cas, ils ont été réduits au silence, alors que les dissidents de la majorité de droite ont pu s’exprimer devant leurs collègues. Leur position, néanmoins a été défendue à la tribune par Roger-Gérard Schwartzenberg, président du groupe Radical de gauche, à la grande fureur des braillards sur les bancs socialistes.

Au Sénat, ce sera une autre paire de manches. Les sénateurs socialistes ont l’échine moins souple que leurs collègues députés, ce qui interdit de répéter au Palais du Luxembourg la comédie créée au Palais-Bourbon. Et puis, de toute façon, la droite y est maintenant majoritaire, alors on laissera une proposition communiste et EELV se faire massacrer. Mais qui se soucie du Sénat ?

*Photo : real.tingley.

FN : la stratégie Philippot survivra au congrès

48

philippot fn marion

Le congrès du FN a livré son verdict. Ce n’est pas l’élection de Marine Le Pen qui passionnait les foules. Contrairement au congrès de Tours en janvier 2011, personne n’était candidat face à elle. Elle a donc obtenu 100 % des suffrages exprimés, logique mathématique implacable. C’est donc l’élection du comité central qui focalisait l’attention. Les observateurs guettaient l’ordre d’arrivée avec appétit ; il s’agissait de savoir notamment si Marion Maréchal-Le Pen arriverait devant Florian Philippot et quels seraient leurs classements respectifs dans le cœur des militants. Dès samedi, les résultats filtraient : la députée du Vaucluse franchissait la ligne d’arrivée en tête avec 80% des suffrages, suivie de Louis Aliot avec 76%, Steeve Briois avec 70%, Florian Philippot avec 69% et Bruno Gollnisch avec 65%.

De ce classement, la plupart des observateurs a cru pouvoir tirer des conclusions légèrement hâtives. Florian Philippot aurait pris une grosse baffe et la première place de la nièce de Marine Le Pen constituerait un choix politique de la part des militants frontistes qui préféreraient ainsi abandonner la stratégie incarnée par ce maudit squatteur de médias, au profit de celle, plus libérale sur le plan économique et davantage conservatrice sur le plan sociétal, incarnée par Marion Maréchal Le Pen. Les mêmes observateurs s’appuyaient concomitamment sur un sondage publié ce week-end par Marianne, où l’on pouvait lire que les électorats respectifs du FN et de l’UMP seraient plutôt favorables à des accords entre les deux forces de l’opposition en vue des prochaines élections régionales. L’étude concluait aussi que les mêmes électorats partageaient de nombreuses valeurs, ce qui permettait à l’hebdomadaire dirigé par Joseph Macé-Scaron de titrer en « une » : « vers une alliance UMP-FN ? ». Là encore, le fait que Marion Maréchal Le Pen possède un profil davantage « UMP compatible » que son rival Philippot permettait aux observateurs d’en tirer les mêmes conclusions politiques. Philippot humilié à l’élection du comité central et dont la stratégie serait démentie par les sondages, pourrait ainsi se voir affaibli dans l’appareil voire marginalisé au profit d’une étonnante nouvelle petite chérie des médias, éblouis par son score de maréchal (hum…) au comité central du FN.

Le problème, c’est qu’ils vont un peu vite en besogne. D’une part, cette élection au comité central répond davantage à des considérations personnelles que politiques. J’ai bien connu ce type de mode de scrutin interne au RPR et je peux témoigner que l’entregent, la notoriété, et les qualités humaines des candidats comptent davantage que leur profil idéologique. À ce titre, on remarque que si la nièce de la présidente, petite-fille du président-fondateur est arrivée en tête, son patronyme doit y être pour quelque chose. Si on ajoute que la jeune femme en question possède des qualités humaines bien supérieures à Florian Philippot aux yeux des militants (souriante, sympathique et abordable quand l’omniprésent stratège leur paraît arrogant, antipathique et froid), et vous aurez une idée des raisons qui expliquent leurs classements respectifs. Notons que Philippot est aussi devancé par Louis Aliot, ancien secrétaire général et compagnon de Marine Le Pen (la famille, toujours la famille…) et Steeve Briois, secrétaire général jusqu’à dimanche et premier maire élu au premier tour de l’histoire du parti. Dans ces conditions, et compte tenu du comportement distant et des jalousies provoquées par sa soif médiatique, la quatrième place de Philippot est davantage humiliante pour sa personne que pour la stratégie qu’il incarne.

Cette stratégie continuera d’être appliquée parce qu’elle n’est pas seulement celle de Florian Philippot. Elle est surtout celle de Marine Le Pen. Dès 2006, dans son ouvrage Contreflots, on en discernait déjà les contours, basée sur un même rejet de l’UMP et du PS, d’un étatisme sur le plan économique (alors que le FN de papa était bien plus libéral), rejetant les trois libertés de circulation imposées par l’intégration européenne et la mondialisation, celles des marchandises, des capitaux et des hommes. Ce n’est que plus tard qu’elle a rencontré Philippot qui lui a permis de formaliser intellectuellement et stratégiquement le nouveau corpus politique frontiste. Cette stratégie continuera d’être appliquée, ensuite, parce qu’elle a été payante électoralement jusque-là. Alors que le FN était à peine au-dessus de 10% lorsque Marine Le Pen a pris la succession de son père, ses scores ont été multipliés par 2 au moins. Et on annonce des intentions de vote à plus de 30% pour l’élection présidentielle.

Le sondage de Marianne est sans doute instructif mais il comporte deux angles morts. D’abord, il ignore la dichotomie entre l’électorat frontiste du sud, plus traditionnel et droitier, et celui du nord, davantage complexe et intégrant une bonne part de ce que Pascal Perrineau appelait le« gaucho-lepénisme ». Ensuite, il fait l’impasse sur une évidence : le rapport actuel des forces politiques, c’est plutôt : 1er FN, 2e UMP, 3e PS.  Dans la mesure où l’affaiblissement magistral du parti au pouvoir laisse les deux premières places aux partis d’opposition, l’alliance entre ces deux-là devient non seulement improbable mais politiquement impensable. Les modes de scrutin, majoritaires à deux tours (présidentielle, législatives, départementales), ou mixtes à deux tours (municipales, régionales), réclament l’apport des voix du troisième, c’est-à-dire, le plus souvent, le PS. Et pour triompher de l’UMP au second tour, il faut que le FN bénéficie de l’abstention de beaucoup d’électeurs socialistes voire de l’apport de certains d’entre eux, comme ce fut le cas dans les élections partielles de l’Oise, de Villeneuve-sur-Lot ou de Brignoles. Dans cette configuration, l’étatisme de Philippot est préférable au libéralisme de Marion Maréchal Le Pen. Paradoxalement, les candidats sudistes et droitiers bénéficient de meilleurs reports socialistes grâce au discours forgé depuis Nanterre par Philippot. En revanche, dans le nord, où le FN est plus souvent opposé au PS qu’à l’UMP, cette stratégie est moins efficace. Finalement, on en est à se demander si Florian Philippot et Marine Le Pen seraient peut-être élus plus facilement dans le Nord et l’Est grâce à la stratégie de Marion qui permettrait de meilleurs reports de l’UMP arrivé en troisième position.

Cette dichotomie géographique de l’électorat FN ajoutée à la mécanique des scrutins à deux tours provoque des résultats paradoxaux. Tant que les victoires du FN demeurent locales, cela ne pose pas trop de problèmes : il suffit à l’équipe dirigeante de l’exécutif de coller à son électorat local. Mais que faire en cas de victoire nationale : décevoir les sudistes ou les nordistes ?

*Photo : LCHAM/SIPA. 00695800_000033.

Le FN en voie de bolchévisation poutinienne

104

marine fn russie

La présence et l’intervention au Congrès du Front national à Lyon d’Andreï Issaïev, vice-président de la Douma, et membre du parti poutinien «  Russie Unie », a fait sensation. Il faut dire que cet apparatchik bouffi par l’abus d’alcool qui semble tout droit sorti du film  Léviathan d’Andrei Zvyagintsev, a gratifié d’un tonitruant « chers camarades ! », les délégués frontistes l’accueillant par une standing ovation. Cela rappelle un temps perdu proustien à ceux qui ont conservé dans un coin de leur mémoire l’image et le son des congrès du PCF de la grande époque, lorsque l’on accueillait l’envoyé du «  grand frère soviétique » à la tribune par des acclamations délirantes. Ayant eu l’honneur et le privilège d’assister, en mai 1964, à la prestation de Mikhaïl Souslov devant le XVIIème congrès du Parti communiste français à Vitry-sur-Seine, je me suis senti rajeunir…

Mais foin de nostalgie bêtifiante, car l’affaire est sérieuse : le nouveau Front national de Marine Le Pen, qui se proclame le premier parti de France, avec les  accents triomphants d’un Maurice Thorez des années cinquante, s’est affirmé dimanche comme le premier parti poutinien d’Europe occidentale, reprenant à son compte l’agenda géopolitique du maître du Kremlin : dénonciation véhémente de  « l’axe Washington-Bruxelles », soutien inconditionnel aux objectifs stratégiques de la Fédération de Russie, en Ukraine et en Syrie, dénonciation véhémente de la suspension de la livraison des «  Mistral » à Moscou. Marine Le Pen s’est même livré, lors de son discours de clôture, à une virulente attaque de l’exploitation, aux Etats-Unis, des gisements de gaz et pétrole de schiste, qui ont pour conséquence une baisse très importante du prix mondial des hydrocarbures, facteur de déstabilisation de l’économie russe. Aymeric Chauprade, principal inspirateur de la géopolitique mariniste, grand ami et admirateur de la Russie, a été coopté au bureau politique du FN, sans passer par la case élection, par des militants qui n’auraient sans doute pas avalisé la promotion éclair de cet idéologue de « l’eurasisme » poutinien.

Mais cet alignement sur la « Grande Russie » ne se limite pas à la mise en avant d’une politique étrangère favorable, en tous points, aux thèses du Kremlin. Il inspire aussi le modèle de démocratie que le FN souhaite instaurer en France s’il accède au pouvoir, et le modèle de parti que Marine Le Pen et son équipe entendent construire pour le conquérir : une démocratie autoritaire, formellement pluraliste, mais verrouillée par un parti dominant post-idéologique ne laissant qu’un espace réduit aux contre-pouvoirs judiciaires et médiatiques, et empêchant l’émergence de barons  locaux ou régionaux pouvant contester l’autorité du centre.

Vladimir Poutine a réussi, d’une main de fer, à imposer sa prééminence aux divers oligarques autonomes et aux satrapes locaux qui avaient prospéré à la faveur de l’anarchie eltsinienne. Il s’est pour cela doté d’un instrument politique néo-bolchévique, le parti Russie unie, hyper centralisé et soumis à une discipline interne implacable. C’est exactement cela que Marine Le Pen est en train de mettre en place avec sa garde rapprochée : Louis Aliot, son compagnon, chargé de la formation (L’école centrale du Parti), Nicolas Bay, transfuge du mégretisme, nouveau secrétaire général, Steve Briois en charge de la sélection et du contrôles des cadres, et enfin Florian Philippot, secrétaire à la stratégie et à la communication (en vieille langue communiste, on appelait cela  l’idéologie et l’agit-prop). Le jeune énarque prodige, issu du gaullo-chevènementisme, se voit également confiée la responsabilité des « organisations de masse », ces collectifs diffusant la pensée mariniste dans la société civile : enseignants, étudiants, milieux socio-professionnels. L’auberge espagnole du Front national de Jean Marie Le Pen, agrégat de groupuscules maurrassiens, pétainistes, néos-païens, néo-nazis et intégristes catholiques de tous poils, a été nettoyée du sol au plafond. Les références aux traditions contre-révolutionnaires de la vieille extrême droite antirépublicaine ou aux fascismes de la première moitié du vingtième siècle ont été bannis des discours public, comme des stands de librairie dans les couloirs du congrès. On leur a substitué un nationalisme holistique intégrant la totalité de l’imagerie du récit national depuis Clovis, y compris la geste gaullienne, jusque-là honnie par les héritiers du pétainisme et de l’Algérie française. Seuls les ouvrages  des proches de Marine étaient proposés à la vente et à la dédicace des auteurs.

Détruire les chapelles, empêcher l’émergence de barons locaux frondeurs et soumettre les futurs élus à l’appareil, c’est le défi posé au nouveau noyau dirigeant d’un parti dont la croissance électorale accélérée pourrait risquer de le submerger par une vague de nouveaux notables incontrôlables. Bienvenue aux nouveaux léninistes !

*Photo : Pascal Fayolle/SIPA. 00699003_000023.

Con / pétitions cul / inaires

20

gordon ramsay cuisine

Najat Vallaud-Belkacem remplace donc les notes par des pustules de couleur, et impose officiellement, désormais, l’évaluation des compétences en lieu et place de l’évaluation des connaissances et des performances. Tout cela pour préserver la susceptibilité des élèves, leur éviter le stress de la mauvaise note (l’extase de la bonne note, on n’en parle pas, les bons élèves sont des pelés, des galeux, bref, des élites). Bien. Eduquons-les dans du coton, le mur contre lequel ils finiront par s’écraser n’en sera que plus dur. Pff… J’ai déjà dit par ailleurs ce que j’en pensais.

C’est d’autant plus curieux que nous vivons — et les gosses avec nous — dans un univers de classements impitoyables et de compétition permanente. Les enfants n’ont qu’à ouvrir le journal pour voir, à chaque lendemain de match, les notes qu’ont méritées leurs joueurs de foot favoris (curieusement, c’est toujours le foot, sport populaire — on ne note pas les golfeurs ni même les tennismen). Et ils n’ont qu’à regarder la télé pour tomber sur des concours de toutes sortes, meilleur cuisinier, meilleur pâtissier, meilleur couple, meilleure chambre d’hôte — le meilleur prof est paraît-il dans les cartons des chaînes. Meilleur, toujours meilleur. Pas de pitié pour les autres. À la rigueur, un sourire de fausse compassion.
On sait que le retour sur terre, après les feux de la télé, de tous ces pauvres gens tirés pendant une semaine ou deux de leur médiocrité peut se révéler mortel. Sans paillettes ni projecteurs, on n’est plus rien, dans la société du spectacle. Il paraît même que d’aucuns se suicident.

Je regarde rarement la télévision — d’abord, parce que je ne l’ai pas, et que je n’en ressens pas le besoin. Mais de temps en temps, au hasard d’un séjour chez ma fille ou mes parents, je jette un œil sur les programmes.
Et là…
J’aime passionnément la cuisine — celle que l’on fait, celle qui se mange. On le sait, dans mon entourage. On a donc voulu m’initier à ce que les étranges lucarnes produisent dans le genre culinaire. Meilleur cuisinier, meilleur pâtissier, dîners presque parfaits. Hmm…
D’abord, que ce soit sur des chaînes productrices de télé-réalité (bel oxymore !) que sont produites ces émissions n’est pas indifférent — puis France 2 s’y est mis avec Dans la peau d’un chef. Il s’agit encore de faire croire que la télévision est une serrure à travers laquelle on peut mater la vraie vie, alors que visiblement tout est scénarisé. Passons. Ce qui m’intéresse, c’est la cuisine.
Un dîner presque parfait — une semaine de compétition entre gens ordinaires se recevant les uns les autres — doit être la plus ancienne de ces compétitions culinaires. On est noté, en fin de semaine, par ses pairs : les candidats évaluent (avec une notation chiffrée) les compétences des uns et des autres, on additionne ainsi des notions qui n’ont rien à voir (exactement ce que l’on reproche aujourd’hui aux notes, dont la « moyenne générale » cumule les maths et le français), la cuisine à proprement parler, l’art de la table ou « l’animation » — en général un jeu de société qui, s’il m’était imposé chez un copain, me ferait fuir. Comme on est à la télé et qu’il y a une loi Evin, on ne parle pas d’alcool dans ces repas —pauvre France !
Tête extasiée du gagnant. Sourires contraints des perdants, forcés d’être beaux joueurs. Ce n’est pas le fair-play qu’on apprend là, mais l’hypocrisie.
Puis viennent les émissions à proprement parler culinaires.
Comprenez-moi : j’arrive d’une civilisation ancienne, j’ai des souvenirs encore vifs de Raymond Oliver et de son émission, Art et magie de la cuisine, où l’ancien amour de Mitterrand, Catherine Langeais, jouait sereinement les Candide. Je me souviens de Maïté et de sa Cuisine des mousquetaires, où l’on apprenait comment débiter une anguille vivante en morceaux. Je me rappelle la pédagogie patiente et souriante de Joël Robuchon dans Cuisinez comme un grand chef ou Bon appétit, bien sûr, où c’était Guy Job qui faisait le dindon de la farce, si je puis dire. Des émissions sans compétition : un Maître (au sens compagnonnage du terme) assénait son génie. Pour des pédagos modernes, ce devait être l’horreur : transmission verticale des savoirs, aucune interactivité, aucun droit à la parole (quand on ne sait pas, on se tait), bref, je croyais me voir en cours…
Dans la même lignée,la série Cauchemar en cuisine, où des cuisiniers experts (Gordon Ramsay dans l’édition originale anglaise, Philippe Etchebest dans la version française) traitaient les postulants à l’expérience comme même moi, fasciste que je suis, je n’ai jamais osé traiter les pires de mes élèves. Pédagogie de Pères fouettards…

Mais ce n’est plus de ces divertissements à l’ancienne, comme la blanquette du même nom (celle dans laquelle on glisse quelques rondelles de cornichon, et que l’on assaisonne à la fin d’un trait de citron avant d’y délayer, hors feu, un jaune d’œuf pour la coloration) qu’il s’agit aujourd’hui. Nous sommes littéralement débordés par les émissions de cuisine — à tel point que Wikipedia en a fait un site à part. Et que Cyril Lignac, qui a fortement contribué à ces compétitions entre apprentis-cuisiniers, finit par déplorer cette invasion qui menace ses positions établies.
De quelle cuisine s’agit-il ? De ce que Barthes, dans Mythologies, appelle la « cuisine décorative » — à l’époque, c’était à propos des fiches-cuisine d’Elle, accusés d’exalter le nappé, qui occulte le produit. Désormais, la tambouille télévisuelle repose sur le kitsch, le girly — ainsi parle en particulier la nouvelle pâtisserie.  Tout pour l’œil, rien pour le palais. La cuisine de la société du spectacle. La caméra tourne autour de la réalisation — du « chef d’œuvre », pour filer la métaphore du compagnonnage —, un jury hautement qualifié goûte du bout des lèvres, et la messe est dite — avec petit couplet indispensable sur la difficulté de la notation, mais on note quand même. On devrait leur distribuer des pastilles vertes pour complaire à Najat. Mais ce n’est pas du tout l’esprit : dans ces émissions, on est sacqué, viré, moqué, mis en lambeaux. On pleure. On s’en va la queue basse. Comme on dit dansHighlander : « There can be only one ». Qu’on leur coupe la tête !

Le plus fort, c’est que c’est de la télévision bon marché, et qui rapporte gros. Des masses de candidats masochistes (Le Meilleur pâtissier, sur M6, revendique 5000 candidats à la candidature, dix fois plus que la meilleure de ces classes prépas que le gouvernement Hollande veut abolir), un jury légèrement sadique, des spectateurs voyeurs.
Emissions de temps de crise, au fond, avec gagnants politiquement corrects — un Beur une année, une femme (enceinte) une autre. On montre une réalisation invraisemblable (dans la pâtisserie, c’est encore plus marqué — le jury souvent ne sait par où entamer des gâteaux spectaculaires, que seule la caméra dévore et décortique) à des gens qui n’ont pas de quoi acheter la matière première (sans parler du matériel, fourni à discrétion, et dont tous les cuisiniers amateurs savent ce qu’il coûte), et qui n’y goûteront jamais qu’en rêve — ou en succédané. Faute de leur trouver un job et un salaire, on leur offre le spectacle d’humiliations consenties, et un repli sur la cellule familiale, si douillette en ces temps de disette et de hollandisme aigu. On leur vend de la cruauté bon enfant, du rêve calorique et de la gastronomie fictive — entrecoupée de séquences publicitaires qui leur fourguent des merdes bien réelles, à portée de leur bourse. La cuisine cathodique est là pour faire saliver. Pour contenter les chiens de Pavlov par l’écran alléchés, il y a toujours McDo.

Pas de fantôme à l’opéra

0

opera niqab dubai

La pauvre ! On lui dit qu’à Paris se trouve un Opéra moins kitsch que celui de Doha et plus fini que celui de Dubaï, elle vient, et voilà qu’on la vire à l’entracte. Motif : une loi de 2011 qui interdit de se masquer dans l’espace public. Masque interdit à l’Opéra ! Casanova en aurait fait, une tête. On négocie pendant la pause ; la dame au niqab et son homme découvert, entre le tombé de voile et la porte, choisissent la porte.

Dommage pour eux. S’ils étaient restés, ils auraient vu ce qui attend la dévoyée, en italien « traviata ». Elle meurt à la fin. L’Opéra Bastille est une maison honnête.

Dommage pour nous. Pas de préférence morale ou nationale ici. Qui a inventé l’opéra français ? Lulli, un pédéraste italien. Qui a mis en partitions le fol esprit de Paris ? Offenbach, un juif allemand. À l’Opéra, on chante dans toutes les langues, les artistes arrivent de loin et le public adore les déguisements.

D’ailleurs on avait de quoi se réjouir. Prenez Salzbourg. L’été, à Salzbourg, village cossu où Autrichiens et Bavarois viennent fêter dans la soie la grande musique et les grands textes, vous croisez plein de familles du Golfe, garçons en Nike devant, filles en hijab derrière. Mais le soir, au concert ou à l’Opéra, quand le joli monde exhibe ses smokings, ses culottes de peau (qu’est-ce que c’est cher, ces machins de la campagne !), ses kilts, ses saris, ses kimonos et ses faux Dior de chez Gribha, pschitt, plus un hijab à l’horizon. L’émir et Mesdames font 4 000 kilomètres pour respirer l’air moite de Salzbourg sans même tendre une oreille à Mozart. Multiculti de la rue, apartheid de l’art. Tandis que ce 3 octobre à la Bastille, non seulement nos camarades persiques voulaient goûter notre expertise, mais en couple encore. Monsieur et Madame communiaient dans le froufrou romantique avec énorme lit, ballet transsexuel et contre-mi bémol. Quand on se souvient de ce journal italien où l’ayatollah Khomeiny déclarait que « votre musique n’éveille pas l’esprit, elle l’endort, ce poison détruit notre jeunesse, qui ne se soucie plus de sa propre nation », on pourrait quand même se réjouir de pareilles victoires. Les encourager, elles sont rares !

Mais voilà. Au lieu d’aller comme toutes les huiles étendre leur linge au rang 15, ou soustraire leur péché aux yeux d’Allah dans les étages, ces deux andouilles d’esthètes se sont royalement installés au rang 1. Oui, rang 1, pile derrière le chef d’orchestre, mon niqab superstar, le spectacle dans la salle. La caméra de contrôle braquée sur le maestro ne voyait qu’eux. Le chœur en a fait une jaunisse, quelques-uns voulaient interrompre. Et voilà nos amis, avec qui nous étions si fiers de pactiser dans le stupre jovial de La Traviata, poussés par la loi au dilemme cornélien : quitter la tradition ou quitter la salle – « sans heurt », nous a dit le patron.

Si ça se trouve, ils venaient prendre la température avant de racheter la bâtisse. On a vraiment loupé une occase.

L’histoire ne dit pas s’ils sont allés voir L’Enlèvement au sérail, dont la première avait lieu quinze jours plus tard. Peu probable, hélas !

*Image : Soleil.

«Droit à» l’IVG, la grande peur des mal-pensants

149

C’est un débat en bois comme nos politiques aiment tant en susciter. Depuis que l’Assemblée nationale a sanctuarisé la loi Veil par le vote à la quasi-unanimité d’une résolution reconnaissant un « droit à l’avortement », les sept députés réfractaires passent pour des héros aux yeux de la Manif pour tous. Certes, comme l’a rappelé David Desgouilles, en son temps, pour faire passer la pilule à la majorité UDR-RPR, Simone Veil avait justifié la légalisation de l’avortement en invoquant l’exception, et non quelque droit subjectif. Reste que le quarteron de parlementaires, de l’ex-FN Jacques Bompard au député-maire UDI de Neuilly Jean-Christophe Fromantin, veut avant tout complaire à un électorat catho-tradi qui n’a toujours pas digéré la potion d’il y a quarante ans.

D’aucuns pensent en effet que Jean Foyer not dead, et n’hésitent pas à traiter d’affreuses eugénistes les femmes qui ne se sentent pas la force d’élever un enfant handicapé, ou les jeunes filles qui ne se résolvent pas à ce que l’irruption d’un marmot inattendu gâche leur vie. Les absolutistes du droit à la vie me répondront à raison qu’on n’élimine pas un fœtus comme on s’arracherait un point noir. On ne m’ôtera pourtant pas de l’esprit l’idée pasolinienne selon laquelle l’avortement est peut-être indéfendable, mais son droit inaliénable. Comme de bien entendu, Natacha Polony a magistralement résumé l’illusion lyrique des « mal-pensants » : « considérer que les femmes seraient vouées à l’enfantement pour venir garantir la puissance de la nation ou parce la vie qui apparaît en elles serait sacrée, c’est également les réduire à l’état d’objet. Il y a là conflit de légitimités, et dans ce cas, on choisit le moindre mal. Ce moindre mal est-il un droit? Oui, puisqu’il garantit aux femmes leur intégrité physique » argumente-t-elle. Moralité : qui s’oppose à la résolution de la semaine dernière, conteste l’esprit, sinon la lettre de la loi Veil, avec laquelle certains rêvent encore d’en découdre.

Quoique minoritaire, cette position est parfaitement respectable en démocratie. En ce cas, pourquoi se cacher derrière son petit doigt en fustigeant une dangereuse dérive du système « libéral-libertaire » ? À force d’abuser de cette expression, nos amis veilleurs font jouer la toupie à la dépouille de feu le penseur marxiste Michel Clouscard. Eh oui, les degôche n’ont jamais eu le monopole du simplisme, de l’anathème et des réflexes pavloviens…

Les notes, c’est fini

78
najat vallaud notes ecole

najat vallaud notes ecole

Après tout, c’est moderne, c’est mignon et ce n’est pas traumatisant ! Même le smiley qui vomit a un coté sympathique, mais je ne sais pas si le professeur serait autorisé à l’utiliser.

Voici que reparaît avec plus d’intensité encore l’épouvantail de la note à l’école. Le conseil supérieur des programmes préconise, entre autres, la fin de la note sur 20 au primaire, et l’abandon des moyennes  jugées « calcul artificiels ».

Parmi toutes sortes d’argumentations baroques en faveur de ce grand pas pour l’humanité, on pouvait entendre ce matin que ce serait la fin de la discrimination, excusez du peu ! Autrefois si tu avais un 5/20 tu étais un nul, alors que quand tu auras F, même si c’est l’évaluation la moins forte –ne pas dire la plus faible- tu auras le swag. F comme « fresheur » peut-être ? Cela rappelle cette histoire au sujet de la discrimination raciale -âmes sensibles s’abstenir-.  Un chauffeur de bus décide de rompre avec les pratiques discriminatoires : « il n’y a plus de blancs, ni de noirs » affirme-t-il, « désormais vous êtes tous bleus. Et maintenant vous monter dans le bus : les bleus clairs devant et les bleus marines derrière ».

Depuis la parution des Héritiers de Pierre Bourdieu et Claude Passeron, il y a maintenant 50 ans, tout ce qui a été inspiré par cette mouvance égalitariste a produit l’exact contraire de l’effet recherché. En témoigne le dernier classement Pisa qui souligne le poids croissant du déterminisme social dans notre modèle scolaire –un des plus discriminant du classement.  Le problème de l’école n’est pas celui de la note mais celui de la transmission, de la motivation des professeurs qui conditionne celle des élèves, de la joie d’apprendre. La question est : voulons-nous confier aux générations futures un fonds culturel qui leur permette d’appréhender le monde avec de vrais outils intellectuels que sont la curiosité, le libre-arbitre, la capacité de juger et de choisir ? Et pour ce faire, voulons-nous nous appuyer sur une histoire et une littérature multiséculaire que le monde nous envie ?

La réponse est non ! On peut lire, dans l’ouvrage récent de François-Xavier Bellamy Les déshérités ou l’urgence de transmettre, une phrase qui en dit long sur le projet pédagogique de l’école. Lors de son arrivée à l’IUFM, l’auteur s’est entendu dire en préambule : « vous n’avez  rien à transmettre ». Et le changement de nom de l’institut de formation en ESPE ne change rien à cette philosophie. Il se murmure, y compris parmi les formateurs, que les notes sont d’ores et déjà abolies des concours d’entrée aux ESPE. En tout cas, le minimum requis ne recherche pas l’excellence – la quoi ?-, loin s’en faut. Quelques points au dessus de zéro feront l’affaire. Logique. A quoi sert de maitriser des savoirs que l’on doit garder pour soi ?

Résultat : ils ne sont pas rares les enseignants qui, dans le public comme dans le privé, ont une maitrise toute subjective de la langue française ou considèrent que lorsqu’on initie aux maths, le contrôle de l’orthographe est superflu. D’ailleurs, comme la pénurie de vocations se fait de plus en plus criante, pourquoi ne pas rattraper ceux qui ont échoué aux concours et leur offrir une formation accélérée ? C’est en substance ce qu’a proposé Najat Vallaud Belkacem pour calmer la grogne des parents et des enseignants de Seine Saint Denis il y a quelques jours.

Dans la continuité des ministres Hollandiens de l’Education, il ne serait pas surprenant –bien qu’elle s’en défende aujourd’hui- que Najat Vallaud-Belkacem soit séduite par cette nouvelle invention de Bisounours. Elle qui n’a que l’égalité à la bouche, quitte à prendre fait et cause à la fois pour le féminisme, l’anti-sexisme, l’enseignement du genre et le port du voile –on n’est pas à une contradiction près-, est de tous les combats d’arrière-garde. Se rappelle-t-elle seulement par quel parcours scolaire elle est arrivée à ce niveau de responsabilité ?

Le modèle français engendre certes un niveau de stress important pour les enfants et ne permet pas à chaque écolier de s’en sortir de la même façon. S’il manque probablement des institutions adaptées à un apprentissage plus souple, on oublie trop souvent que l’instruction est affaire de collaboration entre l’école et les parents. Et que le rôle des parents est d’aider l’enfant à s’accommoder de cette évaluation. Chacun est libre de relativiser l’importance de la note pour redonner confiance à l’enfant, de célébrer sa progression si l’école ne le fait pas, de lui rappeler qu’il travaille pour lui-même et non pour la satisfaction de ses parents ou ses enseignants…

Tant qu’elle ne sera pas recentrée sur sa vocation première qui est d’apprendre à lire, écrire, compter et raisonner, l’école ne pourra enrayer son désolant déclin. L’abolition des notes n’y changera rien, pas plus que le parrainage de la Silicon Valley… Même avec toute l’intuition de la génération 2.0, comment trouver de l’information écrite lorsqu’on ne sait pas lire?

*Photo : Neo.

Le buzz, du XVIIIe siècle à nos jours

1
darnton censure revoluton

darnton censure revoluton

 Professeur d’histoire à l’université de Princeton et spécialiste du XVIIIe siècle, Robert Darnton a consacré une carrière de quatre décennies à étudier le monde de l’imprimé et, plus largement, la circulation de l’information dans les sociétés d’Ancien Régime et sous la Révolution. Le Grand Massacre des chats (1984), qui évoque des imprimeurs parisiens au xviiie siècle, est un best-seller international. Deux livres paraissent aujourd’hui chez Gallimard, L’Affaire des Quatorze et De la censure[1. L’Affaire des Quatorze. Poésie, police et réseaux de communication à Paris au xviiie siècle, Éditions Gallimard, coll. « Essais », 2014. De la censure. Essai d’histoire comparée, Éditions Gallimard, coll. « Essais », 2014.], qui analysent les relations compliquées entre le pouvoir et l’écrit, essentiellement en France, au XVIIIe siècle.

Propos recueillis par Gil Mihaely

Causeur : On peut admettre avec vous que le XXIe siècle n’a rien inventé et qu’il existait déjà une société d’information il y a trois siècles, mais, entre l’époque des poèmes copiés à la main et diffusés sous le manteau et le monde de Twitter, Facebook et YouTube, il y a un changement de taille : c’est qu’aujourd’hui le pouvoir, même dans les dictatures, est incapable d’exercer un contrôle total sur l’information.  

Robert Darnton : Vous avez raison. Ce qui nous différencie de la société d’information du xviiie siècle – et c’en était une –, c’est tout d’abord l’éducation, domaine dans lequel nous avons changé d’échelle. Au xviiie siècle, le taux d’alphabétisation se situait autour de quarante à cinquante pour cent, et même ceux qui savaient lire ne lisaient pas très bien et n’avaient souvent pas les moyens d’acheter des livres, car ils coûtaient très cher. Le public était donc très réduit et fragmenté.
Ensuite, la plupart des Français vivaient à l’époque dans un monde très limité, marqué par l’esprit de clocher ou le « campanilisme », comme disent les Italiens. Aujourd’hui, nous vivons dans une société véritablement globale. Il ne s’agit pas seulement de la possibilité de voyager mais d’un changement de mentalité : nos collègues et amis ne sont plus culturellement définis par leur appartenance à une même nation.

Comparons des exemples concrets : la Grande Peur[2. La « Grande Peur » est le nom donné à une série d’émeutes et de violences qui ont eu lieu en France entre le 19 juillet et le 6 août 1789. À l’origine de ces troubles, des rumeurs de complot aristocratique à Paris parvenues chez les paysans par les nouvelles en provenance de la capitale suite à la prise de la Bastille. De Marseille au Havre et de Grenoble à Saint-Malo, des groupes de paysans armés partaient à l’encontre des « brigands » annoncés par les rumeurs. Très vite ils s’en prirent aux châteaux et aux abbayes, pillant et surtout brûlant les archives contenant les documents qui précisaient leurs devoirs envers les seigneurs.] de l’été 1789 et le Printemps arabe de 2011.

Là, on a affaire à un changement d’échelle de telle ampleur qu’il s’apparente bien à un changement qualitatif. Au XVIIIe siècle, les « émotions populaires », ces bruits qui circulaient, jouaient un rôle dans les émeutes comme la Grande Peur. Au moment du Printemps arabe, ces « bruits » ont été remplacé par des images, parfois violentes, transmises en direct ou presque.[access capability= »lire_inedits »] Résultat, leur capacité de mobilisation est plus forte, plus rapide et plus étendue, grâce à la diffusion planétaire et instantanée de modes opératoires, de mots d’ordre et de symboles…

Ce changement d’échelle induit-il un autre rapport au réel ? Pour utiliser la métaphore économique, au XVIIIe siècle, il y avait des banques, mais le rapport entre l’économie réelle et la dimension purement financière était beaucoup plus étroit qu’aujourd’hui. Est-ce vrai aussi pour le monde de l’information ?

Il me semble que oui… Mais je n’ose pas me prononcer car je ne suis pas un sociologue des médias contemporains. On ne voit jamais la réalité directement, mais à travers le filtre des discours et des représentations. Ce sont ces représentations et ces discours qui intéressent les historiens des mentalités comme moi. Or, aujourd’hui, le filtre lui-même est si puissant qu’il crée un autre rapport au monde. Par exemple, on savait beaucoup de choses sur le roi, la cour, leurs travers et leurs modes de vie – l’information circulait – mais les gens n’essayaient pas de les imiter en allant jusqu’à changer leur corps pour leur ressembler, comme ils le font aujourd’hui avec les « people ». On dirait qu’il n’y a plus de différences, plus de distances, que même « le haut » et « le bas » n’existent plus.

L’omniprésence de la dénonciation des inégalités tend à prouver le contraire…

Nous avons parfois le sentiment de vivre dans des sociétés très cloisonnées parce que nous avons du mal à comprendre à quel point, au xviiie siècle, la distance sociale était énorme, et pas seulement entre un homme du peuple et le roi de France ! Il y avait toute une « cascade » de différences sociales profondes qui séparaient l’homme du peuple – citadin ou paysan, parisien ou provincial – des bourgeois. La société était tellement stratifiée que les gens ne pouvaient même pas s’imaginer dans la peau d’un autre. De plus, le pouvoir avait quelque chose de surnaturel : Louis XVI a commencé son règne avec le toucher du roi, qui exprimait cette puissance sacrée, et Charles X le pratiquait encore en 1825. Aujourd’hui, un roi thaumaturge est tout simplement impensable.

L’Affaire des Quatorze, qui relate une enquête sur des chansons séditieuses dans les années 1748-1749, suggère pourtant un parallèle avec notre temps : les pires critiques du chef viennent de son entourage le plus proche. Et l’enquête policière s’appuie sur des rumeurs et des fuites souvent lancées par les cercles du pouvoir.

C’est exactement ce que racontent les témoins de l’époque : le bruit part de la cour et circule à Paris, de sorte qu’il revient à la cour par les courtisans qui racontent ce qu’on dit dans le peuple. En somme, il y avait des journaux, mais pas de journalistes. Les courroies de transmission étaient différentes, mais la dynamique était la même.

Voulez-vous dire que les courtisans jouaient le rôle des journaux ?

Non, il existait des journaux – beaucoup même –, notamment des journaux en français imprimés hors de France qui publiaient des nouvelles politiques, mais cela restait très limité. Du reste, le régime pouvait les arrêter facilement car ils étaient diffusés par abonnement [les kiosques à journaux apparaissent au milieu du XIXe siècle, NDLR]. Le premier quotidien parisien a été fondé en 1777, avec un siècle de retard sur la Hollande et l’Angleterre. Et, en France, le journalisme, dans le sens d’une profession de fabrique de l’information, apparaît bien plus tard. En revanche, il y avait des salons dont certains – comme celui de Mme Doublet – étaient très méthodiquement informés. Cette dame envoyait ses domestiques cueillir des propos au Palais Royal avant de les enrichir ou de les enjoliver et de les partager. Mais ce cas de figure était très exceptionnel.

Pourquoi le journalisme se développe-t-il si tardivement en France ?  

Parce qu’en France il fallait détenir un privilège accordé par l’État pour imprimer quoi que ce soit, et l’État ne l’accordait pas pour parler des affaires d’État – c’était le « secret du roi ». Pendant la Fronde, au milieu du XVIIe siècle, il y a eu un moment où, avec la Gazette de France et Renaudot, une sorte de journalisme aurait été possible. Mais, finalement, Renaudot a négocié avec la Couronne : il a obtenu un monopole… en échange d’une grande discrétion. Très vite, la Gazette de France est devenue un bulletin officiel de la cour où tout était tamisé, contrôlé, bref, on n’y apprenait à peu près rien. Quant au Mercure de France, on y publiait des poèmes… L’Angleterre, au même moment, connaissait un processus inverse : une série de crises politiques à partir des années 1640 a abouti à l’abolition de la censure préalable et à l’émergence d’une presse quotidienne très active et même très violemment critique vis-à-vis du pouvoir. Significativement, c’est l’établissement d’un système politique fondé sur la concurrence entre deux partis (les tories et les whigs) qui a créé, en Angleterre, les conditions et l’espace de liberté nécessaires au développement d’une presse d’opposition. Ces conditions n’ont été réunies en France que beaucoup plus tard.

Vous exposez cependant une vision nuancée et assez surprenante de la censure, c’est-à-dire des relations entre le pouvoir et l’information dans la France du XVIIIe siècle, mais si les censeurs français n’étaient pas « des gendarmes du savoir au service du pouvoir », qui étaient-ils ?

C’étaient des gens de lettres, qui étaient très fiers de figurer dans l’Almanach royal avec leur titre de « censeur royal ». Le prestige était tel que la plupart n’étaient même pas payés ! C’était aussi une manière de faire carrière, de trouver un patron ou un mécène, d’obtenir un poste subventionné. Pour un écrivain dépourvu de contacts bien placés, devenir censeur, c’était devenir quelqu’un. Dans ce contexte, la censure ressemblait plutôt au travail d’un lecteur de maison d’édition de nos jours avec, certes, une responsabilité plus forte. D’après les centaines de lettres échangées entre censeurs que j’ai lues, leur jugement portait souvent sur la qualité de l’œuvre plus que sur sa conformité politique. Ainsi l’un affirme-t-il dans une lettre privée qu’il défend « l’honneur de la littérature française ». Leur approbation était à leurs yeux tout d’abord une garantie de qualité : si c’est publié, c’est bon ! D’une certaine façon, ils étaient un peu des critiques : on est très loin de l’idée que nous nous faisons du censeur.

C’est que le rapport entre pouvoir et savoir était nécessairement plus ambigu que ne le conçoivent nos imaginaires démocratiques.

Évidemment ! Dans les faits, tout était négocié tout le temps, et la complicité était partout.

Vous voyez bien que tout n’a pas changé !

Sauf que c’était la règle du jeu et que tout le monde la connaissait. Et c’est important, nous avons tendance – surtout en France mais aussi aux États-Unis – à nous représenter le pouvoir comme un bloc, ennemi en toute chose de « l’homme de la rue ». En réalité, les historiens savent que, dans la vie des sociétés, les compromis sont la règle et la confrontation l’exception, et que, de surcroît, les conflits et les contrôles sont décentralisés. Certaines personnes ou groupes exercent un pouvoir réel de censure sans appartenir officiellement au pouvoir.

Le paradoxe est que ce sont des journalistes, autrefois victimes réelles ou imaginaires de la censure, qui l’imposent aujourd’hui. Passons. Dans votre Essai sur la censure, vous analysez l’Inde sous domination britannique du milieu du XIXe siècle, où la censure est à la fois un instrument de pouvoir et de savoir. Le rôle des censeurs est de fournir au pouvoir des éléments de connaissance du pays et de ses habitants, et de lui donner ainsi des moyens de les contrôler.  

C’est tout à fait ça ! Après la révolte de 1857, les Anglais ont compris que les risques de sédition étaient aggravés par l’incompréhension ! Ils se sont donc mis à établir des recensements dans tous les sens. Un travail fantastique ! Les livres faisaient partie de leurs enquêtes : ainsi, tout livre publié dans n’importe quelle langue avait droit à une recension ! Ils accumulaient de cette façon une masse considérable d’information, mais n’intervenaient que rarement, quand ils estimaient qu’il existait un véritable danger. En résumé, ils laissaient faire les Indiens tout en restant parfaitement informés.

Ils avaient compris que le pouvoir, c’est le savoir…

Oui, et quand il fallait agir, par exemple, pour réprimer un mouvement de révolte en préparation, ils possédaient des listes toutes prêtes d’auteurs et d’éditeurs. Sur ce point, les méthodes des pouvoirs autoritaires n’ont guère changé : un groupe de chercheurs de Harvard a publié l’an dernier une étude sur la censure en Chine qui démontre que le système du contrôle de l’Internet mis en place par Pékin fonctionne à peu près selon les mêmes principes. On peut s’exprimer avec beaucoup de liberté sous l’œil d’une censure attentive qui n’intervient qu’en cas de projet de passage à l’acte, quand la contestation menace de se transformer en mobilisation. La plupart du temps, la censure se contente de renseigner le pouvoir sur ce qui se passe.

Dans nos sociétés, ce rôle est dévolu aux sondeurs… Nous ne connaissons pas la censure qui a cours en Chine aujourd’hui, comme hier en Inde ou en France. Mais nous avons l’impression qu’il n’y a pas de pouvoir non plus. Notre société de communication puissance dix n’est-elle pas en train de scier la branche sur laquelle elle est assise ? Qui jouera le rôle de l’adulte responsable dans le monde post-national ?     

Je ne suis pas historien du futur ! Cependant, j’observe comme tout un chacun que les multinationales se fichent des frontières, que l’argent et l’information circulent partout et que les barrières politiques que tentent d’ériger les gouvernants sont impuissantes. Aujourd’hui, il est impossible de dresser des frontières contre la circulation de l’information, sauf dans des cas précis comme la lutte contre la pédopornographie, et encore ! Je persiste à croire à l’homme responsable dans une république mondiale des lettres. C’est l’idée qui préside à la bibliothèque publique digitale nationale que nous venons de créer aux États-Unis (The Digital Public Library of America). Je suis très engagé dans cette lutte pour la transmission universelle de l’héritage culturel. Je vois là les prémices d’une bibliothèque mondiale gratuite et accessible à tous. Au fond de moi-même, je reste encyclopédiste…[/access]

*Photo : Tomas Caspers.

IVG : non à l’état d’exception permanent

273
ivg avortement pasolini

ivg avortement pasolini

Je n’ai pas lu l’article de Natacha Polony sur la question de la consécration de l’IVG comme droit, parce qu’il est réservé aux abonnés du Figaro, ce que j’ai, moins que jamais, envie de devenir, fidèle au Renaud Séchan de ma jeunesse. J’ignore donc pour quelles circonstances elle évoque la garantie de « l’intégrité physique » de la femme comme justification du droit moral que serait l’avortement. S’il s’agit de préserver la vie de la mère que sa grossesse elle-même mettrait en péril, pour sortir de ce débat en bois, comme dit Daoud Boughezala, on ne saurait trop lui conseiller ainsi qu’à nombre de nos contemporains de se pencher sur un antique précepte de la philosophie morale, d’inspiration chrétienne, désolé, qui s’appelle le « volontaire indirect », lequel stipule que l’on peut dans certains cas tolérer une action dont l’un des effets est mauvais, sous certaines conditions. En l’occurrence, s’il s’agit de choisir entre la vie de la mère et la vie du fœtus, on choisit toujours la première. Quant à prétendre qu’un moindre mal fût un droit, comme la journaliste le déduit, cela ne s’est jamais vu.

Mais si Natacha Polony considère « l’intégrité physique » de la femme selon le point de vue du droit à disposer de son corps, les choses se corsent plus encore. Le corps est-il notre propriété absolue ? Certainement non, sauf dans le monde totalement libéral que l’on nous propose. Le droit à disposer de son corps est une idée neuve, qui n’a jamais été prouvée. Existe-t-il un droit positif et absolu à se droguer, à se mutiler, à se suicider ? Certainement non. En tout cas pour l’instant, et cette société a encore un effort à faire pour devenir parfaitement libérale, à quoi l’Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité (ADMD) s’emploie d’ailleurs vigoureusement, rassurez-vous.

Passons aux arguments développés par le camarade Daoud Boughezala. Il cogne d’abord sur des députés minoritaires, dont l’un, Fromantin, risque pas moins que l’exclusion de son propre parti, en les soupçonnant de vouloir simplement complaire à un électorat « catho tradi ». La belle manœuvre que voilà, quand on sait ce que représente cet électorat – et combien on est lynché automatiquement quand on s’oppose, même vaguement, à l’IVG comme panacée. (Notons en passant qu’ils n’étaient pas quatre, mais sept, à quoi il faut ajouter Marion Maréchal-Le Pen qui s’y fût aussi opposée si elle avait pu être présente – ou déléguer son vote, ce qui était impossible en l’occurrence). Il ne faut bien entendu pas prêter la moindre once de courage à ces députés, qui sont forcément des petits malins en quête de voix.

Ce cher Daoud vise aussi des petits « cathos » forcément bas du front en leur prêtant d’innommables pensées : « D’aucuns (…) n’hésitent pas à traiter d’affreuses eugénistes les femmes qui ne se sentent pas la force d’élever un enfant handicapé, ou les jeunes filles qui ne se résolvent pas à ce que l’irruption d’un marmot inattendu gâche leur vie ». Ah bon ? Où ça ? Quand ? On aimerait des références. Je peux me vanter d’être né dans cet abominable enfer-ci, celui des « cathos tradis », et de n’avoir jamais, au grand jamais, entendu ce type de raisonnement. Mais quand on veut abattre son chien, etc.

Les promoteurs de l’avortement sont atteints de ce curieux syndrome, même quand ils n’ont pas d’enfants ni n’ont jamais été confrontés à la question, de croire qu’ils sont les seuls conscients de la tragédie de la grossesse. Ils oublient que dans une tragédie, il existe toujours deux issues, et que si les femmes qui ont avorté, d’ailleurs souvent sous la pression, active ou passive, du géniteur, ne sont pas méprisables, celles qui ont choisi de ne pas le faire n’en sont pas moins respectables. Le féminisme qui s’est imposé est aujourd’hui coupable à plus d’un titre : celui de culpabiliser celles qui ont choisi de demeurer mères, réduites au statut social de poule pondeuse ; celui de faire porter sur les femmes seules la responsabilité de l’avortement. C’est une curieuse libération de la femme que d’écarter le père dans le choix de cet acte : l’homme n’est ainsi plus jamais responsable de rien. On oublie que c’est pour ça que le mariage avait été inventé, pour protéger les faibles, en l’espèce la femme et les enfants, des forts, les hommes à qui la nature, cette marâtre, a donné le droit de s’en aller. Pasolini, que notre bon Daoud cite à contre-sens, selon nous, le dit clairement : « Les partisans extrémistes de l’avortement (c’est-à-dire presque tous les intellectuels éclairés et les féministes) en parlent comme d’une tragédie féminine, dans laquelle la femme est seule avec son terrible problème, comme si, à ce moment-là, tout le monde l’avait abandonnée. »

Le rédacteur en chef de Causeur argue aussi de Pasolini pour justifier le droit inaliénable d’avorter. Il a dû le lire il y a trop longtemps pour s’en souvenir clairement. Pasolini dit plutôt ceci : « Si la pratique conseille à juste titre de dépénaliser l’avortement, ce n’est pas pour cela qu’il cesse d’être une faute pour la conscience ». Et encore : « Il faut d’abord éviter l’avortement, et si l’on y parvient, essayer de le rendre légalement possible seulement dans quelques cas « responsablement appréciés » (en évitant donc, j’ajoute, de se jeter dans une campagne hystérique et terroriste pour sa totale légalisation, ce qui enlèverait son caractère de délit à une faute) »[1. On trouvera tous les textes de Pasolini sur le sujet, datés de 1975, dans Écrits corsaires.]

Nulle part chez le communiste-anticlérical-catholique-homosexuel italien, on ne trouve de plaidoyer pour ce nouveau droit. Au contraire, il va parfaitement dans le sens de ces Veilleurs à qui Daoud s’oppose ici, en rappelant qu’il s’agit bien d’une « dérive libérale-libertaire » : « Pareils à des poulets de basse-cour, les Italiens ont immédiatement absorbé la nouvelle idéologie irréligieuse et antisentimentale du pouvoir (…) Pareils à des poulets de basse-cour, les Italiens ont, ensuite, accepté le nouveau caractère sacré, non nommé, de la marchandise et de sa consommation ».

*Photo : Bethany Brown.

Tunisie : les islamistes à qui perd gagne

2

Ennahda s’est écroulé, jouez hautbois, résonnez musettes ! Voilà la mélopée rassurante qu’entonnaient la plupart de nos journalistes à l’issue des élections législatives tunisiennes fin octobre. Concédons à ces ravis de la crèche que les apparences jouaient pour eux : de la première marche du podium conquise lors du premier scrutin véritablement pluraliste du pays en 2011, les islamistes avaient reflué à la seconde place, avec tout de même 31% des suffrages, laissant l’aréopage néo-bourguibiste Nidaa Tunes caracoler en tête (38% des voix) et les petits partis alliés des islamistes se désagréger en vol. À y regarder d’un peu plus près, les moins candides voyaient le réel doucher quelque peu leur enthousiasme, le vétéran Beji Caïd Essebsi, fondateur de NT aux 88 ans bien sonnés, devant non seulement subir une dialyse rénale par jour, mais également composer avec un parti religieux incontournable pour gouverner, sauf à vouloir prendre le risque d’isoler un tiers de la population, et de reproduire les erreurs commises par l’armée algérienne il y a déjà vingt-cinq ans.

Rebelote avec la présidentielle. Sur la petite vingtaine de candidats présents au premier tour, aucun islamiste revendiqué ne répondait à l’appel. Du coup, on croyait la victoire « laïque » sûre et certaine. Patatras, les islamistes d’Ennahda ont voté comme un seul homme pour leur allié sortant Moncef Marzouki, opposant historique à Ben Ali qui a l’heur de considérer Ghannouchi et ses pairs comme des partenaires loyaux et des «musulmans-démocrates» à la Erdogan (cherchez l’erreur…). Résultat : le président en exercice, que l’on croyait conspué par les foules tunisiennes, se qualifie pour le second tour de la présidentielle en rassemblant un tiers des votes, six points derrière Caïd Essebsi (39%). Mais ce n’est pas tout. Telle une femme de petite vertu, Ennahda négocie tous azimuts en coulisse, afin d’assainir son bilan aux affaires – que des mauvaises langues jugent peu ragoûtant voire carrément corrompu. En jeu, sa participation au futur gouvernement. Le mouvement à la colombe fait des avances aux deux finalistes de la présidentielle, laquelle se tiendra courant décembre au terme d’un jeu de l’amour qui ne devra rien au hasard.

Il n’est pas dit que Caïd Essebsi résiste longtemps aux charmes d’Ennahda. Bref, la politique tunisienne paraît aussi emmêlée qu’une bonne chekchouka. La démocratie made in Tunisia a encore des progrès à faire.

Le PS répare ses fissures à la colle palestinienne

209
palestine israel guigou

palestine israel guigou

Le débat qui s’est tenu, vendredi 28 novembre, à l’Assemblée nationale sur la proposition de résolution du PS invitant le gouvernement français à reconnaître l’Etat palestinien a été fort instructif. Non qu’on ait pu y entendre des idées nouvelles sur la manière d’aider à résoudre cet interminable conflit, ni de morceau de bravoure d’éloquence parlementaire, mais parce qu’il révélait le véritable but de la manœuvre : initier un processus de paix interne au Parti socialiste.

Pourquoi, en effet, avoir choisi de présenter un texte signé par le seul groupe socialiste, alors que ce même texte, modifié à la marge, aurait pu obtenir l’assentiment de la grande majorité des députés de l’opposition UMP et UDI ? C’est ce qui ressortait des interventions de Pierre Lellouche et Philippe Vigier, porte-parole de ces deux formations lors de ce débat. On put même entendre Axel Poniatowski, prédécesseur UMP d’Elisabeth Guigou à la présidence de la commission des affaires étrangères de l’Assemblée, annoncer son vote favorable avec des arguments identiques à ceux de la gauche.

S’il s’agissait, comme le prétendaient les ténors socialistes, de soutenir la diplomatie française, conduite par François Hollande et Laurent Fabius, dans son objectif de ramener Israéliens et Palestiniens à la table des négociations, une résolution transpartisane aurait pesé bien plus lourd dans la balance ! C’est ce qu’ont fait les députés espagnols, en adoptant un texte de compromis à l’issue de négociations entre la majorité de droite et l’opposition de gauche.

Si le gouvernement est persuadé, comme le stipule la résolution, que la reconnaissance immédiate de l’Etat de Palestine est de nature à favoriser la paix, alors que ne le fait-il sur le champ, à l’image de la Suède ? Il en a la possibilité constitutionnelle, et les risques politiques d’une telle initiative sont minimes : quelques mouvements divers dans l’assistance au dîner annuel du CRIF ne sont pas de nature à déstabiliser un François Hollande, qui en voit bien d’autres lors de ses apparitions publiques…

L’observateur est alors fondé à s’interroger sur les motivations profondes de ce modus operandi quelque peu baroque, dont la subtilité nous déconcerte. La première idée qui survient est de prêter aux dirigeants du PS des intentions bassement électoralistes : il s’agirait de récupérer, lors des prochains scrutins, les voix musulmanes qui s’étaient massivement portées sur François Hollande en mai 2012, mais qui lui avaient cruellement manquées lors des désastreuses municipales de mars 2014. « Israël assassin, Hollande complice ! » avait été le slogan le plus fréquemment repris par des foules majoritairement composées de jeunes issus de l’immigration maghrébine lors des manifestations pro Hamas de l’été dernier. À cela s’ajoute l’opposition des musulmans rigoristes à la loi dite du « mariage pour tous ». Cette explication n’est pas totalement infondée, elle a même été cyniquement exposée devant ses partisans par Benoît Hamon, tête d’affiche des « frondeurs » du PS, et député de Trappes, secteur à forte concentration d’immigrés musulmans. Ce n’est pas un hasard, d’ailleurs, si les orateurs socialistes lors du débat à l’Assemblée, Bruno Le Roux et Elisabeth Guigou étaient des représentant du 9-3. Ils penchent plutôt vers l’analyse de Pascal Boniface, auteur, en 2001, d’une fameuse note invitant le PS à cajoler l’électorat musulman, que vers celle des bobos de Terra Nova qui estiment que la reconnaissance de la Palestine était une «  fausse bonne idée ». Pascal Boniface, bien que mis à l’écart par les instances officielles du PS, est néanmoins un «  visiteur du soir » régulier de Claude Bartolone, président de l’Assemblée nationale, député du 9-3 et aspirant à la succession de Manuel Valls pour le cas où…

Mais cette visée bassement électoraliste n’est pas la seule, ni même la plus importante, des motivations de la manœuvre élaborée par le trio Hollande-Fabius-Guigou. La révélation m’en est venue lors d’une récente conversation avec un militant PS de mon voisinage.  Comme je lui demandais si cette affaire de résolution pro-palestinienne faisait débat dans les sections, il me répondit : «  Rien du tout ! On est jusqu’au cou dans les palabres de préparation du prochain congrès ! » En clair, il s’agit, aussi, de donner un os à ronger aux « frondeurs » de tous acabits, pendant que Valls, Macron et autres suppôts du social-libéralisme continuent à leur faire avaler les couleuvres[1. L’accumulation de métaphores est volontaire : ronger un os en avalant des couleuvres, c’est un exercice dans lequel les apparatchiks de la « gauche » du PS sont passés maîtres.], que dis-je, les anacondas de leur politique économique et sociale. On a enfin trouvé le « marqueur de gauche » susceptible de donner du PS l’image d’une famille rassemblée : taper sur Israël, désigné comme le seul coupable de la montée de la violence proche-orientale. C’est pourquoi tous les députés PS ont été fermement invités à signer la résolution, même si, en leur for intérieur nombre d’entre eux cultivent quelques doutes sur sa pertinence. La petite dizaine de députés socialistes qui ont refusé de se soumettre, en conscience, à cette injonction sont soit suffisamment forts, localement, pour défier Solférino, soit décidés à ne pas solliciter un nouveau mandat. En tout cas, ils ont été réduits au silence, alors que les dissidents de la majorité de droite ont pu s’exprimer devant leurs collègues. Leur position, néanmoins a été défendue à la tribune par Roger-Gérard Schwartzenberg, président du groupe Radical de gauche, à la grande fureur des braillards sur les bancs socialistes.

Au Sénat, ce sera une autre paire de manches. Les sénateurs socialistes ont l’échine moins souple que leurs collègues députés, ce qui interdit de répéter au Palais du Luxembourg la comédie créée au Palais-Bourbon. Et puis, de toute façon, la droite y est maintenant majoritaire, alors on laissera une proposition communiste et EELV se faire massacrer. Mais qui se soucie du Sénat ?

*Photo : real.tingley.

FN : la stratégie Philippot survivra au congrès

48
philippot fn marion

philippot fn marion

Le congrès du FN a livré son verdict. Ce n’est pas l’élection de Marine Le Pen qui passionnait les foules. Contrairement au congrès de Tours en janvier 2011, personne n’était candidat face à elle. Elle a donc obtenu 100 % des suffrages exprimés, logique mathématique implacable. C’est donc l’élection du comité central qui focalisait l’attention. Les observateurs guettaient l’ordre d’arrivée avec appétit ; il s’agissait de savoir notamment si Marion Maréchal-Le Pen arriverait devant Florian Philippot et quels seraient leurs classements respectifs dans le cœur des militants. Dès samedi, les résultats filtraient : la députée du Vaucluse franchissait la ligne d’arrivée en tête avec 80% des suffrages, suivie de Louis Aliot avec 76%, Steeve Briois avec 70%, Florian Philippot avec 69% et Bruno Gollnisch avec 65%.

De ce classement, la plupart des observateurs a cru pouvoir tirer des conclusions légèrement hâtives. Florian Philippot aurait pris une grosse baffe et la première place de la nièce de Marine Le Pen constituerait un choix politique de la part des militants frontistes qui préféreraient ainsi abandonner la stratégie incarnée par ce maudit squatteur de médias, au profit de celle, plus libérale sur le plan économique et davantage conservatrice sur le plan sociétal, incarnée par Marion Maréchal Le Pen. Les mêmes observateurs s’appuyaient concomitamment sur un sondage publié ce week-end par Marianne, où l’on pouvait lire que les électorats respectifs du FN et de l’UMP seraient plutôt favorables à des accords entre les deux forces de l’opposition en vue des prochaines élections régionales. L’étude concluait aussi que les mêmes électorats partageaient de nombreuses valeurs, ce qui permettait à l’hebdomadaire dirigé par Joseph Macé-Scaron de titrer en « une » : « vers une alliance UMP-FN ? ». Là encore, le fait que Marion Maréchal Le Pen possède un profil davantage « UMP compatible » que son rival Philippot permettait aux observateurs d’en tirer les mêmes conclusions politiques. Philippot humilié à l’élection du comité central et dont la stratégie serait démentie par les sondages, pourrait ainsi se voir affaibli dans l’appareil voire marginalisé au profit d’une étonnante nouvelle petite chérie des médias, éblouis par son score de maréchal (hum…) au comité central du FN.

Le problème, c’est qu’ils vont un peu vite en besogne. D’une part, cette élection au comité central répond davantage à des considérations personnelles que politiques. J’ai bien connu ce type de mode de scrutin interne au RPR et je peux témoigner que l’entregent, la notoriété, et les qualités humaines des candidats comptent davantage que leur profil idéologique. À ce titre, on remarque que si la nièce de la présidente, petite-fille du président-fondateur est arrivée en tête, son patronyme doit y être pour quelque chose. Si on ajoute que la jeune femme en question possède des qualités humaines bien supérieures à Florian Philippot aux yeux des militants (souriante, sympathique et abordable quand l’omniprésent stratège leur paraît arrogant, antipathique et froid), et vous aurez une idée des raisons qui expliquent leurs classements respectifs. Notons que Philippot est aussi devancé par Louis Aliot, ancien secrétaire général et compagnon de Marine Le Pen (la famille, toujours la famille…) et Steeve Briois, secrétaire général jusqu’à dimanche et premier maire élu au premier tour de l’histoire du parti. Dans ces conditions, et compte tenu du comportement distant et des jalousies provoquées par sa soif médiatique, la quatrième place de Philippot est davantage humiliante pour sa personne que pour la stratégie qu’il incarne.

Cette stratégie continuera d’être appliquée parce qu’elle n’est pas seulement celle de Florian Philippot. Elle est surtout celle de Marine Le Pen. Dès 2006, dans son ouvrage Contreflots, on en discernait déjà les contours, basée sur un même rejet de l’UMP et du PS, d’un étatisme sur le plan économique (alors que le FN de papa était bien plus libéral), rejetant les trois libertés de circulation imposées par l’intégration européenne et la mondialisation, celles des marchandises, des capitaux et des hommes. Ce n’est que plus tard qu’elle a rencontré Philippot qui lui a permis de formaliser intellectuellement et stratégiquement le nouveau corpus politique frontiste. Cette stratégie continuera d’être appliquée, ensuite, parce qu’elle a été payante électoralement jusque-là. Alors que le FN était à peine au-dessus de 10% lorsque Marine Le Pen a pris la succession de son père, ses scores ont été multipliés par 2 au moins. Et on annonce des intentions de vote à plus de 30% pour l’élection présidentielle.

Le sondage de Marianne est sans doute instructif mais il comporte deux angles morts. D’abord, il ignore la dichotomie entre l’électorat frontiste du sud, plus traditionnel et droitier, et celui du nord, davantage complexe et intégrant une bonne part de ce que Pascal Perrineau appelait le« gaucho-lepénisme ». Ensuite, il fait l’impasse sur une évidence : le rapport actuel des forces politiques, c’est plutôt : 1er FN, 2e UMP, 3e PS.  Dans la mesure où l’affaiblissement magistral du parti au pouvoir laisse les deux premières places aux partis d’opposition, l’alliance entre ces deux-là devient non seulement improbable mais politiquement impensable. Les modes de scrutin, majoritaires à deux tours (présidentielle, législatives, départementales), ou mixtes à deux tours (municipales, régionales), réclament l’apport des voix du troisième, c’est-à-dire, le plus souvent, le PS. Et pour triompher de l’UMP au second tour, il faut que le FN bénéficie de l’abstention de beaucoup d’électeurs socialistes voire de l’apport de certains d’entre eux, comme ce fut le cas dans les élections partielles de l’Oise, de Villeneuve-sur-Lot ou de Brignoles. Dans cette configuration, l’étatisme de Philippot est préférable au libéralisme de Marion Maréchal Le Pen. Paradoxalement, les candidats sudistes et droitiers bénéficient de meilleurs reports socialistes grâce au discours forgé depuis Nanterre par Philippot. En revanche, dans le nord, où le FN est plus souvent opposé au PS qu’à l’UMP, cette stratégie est moins efficace. Finalement, on en est à se demander si Florian Philippot et Marine Le Pen seraient peut-être élus plus facilement dans le Nord et l’Est grâce à la stratégie de Marion qui permettrait de meilleurs reports de l’UMP arrivé en troisième position.

Cette dichotomie géographique de l’électorat FN ajoutée à la mécanique des scrutins à deux tours provoque des résultats paradoxaux. Tant que les victoires du FN demeurent locales, cela ne pose pas trop de problèmes : il suffit à l’équipe dirigeante de l’exécutif de coller à son électorat local. Mais que faire en cas de victoire nationale : décevoir les sudistes ou les nordistes ?

*Photo : LCHAM/SIPA. 00695800_000033.

Le FN en voie de bolchévisation poutinienne

104
marine fn russie

marine fn russie

La présence et l’intervention au Congrès du Front national à Lyon d’Andreï Issaïev, vice-président de la Douma, et membre du parti poutinien «  Russie Unie », a fait sensation. Il faut dire que cet apparatchik bouffi par l’abus d’alcool qui semble tout droit sorti du film  Léviathan d’Andrei Zvyagintsev, a gratifié d’un tonitruant « chers camarades ! », les délégués frontistes l’accueillant par une standing ovation. Cela rappelle un temps perdu proustien à ceux qui ont conservé dans un coin de leur mémoire l’image et le son des congrès du PCF de la grande époque, lorsque l’on accueillait l’envoyé du «  grand frère soviétique » à la tribune par des acclamations délirantes. Ayant eu l’honneur et le privilège d’assister, en mai 1964, à la prestation de Mikhaïl Souslov devant le XVIIème congrès du Parti communiste français à Vitry-sur-Seine, je me suis senti rajeunir…

Mais foin de nostalgie bêtifiante, car l’affaire est sérieuse : le nouveau Front national de Marine Le Pen, qui se proclame le premier parti de France, avec les  accents triomphants d’un Maurice Thorez des années cinquante, s’est affirmé dimanche comme le premier parti poutinien d’Europe occidentale, reprenant à son compte l’agenda géopolitique du maître du Kremlin : dénonciation véhémente de  « l’axe Washington-Bruxelles », soutien inconditionnel aux objectifs stratégiques de la Fédération de Russie, en Ukraine et en Syrie, dénonciation véhémente de la suspension de la livraison des «  Mistral » à Moscou. Marine Le Pen s’est même livré, lors de son discours de clôture, à une virulente attaque de l’exploitation, aux Etats-Unis, des gisements de gaz et pétrole de schiste, qui ont pour conséquence une baisse très importante du prix mondial des hydrocarbures, facteur de déstabilisation de l’économie russe. Aymeric Chauprade, principal inspirateur de la géopolitique mariniste, grand ami et admirateur de la Russie, a été coopté au bureau politique du FN, sans passer par la case élection, par des militants qui n’auraient sans doute pas avalisé la promotion éclair de cet idéologue de « l’eurasisme » poutinien.

Mais cet alignement sur la « Grande Russie » ne se limite pas à la mise en avant d’une politique étrangère favorable, en tous points, aux thèses du Kremlin. Il inspire aussi le modèle de démocratie que le FN souhaite instaurer en France s’il accède au pouvoir, et le modèle de parti que Marine Le Pen et son équipe entendent construire pour le conquérir : une démocratie autoritaire, formellement pluraliste, mais verrouillée par un parti dominant post-idéologique ne laissant qu’un espace réduit aux contre-pouvoirs judiciaires et médiatiques, et empêchant l’émergence de barons  locaux ou régionaux pouvant contester l’autorité du centre.

Vladimir Poutine a réussi, d’une main de fer, à imposer sa prééminence aux divers oligarques autonomes et aux satrapes locaux qui avaient prospéré à la faveur de l’anarchie eltsinienne. Il s’est pour cela doté d’un instrument politique néo-bolchévique, le parti Russie unie, hyper centralisé et soumis à une discipline interne implacable. C’est exactement cela que Marine Le Pen est en train de mettre en place avec sa garde rapprochée : Louis Aliot, son compagnon, chargé de la formation (L’école centrale du Parti), Nicolas Bay, transfuge du mégretisme, nouveau secrétaire général, Steve Briois en charge de la sélection et du contrôles des cadres, et enfin Florian Philippot, secrétaire à la stratégie et à la communication (en vieille langue communiste, on appelait cela  l’idéologie et l’agit-prop). Le jeune énarque prodige, issu du gaullo-chevènementisme, se voit également confiée la responsabilité des « organisations de masse », ces collectifs diffusant la pensée mariniste dans la société civile : enseignants, étudiants, milieux socio-professionnels. L’auberge espagnole du Front national de Jean Marie Le Pen, agrégat de groupuscules maurrassiens, pétainistes, néos-païens, néo-nazis et intégristes catholiques de tous poils, a été nettoyée du sol au plafond. Les références aux traditions contre-révolutionnaires de la vieille extrême droite antirépublicaine ou aux fascismes de la première moitié du vingtième siècle ont été bannis des discours public, comme des stands de librairie dans les couloirs du congrès. On leur a substitué un nationalisme holistique intégrant la totalité de l’imagerie du récit national depuis Clovis, y compris la geste gaullienne, jusque-là honnie par les héritiers du pétainisme et de l’Algérie française. Seuls les ouvrages  des proches de Marine étaient proposés à la vente et à la dédicace des auteurs.

Détruire les chapelles, empêcher l’émergence de barons locaux frondeurs et soumettre les futurs élus à l’appareil, c’est le défi posé au nouveau noyau dirigeant d’un parti dont la croissance électorale accélérée pourrait risquer de le submerger par une vague de nouveaux notables incontrôlables. Bienvenue aux nouveaux léninistes !

*Photo : Pascal Fayolle/SIPA. 00699003_000023.

Con / pétitions cul / inaires

20
gordon ramsay cuisine

gordon ramsay cuisine

Najat Vallaud-Belkacem remplace donc les notes par des pustules de couleur, et impose officiellement, désormais, l’évaluation des compétences en lieu et place de l’évaluation des connaissances et des performances. Tout cela pour préserver la susceptibilité des élèves, leur éviter le stress de la mauvaise note (l’extase de la bonne note, on n’en parle pas, les bons élèves sont des pelés, des galeux, bref, des élites). Bien. Eduquons-les dans du coton, le mur contre lequel ils finiront par s’écraser n’en sera que plus dur. Pff… J’ai déjà dit par ailleurs ce que j’en pensais.

C’est d’autant plus curieux que nous vivons — et les gosses avec nous — dans un univers de classements impitoyables et de compétition permanente. Les enfants n’ont qu’à ouvrir le journal pour voir, à chaque lendemain de match, les notes qu’ont méritées leurs joueurs de foot favoris (curieusement, c’est toujours le foot, sport populaire — on ne note pas les golfeurs ni même les tennismen). Et ils n’ont qu’à regarder la télé pour tomber sur des concours de toutes sortes, meilleur cuisinier, meilleur pâtissier, meilleur couple, meilleure chambre d’hôte — le meilleur prof est paraît-il dans les cartons des chaînes. Meilleur, toujours meilleur. Pas de pitié pour les autres. À la rigueur, un sourire de fausse compassion.
On sait que le retour sur terre, après les feux de la télé, de tous ces pauvres gens tirés pendant une semaine ou deux de leur médiocrité peut se révéler mortel. Sans paillettes ni projecteurs, on n’est plus rien, dans la société du spectacle. Il paraît même que d’aucuns se suicident.

Je regarde rarement la télévision — d’abord, parce que je ne l’ai pas, et que je n’en ressens pas le besoin. Mais de temps en temps, au hasard d’un séjour chez ma fille ou mes parents, je jette un œil sur les programmes.
Et là…
J’aime passionnément la cuisine — celle que l’on fait, celle qui se mange. On le sait, dans mon entourage. On a donc voulu m’initier à ce que les étranges lucarnes produisent dans le genre culinaire. Meilleur cuisinier, meilleur pâtissier, dîners presque parfaits. Hmm…
D’abord, que ce soit sur des chaînes productrices de télé-réalité (bel oxymore !) que sont produites ces émissions n’est pas indifférent — puis France 2 s’y est mis avec Dans la peau d’un chef. Il s’agit encore de faire croire que la télévision est une serrure à travers laquelle on peut mater la vraie vie, alors que visiblement tout est scénarisé. Passons. Ce qui m’intéresse, c’est la cuisine.
Un dîner presque parfait — une semaine de compétition entre gens ordinaires se recevant les uns les autres — doit être la plus ancienne de ces compétitions culinaires. On est noté, en fin de semaine, par ses pairs : les candidats évaluent (avec une notation chiffrée) les compétences des uns et des autres, on additionne ainsi des notions qui n’ont rien à voir (exactement ce que l’on reproche aujourd’hui aux notes, dont la « moyenne générale » cumule les maths et le français), la cuisine à proprement parler, l’art de la table ou « l’animation » — en général un jeu de société qui, s’il m’était imposé chez un copain, me ferait fuir. Comme on est à la télé et qu’il y a une loi Evin, on ne parle pas d’alcool dans ces repas —pauvre France !
Tête extasiée du gagnant. Sourires contraints des perdants, forcés d’être beaux joueurs. Ce n’est pas le fair-play qu’on apprend là, mais l’hypocrisie.
Puis viennent les émissions à proprement parler culinaires.
Comprenez-moi : j’arrive d’une civilisation ancienne, j’ai des souvenirs encore vifs de Raymond Oliver et de son émission, Art et magie de la cuisine, où l’ancien amour de Mitterrand, Catherine Langeais, jouait sereinement les Candide. Je me souviens de Maïté et de sa Cuisine des mousquetaires, où l’on apprenait comment débiter une anguille vivante en morceaux. Je me rappelle la pédagogie patiente et souriante de Joël Robuchon dans Cuisinez comme un grand chef ou Bon appétit, bien sûr, où c’était Guy Job qui faisait le dindon de la farce, si je puis dire. Des émissions sans compétition : un Maître (au sens compagnonnage du terme) assénait son génie. Pour des pédagos modernes, ce devait être l’horreur : transmission verticale des savoirs, aucune interactivité, aucun droit à la parole (quand on ne sait pas, on se tait), bref, je croyais me voir en cours…
Dans la même lignée,la série Cauchemar en cuisine, où des cuisiniers experts (Gordon Ramsay dans l’édition originale anglaise, Philippe Etchebest dans la version française) traitaient les postulants à l’expérience comme même moi, fasciste que je suis, je n’ai jamais osé traiter les pires de mes élèves. Pédagogie de Pères fouettards…

Mais ce n’est plus de ces divertissements à l’ancienne, comme la blanquette du même nom (celle dans laquelle on glisse quelques rondelles de cornichon, et que l’on assaisonne à la fin d’un trait de citron avant d’y délayer, hors feu, un jaune d’œuf pour la coloration) qu’il s’agit aujourd’hui. Nous sommes littéralement débordés par les émissions de cuisine — à tel point que Wikipedia en a fait un site à part. Et que Cyril Lignac, qui a fortement contribué à ces compétitions entre apprentis-cuisiniers, finit par déplorer cette invasion qui menace ses positions établies.
De quelle cuisine s’agit-il ? De ce que Barthes, dans Mythologies, appelle la « cuisine décorative » — à l’époque, c’était à propos des fiches-cuisine d’Elle, accusés d’exalter le nappé, qui occulte le produit. Désormais, la tambouille télévisuelle repose sur le kitsch, le girly — ainsi parle en particulier la nouvelle pâtisserie.  Tout pour l’œil, rien pour le palais. La cuisine de la société du spectacle. La caméra tourne autour de la réalisation — du « chef d’œuvre », pour filer la métaphore du compagnonnage —, un jury hautement qualifié goûte du bout des lèvres, et la messe est dite — avec petit couplet indispensable sur la difficulté de la notation, mais on note quand même. On devrait leur distribuer des pastilles vertes pour complaire à Najat. Mais ce n’est pas du tout l’esprit : dans ces émissions, on est sacqué, viré, moqué, mis en lambeaux. On pleure. On s’en va la queue basse. Comme on dit dansHighlander : « There can be only one ». Qu’on leur coupe la tête !

Le plus fort, c’est que c’est de la télévision bon marché, et qui rapporte gros. Des masses de candidats masochistes (Le Meilleur pâtissier, sur M6, revendique 5000 candidats à la candidature, dix fois plus que la meilleure de ces classes prépas que le gouvernement Hollande veut abolir), un jury légèrement sadique, des spectateurs voyeurs.
Emissions de temps de crise, au fond, avec gagnants politiquement corrects — un Beur une année, une femme (enceinte) une autre. On montre une réalisation invraisemblable (dans la pâtisserie, c’est encore plus marqué — le jury souvent ne sait par où entamer des gâteaux spectaculaires, que seule la caméra dévore et décortique) à des gens qui n’ont pas de quoi acheter la matière première (sans parler du matériel, fourni à discrétion, et dont tous les cuisiniers amateurs savent ce qu’il coûte), et qui n’y goûteront jamais qu’en rêve — ou en succédané. Faute de leur trouver un job et un salaire, on leur offre le spectacle d’humiliations consenties, et un repli sur la cellule familiale, si douillette en ces temps de disette et de hollandisme aigu. On leur vend de la cruauté bon enfant, du rêve calorique et de la gastronomie fictive — entrecoupée de séquences publicitaires qui leur fourguent des merdes bien réelles, à portée de leur bourse. La cuisine cathodique est là pour faire saliver. Pour contenter les chiens de Pavlov par l’écran alléchés, il y a toujours McDo.

Pas de fantôme à l’opéra

0
opera niqab dubai

opera niqab dubai

La pauvre ! On lui dit qu’à Paris se trouve un Opéra moins kitsch que celui de Doha et plus fini que celui de Dubaï, elle vient, et voilà qu’on la vire à l’entracte. Motif : une loi de 2011 qui interdit de se masquer dans l’espace public. Masque interdit à l’Opéra ! Casanova en aurait fait, une tête. On négocie pendant la pause ; la dame au niqab et son homme découvert, entre le tombé de voile et la porte, choisissent la porte.

Dommage pour eux. S’ils étaient restés, ils auraient vu ce qui attend la dévoyée, en italien « traviata ». Elle meurt à la fin. L’Opéra Bastille est une maison honnête.

Dommage pour nous. Pas de préférence morale ou nationale ici. Qui a inventé l’opéra français ? Lulli, un pédéraste italien. Qui a mis en partitions le fol esprit de Paris ? Offenbach, un juif allemand. À l’Opéra, on chante dans toutes les langues, les artistes arrivent de loin et le public adore les déguisements.

D’ailleurs on avait de quoi se réjouir. Prenez Salzbourg. L’été, à Salzbourg, village cossu où Autrichiens et Bavarois viennent fêter dans la soie la grande musique et les grands textes, vous croisez plein de familles du Golfe, garçons en Nike devant, filles en hijab derrière. Mais le soir, au concert ou à l’Opéra, quand le joli monde exhibe ses smokings, ses culottes de peau (qu’est-ce que c’est cher, ces machins de la campagne !), ses kilts, ses saris, ses kimonos et ses faux Dior de chez Gribha, pschitt, plus un hijab à l’horizon. L’émir et Mesdames font 4 000 kilomètres pour respirer l’air moite de Salzbourg sans même tendre une oreille à Mozart. Multiculti de la rue, apartheid de l’art. Tandis que ce 3 octobre à la Bastille, non seulement nos camarades persiques voulaient goûter notre expertise, mais en couple encore. Monsieur et Madame communiaient dans le froufrou romantique avec énorme lit, ballet transsexuel et contre-mi bémol. Quand on se souvient de ce journal italien où l’ayatollah Khomeiny déclarait que « votre musique n’éveille pas l’esprit, elle l’endort, ce poison détruit notre jeunesse, qui ne se soucie plus de sa propre nation », on pourrait quand même se réjouir de pareilles victoires. Les encourager, elles sont rares !

Mais voilà. Au lieu d’aller comme toutes les huiles étendre leur linge au rang 15, ou soustraire leur péché aux yeux d’Allah dans les étages, ces deux andouilles d’esthètes se sont royalement installés au rang 1. Oui, rang 1, pile derrière le chef d’orchestre, mon niqab superstar, le spectacle dans la salle. La caméra de contrôle braquée sur le maestro ne voyait qu’eux. Le chœur en a fait une jaunisse, quelques-uns voulaient interrompre. Et voilà nos amis, avec qui nous étions si fiers de pactiser dans le stupre jovial de La Traviata, poussés par la loi au dilemme cornélien : quitter la tradition ou quitter la salle – « sans heurt », nous a dit le patron.

Si ça se trouve, ils venaient prendre la température avant de racheter la bâtisse. On a vraiment loupé une occase.

L’histoire ne dit pas s’ils sont allés voir L’Enlèvement au sérail, dont la première avait lieu quinze jours plus tard. Peu probable, hélas !

*Image : Soleil.

«Droit à» l’IVG, la grande peur des mal-pensants

149

C’est un débat en bois comme nos politiques aiment tant en susciter. Depuis que l’Assemblée nationale a sanctuarisé la loi Veil par le vote à la quasi-unanimité d’une résolution reconnaissant un « droit à l’avortement », les sept députés réfractaires passent pour des héros aux yeux de la Manif pour tous. Certes, comme l’a rappelé David Desgouilles, en son temps, pour faire passer la pilule à la majorité UDR-RPR, Simone Veil avait justifié la légalisation de l’avortement en invoquant l’exception, et non quelque droit subjectif. Reste que le quarteron de parlementaires, de l’ex-FN Jacques Bompard au député-maire UDI de Neuilly Jean-Christophe Fromantin, veut avant tout complaire à un électorat catho-tradi qui n’a toujours pas digéré la potion d’il y a quarante ans.

D’aucuns pensent en effet que Jean Foyer not dead, et n’hésitent pas à traiter d’affreuses eugénistes les femmes qui ne se sentent pas la force d’élever un enfant handicapé, ou les jeunes filles qui ne se résolvent pas à ce que l’irruption d’un marmot inattendu gâche leur vie. Les absolutistes du droit à la vie me répondront à raison qu’on n’élimine pas un fœtus comme on s’arracherait un point noir. On ne m’ôtera pourtant pas de l’esprit l’idée pasolinienne selon laquelle l’avortement est peut-être indéfendable, mais son droit inaliénable. Comme de bien entendu, Natacha Polony a magistralement résumé l’illusion lyrique des « mal-pensants » : « considérer que les femmes seraient vouées à l’enfantement pour venir garantir la puissance de la nation ou parce la vie qui apparaît en elles serait sacrée, c’est également les réduire à l’état d’objet. Il y a là conflit de légitimités, et dans ce cas, on choisit le moindre mal. Ce moindre mal est-il un droit? Oui, puisqu’il garantit aux femmes leur intégrité physique » argumente-t-elle. Moralité : qui s’oppose à la résolution de la semaine dernière, conteste l’esprit, sinon la lettre de la loi Veil, avec laquelle certains rêvent encore d’en découdre.

Quoique minoritaire, cette position est parfaitement respectable en démocratie. En ce cas, pourquoi se cacher derrière son petit doigt en fustigeant une dangereuse dérive du système « libéral-libertaire » ? À force d’abuser de cette expression, nos amis veilleurs font jouer la toupie à la dépouille de feu le penseur marxiste Michel Clouscard. Eh oui, les degôche n’ont jamais eu le monopole du simplisme, de l’anathème et des réflexes pavloviens…