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RER D : ligne invivable pour France invisible

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« Vous subissez actuellement un retard de 25 minutes en raison de la découverte un peu plus tard dans la soirée d’un colis suspect en gare de Châtelet », crachotent à intervalles réguliers les haut-parleurs avec la poésie propre à la SNCF. La foule s’engouffre dans la voiture après avoir attendu pendant plus d’une demi-heure sur le quai l’arrivée du train. Après les menaces proférées par l’État islamique, appelant à frapper et tuer partout « les méchants et sales Français », et l’assassinat d’Hervé Gourdel fin septembre, les alertes au colis piégé se sont multipliées, perturbant quotidiennement le fonctionnement de la ligne D, qui n’avait pas besoin de cela pour être très aléatoire. Très sollicités, les services antidéminage s’acquittent de leur tâche avec le plus grand sérieux. Mais nul ne semble s’étonner de ce ralentissement du trafic imputé à la découverte d’un colis piégé « un peu plus tard dans la soirée »

Dans le wagon, la clientèle habituelle d’un lundi soir : quelques ados qui sortent de cours, un ou deux profs qui commencent déjà à s’assoupir, trois Pakistanais qui sortent d’un chantier et font ricocher les syllabes exotiques d’une conversation qui roule comme une cataracte enjouée et un grand Africain en boubou coloré au profil d’oiseau de proie et au regard caché derrière des lunettes de soleil.[access capability= »lire_inedits »] Le troupeau des scolaires grimpe en voiture aux stations suivantes. Le matin, il vaut mieux les éviter et partir très tôt. À partir de 7 h 30, le signal d’alarme est systématiquement tiré par un petit malin négociant ainsi habilement un retard en cours qui sera mieux accepté à trente que tout seul. De même, si l’on préfère voyager tranquille, mieux vaut s’installer dans la partie basse de la voiture, quitte à moins bien profiter des paysages riants de la banlieue nord et de la plaine Saint-Denis. L’étage supérieur est en général à cette heure-ci envahi par des groupes d’ados braillards qui hurlent par-dessus les vocalises de Kerry James ou Nicki Minaj vomies par leurs téléphones. Quelquefois, ils se courent après à travers le wagon sans même faire lever un sourcil aux voyageurs plongés dans Métro ou 20 Minutes, le MP3 sur les oreilles, indifférents au monde et à son cours.

Pour autant, le cliché de l’usager francilien déshumanisé et capable de laisser un assassinat ou un viol se dérouler sous ses yeux sans interrompre sa conversation téléphonique est pour le moins injuste. J’ai vu un jour une jeune femme se faire agresser verbalement de façon très violente par un dégénéré musculeux puant le shit et l’alcool. Certes, il y a eu un moment d’hésitation avant que trois personnes se lèvent pour demander au Tony Montana de pacotille de laisser en paix la demoiselle. L’intéressé s’est fendu d’un « tu cherches les embrouilles, cousin ? », mais a prudemment battu en retraite à la station suivante, en n’oubliant pas toutefois de couvrir d’injures sa victime et ses sauveurs dès qu’il eut posé un pied sur le quai. Un autre jour, un psychopathe en herbe, après avoir copieusement injurié une préposée SNCF derrière son guichet, a soudain décidé, pour une obscure raison formée dans les méandres de sa cervelle atrophiée, que le fait de coller une bonne droite dans la vitre de sécurité serait une conclusion tout à fait appropriée à sa courtoise intervention. Les gens se sont employés à rassurer la jeune femme traumatisée derrière son guichet, mais certains ont presque plaint l’abruti qui venait de se broyer les phalanges sur le verre feuilleté de deux centimètres d’épaisseur. Les Franciliens ne sont pas des monstres.

Le train s’emplit progressivement à mesure que l’on se rapproche de la gare du Nord. Il s’immobilise peu avant d’arriver à Sarcelles : on annonce un incendie à la voie 42, les équipes de pompiers sont en intervention. Les annonces contradictoires se succèdent. « En raison d’un départ de feu dû à un problème technique en gare du Nord, ce train ne circule plus jusqu’à nouvel ordre. » « En raison de la découverte d’un colis suspect en gare de Châtelet, le trafic sur la ligne D est ralenti. » « Votre train subit actuellement un ralentissement dû aux conditions de circulation. » En fait de ralentissement, nous sommes arrêtés en pleine voie depuis dix minutes. Nous avons miraculeusement eu le temps de larguer le paquet d’ados en gare de Gonesse. Le soleil inonde l’intérieur du wagon, et les voyageurs, pris d’une douce torpeur, comme le sous-préfet des Lettres de mon moulin, contemplent les herbes folles qui se balancent au gré d’une brise légère entre les rails et les canettes rouillées. On aperçoit un peu plus loin le grand pont sous lequel se dressait il y a peu encore un assemblage hétéroclite de cahutes et de baraques de fortune. Pendant quatre ans, un bidonville de mille personnes, délimité par une montagne d’ordures, s’est étalé en contrebas des rails, entre les micro-parcelles cultivées et l’ombre des premières tours de logement. Le bidonville a été progressivement évacué à partir de 2011, suscitant les protestations des associations de soutien aux Roms et des collectifs contre la xénophobie. Comme les associations de soutien aux Roms et les collectifs contre la xénophobie n’apportaient cependant pas d’autre solution au problème de l’enlèvement des ordures et des conditions d’hygiène déplorables du camp que leur compassion, l’expulsion a suivi son cours, et bien d’autres lui ont succédé depuis, le gouvernement socialiste n’étant pas plus tendre en la matière que le pouvoir sarkozyste envers ceux que l’immigration clandestine et l’espace Schengen ont rejetés sur les rives cafardeuses de la grande couronne.

Dans notre wagon immobile, les voyageurs secouent leur torpeur et s’animent quelque peu. Les langues se délient. Le grand africain hiératique se lance dans une harangue passionnée contre la SNCF : « Colis piégé ? Colis piégé ? Mais oui, bien sûr ! Tu oublies ton sandwich sur le quai et voilà : colis piégé ! Tu laisses traîner ton journal sur le siège ? Colis piégé ! » Je lui fais remarquer qu’il vaut mieux réagir cent fois quand on crie au feu plutôt que de laisser passer une fois qui pourrait être la bonne, mais il ne partage visiblement pas mon point de vue : « Moi, je ne fais plus confiance aux annonces de la SNCF ! Une fois, j’étais dans le train, je vois le chauffeur descendre et il part boire un café avec un collègue, et deux minutes après on nous annonce que le train est bloqué à cause d’un colis piégé, mais c’est juste le chauffeur qui était parti ! S’il n’avait pas envie de travailler, il fallait qu’il le dise plutôt que de dire “colis piégé !” Je ne crois plus la SNCF, ce sont des menteurs ! De toute façon, ici, ça bloque toujours pour nous à Sarcelles, quel que soit le problème. Un problème à Châtelet ? Ça bloque ici ! Un problème à Montparnasse ? Ça bloque à Sarcelles ! Un problème à Marseille ? Ça bloque ici ! Un problème à New-York ? Ça bloque à Sarcelles ! Tiens, je ferais mieux de prendre l’avion, dit-il en montrant le sillage blanc d’un avion de ligne qui traverse le ciel, au moins je serais sûr d’aller quelque part ! »

Si la vie des voyageurs est considérablement compliquée par le contexte « sécuritaire », celle de la police ferroviaire ne l’est pas moins. En gare du Nord, le dispositif est plus impressionnant que jamais. Les équipes de sécurité de la SNCF croisent les patrouilles de militaires, Famas au poing. Ce jour-là, une intervention massive des forces de l’ordre se déroule en « surface », dans la gare d’avant, aujourd’hui complétée en sous-sol par de hideuses galeries souterraines qui offrent au voyageur une plongée dans la glauquissime esthétique urbaine des années 1970-1980. On procède à des contrôles en série tandis que les soldats arpentent les quais, trois par trois. Je cherche à me renseigner auprès d’un agent SNCF. La lassitude perceptible dans sa voix indique que je suis loin d’être le premier à poser la question : « Un colis suspect. Vous inquiétez pas. On intervient. » J’insiste : « Ça arrive souvent en ce moment, non ? » « Ben oui, tout le temps. C’est comme ça, on a un signalement, il faut qu’on vérifie. Bonne journée, monsieur. »

Entre les menaces djihadistes, les risques épidémiques et la racaille, l’anxiété fait partie du code génétique de l’usager des transports en commun. Et, pour ceux qui ont suffisamment d’ancienneté pour avoir connu la gare du Nord pendant les émeutes de 2005 ou celles de Villiers-le-Bel, l’anxiété s’est transformée en fatalisme. Devoir calculer son parcours pour éviter de se faire tamponner la tête par une bouteille de mousseux lancée à la volée lors d’une bataille rangée entre une vingtaine de guerriers du bitume fait partie du jeu. Heureusement, cela n’est pas si fréquent. Reste que, quand on est passé d’un quai sinistre, où un clochard s’égosillait sur l’air du cheval blanc qui s’appelait Stewball, au remake de Graine de violence en doudoune-casquette, les déclarations lénifiantes de tel ou tel ministre qui n’a pas dû voir un RER depuis les années 1980 produisent un sentiment d’irréalité plus dangereux pour la santé mentale que n’importe quelle annonce au colis suspect.

Même abstraction faite de la menace terroriste actuelle, la gare du Nord conserve une réputation déplorable. Andy Street, le directeur général de l’enseigne de grands magasins John Lewis, la qualifiait récemment de « trou le plus sordide d’Europe », en comparaison avec Saint-Pancras, à Londres, « gare moderne, tournée vers le futur ». Il faut préciser qu’avec 20 millions de voyageurs par an, la splendide gare néogothique londonienne, entièrement réaménagée à l’occasion des Jeux olympiques, fait pâle figure face à notre bonne vieille gare du Nord, premier nœud ferroviaire d’Europe pour le trafic. D’ici à la fin de l’année, près de 200 millions d’« usagers », nom donné au client pour célébrer les valeurs du « service public », auront traîné les pieds sur les quais souterrains ou fixé d’un air absent la faïence blanche des piliers de la gare de surface.

Perdu dans ce flot humain, l’usager moyen doit donc apprendre à vivre avec la menace terroriste, les risques d’Ebola, de grippe ou de bronchite, et avec la persistance têtue de ce que le jargon SNCF nomme pudiquement les « incivilités ». En la matière, les campagnes de prévention de la compagnie publique s’avèrent aussi inefficaces que risibles. L’une des plus fameuses diffusait des messages enregistrés par des enfants pour faire la leçon aux usagers : « Eh ! vous, les adultes ! Vous n’êtes pas au courant ? C’est interdit de traverser les voies ! et tous les zours ya des crands qui traversent les voies ! » Considérant que la grande majorité des individus traversant les voies chaque jour ne sont certainement pas des adultes et que la très grande majorité des voyageurs majeurs et responsables supportent chaque jour sans broncher les retards entraînés par ce genre de pratiques – qui se surajoutent à toutes celles évoquées plus haut –, il est étonnant que les voix crispantes de ces affreux bambins n’aient pas suscité de crise de démence collective dans la population pendulaire. Il me semble cependant que, durant la (courte) période où cet infantilisme moralisateur a résonné dans les haut-parleurs, les agents de la SNCF se sont faits plus rares sur les quais.

Le géographe Christophe Guilluy a donné une visibilité à la « France invisible » des petites et moyennes agglomérations ou des zones rurales enclavées, oubliée des politiques et des médias au profit de la banlieue, génératrice de fantasmes, de gros titres… et de votes. Certes, mais, en réalité, ils ne connaissent pas mieux la seconde que la première. La France qu’on rencontre entre 6 heures et 8 heures du matin et entre 17 heures et 20 heures dans le RER, qui aligne deux à trois heures de trajet par jour, est à des années-lumière des abstractions politiques généreuses du multiculturalisme, tout autant que des fantasmes remigratoires. Le Tout-Paris s’était offusqué des propos de Richard Millet sur le nombre de Blancs dans le RER à Châtelet-les-Halles, mais il y a bien longtemps que le Tout-Paris n’a pas dépassé Châtelet-les-Halles – à supposer qu’il y ait récemment mis les pieds.

Cette France qui vit dans la banlieue profonde et travaille à Paris compte son lot de petits Blancs usés, comme ce jeune cadre que j’ai vu pendant des années apostropher chaque jour le siège vide en face de lui puis saluer de manière tout à fait naturelle ses collègues montés à la station suivante. Elle compte aussi ses immigrés à l’ancienne aussi excédés que leurs concitoyens « de souche », comme ce type à bout qui répond à la petite racaille qui le traite de raciste après s’être fait refuser une cigarette : « Moi aussi je suis arabe, pauvre con ! » Cette France-là, coincée dans son RER ou son train de banlieue, reste désespérément sourde aux généreux appels au vivre-ensemble, car le vivre-ensemble qu’elle expérimente chaque jour ressemble parfois à la guerre de tous contre tous. Passé la zone 2, le Paris éclairé et progressiste, c’est fini. On entre sur les terres de l’électorat auquel il faut tout expliquer avec beaucoup de pédagogie car, voyez-vous, il est toujours un peu en retard. Comme le RER.[/access]

*Image : Soleil.

Marine Le Pen, le lièvre et la torture

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« Pour ou contre la torture ? » Il est des questions tellement stupides qu’elles mériteraient presque à leur auteur un seau de tomates blettes. Ce n’est pas exactement celle qu’a posée Jean-Jacques Bourdin à Marine Le Pen il y a quelques jours (épargnons-lui donc ces fruits mûrs), mais la réponse espérée devait être aussi tranchée.

Monsieur Bourdin est passé maître dans l’art de l’entretien entre quatre yeux, à la bonne franquette, un verre dans une main et l’autre sur l’épaule de l’invité qui, ainsi apprêté aux brèves de comptoir, finit par se livrer sans fard. Ceci est devenu tellement rare dans nos médias aseptisés qu’il y a tout un public à l’affût de ce genre d’échanges ; il en attend de l’authentique, de l’opinion brute, ce que des gloussements de basse-cour appellent « dérapages ». Un peu comme chez l’enfant qui feint de croire encore que les bébés naissent dans les choux mais qui cache sous son matelas un vieux journal porno.

Qu’on ne s’y trompe pas pour autant : Monsieur Bourdin a un commerce à faire tourner, celui des buzz médiatiques. Il fomente, suscite et ménage ses effets d’une voix de stentor. Il est celui vers lequel se tournent les nostalgiques de vérités, celui par qui le scandale arrive. Certains nous font marcher, lui nous fait courir, et à son rythme encore. Monsieur Bourdin est ce qu’en course de demi-fond on appelle communément un « lièvre ».

Quelle fut donc sa dernière polémique en date ? Le fait de savoir, non pas si la torture pouvait en soi receler quelque légitimité – grand Dieu, non ! – mais si Marine Le Pen était, sur ce point, capable de faire entendre un autre son de cloche. Qu’on se rassure, elle a très vite récusé sa propre sincérité, expliquant qu’on avait mal interprété ses propos, que voici :

– Bourdin : « Est-ce que l’utilisation de la torture est excusable, parfois, dans certaines circonstances ? »

– Le Pen : « Il peut y avoir des cas, permettez-moi de vous dire, où lorsqu’une bombe – tic tac tic tac tic tac – doit exploser dans une heure ou dans deux heures, et peut faire accessoirement deux ou trois cents victimes civiles, où il est utile de faire parler cette personne pour savoir où est la bombe. »

– Bourdin : « Même sous la torture ? »

– Moi : « … Ah non Jean-Claude, voyons, autour d’un apéro ! »

Blague à part, est-ce vraiment le lieu pour discuter d’une telle chose ? Est-il besoin d’ouvrir de tels débats s’il faut n’être qu’un imbécile s’offusquant sur commande ? Et, plus grave encore, est-ce que l’on est un monstre lorsqu’un trouble de la conscience nous fait hésiter quant à la réponse à fournir à Monsieur Bourdin ? Y a-t-il des sujets qui ne requièrent pas la moindre réflexion de notre part, sous peine d’être conchié par la meute ? Osons la réflexion, juste pour voir.

Et pour commencer est-on bien sûr d’être légitime dans la posture de celui qui condamne sans appel ? Le confort fait dire beaucoup de choses. Prenons un cas existant, sans faux-fuyant. Comme Madame Le Pen, mais avec les formes que revêt l’écrit. Mettons-nous une minute à la place de celles ou ceux qui ont à charge d’obtenir d’un terroriste fanatisé l’indication de l’endroit où il a déposé une bombe programmée pour exploser à heure fixe. Vient un moment où la rhétorique a épuisé ses charmes alors que l’heure continue de tourner. Eh bien c’est dans cette situation précise, et pas une autre, qu’il faut placer le débat pour qu’il soit pertinent. Faut-il alors se résigner à attendre l’explosion, la conscience tranquille parce que l’on n’a pas donné raison à Madame Le Pen ?

Poussons plus loin l’investigation. Résignons-nous à la fatalité et laissons cette bombe exploser tout ce qu’elle peut. Dans une telle situation, est-on bien sûr d’avoir vaincu l’ « inhumain » ? Qu’est-ce qui est le plus inhumain en définitive, est-ce la torture en elle-même ou… le fait d’être acculé à de telles extrémités ? Ce qui ne vient pas à l’esprit de l’homme confortablement révolté, c’est qu’en l’occurrence le terroriste force l’État à jouer à un jeu proprement inhumain dont cet individu a lui-même établi les règles, règles auxquelles il ne dérogera pas (Dieu lui-même, bien souvent, lui en est témoin). Et tout en psalmodiant il ira peut-être même jusqu’à nous dire : « je suis un monstre que vous êtes incapable de reconnaître comme tel ».

Le sujet devient éprouvant, convenons-en. Pourquoi ? Parce que s’est instillé un trouble d’ordre moral, l’éveil d’un cas de conscience que masque la condamnation pavlovienne. Par conséquent, la classe politique n’est pas fondée à donner son avis sur cette question dans les coursives de l’Assemblée, pas plus que ne l’est Marine Le Pen quand elle répond aux mauvaises questions d’un mauvais journalisme. Lorsque la première veut mettre la seconde à l’amende, elle répond simplement à une spontanéité maladroite par la plus insultante des hypocrisies.

Alors à tout prendre, qu’est-ce qui est le plus choquant et le moins digne de l’homme ? La réprobation grégaire ou l’éveil d’un cas de conscience ? Peut-on prendre au sérieux quelqu’un que ne troublerait pas un instant la mise en balance de comportements indignes de sa part et la mort de victimes innocentes ? Sans même prendre parti – et cet article doit inviter davantage au doute qu’autre chose – dans ce genre de débat maintenu volontairement sous le boisseau, on n’a pas le droit de prétexter la dignité de l’homme pour interdire que ne soient interrogées certaines choses. Plus exactement, si dignité humaine il y a, celle-ci ne peut faire l’économie de la réflexion, propre de l’homme, sur tous sujets.

Est-il néanmoins séant d’en déduire que l’on peut être pour la torture, de prétendre que des affreux en font l’« apologie », comme si un certain plaisir y était recelé ? Sans jouer sur les mots, n’est-ce pas là imposer sans nuance deux camps exclusifs l’un de l’autre, celui des justes (ou kantiens) et celui des bourreaux ? Quand, de plus, on sait que les âmes les plus pures donnent aujourd’hui à la simple fessée des parents les accents d’un « châtiment corporel », et qu’il paraît évident que certains renseignements pris auprès de terroristes – et ce dans n’importe quel pays du monde – le sont très rarement en échange de politesses et d’un repas maigre, toute l’affaire devient risible.

Monsieur Bourdin et Madame Le Pen auront été les acteurs de la tartufferie de la semaine dernière. En tant que victime de la bêtise chronique des médias, et au nom de millions de mes semblables qui ne pipent mot mais n’en pensent pas moins, j’estimais nécessaire cette petite mise au point en prenant appui sur la polémique hebdomadaire.

J’adresserais pour finir cette supplique aux journalistes, aux politiques, aux clercs en tout genre, à celles et ceux qui font la pluie et le beau temps sur nos écrans : sous couvert de vos bondieuseries, et parce que ça va mal finir, cessez de prendre les gens pour des c…

Insécurité : défense de se défendre?

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Il y a un an et demi, l’affaire du « mur des cons » révélait aux Français la conception que certains juges ont de la neutralité exigée par leur fonction. En insultant quiconque ne pense pas comme lui ou ose le critiquer, le Syndicat de la magistrature a démontré qu’indépendance n’était pas synonyme d’impartialité. Car, en quelques décennies, les juges se sont largement émancipés de la double tutelle du pouvoir et du peuple au nom duquel ils rendent la justice. Exit, donc, la tradition républicaine d’une institution quasi étatique garante de l’intérêt général. Résultat : si certains juges se veulent les gardiens jaloux de leur indépendance à seule fin d’appliquer leur idéologie, ils ne sont pas parvenus à mener deux combats de front.

En effet, autant leur volonté de s’affranchir de la chancellerie s’est vu couronner de succès, autant ils ont échoué à endiguer l’explosion de la « petite » délinquance qui pourrit la vie des gens. À la décharge de nos magistrats, tous les gouvernements s’y sont cassé les dents. Tous sauf un ? Réjouissons-nous, Manuel Valls nous a annoncé triomphalement que le nombre de cambriolages avait reculé de 4 % en un an… Un tel bidouillage des chiffres ne convaincra personne. Dans les faits, il se produit un cambriolage toutes les 90 secondes dans l’Hexagone, et 370 000 personnes auront vu leur logis violé en 2014, au point qu’un Français sur dix se fera piller à domicile dans les six prochaines années. L’insécurité ne s’arrêtant pas aux portes du foyer, on pourrait égrener les chiffres à l’envi : à lui seul, le vol de voitures, c’est 300 infractions par jour, soit près de 110 000 par an, tandis qu’apparaissent des phénomènes nouveaux, tels les pillages à grande échelle d’exploitations agricoles ou les 1 600 agressions annuelles dont sont victimes les pompiers en intervention. Sans parler de la violence gratuite, des vols à la tire et autres rackets avec violence qui alimentent un « sentiment d’insécurité » amplement justifié.

À cette délinquance massive, que répond la justice ? Rien de sérieux, car les juges ne peuvent agir sur aucune des causes du phénomène, qu’elles soient sociales, culturelles, économiques ou géographiques.[access capability= »lire_inedits »] Malgré les ailes de justicier que se sentent pousser certains juges, le rôle d’un magistrat n’est pas de délivrer des oracles, mais de punir les auteurs de crimes et délits. Ce faisant, il délivre un message à l’ensemble de la société pour impressionner les délinquants et rassurer les honnêtes gens. En théorie. Dans la pratique, au quotidien, la justice ne joue plus son rôle : près de 3 millions de délits par an ne sont pas sanctionnés, une statistique incluant un million et demi de faits dont les auteurs sont connus ! Il n’est d’ailleurs pas rare de rencontrer dans les prétoires des délinquants de 18 ans, ayant une douzaine de condamnations inscrites à leur casier judiciaire, sans qu’aucune de ces peines n’ait été exécutée. Trop souvent, la justice n’est pas laxiste, elle ne s’exerce plus. Les policiers et gendarmes continuent leurs enquêtes, rédigent leurs procès-verbaux, puis défèrent les voyous qu’ils interpellent… en pure perte. De plus en plus découragées et démobilisées, les forces de l’ordre remplissent un grand tonneau des Danaïdes, de telle sorte que le rituel judiciaire se poursuit, sans aucune véritable conséquence concrète. Il s’ensuit que la « petite délinquance » est de facto dépénalisée.

Bien qu’ils ne soient pas seuls responsables de leur impuissance, les juges la paient au comptant, puisqu’ils rivalisent d’impopularité avec les politiques et les journalistes dans les enquêtes d’opinion. Leur mise en cause permanente entame le respect qui leur est dû, notamment lorsqu’ils examinent des affaires aussi sensibles que les cas d’« autodéfense ». Par une conjonction astrale malheureuse, des magistrats en mal de légitimité ont de plus en plus l’occasion de juger des citoyens démunis s’étant défendus face à un agresseur. Dans ces conditions, prendre la bonne décision relève de la quadrature du cercle : faut-il systématiquement prendre le parti des personnes en situation d’autodéfense, au risque d’encourager une dérive à l’américaine ? Ou pénaliser ces actes, quitte à favoriser les délinquants aux dépens de leurs victimes ? Longtemps, notre pays, disposant d’un État fort, n’a pas eu à trancher. Mais avec la montée de la délinquance, la plupart des tribunaux français ont choisi de sanctionner l’autodéfense, étant entendu que la France ne doit pas devenir le Far West.

La fameuse affaire du bijoutier de Nice résume bien l’attitude des juges dans pareille situation. Rappelons les faits : en septembre 2013, un petit bijoutier victime d’une attaque à main armée abat un de ses agresseurs qui s’enfuit. Comme un fait divers n’arrive jamais seul, le drame se produit quelques jours après qu’un jeune retraité eut été abattu pour s’être interposé dans un braquage du même type. Les médias pavloviens, pardon parisiens, présentèrent immédiatement le bijoutier comme un assassin, et le criminel abattu comme une victime malgré les 13 condamnations figurant à son casier judiciaire. L’indécence atteignit des sommets quand la presse accorda l’exclusivité de la parole à la famille du braqueur tué. Une telle inversion des responsabilités mit l’opinion publique dans une rage qui explosa sur les réseaux sociaux au grand dam des bonnes âmes. Mis en examen pour « homicide volontaire » (sic), le commerçant niçois se trouve l’otage d’un débat tant éthique que juridique. Pour éviter de voir proliférer le recours à une forme de justice privée, la justice institutionnelle fait preuve de la plus grande fermeté. Juges, journalistes, même combat : on condamne d’abord, on discute après. Les exemples semblables se sont multipliés dans l’histoire récente, provoquant à chaque fois une réaction judiciaire implacable.

C’est ce professeur de sociologie de Montpellier qui voit un homme cagoulé et armé s’introduire chez lui, l’obliger, ainsi que son épouse et son fils de 11 ans, à se coucher face contre terre avant de les arroser d’essence en les menaçant, le briquet à la main. Afin de leur porter secours, le père de famille se relève et arrive à désarmer l’agresseur puis à le maintenir au sol pendant que son épouse et son fils s’enfuient. À l’arrivée de la police, on constatera le décès du cambrioleur par arrêt cardiaque du fait de la compression de sa cage thoracique dans l’immobilisation dont il avait été l’objet. Le professeur sera mis en examen pour meurtre puis placé sous contrôle judiciaire. Il ne bénéficiera d’un non-lieu que trois ans après les faits, la famille de l’agresseur ayant usé de toutes les voies de recours pour faire annuler cette décision de justice.

C’est ce militaire accompagné de sa fiancée, agressé Gare du Nord par un trafiquant de drogue qui le blesse avec un couteau. Dans la bagarre, le militaire arrive à récupérer l’arme et, dans la mêlée, porte un coup à la cuisse de l’agresseur. L’artère fémorale sectionnée, le dealer décédera à l’hôpital. Le soldat agressé sera mis en examen pour meurtre et placé en détention deux mois et demi alors qu’il présentait toutes les garanties de représentation. L’argument avancé pour le mandat de dépôt fut… qu’un militaire devait savoir ce qu’il faisait !

C’est ce sexagénaire d’un quartier de Marseille qui arrive à chasser des jeunes qui viennent cambrioler des maisons de son quartier. Les voyant revenir, pour leur faire peur dira-t-il, il tire un coup de carabine 22 long rifle. Un des adolescents cambrioleurs est tué. Résultat : il vient d’écoper de dix ans de réclusion criminelle devant la cour d’assises.

C’est ce jeune homme qui sort en boîte avec une amie, et qui voit celle-ci endormie sur une banquette être l’objet d’une agression sexuelle. Intervenant pour sauver la fille, il reçoit un coup au visage, auquel il répond. L’agression sexuelle est avérée par plusieurs témoins. Le bon Samaritain va se retrouver en correctionnelle à la même audience que l’agresseur. « Vous n’êtes pas Zorro : votre réponse était disproportionnée, il y a d’autres façons de faire », lui adressera le procureur avant de réclamer deux mois de prison contre lui.

La longue suite des faits divers débouchant sur la condamnation d’une victime en état de légitime défense paraît sans fin. Paradoxalement, les médias passent leur temps à stigmatiser les pleutres qui assistent passivement à une agression et refusent de s’interposer. Dans ces derniers cas, le parquet s’empresse souvent d’informer qu’il a ouvert une procédure pour non-assistance à personne en danger. En ce cas, quoi qu’il fasse, le témoin d’une voie de fait aurait-il toujours tort ? C’est bien là que se situe le problème. Il est louable que la justice veuille garder la maîtrise des réactions des individus menacés par un délinquant et contrôler la proportionnalité des réponses aux agressions. « Il y a d’autres façons de faire », nous dit le procureur confortablement installé sur son estrade. Fort bien, mais lesquelles ? Même avec beaucoup d’imagination, on a grand-peine à trouver une troisième voie entre inaction et intervention. Un tweet, peut-être ?

Cela étant, la donne pourrait un jour changer. Contrairement à une légende tenace, le Syndicat de la magistrature ne fait pas la pluie et le beau temps dans les prétoires. Il n’est donc pas dit que l’exaspération populaire face à l’irrésistible montée de la violence reste éternellement sans suite.[/access]

*Image : Soleil.

L’esprit de l’escalier en vidéo : la fin des notes, Israël

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Chaque semaine, Causeur rediffuse L’esprit de l’escalier en vidéo. À l’occasion de l’émission diffusée le 14 décembre 2014 sur RCJ, Elisabeth Lévy et Alain Finkielkraut ont abordé l’actualité française et internationale en revenant sur le projet de suppression des notes et sur la situation en Israël.

Djihad à Sydney

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sydney prise otages

Jusqu’où ira-t-on trop loin dans la lutte contre la stigmatisation ? Le débat vient d’être relancé ce matin par le présentateur du JT de BFM-Business. Ouvrant son journal de 8h, comme tous ses collègues des autres chaines par la prise d’otages de Sydney, il a expliqué que celle-ci était due à « un homme aux motivations vraisemblablement politiques ». On n’en saura pas plus.

En l’état actuel des choses, cette façon de présenter l’info appelle quelques corrections factuelles.

Tout d’abord, il semblerait, d’après toutes les dépêches d’agences, que les motivations du preneur d’otages soient explicites. Certes, on ne peut écarter d’emblée l’hypothèse d’un joyeux fêtard imbibé de bière –on en boit beaucoup par là-bas. Donc mon estimable confrère aurait dû parler, soit d’un «homme aux motivations possiblement politiques » soit d’un «homme aux motivations manifestement politiques ». La seconde option paraissant tout de même beaucoup plus raisonnable, notre preneur d’otages n’ayant pas vraiment les mêmes préoccupations que le buveur de bière australien standard, à preuve, il a demandé, en plus d’une ligne directe avec le premier ministre australien, qu’on lui amène un drapeau de l’Etat Islamique.

Ce qui nous amène à notre deuxième correctif mineur.  Toutes les dépêches indiquent en effet qu’avant même de disposer d’un fanion officiel de l’Etat Islamique, le preneur d’otages a, dès qu’il s’est rendu maitre des lieux, aussitôt affiché sur la vitrine du Café Lindt un drapeau noir où l’on pouvait lire un texte en arabe qualifié par tous les envoyés spéciaux de « profession de foi musulmane ». Compte-rendu de mes très faibles connaissance en langue arabe, cette dernière info reste à vérifier, mais il y a fort à parier que ladite inscription ne signifie pas « Joyeux Noël à tous » ou bien « Lindt, c’est pas bon, nous, on préfère les Ferrero Rocher! »

Il n’est certes pas à exclure qu’on ait affaire à un total cinglé. Mais un fou furieux islamiste est à la fois un fou furieux ET un islamiste. Ceci n’empêche pas cela. Une légère amodiation supplémentaire s’impose, ce qui donnerait donc , cher confrère, une ouverture du genre « Un terroriste aux motivations manifestement islamistes a pris des otages au Café Lindt à Sydney ».

Cela dit, s’il avait dit les choses aussi clairement peut-être se serait-il exposé à l’accusation de vous-savez-quoi. Or le vous savez quoi est un danger qui  nous menace tous. Ainsi d’après les sites spécialisés dans la mesure du buzz, le hashtag #Illridewithyou est  au moment ou j’écris ces lignes, le mot-clic le plus utilisé au monde. L’idée précise de ce tag « Je voyagerai avec toi » c’est de signifier aux musulmans porteurs de signes extérieurs de musulmanitude dans les transports publics qu’on ne changera pas de bus ou wagon (ou d’avion ?) à cause de leur djellaba ou de leur burqa.  L’idée générale est semble-t-il de lutter, lâchons-le mot, contre l’islamophobie.

twitter islamophobie sydney

Pour l’instant, personne ne pourra accuser d’islamophobie mon très prudent confrère de BFM-Business. On espère néanmoins que la caractérisation du preneur d’otages sera réévaluée dans les JT à venir de la chaine, sans que le supposé djihadiste coupe quelques têtes pour prouver qu’il est bien ce qu’il est , et que certains ont un peu de mal à nommer.

FN : Dans le Jura, Marion rassemble pour Marine

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marion le pen fn jura

Marine Le Pen peut plastronner sur le thème « nous sommes le premier parti de France », il y a encore des lieux, en France, où son implantation connaît quelques difficultés. Ainsi, dans mon Jura natal, la fédération frontiste locale a dû repartir de zéro. Marine Le Pen n’a certainement pas dû apprécier que ses cadres n’aient pas pu boucler la moindre liste dans un département où elle obtient pourtant un score présidentiel très honorable, comme dans tout l’Est de la France. Ainsi, c’est à un jeune homme de 27 ans ayant passé son enfance dans le département mais devenu en mars dernier conseiller municipal à Belfort que l’avenir de la fédération jurassienne a été confié. Thibaut Monnier, par ailleurs cheville ouvrière du collectif Audace, succursale « Entreprises » du Rassemblement Bleu Marine, est aidé dans sa tâche par Christian Bourgeois, vieux de la vieille du FN local et retraité de la grande distribution. Ce duo remplace le couple (à la ville, comme en politique) Jean-Pierre Mougey-Geneviève Fraisse, débarqué pour les mauvais résultats évoqués plus haut.

Afin de donner un nouveau souffle à la fédération jurassienne, Thibaut Monnier avait donc décidé de faire venir Marion Maréchal-Le Pen pour lancer la campagne des élections départementales. Quoi de mieux, en effet, pour mobiliser les militants locaux, que cette tête d’affiche, la mieux élue au comité central, dont Thibaut Monnier semble assez proche, tant sur les thèmes sociétaux que sur l’approche économique ? Arrivé avec un peu d’avance au parc des expositions de Lons-le-Saunier, on m’explique, ainsi qu’aux autres représentants de la presse présents sur les lieux que « Marion » aura beaucoup de retard, car elle est « victime de retards ferroviaires », selon Thibaut Monnier, ou plutôt, « parce qu’elle a loupé son train », selon son alter ego Bourgeois, qui ne s’embarrasse pas de versions officielles. La conférence de presse, prévue à 19h30, aura donc lieu sans la vedette du jour, mais on nous promet –juré, craché- que MMLP nous consacrera un peu de temps après son discours devant les militants. La conférence de presse est surtout consacrée à des sujets locaux. Monnier est ambitieux. Il explique que la volonté, c’est de « prendre le département ».  Mais on s’aperçoit bien vite qu’il se heurte non seulement aux mêmes difficultés de recrutement de candidats que ses prédécesseurs, mais que le nouveau mode de scrutin, concocté par Manuel Valls du temps où il occupait Beauvau, lui facilite encore moins la tâche. Ainsi, il faut maintenant trouver pour chaque canton (dont le nombre a certes été divisé par deux), deux hommes et deux femmes, un titulaire et un suppléant de chaque sexe. Pour les hommes, ça avance plutôt bien. Mais pour les femmes, on ne se bouscule pas au portillon. Le duo dirigeant mise sur l’exemple de Marion pour réussir à susciter des vocations féminines dans l’assistance du soir. Mazette ! Elle n’est pas encore arrivée, et ils lui mettent la pression, à la jeune parlementaire ! D’expérience, on sait que ce n’est pas dans ce genre de réunion publique que poussent miraculeusement des candidates. Et encore faut-il s’assurer que ce soit de bonnes candidates, pas de celles qui, comme dans les Ardennes, défraient la chronique. Bref, pour vous la faire courte, nous n’avons pas eu l’impression que les candidats UMP et PS auront beaucoup de soucis à se faire dans le Jura pour ces élections départementales, le FN n’ayant pas les moyens constituer ces quatuors paritaires dans plus de deux ou trois cantons. Ajoutons que les relations entre la nouvelle direction jurassienne et la coordinatrice régionale du FN, la nouvelle députée européenne Sophie Montel, n’ont pas l’heur d’être particulièrement au beau fixe. Ni Montel, ni Mougey, dont elle est proche, n’étaient présents à Lons vendredi soir. Le FN connaît à l’évidence des dissensions locales qui risquent fort de mobiliser l’attention de son nouveau secrétaire général Nicolas Bay au moment de la constitution des listes pour les élections régionales. Quand on leur parle des bonnes chances de Sophie Montel de prendre en février la circonscription laissée libre par Pierre Moscovici dans le nord du Doubs, Monnier et Bourgeois ont une mine navrée, sans que l’on sache s’ils ne croient pas une seconde à notre analyse ou si, au contraire, ils y croient avec dégoût.

Mais place à Marion Maréchal-Le Pen, puisque c’est elle l’héroïne d’un soir à Lons-le-Saunier. La députée du Vaucluse arrive peu avant 21 heures. Monnier, Bourgeois, et le maire d’un petit village qui a annoncé son ralliement au RBM après les élections municipales, ont joué auparavant aux vedettes américaines devant une assistance d’un peu moins de trois cents personnes, ce qui n’est quand même pas si mal pour un soir de décembre à Lons. « Marion » n’a pas à forcer son talent pour séduire l’assistance. Elle a, semble-t-il, préparé ses notes dans le train. Son discours dure un peu plus de trente minutes. Elle y enchaîne citations de Robert Surcouf (en citant son nom), de Jean Guitton (mais qu’elle attribue à Gustave Thibon) et de Coluche (sans citer son nom – « quand on entend c’qu’on entend etc. »). Elle évoque « ces nouveaux résistants », ces maires qui ne veulent pas retirer leurs crèches des halls de mairie, la laïcité qui, telle qu’elle est appliquée aujourd’hui, constitue à la fois une « arme de destruction massive de l’identité française » et un « cheval de Troie du communautarisme ». Elle dit vouloir reprendre à son compte cette citation de Marine Le Pen à propos de l’Histoire de France : « De Jeanne d’Arc à Robespierre, je prends tout », avant de dénoncer les errances anti-chrétiennes de la Terreur moins de quatre-vingt-dix secondes plus tard. Elle se lance ensuite dans un long dégagement sur la réforme du droit d’asile, en discussion à l’Assemblée nationale. Elle évoque le démantèlement de l’Etat-Nation, par l’UE bien entendu, mais aussi par la réforme territoriale, avec des super-régions qui traiteront directement avec Bruxelles mais organiserons aussi des alliances transfrontalières. Et le discours se termine. Une petite décoration d’un ancien du fameux service d’ordre –le DPS-, une Marseillaise a capella de l’assistance et Thibaut Monnier tient sa promesse : il conduit Marion Maréchal-Le Pen dans la petite salle de presse où nous la rejoignons.

La jeune femme est courtoise. Elle nous prie sincèrement de l’excuser pour son retard. Nous l’excusons d’autant plus facilement qu’elle revient tout juste du Bureau Politique du FN. Bien que n’ayant pas pu y assister jusqu’au bout pour prendre un train qu’elle a tout de même fini par rater, elle pourra ainsi nous donner des informations sur la teneur des échanges. Nous ne manquons d’ailleurs pas de l’interroger sur le cas de Sébastien Chenu, ancien délégué de l’UMP à la Culture, que Marine Le Pen a pris dans ses filets, souhaitant lui confier la même mission pour le RBM. La députée ne manque pas de franchise : les débats ont été « très animés » à ce sujet. Elle est visiblement de celles et ceux qui ne voyaient pas d’un bon œil le fait que Chenu fut naguère le représentant « d’une association à but communautariste », GayLib. Alors que le site de Valeurs actuelles avait annoncé dans la journée que la prise mariniste ne serait pas nommée délégué à la Culture, MMLP nous annonce qu’elle le sera néanmoins, en binôme avec Gilbert Collard. Le cas Chenu étudié, nous passons à l’affaire de l’outing de Florian Philippot. « Ignoble », dit-elle, reprenant les mêmes arguments que sa tante sur la trop grande tolérance des magistrats dans ce genre d’affaires. « C’est la porte ouverte à toutes les fenêtres », ajoute-t-elle. Je me demande  alors si elle a conscience de reprendre la formule de Dov, incarné à l’écran par Gad Elmaleh, dans La vérité si je mens 2. On passe ensuite à la politique. On évoque ses différences d’appréciation en matière économique avec Philippot. Elle répond qu’il s’agit d’une « belle histoire inventée par les journalistes » –pas forcément moi (Mais si ! J’en fais bien partie !) qui ne repose finalement sur pas grand-chose. On insiste. On explique avoir suivi attentivement son intervention et l’avoir entendue dire qu’elle était « libérale à l’intérieur, et protectionniste vis-à-vis de l’extérieur », et qu’il ne s’agit pas vraiment du même discours que celui de Philippot qu’on entend souvent à la télé. Mais elle persiste, et elle signe. Tout le monde est d’accord sur le programme économique du FN ; il n’y a pas deux lignes ; circulez, y’a rien à voir ! Si on a cette impression, c’est parce que l’un évoque d’avantage les thématiques monétaires et de souveraineté et que l’une s’exprime plutôt sur les thèmes sociétaux. Justement, le sociétal ! Il n’y aurait pas aussi des différences ? Pas du tout ! Tout le monde a voté pour l’abrogation de la loi Taubira, « Florian compris » ! Tout n’est que stratégie, notamment sur la volonté de participer ou non aux manifs pour tous , mais aucune différence sur le fond. On aurait bien voulu creuser davantage sur ce thème. Après tout, le fait de manifester ou pas, pour la présidente du FN, c’est une décision de fond autant qu’une option stratégique. Mais on ne pourra malheureusement pas le faire. Notre tour est passé. France 3 Franche-Comté a droit à son entretien aussi. Mais ce n’est partie remise.

Sur l’autoroute en direction de Besançon, je m’interroge à propos du « phénomène Marion Maréchal-Le Pen ». Je comprends que son commerce agréable, sa courtoisie, son absence permanente d’agressivité, au contraire de bien des dirigeants du FN, font recette aussi bien chez les militants que chez les journalistes, qui la préfèrent souvent au vice-président du FN. Pourtant, ceux qui voient déjà en elle un contrepoids au duo Marine-Philippot font sans doute erreur. Bien que travailleuse, elle manque encore, sur certains dossiers, de bagage et de précision. Mais, fine mouche, elle est consciente de ce retard, justifié par son jeune âge. Elle en tient habilement compte. C’est sans doute à cette aune qu’il faut lire son esquive quand on l’interroge sur ses différences idéologiques avec sa tante et Philippot. C’est effectivement ce qu’elle a de mieux à faire. Pour l’instant.

 

*Photo : Alain ROBERT/Apercu/SIPA. 00695819_000043.

Quand Polony retourne chez Ruquier…

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aymeric caron natacha polony ruquier

Je sais gré à l’ami Roland Jaccard de nous rendre compte chaque semaine, ou presque, du spectacle, au sens quasi-debordien du terme, qu’offre l’émission de Ruquier. Ça nous dispense d’une séance de pugilat soporifique sponsorisée par l’argent de la redevance. D’ordinaire, je m’en tiens à la jurisprudence Timsit : regarder la télé, c’est chiant, mais quand on l’allume, c’est pire ! Samedi, c’est donc sans grande illusion que je me suis vautré devant le poste pour scruter l’accueil réservé à Natacha Polony dans l’émission où elle officiait jusqu’à l’an dernier. Comme les meilleures pièces d’Ionesco, la conversation entre Polony d’un côté, Caron et Salamé de l’autre, ne saurait être restituée que par une mise en scène ultra-sobre.

Léa Salamé : « Que pense vraiment Natacha Polony ? », « vous surfez sur la vague de la réaction », « êtes vous toujours sincère dans vos emportements », « où vous situez-vous ? » , « vous dites-vous toujours réactionnaire de gauche » ? « Qu’est-ce qui vous différencie du Front national ? », « Puisqu’il n’y a pas d’héritier à Chevènement, ceux qui sont le plus proches idéologiquement de vous sont Nicolas Dupont-Aignan et Marine Le Pen »

(didascalie n°1 : tu charries un peu Léa, d’une il n’est pas très courtois d’enterrer l’héritage intellectuel de Chevènement, que Polony soutint activement au début des années 2000. De deux tu comptes de vrais chevènementistes parmi tes amis, dont Julien Landfried, dont l’intransigeance républicaine n’a rien à envier à celle de Natacha Polony. Et puis, à quoi bon rabattre son anarcho-conversatisme tendance décroissant sur un clivage droite/gauche hors d’âge ?)

Aymeric Caron (piqué par le voussoiement polonesque) : « vous partagez une grande partie de la pensée zemmourienne : repli sur soi, fermeture des frontières, rejet des idées sociétales progressistes », « dès que quelqu’un est en désaccord avec votre pensée, vous lui adressez des attaques ad hominem »

(didascalie n°2 : la paille, la poutre, ça te dit quelque chose ?)

S’ensuit une leçon d’histoire-géographie politique que l’ancienne professeur de lettres adresse aux deux chroniqueurs : mais oui, elle adhère à la « la philosophie des Lumières en ce qu’elle a d’émancipatrice », eh non elle ne cautionne pas le Front national, remettons les choses dans l’ordre, c’est « Florian Philippot qui a pompé ce corpus idéologique » républicain.

Aymeric Caron : « vous dites que les sociétés multiculturelles sont plus dangereuses que les autres, ce qui est faux », « c’est « reprendre la propagande du Front national »

(didascalie n°3 : suivant la même logique, défendre les sociétés multiculturelles, c’est regretter le Saint Empire, l’Autriche-Hongrie et l’Empire ottoman. Réac, toi-même !)

Avec la hargne du roquet mal luné, Caron dissèque les chiffres de la condition carcérale, histoire d’asticoter Polony sur un micro-détail de son recueil de chroniques.

Aymeric Caron : « je mets le doigt sur vos mensonges et vous ne vous en excusez même pas », « arrêtez de mentir ! »

(didascalie n°4 : ça y est, le chien est lâché ! La bave aux lèvres, il s’enfonce dans ses comptes d’apothicaire et interrompt systématiquement son adversaire. Pour reprendre un mot chéri du procureur Caron, le ton montant, on dépasse le stade de la stigmatisation, c’est carrément une crucifixion.)

Sans se départir de son calme, la journaliste du Figaro oppose des arguments à la logorrhée de Caron. Gêné par les bris d’assiette, Laurent Ruquier tente de temporiser. Le torchon s’enflamme au milieu de l’ancien couple cathodique, jadis réuni par la seule grâce de la production.  Toujours stoïque, Natacha Polony dénonce la  « mauvaise foi intellectuelle » de son ex-mauvais camarade, mais je crains qu’elle ne prononce un mot de trop…

Tout bien réfléchi, je comprends la haine rabique du sinistre Caron : deux ans durant, il a dû s’infliger la compagnie hebdomadaire d’une consœur infiniment plus subtile, intelligente et talentueuse que cet ancien speaker de chaînes info. Ouf, voilà l’émission achevée, le rideau se lève. Tant mieux, on était déjà couché !

Un tour du monde des irréguliers

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bruno cessole ecrivains

Comment en sommes-nous arrivés là ? Au degré zéro de l’écriture, style sous perfusion et imagination en dérobade. Les stars de la Rentrée, satisfaites de leurs pâtés bien compacts, indigestes et non recyclables, parlent depuis septembre du métier qu’elles connaissent le moins, celui d’écrire. Croyez-vous que, pris de remords, tous ces gendelettres fassent amende honorable et s’excusent pour cette picrate déversée jusqu’à plus soif. Trop imbibés de textes approximatifs, ils continuent de danser sur la tombe de la littérature. Ils nous narguent les salauds, en plus, ils ont le livre mauvais. Et qu’on ne vienne surtout pas remettre en cause leur éthylisme littéraire, ces gentils humanistes peuvent se montrer féroces. Incontrôlables, irraisonnables comme des hommes politiques qui courent après un dernier mandat. Les vrais lecteurs préfèrent fuir cette bacchanale éditoriale.

À l’abri des prix, cloîtrés dans leur bibliothèque, ils ignorent crânement cette comédie qui se répète chaque année, à l’automne. Pour les critiques qui en ont encore la force physique et mentale, une reconversion professionnelle s’impose d’urgence. Pitié pas une saison de plus dans l’enfer des romans façonnés à la truelle et bouchés au plâtre ! C’est à se demander comment la littérature est enseignée dans notre pays pour arriver à un aussi pathétique résultat. Ça sent le renfermé, les fausses gloires pullulent, ça suinte de prétention intellectuelle et l’ennui nous emporte inexorablement. De l’air, vite ! Bruno de Cessole vient nous apporter un salutaire masque à oxygène sous la forme d’une compilation de portraits. Son Internationale des francs-tireurs publiée chez L’Editeur est un carnaval de fortes têtes, une colonie de splendides réprouvés qui font exploser les coutures de la littérature, de la bienséance et de l’imaginaire. Enfin, on respire ! Sous une plume harmonieuse, dans un français de haute tenue, le journaliste boucle un tour du monde des grands auteurs étrangers (Kipling, London, Orwell, Pessoa, Woolf, Durell, D’Annunzio, etc.).

Chaque escale, quarante-six au total, est l’occasion de retrouver un génie des lettres et de plonger, tête la première, dans une mer capricieuse, chahutée par les errements de l’âme humaine. Cette sélection internationale s’inscrit dans la lignée du Défilé des réfractaires sorti en 2011 qui était essentiellement consacré aux plumes françaises. Vous en avez marre des écrivains trop propres sur eux qui masquent, sous la panoplie du gendre idéal, le visage du redoutable commercial, du rançonneur de fêtes de mères. Bruno de Cessole vous venge avec maestria. Il a été pêché en eaux troubles des dynamiteurs des lettres, pas des rebelles fonctionnarisés qui mangent à la becquée du système. Du 100 % carnivore comme dirait Blier dans un film d’Audiard. En guide averti et érudit, de Cessole nous emmène sur des terres lointaines balayées par le vent du désespoir. La grande littérature n’éclot que sur des sols minables et des existences pouilleuses. Tous ces francs-tireurs ont en commun une liberté totale d’esprit, leur farouche indépendance leur a souvent coûté. « Courtisan de la Fortune, Casanova a escroqué à l’immortalité le prix souvent exorbitant dont elle se fait payer » écrit-il sur Giacomo, l’illusionniste. On suit partout de Cessole, chez Hemingway « le barbare, sensible et lettré », chez Thomas Bernhard auréolé d’un désespoir tonique ou du côté d’Henry Miller et de sa sombre jouissance. Et, à peine son Internationale refermée, on court acheter Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa « refusé par toutes les maisons d’édition auxquelles il l’adressa ». Quel voyage !

L’Internationale des francs-tireurs, Bruno de Cessole – L’Editeur

Le ready-made n’existe pas

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duchamp ready made

C’est dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme (de Breton et Éluard, 1938) que Marcel Duchamp (« MD » pour être précis) semble avoir signé, pour la première et dernière fois de sa vie, la seule définition connue du ready-made : « un objet ordinaire élevé à la dignité d’œuvre d’art par le simple choix de l’artiste ».

Révolution

Accepter qu’un tel objet devienne, dans ces conditions, une œuvre d’art, c’est assumer que les qualités traditionnellement attachées au mot « art », telles que la composition, la manière, le talent, le style, l’expression, le goût, la beauté, etc., cessent dorénavant d’être pertinentes. En d’autres termes, si un ready-made est de l’art, alors le concept d’art est révolutionné.

Chacun dira que l’auteur de cette révolution est Marcel Duchamp.

Il est clair qu’un petit nombre seulement des ready-mades de Marcel Duchamp, tous datés entre 1913 et 1919, sont concernés par cette définition : ceux qui ne sont pas physiquement « assistés », ou « corrigés », ou « aidés ».

Par exemple Why not Sneeze, qui est une petite construction à la manière d’un « objet à fonctionnement symbolique » de Dali, n’est pas un ready-made. C’est une cage à oiseau de voyage, contenant une centaine de petits cubes en marbre blanc, un thermomètre et une seiche. Si un prétendu ready-made consiste à assembler plusieurs objets, voire seulement deux, cet assemblage aura après tout tenté de résoudre un problème de composition, et donc ce n’est déjà plus un ready-made.[access capability= »lire_inedits »]

Les seuls ready-mades qui nous intéressent ici – non que les autres soient sans intérêt (ils sont probablement plus intéressants artistiquement, mais pas philosophiquement) – sont des objets tout faits résultant d’un choix unique. Traditionnellement, ces ready-mades « purs et durs » sont au nombre de dix. Il s’agit d’une roue de bicyclette vissée sur un tabouret qui lui sert de socle (1913), d’un porte-bouteilles (1914), d’une pelle à neige (nov. 1915), d’une girouette de cheminée (1915), d’un peigne en métal (daté 17 Feb. 1916, 11 A. M.), d’une fresque de restaurant (1916), d’un protège-machine à écrire (1916), d’un porte-chapeau (1917), d’un portemanteau (1917) et d’un urinoir (intitulé Fountain et signé Richard Mutt, avril 1917).

Expositions

Problème : un tableau de marine reste un tableau de marine même s’il n’est jamais exposé, mais pas un ready-made. Or Marcel Duchamp n’a presque jamais exposé ces ready-mades purs et durs, ce qui devrait déjà nous faire douter du statut qu’il entendait leur conférer. En effet, quand on observe de près la chronologie des cinquante expositions auxquelles Duchamp participa jusqu’en 1936, cette absence des ready-mades ne connaît que deux exceptions, intervenues dans des circonstances très particulières…

La première remonte à l’exposition « Modern Art after Cézanne » organisée à la Bourgeois Gallery, à New York, en avril 1916. Le catalogue mentionne la mystérieuse référence « n° 50 – 2 Ready Mades », mais les œuvres, invisibles dans l’espace d’exposition de la galerie, n’ont pas droit à un cartel indiquant titre, auteur, technique et date.

La deuxième exception est liée à l’exposition de la Society of Independent Artists de New York (9 avril-6 mai 1917) pour laquelle Duchamp proposa son fameux urinoir, qui fut d’ailleurs refusé (et perdu). Il ne nous en reste qu’une photographie, faite par son ami Alfred Stieglitz, dans laquelle l’objet signé « R.Mutt 1917 » trône sur un socle, accompagné de son étiquette d’envoi au Salon (artist : Richard Mutt, title : Fountain). Quelques jours plus tard, Duchamp publie avec ses amis Henri-Pierre Roché et Béatrice Wood une petite revue confidentielle prenant la défense de ce Richard Mutt qui n’a jamais existé. Par ce coup, les trois larrons se moquent des autorités du Salon dont la devise disait pourtant « No jury, no prizes ».

Avant d’apprendre que l’œuvre ne sera pas exposée, Marcel écrit à sa sœur Suzanne : « Une amie à moi, sous un pseudonyme masculin, a exposé un urinoir comme sculpture. » Nul ne sait avec certitude qui est cette « amie » qui se cache derrière Mutt, mais on fera l’économie de cette enquête dès lors que Marcel Duchamp, en tant qu’artiste, n’a voulu ni signer l’urinoir de son nom ni faire savoir qu’il œuvrait sous pseudonyme.

Un ready-made est une conjonction, un « rendez-vous », écrira-t-il, entre un auteur et un objet tout fait, ou plus généralement entre l’identité manifeste d’un artiste et le « simple choix de l’artiste ». Dans les deux cas évoqués, le rendez-vous n’était pas clair.

Il faut ainsi attendre 1936 pour que le porte-bouteilles soit montré pendant huit jours par André Breton dans une « étrange exposition » à la galerie Charles Ratton, rue de Marignan, à Paris (22-31 mai 1936). Il ne s’agissait pas d’une exposition d’objets surréalistes mais – grande différence – d’une Exposition surréaliste d’objets mathématiques, naturels, trouvés et interprétés où le porte-bouteilles reposait dans une vitrine parmi d’autres curiosités, que l’on n’appelle pas habituellement « de l’art », comme des œufs d’æpyornis, des plantes carnivores, des objets mathématiques et des cristaux « contenant de l’eau mille fois millénaire ».

À partir de cet événement chez Ratton, et plus particulièrement après 1945, quand les expositions historiques Dada se firent de plus en plus nombreuses, des répliques de ready-mades duchampiens n’ont cessé d’être montrées dans des expositions « normales » de galeries ou de musées, mais toujours à titre rétrospectif pour évoquer les ready-mades « historiques ».

La tonitruante et radicale exposition de ready-mades que Duchamp avait mille occasions de proposer n’a donc jamais existé historiquement. Aussi est-il temps d’aller voir du côté de ses écrits (publiés d’abord en 1934 sous forme de notes dans une boîte dite « Boîte verte »)

Spéculation

Commençons par cette note :

« Tirelire (ou conserves) : Faire un ready-made avec une boîte enfermant quelque chose irreconnaissable au son et souder la boîte. Fait déjà dans le semi-ready-made en plaques de cuivre et pelote de corde. » (Boîte verte, note 4.3.)

Lisons ensuite cette autre, plus complexe :

« Préciser les “ready-mades” en projetant pour un moment proche à venir (tel jour, telle date, telle minute), “d’inscrire un readymade”. Le ready-made pourra ensuite être cherché (avec tous délais).

L’important alors est donc cet horlogisme, cet instantané, comme un discours prononcé à l’occasion de n’importe quoi mais à telle heure. C’est une sorte de rendez-vous.

Inscrire naturellement cette date, heure, minute sur le ready-made, comme renseignements. » (Boîte verte 4.1.)

Si choisir n’importe quoi est la chose la plus facile à faire, c’est aussi la plus difficile à un niveau métaphysique, surtout si Marcel tient à ce que ce choix reste « neutre », sans justification, sans recherche de goût ni signification particulière. On veut faire n’importe quoi et on finit toujours par faire quelque chose. Et ce quelque chose a toutes les chances de s’expliquer d’une façon ou d’une autre, et d’exprimer autre chose que cette « beauté d’indifférence » qu’il appelle de ses vœux. « Donc, dira-t-il en 1961, l’idée du choix m’a intéressé d’une façon métaphysique, à ce point-là. » On connaît l’histoire de l’âne de Buridan qui hésitait entre une gamelle d’avoine et une gamelle d’eau, et qui finalement mourut de faim et de soif. Pour éviter ce tragique « embarras du choix », Marcel Duchamp invente une situation d’urgence grâce à laquelle, à ce moment précis, date, heure, minute, il devra « inscrire » la première chose qui lui passera par la tête ou qui sera à portée de main… Voilà exactement le genre de loufoquerie invisible qui fait le charme de la prose duchampienne. Ici encore, son talent ne réside absolument pas dans le choix de l’objet (on ne sait même pas duquel il s’agit), mais dans le fantastique scénario de la genèse de ce choix.

Autre note enfin, ma préférée :

« Chercher un ready-made qui pèse un poids choisi à l’avance. Déterminer d’abord un poids pour chaque année et forcer tous les ready-mades d’une même année à être du même poids chaque année. » (Note posthume 172.)

Or il est très difficile d’imaginer un objet par son poids. Non que le poids soit plus imprécis que l’apparence, mais parce qu’il est humainement moins identifiable – en philosophie, on dit que ce n’est pas une propriété saillante. À la deuxième phrase de sa note, MD nous éloigne encore plus de l’objet, en introduisant du flou sur le poids des ready-mades, puisque c’est la somme annuelle de leurs poids qu’il propose comme critère. MD adore cette complication progressive qui rend l’objet toujours plus insaisissable et toujours plus conceptuel.

Première conclusion, le ready-made n’est jamais une œuvre d’art, c’est seulement le subject matter d’une œuvre d’art – c’est-à-dire ce dont elle cause.

Bien sûr, toutes ces notes sont excellentes et nous obligent à  admettre que les créations de Duchamp tiennent toujours à la façon dont, via le son, via le poids, via la date programmée, il présente la lointaine existence de l’objet choisi. C’est pourquoi les œuvres de Duchamp ne résident définitivement pas dans la réalité des objets choisis et pas même dans le « bon » choix de ceux-ci. Un ready-made est « une chose que l’on ne regarde même pas (…), qu’on regarde en tournant la tête », dira-t-il à Alain Jouffroy. Comme si le ready-made était le héros d’une fable, d’une histoire, d’une hypothèse scolaire, d’une spéculation qui dirait : « un objet ordinaire pourrait devenir une œuvre d’art en vertu du simple choix d’un artiste. »

Confirmation

Mon hypothèse, selon laquelle un ready-made n’est pas une œuvre d’art pour Duchamp, mais le subject matter de quelques-unes de ces œuvres, explique non seulement que ces objets n’aient jamais été exposés mais aussi, fait remarquable, que tous aient été perdus ou détruits (à l’exception du peigne, conservé au musée de Philadelphie).

Fiction

Voyons maintenant cette dernière note, datant probablement de 1923 :

« Acheter ou prendre des tableaux connus ou pas connus et les signer du nom d’un peintre connu ou pas connu. La différence entre la “facture” et le nom inattendu pour les “experts” est l’œuvre authentique de Rrose Sélavy et défie les contrefaçons. » (Rrose Sélavy est le pseudo féminin de Marcel Duchamp, note posthume 169.)

Supposons que la peinture est de Delacroix et que le nom du « peintre connu ou inconnu » est Durand. Mais alors, si on s’en tient à cette note, de quelle œuvre Duchamp est-il l’auteur ? Sûrement pas de la peinture de Delacroix. Pas non plus de l’idée d’exposer Durand comme l’auteur d’un Delacroix, ce serait encore trop simple. L’œuvre se situe dans la différence entre une peinture qui, au regard de son style, est un Delacroix, et la même peinture qui, au regard de sa signature, est un soi-disant Durand. La différence entre un Delacroix et un Durand est un Duchamp. Peut-on imaginer différence plus inframince ?

Avec Duchamp, la question n’est pas d’apposer son nom partout et n’importe où. Il s’agit toujours d’augmenter les degrés de difficulté d’une opération au départ toute simple. Duchamp n’a même jamais écrit que les ready-mades « élèvent un objet ordinaire à la dignité d’œuvre d’art par le simple choix de l’artiste » – avec ce vocabulaire pompeux qui ne lui ressemble pas. Grâce à André Gervais, nous savons que cette définition a été forgée par André Breton, car on trouve exactement ce même bout de phrase dans son fameux article sur Duchamp, « Phare de la Mariée » (Le Minotaure, hiver 1934).

Quand je relis cette dernière note, j’y détecte composition, manière, talent, style, expression, goût, beauté, mais aussi de l’humour, une certaine profondeur et une intelligence certaine. Ça me suffit pour appeler cela de l’art. Tout l’art de Duchamp est là, dans les deux phrases de cette note, dans l’histoire qu’elles racontent, dans la façon dont les mots sont assemblés, dans le rythme et dans les ellipses, dans le jeu et la mise à distance, enfin dans la simplicité de l’expression pour expliquer des choses compliquées. Cette note traite de la notion de ready-made, mais n’est absolument pas un ready-made. Elle n’est pas non plus un commentaire général de l’artiste sur ses ready-mades, mais l’œuvre-source sans laquelle on ne connaîtrait pas ce ready-made précis. Encore une fois, le ready-made n’est pas une œuvre mais l’objet fictionnel d’un scénario toujours différent. Voilà pourquoi les œuvres de Marcel Duchamp ont pu changer les concepts de peinture, de littérature, de sculpture ou de fiction mais, finalement, ne changent rien au concept d’art.

En conclusion, Duchamp n’est ni un magicien ni un escroc qui prétendrait transformer, d’un coup de baguette magique, un objet ordinaire en une splendide œuvre d’art. Il est un penseur qui s’exprime artistiquement. Et ses ready-mades, fictions littéraires dotées d’une pointe de philosophie et d’un goût certain pour le tirage de cheveux, sont autrement plus subtils – et moins vulgaires – que les œuvres des Jeff Koons et autres artistes à sensation qui s’en réclament.[/access]

RER D : ligne invivable pour France invisible

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rer banlieue insecurite

rer banlieue insecurite

« Vous subissez actuellement un retard de 25 minutes en raison de la découverte un peu plus tard dans la soirée d’un colis suspect en gare de Châtelet », crachotent à intervalles réguliers les haut-parleurs avec la poésie propre à la SNCF. La foule s’engouffre dans la voiture après avoir attendu pendant plus d’une demi-heure sur le quai l’arrivée du train. Après les menaces proférées par l’État islamique, appelant à frapper et tuer partout « les méchants et sales Français », et l’assassinat d’Hervé Gourdel fin septembre, les alertes au colis piégé se sont multipliées, perturbant quotidiennement le fonctionnement de la ligne D, qui n’avait pas besoin de cela pour être très aléatoire. Très sollicités, les services antidéminage s’acquittent de leur tâche avec le plus grand sérieux. Mais nul ne semble s’étonner de ce ralentissement du trafic imputé à la découverte d’un colis piégé « un peu plus tard dans la soirée »

Dans le wagon, la clientèle habituelle d’un lundi soir : quelques ados qui sortent de cours, un ou deux profs qui commencent déjà à s’assoupir, trois Pakistanais qui sortent d’un chantier et font ricocher les syllabes exotiques d’une conversation qui roule comme une cataracte enjouée et un grand Africain en boubou coloré au profil d’oiseau de proie et au regard caché derrière des lunettes de soleil.[access capability= »lire_inedits »] Le troupeau des scolaires grimpe en voiture aux stations suivantes. Le matin, il vaut mieux les éviter et partir très tôt. À partir de 7 h 30, le signal d’alarme est systématiquement tiré par un petit malin négociant ainsi habilement un retard en cours qui sera mieux accepté à trente que tout seul. De même, si l’on préfère voyager tranquille, mieux vaut s’installer dans la partie basse de la voiture, quitte à moins bien profiter des paysages riants de la banlieue nord et de la plaine Saint-Denis. L’étage supérieur est en général à cette heure-ci envahi par des groupes d’ados braillards qui hurlent par-dessus les vocalises de Kerry James ou Nicki Minaj vomies par leurs téléphones. Quelquefois, ils se courent après à travers le wagon sans même faire lever un sourcil aux voyageurs plongés dans Métro ou 20 Minutes, le MP3 sur les oreilles, indifférents au monde et à son cours.

Pour autant, le cliché de l’usager francilien déshumanisé et capable de laisser un assassinat ou un viol se dérouler sous ses yeux sans interrompre sa conversation téléphonique est pour le moins injuste. J’ai vu un jour une jeune femme se faire agresser verbalement de façon très violente par un dégénéré musculeux puant le shit et l’alcool. Certes, il y a eu un moment d’hésitation avant que trois personnes se lèvent pour demander au Tony Montana de pacotille de laisser en paix la demoiselle. L’intéressé s’est fendu d’un « tu cherches les embrouilles, cousin ? », mais a prudemment battu en retraite à la station suivante, en n’oubliant pas toutefois de couvrir d’injures sa victime et ses sauveurs dès qu’il eut posé un pied sur le quai. Un autre jour, un psychopathe en herbe, après avoir copieusement injurié une préposée SNCF derrière son guichet, a soudain décidé, pour une obscure raison formée dans les méandres de sa cervelle atrophiée, que le fait de coller une bonne droite dans la vitre de sécurité serait une conclusion tout à fait appropriée à sa courtoise intervention. Les gens se sont employés à rassurer la jeune femme traumatisée derrière son guichet, mais certains ont presque plaint l’abruti qui venait de se broyer les phalanges sur le verre feuilleté de deux centimètres d’épaisseur. Les Franciliens ne sont pas des monstres.

Le train s’emplit progressivement à mesure que l’on se rapproche de la gare du Nord. Il s’immobilise peu avant d’arriver à Sarcelles : on annonce un incendie à la voie 42, les équipes de pompiers sont en intervention. Les annonces contradictoires se succèdent. « En raison d’un départ de feu dû à un problème technique en gare du Nord, ce train ne circule plus jusqu’à nouvel ordre. » « En raison de la découverte d’un colis suspect en gare de Châtelet, le trafic sur la ligne D est ralenti. » « Votre train subit actuellement un ralentissement dû aux conditions de circulation. » En fait de ralentissement, nous sommes arrêtés en pleine voie depuis dix minutes. Nous avons miraculeusement eu le temps de larguer le paquet d’ados en gare de Gonesse. Le soleil inonde l’intérieur du wagon, et les voyageurs, pris d’une douce torpeur, comme le sous-préfet des Lettres de mon moulin, contemplent les herbes folles qui se balancent au gré d’une brise légère entre les rails et les canettes rouillées. On aperçoit un peu plus loin le grand pont sous lequel se dressait il y a peu encore un assemblage hétéroclite de cahutes et de baraques de fortune. Pendant quatre ans, un bidonville de mille personnes, délimité par une montagne d’ordures, s’est étalé en contrebas des rails, entre les micro-parcelles cultivées et l’ombre des premières tours de logement. Le bidonville a été progressivement évacué à partir de 2011, suscitant les protestations des associations de soutien aux Roms et des collectifs contre la xénophobie. Comme les associations de soutien aux Roms et les collectifs contre la xénophobie n’apportaient cependant pas d’autre solution au problème de l’enlèvement des ordures et des conditions d’hygiène déplorables du camp que leur compassion, l’expulsion a suivi son cours, et bien d’autres lui ont succédé depuis, le gouvernement socialiste n’étant pas plus tendre en la matière que le pouvoir sarkozyste envers ceux que l’immigration clandestine et l’espace Schengen ont rejetés sur les rives cafardeuses de la grande couronne.

Dans notre wagon immobile, les voyageurs secouent leur torpeur et s’animent quelque peu. Les langues se délient. Le grand africain hiératique se lance dans une harangue passionnée contre la SNCF : « Colis piégé ? Colis piégé ? Mais oui, bien sûr ! Tu oublies ton sandwich sur le quai et voilà : colis piégé ! Tu laisses traîner ton journal sur le siège ? Colis piégé ! » Je lui fais remarquer qu’il vaut mieux réagir cent fois quand on crie au feu plutôt que de laisser passer une fois qui pourrait être la bonne, mais il ne partage visiblement pas mon point de vue : « Moi, je ne fais plus confiance aux annonces de la SNCF ! Une fois, j’étais dans le train, je vois le chauffeur descendre et il part boire un café avec un collègue, et deux minutes après on nous annonce que le train est bloqué à cause d’un colis piégé, mais c’est juste le chauffeur qui était parti ! S’il n’avait pas envie de travailler, il fallait qu’il le dise plutôt que de dire “colis piégé !” Je ne crois plus la SNCF, ce sont des menteurs ! De toute façon, ici, ça bloque toujours pour nous à Sarcelles, quel que soit le problème. Un problème à Châtelet ? Ça bloque ici ! Un problème à Montparnasse ? Ça bloque à Sarcelles ! Un problème à Marseille ? Ça bloque ici ! Un problème à New-York ? Ça bloque à Sarcelles ! Tiens, je ferais mieux de prendre l’avion, dit-il en montrant le sillage blanc d’un avion de ligne qui traverse le ciel, au moins je serais sûr d’aller quelque part ! »

Si la vie des voyageurs est considérablement compliquée par le contexte « sécuritaire », celle de la police ferroviaire ne l’est pas moins. En gare du Nord, le dispositif est plus impressionnant que jamais. Les équipes de sécurité de la SNCF croisent les patrouilles de militaires, Famas au poing. Ce jour-là, une intervention massive des forces de l’ordre se déroule en « surface », dans la gare d’avant, aujourd’hui complétée en sous-sol par de hideuses galeries souterraines qui offrent au voyageur une plongée dans la glauquissime esthétique urbaine des années 1970-1980. On procède à des contrôles en série tandis que les soldats arpentent les quais, trois par trois. Je cherche à me renseigner auprès d’un agent SNCF. La lassitude perceptible dans sa voix indique que je suis loin d’être le premier à poser la question : « Un colis suspect. Vous inquiétez pas. On intervient. » J’insiste : « Ça arrive souvent en ce moment, non ? » « Ben oui, tout le temps. C’est comme ça, on a un signalement, il faut qu’on vérifie. Bonne journée, monsieur. »

Entre les menaces djihadistes, les risques épidémiques et la racaille, l’anxiété fait partie du code génétique de l’usager des transports en commun. Et, pour ceux qui ont suffisamment d’ancienneté pour avoir connu la gare du Nord pendant les émeutes de 2005 ou celles de Villiers-le-Bel, l’anxiété s’est transformée en fatalisme. Devoir calculer son parcours pour éviter de se faire tamponner la tête par une bouteille de mousseux lancée à la volée lors d’une bataille rangée entre une vingtaine de guerriers du bitume fait partie du jeu. Heureusement, cela n’est pas si fréquent. Reste que, quand on est passé d’un quai sinistre, où un clochard s’égosillait sur l’air du cheval blanc qui s’appelait Stewball, au remake de Graine de violence en doudoune-casquette, les déclarations lénifiantes de tel ou tel ministre qui n’a pas dû voir un RER depuis les années 1980 produisent un sentiment d’irréalité plus dangereux pour la santé mentale que n’importe quelle annonce au colis suspect.

Même abstraction faite de la menace terroriste actuelle, la gare du Nord conserve une réputation déplorable. Andy Street, le directeur général de l’enseigne de grands magasins John Lewis, la qualifiait récemment de « trou le plus sordide d’Europe », en comparaison avec Saint-Pancras, à Londres, « gare moderne, tournée vers le futur ». Il faut préciser qu’avec 20 millions de voyageurs par an, la splendide gare néogothique londonienne, entièrement réaménagée à l’occasion des Jeux olympiques, fait pâle figure face à notre bonne vieille gare du Nord, premier nœud ferroviaire d’Europe pour le trafic. D’ici à la fin de l’année, près de 200 millions d’« usagers », nom donné au client pour célébrer les valeurs du « service public », auront traîné les pieds sur les quais souterrains ou fixé d’un air absent la faïence blanche des piliers de la gare de surface.

Perdu dans ce flot humain, l’usager moyen doit donc apprendre à vivre avec la menace terroriste, les risques d’Ebola, de grippe ou de bronchite, et avec la persistance têtue de ce que le jargon SNCF nomme pudiquement les « incivilités ». En la matière, les campagnes de prévention de la compagnie publique s’avèrent aussi inefficaces que risibles. L’une des plus fameuses diffusait des messages enregistrés par des enfants pour faire la leçon aux usagers : « Eh ! vous, les adultes ! Vous n’êtes pas au courant ? C’est interdit de traverser les voies ! et tous les zours ya des crands qui traversent les voies ! » Considérant que la grande majorité des individus traversant les voies chaque jour ne sont certainement pas des adultes et que la très grande majorité des voyageurs majeurs et responsables supportent chaque jour sans broncher les retards entraînés par ce genre de pratiques – qui se surajoutent à toutes celles évoquées plus haut –, il est étonnant que les voix crispantes de ces affreux bambins n’aient pas suscité de crise de démence collective dans la population pendulaire. Il me semble cependant que, durant la (courte) période où cet infantilisme moralisateur a résonné dans les haut-parleurs, les agents de la SNCF se sont faits plus rares sur les quais.

Le géographe Christophe Guilluy a donné une visibilité à la « France invisible » des petites et moyennes agglomérations ou des zones rurales enclavées, oubliée des politiques et des médias au profit de la banlieue, génératrice de fantasmes, de gros titres… et de votes. Certes, mais, en réalité, ils ne connaissent pas mieux la seconde que la première. La France qu’on rencontre entre 6 heures et 8 heures du matin et entre 17 heures et 20 heures dans le RER, qui aligne deux à trois heures de trajet par jour, est à des années-lumière des abstractions politiques généreuses du multiculturalisme, tout autant que des fantasmes remigratoires. Le Tout-Paris s’était offusqué des propos de Richard Millet sur le nombre de Blancs dans le RER à Châtelet-les-Halles, mais il y a bien longtemps que le Tout-Paris n’a pas dépassé Châtelet-les-Halles – à supposer qu’il y ait récemment mis les pieds.

Cette France qui vit dans la banlieue profonde et travaille à Paris compte son lot de petits Blancs usés, comme ce jeune cadre que j’ai vu pendant des années apostropher chaque jour le siège vide en face de lui puis saluer de manière tout à fait naturelle ses collègues montés à la station suivante. Elle compte aussi ses immigrés à l’ancienne aussi excédés que leurs concitoyens « de souche », comme ce type à bout qui répond à la petite racaille qui le traite de raciste après s’être fait refuser une cigarette : « Moi aussi je suis arabe, pauvre con ! » Cette France-là, coincée dans son RER ou son train de banlieue, reste désespérément sourde aux généreux appels au vivre-ensemble, car le vivre-ensemble qu’elle expérimente chaque jour ressemble parfois à la guerre de tous contre tous. Passé la zone 2, le Paris éclairé et progressiste, c’est fini. On entre sur les terres de l’électorat auquel il faut tout expliquer avec beaucoup de pédagogie car, voyez-vous, il est toujours un peu en retard. Comme le RER.[/access]

*Image : Soleil.

Marine Le Pen, le lièvre et la torture

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marine pen torture bourdin

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« Pour ou contre la torture ? » Il est des questions tellement stupides qu’elles mériteraient presque à leur auteur un seau de tomates blettes. Ce n’est pas exactement celle qu’a posée Jean-Jacques Bourdin à Marine Le Pen il y a quelques jours (épargnons-lui donc ces fruits mûrs), mais la réponse espérée devait être aussi tranchée.

Monsieur Bourdin est passé maître dans l’art de l’entretien entre quatre yeux, à la bonne franquette, un verre dans une main et l’autre sur l’épaule de l’invité qui, ainsi apprêté aux brèves de comptoir, finit par se livrer sans fard. Ceci est devenu tellement rare dans nos médias aseptisés qu’il y a tout un public à l’affût de ce genre d’échanges ; il en attend de l’authentique, de l’opinion brute, ce que des gloussements de basse-cour appellent « dérapages ». Un peu comme chez l’enfant qui feint de croire encore que les bébés naissent dans les choux mais qui cache sous son matelas un vieux journal porno.

Qu’on ne s’y trompe pas pour autant : Monsieur Bourdin a un commerce à faire tourner, celui des buzz médiatiques. Il fomente, suscite et ménage ses effets d’une voix de stentor. Il est celui vers lequel se tournent les nostalgiques de vérités, celui par qui le scandale arrive. Certains nous font marcher, lui nous fait courir, et à son rythme encore. Monsieur Bourdin est ce qu’en course de demi-fond on appelle communément un « lièvre ».

Quelle fut donc sa dernière polémique en date ? Le fait de savoir, non pas si la torture pouvait en soi receler quelque légitimité – grand Dieu, non ! – mais si Marine Le Pen était, sur ce point, capable de faire entendre un autre son de cloche. Qu’on se rassure, elle a très vite récusé sa propre sincérité, expliquant qu’on avait mal interprété ses propos, que voici :

– Bourdin : « Est-ce que l’utilisation de la torture est excusable, parfois, dans certaines circonstances ? »

– Le Pen : « Il peut y avoir des cas, permettez-moi de vous dire, où lorsqu’une bombe – tic tac tic tac tic tac – doit exploser dans une heure ou dans deux heures, et peut faire accessoirement deux ou trois cents victimes civiles, où il est utile de faire parler cette personne pour savoir où est la bombe. »

– Bourdin : « Même sous la torture ? »

– Moi : « … Ah non Jean-Claude, voyons, autour d’un apéro ! »

Blague à part, est-ce vraiment le lieu pour discuter d’une telle chose ? Est-il besoin d’ouvrir de tels débats s’il faut n’être qu’un imbécile s’offusquant sur commande ? Et, plus grave encore, est-ce que l’on est un monstre lorsqu’un trouble de la conscience nous fait hésiter quant à la réponse à fournir à Monsieur Bourdin ? Y a-t-il des sujets qui ne requièrent pas la moindre réflexion de notre part, sous peine d’être conchié par la meute ? Osons la réflexion, juste pour voir.

Et pour commencer est-on bien sûr d’être légitime dans la posture de celui qui condamne sans appel ? Le confort fait dire beaucoup de choses. Prenons un cas existant, sans faux-fuyant. Comme Madame Le Pen, mais avec les formes que revêt l’écrit. Mettons-nous une minute à la place de celles ou ceux qui ont à charge d’obtenir d’un terroriste fanatisé l’indication de l’endroit où il a déposé une bombe programmée pour exploser à heure fixe. Vient un moment où la rhétorique a épuisé ses charmes alors que l’heure continue de tourner. Eh bien c’est dans cette situation précise, et pas une autre, qu’il faut placer le débat pour qu’il soit pertinent. Faut-il alors se résigner à attendre l’explosion, la conscience tranquille parce que l’on n’a pas donné raison à Madame Le Pen ?

Poussons plus loin l’investigation. Résignons-nous à la fatalité et laissons cette bombe exploser tout ce qu’elle peut. Dans une telle situation, est-on bien sûr d’avoir vaincu l’ « inhumain » ? Qu’est-ce qui est le plus inhumain en définitive, est-ce la torture en elle-même ou… le fait d’être acculé à de telles extrémités ? Ce qui ne vient pas à l’esprit de l’homme confortablement révolté, c’est qu’en l’occurrence le terroriste force l’État à jouer à un jeu proprement inhumain dont cet individu a lui-même établi les règles, règles auxquelles il ne dérogera pas (Dieu lui-même, bien souvent, lui en est témoin). Et tout en psalmodiant il ira peut-être même jusqu’à nous dire : « je suis un monstre que vous êtes incapable de reconnaître comme tel ».

Le sujet devient éprouvant, convenons-en. Pourquoi ? Parce que s’est instillé un trouble d’ordre moral, l’éveil d’un cas de conscience que masque la condamnation pavlovienne. Par conséquent, la classe politique n’est pas fondée à donner son avis sur cette question dans les coursives de l’Assemblée, pas plus que ne l’est Marine Le Pen quand elle répond aux mauvaises questions d’un mauvais journalisme. Lorsque la première veut mettre la seconde à l’amende, elle répond simplement à une spontanéité maladroite par la plus insultante des hypocrisies.

Alors à tout prendre, qu’est-ce qui est le plus choquant et le moins digne de l’homme ? La réprobation grégaire ou l’éveil d’un cas de conscience ? Peut-on prendre au sérieux quelqu’un que ne troublerait pas un instant la mise en balance de comportements indignes de sa part et la mort de victimes innocentes ? Sans même prendre parti – et cet article doit inviter davantage au doute qu’autre chose – dans ce genre de débat maintenu volontairement sous le boisseau, on n’a pas le droit de prétexter la dignité de l’homme pour interdire que ne soient interrogées certaines choses. Plus exactement, si dignité humaine il y a, celle-ci ne peut faire l’économie de la réflexion, propre de l’homme, sur tous sujets.

Est-il néanmoins séant d’en déduire que l’on peut être pour la torture, de prétendre que des affreux en font l’« apologie », comme si un certain plaisir y était recelé ? Sans jouer sur les mots, n’est-ce pas là imposer sans nuance deux camps exclusifs l’un de l’autre, celui des justes (ou kantiens) et celui des bourreaux ? Quand, de plus, on sait que les âmes les plus pures donnent aujourd’hui à la simple fessée des parents les accents d’un « châtiment corporel », et qu’il paraît évident que certains renseignements pris auprès de terroristes – et ce dans n’importe quel pays du monde – le sont très rarement en échange de politesses et d’un repas maigre, toute l’affaire devient risible.

Monsieur Bourdin et Madame Le Pen auront été les acteurs de la tartufferie de la semaine dernière. En tant que victime de la bêtise chronique des médias, et au nom de millions de mes semblables qui ne pipent mot mais n’en pensent pas moins, j’estimais nécessaire cette petite mise au point en prenant appui sur la polémique hebdomadaire.

J’adresserais pour finir cette supplique aux journalistes, aux politiques, aux clercs en tout genre, à celles et ceux qui font la pluie et le beau temps sur nos écrans : sous couvert de vos bondieuseries, et parce que ça va mal finir, cessez de prendre les gens pour des c…

Insécurité : défense de se défendre?

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juges autodefense insecurite

juges autodefense insecurite

Il y a un an et demi, l’affaire du « mur des cons » révélait aux Français la conception que certains juges ont de la neutralité exigée par leur fonction. En insultant quiconque ne pense pas comme lui ou ose le critiquer, le Syndicat de la magistrature a démontré qu’indépendance n’était pas synonyme d’impartialité. Car, en quelques décennies, les juges se sont largement émancipés de la double tutelle du pouvoir et du peuple au nom duquel ils rendent la justice. Exit, donc, la tradition républicaine d’une institution quasi étatique garante de l’intérêt général. Résultat : si certains juges se veulent les gardiens jaloux de leur indépendance à seule fin d’appliquer leur idéologie, ils ne sont pas parvenus à mener deux combats de front.

En effet, autant leur volonté de s’affranchir de la chancellerie s’est vu couronner de succès, autant ils ont échoué à endiguer l’explosion de la « petite » délinquance qui pourrit la vie des gens. À la décharge de nos magistrats, tous les gouvernements s’y sont cassé les dents. Tous sauf un ? Réjouissons-nous, Manuel Valls nous a annoncé triomphalement que le nombre de cambriolages avait reculé de 4 % en un an… Un tel bidouillage des chiffres ne convaincra personne. Dans les faits, il se produit un cambriolage toutes les 90 secondes dans l’Hexagone, et 370 000 personnes auront vu leur logis violé en 2014, au point qu’un Français sur dix se fera piller à domicile dans les six prochaines années. L’insécurité ne s’arrêtant pas aux portes du foyer, on pourrait égrener les chiffres à l’envi : à lui seul, le vol de voitures, c’est 300 infractions par jour, soit près de 110 000 par an, tandis qu’apparaissent des phénomènes nouveaux, tels les pillages à grande échelle d’exploitations agricoles ou les 1 600 agressions annuelles dont sont victimes les pompiers en intervention. Sans parler de la violence gratuite, des vols à la tire et autres rackets avec violence qui alimentent un « sentiment d’insécurité » amplement justifié.

À cette délinquance massive, que répond la justice ? Rien de sérieux, car les juges ne peuvent agir sur aucune des causes du phénomène, qu’elles soient sociales, culturelles, économiques ou géographiques.[access capability= »lire_inedits »] Malgré les ailes de justicier que se sentent pousser certains juges, le rôle d’un magistrat n’est pas de délivrer des oracles, mais de punir les auteurs de crimes et délits. Ce faisant, il délivre un message à l’ensemble de la société pour impressionner les délinquants et rassurer les honnêtes gens. En théorie. Dans la pratique, au quotidien, la justice ne joue plus son rôle : près de 3 millions de délits par an ne sont pas sanctionnés, une statistique incluant un million et demi de faits dont les auteurs sont connus ! Il n’est d’ailleurs pas rare de rencontrer dans les prétoires des délinquants de 18 ans, ayant une douzaine de condamnations inscrites à leur casier judiciaire, sans qu’aucune de ces peines n’ait été exécutée. Trop souvent, la justice n’est pas laxiste, elle ne s’exerce plus. Les policiers et gendarmes continuent leurs enquêtes, rédigent leurs procès-verbaux, puis défèrent les voyous qu’ils interpellent… en pure perte. De plus en plus découragées et démobilisées, les forces de l’ordre remplissent un grand tonneau des Danaïdes, de telle sorte que le rituel judiciaire se poursuit, sans aucune véritable conséquence concrète. Il s’ensuit que la « petite délinquance » est de facto dépénalisée.

Bien qu’ils ne soient pas seuls responsables de leur impuissance, les juges la paient au comptant, puisqu’ils rivalisent d’impopularité avec les politiques et les journalistes dans les enquêtes d’opinion. Leur mise en cause permanente entame le respect qui leur est dû, notamment lorsqu’ils examinent des affaires aussi sensibles que les cas d’« autodéfense ». Par une conjonction astrale malheureuse, des magistrats en mal de légitimité ont de plus en plus l’occasion de juger des citoyens démunis s’étant défendus face à un agresseur. Dans ces conditions, prendre la bonne décision relève de la quadrature du cercle : faut-il systématiquement prendre le parti des personnes en situation d’autodéfense, au risque d’encourager une dérive à l’américaine ? Ou pénaliser ces actes, quitte à favoriser les délinquants aux dépens de leurs victimes ? Longtemps, notre pays, disposant d’un État fort, n’a pas eu à trancher. Mais avec la montée de la délinquance, la plupart des tribunaux français ont choisi de sanctionner l’autodéfense, étant entendu que la France ne doit pas devenir le Far West.

La fameuse affaire du bijoutier de Nice résume bien l’attitude des juges dans pareille situation. Rappelons les faits : en septembre 2013, un petit bijoutier victime d’une attaque à main armée abat un de ses agresseurs qui s’enfuit. Comme un fait divers n’arrive jamais seul, le drame se produit quelques jours après qu’un jeune retraité eut été abattu pour s’être interposé dans un braquage du même type. Les médias pavloviens, pardon parisiens, présentèrent immédiatement le bijoutier comme un assassin, et le criminel abattu comme une victime malgré les 13 condamnations figurant à son casier judiciaire. L’indécence atteignit des sommets quand la presse accorda l’exclusivité de la parole à la famille du braqueur tué. Une telle inversion des responsabilités mit l’opinion publique dans une rage qui explosa sur les réseaux sociaux au grand dam des bonnes âmes. Mis en examen pour « homicide volontaire » (sic), le commerçant niçois se trouve l’otage d’un débat tant éthique que juridique. Pour éviter de voir proliférer le recours à une forme de justice privée, la justice institutionnelle fait preuve de la plus grande fermeté. Juges, journalistes, même combat : on condamne d’abord, on discute après. Les exemples semblables se sont multipliés dans l’histoire récente, provoquant à chaque fois une réaction judiciaire implacable.

C’est ce professeur de sociologie de Montpellier qui voit un homme cagoulé et armé s’introduire chez lui, l’obliger, ainsi que son épouse et son fils de 11 ans, à se coucher face contre terre avant de les arroser d’essence en les menaçant, le briquet à la main. Afin de leur porter secours, le père de famille se relève et arrive à désarmer l’agresseur puis à le maintenir au sol pendant que son épouse et son fils s’enfuient. À l’arrivée de la police, on constatera le décès du cambrioleur par arrêt cardiaque du fait de la compression de sa cage thoracique dans l’immobilisation dont il avait été l’objet. Le professeur sera mis en examen pour meurtre puis placé sous contrôle judiciaire. Il ne bénéficiera d’un non-lieu que trois ans après les faits, la famille de l’agresseur ayant usé de toutes les voies de recours pour faire annuler cette décision de justice.

C’est ce militaire accompagné de sa fiancée, agressé Gare du Nord par un trafiquant de drogue qui le blesse avec un couteau. Dans la bagarre, le militaire arrive à récupérer l’arme et, dans la mêlée, porte un coup à la cuisse de l’agresseur. L’artère fémorale sectionnée, le dealer décédera à l’hôpital. Le soldat agressé sera mis en examen pour meurtre et placé en détention deux mois et demi alors qu’il présentait toutes les garanties de représentation. L’argument avancé pour le mandat de dépôt fut… qu’un militaire devait savoir ce qu’il faisait !

C’est ce sexagénaire d’un quartier de Marseille qui arrive à chasser des jeunes qui viennent cambrioler des maisons de son quartier. Les voyant revenir, pour leur faire peur dira-t-il, il tire un coup de carabine 22 long rifle. Un des adolescents cambrioleurs est tué. Résultat : il vient d’écoper de dix ans de réclusion criminelle devant la cour d’assises.

C’est ce jeune homme qui sort en boîte avec une amie, et qui voit celle-ci endormie sur une banquette être l’objet d’une agression sexuelle. Intervenant pour sauver la fille, il reçoit un coup au visage, auquel il répond. L’agression sexuelle est avérée par plusieurs témoins. Le bon Samaritain va se retrouver en correctionnelle à la même audience que l’agresseur. « Vous n’êtes pas Zorro : votre réponse était disproportionnée, il y a d’autres façons de faire », lui adressera le procureur avant de réclamer deux mois de prison contre lui.

La longue suite des faits divers débouchant sur la condamnation d’une victime en état de légitime défense paraît sans fin. Paradoxalement, les médias passent leur temps à stigmatiser les pleutres qui assistent passivement à une agression et refusent de s’interposer. Dans ces derniers cas, le parquet s’empresse souvent d’informer qu’il a ouvert une procédure pour non-assistance à personne en danger. En ce cas, quoi qu’il fasse, le témoin d’une voie de fait aurait-il toujours tort ? C’est bien là que se situe le problème. Il est louable que la justice veuille garder la maîtrise des réactions des individus menacés par un délinquant et contrôler la proportionnalité des réponses aux agressions. « Il y a d’autres façons de faire », nous dit le procureur confortablement installé sur son estrade. Fort bien, mais lesquelles ? Même avec beaucoup d’imagination, on a grand-peine à trouver une troisième voie entre inaction et intervention. Un tweet, peut-être ?

Cela étant, la donne pourrait un jour changer. Contrairement à une légende tenace, le Syndicat de la magistrature ne fait pas la pluie et le beau temps dans les prétoires. Il n’est donc pas dit que l’exaspération populaire face à l’irrésistible montée de la violence reste éternellement sans suite.[/access]

*Image : Soleil.

L’esprit de l’escalier en vidéo : la fin des notes, Israël

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Chaque semaine, Causeur rediffuse L’esprit de l’escalier en vidéo. À l’occasion de l’émission diffusée le 14 décembre 2014 sur RCJ, Elisabeth Lévy et Alain Finkielkraut ont abordé l’actualité française et internationale en revenant sur le projet de suppression des notes et sur la situation en Israël.

Djihad à Sydney

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sydney prise otages

sydney prise otages

Jusqu’où ira-t-on trop loin dans la lutte contre la stigmatisation ? Le débat vient d’être relancé ce matin par le présentateur du JT de BFM-Business. Ouvrant son journal de 8h, comme tous ses collègues des autres chaines par la prise d’otages de Sydney, il a expliqué que celle-ci était due à « un homme aux motivations vraisemblablement politiques ». On n’en saura pas plus.

En l’état actuel des choses, cette façon de présenter l’info appelle quelques corrections factuelles.

Tout d’abord, il semblerait, d’après toutes les dépêches d’agences, que les motivations du preneur d’otages soient explicites. Certes, on ne peut écarter d’emblée l’hypothèse d’un joyeux fêtard imbibé de bière –on en boit beaucoup par là-bas. Donc mon estimable confrère aurait dû parler, soit d’un «homme aux motivations possiblement politiques » soit d’un «homme aux motivations manifestement politiques ». La seconde option paraissant tout de même beaucoup plus raisonnable, notre preneur d’otages n’ayant pas vraiment les mêmes préoccupations que le buveur de bière australien standard, à preuve, il a demandé, en plus d’une ligne directe avec le premier ministre australien, qu’on lui amène un drapeau de l’Etat Islamique.

Ce qui nous amène à notre deuxième correctif mineur.  Toutes les dépêches indiquent en effet qu’avant même de disposer d’un fanion officiel de l’Etat Islamique, le preneur d’otages a, dès qu’il s’est rendu maitre des lieux, aussitôt affiché sur la vitrine du Café Lindt un drapeau noir où l’on pouvait lire un texte en arabe qualifié par tous les envoyés spéciaux de « profession de foi musulmane ». Compte-rendu de mes très faibles connaissance en langue arabe, cette dernière info reste à vérifier, mais il y a fort à parier que ladite inscription ne signifie pas « Joyeux Noël à tous » ou bien « Lindt, c’est pas bon, nous, on préfère les Ferrero Rocher! »

Il n’est certes pas à exclure qu’on ait affaire à un total cinglé. Mais un fou furieux islamiste est à la fois un fou furieux ET un islamiste. Ceci n’empêche pas cela. Une légère amodiation supplémentaire s’impose, ce qui donnerait donc , cher confrère, une ouverture du genre « Un terroriste aux motivations manifestement islamistes a pris des otages au Café Lindt à Sydney ».

Cela dit, s’il avait dit les choses aussi clairement peut-être se serait-il exposé à l’accusation de vous-savez-quoi. Or le vous savez quoi est un danger qui  nous menace tous. Ainsi d’après les sites spécialisés dans la mesure du buzz, le hashtag #Illridewithyou est  au moment ou j’écris ces lignes, le mot-clic le plus utilisé au monde. L’idée précise de ce tag « Je voyagerai avec toi » c’est de signifier aux musulmans porteurs de signes extérieurs de musulmanitude dans les transports publics qu’on ne changera pas de bus ou wagon (ou d’avion ?) à cause de leur djellaba ou de leur burqa.  L’idée générale est semble-t-il de lutter, lâchons-le mot, contre l’islamophobie.

twitter islamophobie sydney

Pour l’instant, personne ne pourra accuser d’islamophobie mon très prudent confrère de BFM-Business. On espère néanmoins que la caractérisation du preneur d’otages sera réévaluée dans les JT à venir de la chaine, sans que le supposé djihadiste coupe quelques têtes pour prouver qu’il est bien ce qu’il est , et que certains ont un peu de mal à nommer.

FN : Dans le Jura, Marion rassemble pour Marine

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marion le pen fn jura

marion le pen fn jura

Marine Le Pen peut plastronner sur le thème « nous sommes le premier parti de France », il y a encore des lieux, en France, où son implantation connaît quelques difficultés. Ainsi, dans mon Jura natal, la fédération frontiste locale a dû repartir de zéro. Marine Le Pen n’a certainement pas dû apprécier que ses cadres n’aient pas pu boucler la moindre liste dans un département où elle obtient pourtant un score présidentiel très honorable, comme dans tout l’Est de la France. Ainsi, c’est à un jeune homme de 27 ans ayant passé son enfance dans le département mais devenu en mars dernier conseiller municipal à Belfort que l’avenir de la fédération jurassienne a été confié. Thibaut Monnier, par ailleurs cheville ouvrière du collectif Audace, succursale « Entreprises » du Rassemblement Bleu Marine, est aidé dans sa tâche par Christian Bourgeois, vieux de la vieille du FN local et retraité de la grande distribution. Ce duo remplace le couple (à la ville, comme en politique) Jean-Pierre Mougey-Geneviève Fraisse, débarqué pour les mauvais résultats évoqués plus haut.

Afin de donner un nouveau souffle à la fédération jurassienne, Thibaut Monnier avait donc décidé de faire venir Marion Maréchal-Le Pen pour lancer la campagne des élections départementales. Quoi de mieux, en effet, pour mobiliser les militants locaux, que cette tête d’affiche, la mieux élue au comité central, dont Thibaut Monnier semble assez proche, tant sur les thèmes sociétaux que sur l’approche économique ? Arrivé avec un peu d’avance au parc des expositions de Lons-le-Saunier, on m’explique, ainsi qu’aux autres représentants de la presse présents sur les lieux que « Marion » aura beaucoup de retard, car elle est « victime de retards ferroviaires », selon Thibaut Monnier, ou plutôt, « parce qu’elle a loupé son train », selon son alter ego Bourgeois, qui ne s’embarrasse pas de versions officielles. La conférence de presse, prévue à 19h30, aura donc lieu sans la vedette du jour, mais on nous promet –juré, craché- que MMLP nous consacrera un peu de temps après son discours devant les militants. La conférence de presse est surtout consacrée à des sujets locaux. Monnier est ambitieux. Il explique que la volonté, c’est de « prendre le département ».  Mais on s’aperçoit bien vite qu’il se heurte non seulement aux mêmes difficultés de recrutement de candidats que ses prédécesseurs, mais que le nouveau mode de scrutin, concocté par Manuel Valls du temps où il occupait Beauvau, lui facilite encore moins la tâche. Ainsi, il faut maintenant trouver pour chaque canton (dont le nombre a certes été divisé par deux), deux hommes et deux femmes, un titulaire et un suppléant de chaque sexe. Pour les hommes, ça avance plutôt bien. Mais pour les femmes, on ne se bouscule pas au portillon. Le duo dirigeant mise sur l’exemple de Marion pour réussir à susciter des vocations féminines dans l’assistance du soir. Mazette ! Elle n’est pas encore arrivée, et ils lui mettent la pression, à la jeune parlementaire ! D’expérience, on sait que ce n’est pas dans ce genre de réunion publique que poussent miraculeusement des candidates. Et encore faut-il s’assurer que ce soit de bonnes candidates, pas de celles qui, comme dans les Ardennes, défraient la chronique. Bref, pour vous la faire courte, nous n’avons pas eu l’impression que les candidats UMP et PS auront beaucoup de soucis à se faire dans le Jura pour ces élections départementales, le FN n’ayant pas les moyens constituer ces quatuors paritaires dans plus de deux ou trois cantons. Ajoutons que les relations entre la nouvelle direction jurassienne et la coordinatrice régionale du FN, la nouvelle députée européenne Sophie Montel, n’ont pas l’heur d’être particulièrement au beau fixe. Ni Montel, ni Mougey, dont elle est proche, n’étaient présents à Lons vendredi soir. Le FN connaît à l’évidence des dissensions locales qui risquent fort de mobiliser l’attention de son nouveau secrétaire général Nicolas Bay au moment de la constitution des listes pour les élections régionales. Quand on leur parle des bonnes chances de Sophie Montel de prendre en février la circonscription laissée libre par Pierre Moscovici dans le nord du Doubs, Monnier et Bourgeois ont une mine navrée, sans que l’on sache s’ils ne croient pas une seconde à notre analyse ou si, au contraire, ils y croient avec dégoût.

Mais place à Marion Maréchal-Le Pen, puisque c’est elle l’héroïne d’un soir à Lons-le-Saunier. La députée du Vaucluse arrive peu avant 21 heures. Monnier, Bourgeois, et le maire d’un petit village qui a annoncé son ralliement au RBM après les élections municipales, ont joué auparavant aux vedettes américaines devant une assistance d’un peu moins de trois cents personnes, ce qui n’est quand même pas si mal pour un soir de décembre à Lons. « Marion » n’a pas à forcer son talent pour séduire l’assistance. Elle a, semble-t-il, préparé ses notes dans le train. Son discours dure un peu plus de trente minutes. Elle y enchaîne citations de Robert Surcouf (en citant son nom), de Jean Guitton (mais qu’elle attribue à Gustave Thibon) et de Coluche (sans citer son nom – « quand on entend c’qu’on entend etc. »). Elle évoque « ces nouveaux résistants », ces maires qui ne veulent pas retirer leurs crèches des halls de mairie, la laïcité qui, telle qu’elle est appliquée aujourd’hui, constitue à la fois une « arme de destruction massive de l’identité française » et un « cheval de Troie du communautarisme ». Elle dit vouloir reprendre à son compte cette citation de Marine Le Pen à propos de l’Histoire de France : « De Jeanne d’Arc à Robespierre, je prends tout », avant de dénoncer les errances anti-chrétiennes de la Terreur moins de quatre-vingt-dix secondes plus tard. Elle se lance ensuite dans un long dégagement sur la réforme du droit d’asile, en discussion à l’Assemblée nationale. Elle évoque le démantèlement de l’Etat-Nation, par l’UE bien entendu, mais aussi par la réforme territoriale, avec des super-régions qui traiteront directement avec Bruxelles mais organiserons aussi des alliances transfrontalières. Et le discours se termine. Une petite décoration d’un ancien du fameux service d’ordre –le DPS-, une Marseillaise a capella de l’assistance et Thibaut Monnier tient sa promesse : il conduit Marion Maréchal-Le Pen dans la petite salle de presse où nous la rejoignons.

La jeune femme est courtoise. Elle nous prie sincèrement de l’excuser pour son retard. Nous l’excusons d’autant plus facilement qu’elle revient tout juste du Bureau Politique du FN. Bien que n’ayant pas pu y assister jusqu’au bout pour prendre un train qu’elle a tout de même fini par rater, elle pourra ainsi nous donner des informations sur la teneur des échanges. Nous ne manquons d’ailleurs pas de l’interroger sur le cas de Sébastien Chenu, ancien délégué de l’UMP à la Culture, que Marine Le Pen a pris dans ses filets, souhaitant lui confier la même mission pour le RBM. La députée ne manque pas de franchise : les débats ont été « très animés » à ce sujet. Elle est visiblement de celles et ceux qui ne voyaient pas d’un bon œil le fait que Chenu fut naguère le représentant « d’une association à but communautariste », GayLib. Alors que le site de Valeurs actuelles avait annoncé dans la journée que la prise mariniste ne serait pas nommée délégué à la Culture, MMLP nous annonce qu’elle le sera néanmoins, en binôme avec Gilbert Collard. Le cas Chenu étudié, nous passons à l’affaire de l’outing de Florian Philippot. « Ignoble », dit-elle, reprenant les mêmes arguments que sa tante sur la trop grande tolérance des magistrats dans ce genre d’affaires. « C’est la porte ouverte à toutes les fenêtres », ajoute-t-elle. Je me demande  alors si elle a conscience de reprendre la formule de Dov, incarné à l’écran par Gad Elmaleh, dans La vérité si je mens 2. On passe ensuite à la politique. On évoque ses différences d’appréciation en matière économique avec Philippot. Elle répond qu’il s’agit d’une « belle histoire inventée par les journalistes » –pas forcément moi (Mais si ! J’en fais bien partie !) qui ne repose finalement sur pas grand-chose. On insiste. On explique avoir suivi attentivement son intervention et l’avoir entendue dire qu’elle était « libérale à l’intérieur, et protectionniste vis-à-vis de l’extérieur », et qu’il ne s’agit pas vraiment du même discours que celui de Philippot qu’on entend souvent à la télé. Mais elle persiste, et elle signe. Tout le monde est d’accord sur le programme économique du FN ; il n’y a pas deux lignes ; circulez, y’a rien à voir ! Si on a cette impression, c’est parce que l’un évoque d’avantage les thématiques monétaires et de souveraineté et que l’une s’exprime plutôt sur les thèmes sociétaux. Justement, le sociétal ! Il n’y aurait pas aussi des différences ? Pas du tout ! Tout le monde a voté pour l’abrogation de la loi Taubira, « Florian compris » ! Tout n’est que stratégie, notamment sur la volonté de participer ou non aux manifs pour tous , mais aucune différence sur le fond. On aurait bien voulu creuser davantage sur ce thème. Après tout, le fait de manifester ou pas, pour la présidente du FN, c’est une décision de fond autant qu’une option stratégique. Mais on ne pourra malheureusement pas le faire. Notre tour est passé. France 3 Franche-Comté a droit à son entretien aussi. Mais ce n’est partie remise.

Sur l’autoroute en direction de Besançon, je m’interroge à propos du « phénomène Marion Maréchal-Le Pen ». Je comprends que son commerce agréable, sa courtoisie, son absence permanente d’agressivité, au contraire de bien des dirigeants du FN, font recette aussi bien chez les militants que chez les journalistes, qui la préfèrent souvent au vice-président du FN. Pourtant, ceux qui voient déjà en elle un contrepoids au duo Marine-Philippot font sans doute erreur. Bien que travailleuse, elle manque encore, sur certains dossiers, de bagage et de précision. Mais, fine mouche, elle est consciente de ce retard, justifié par son jeune âge. Elle en tient habilement compte. C’est sans doute à cette aune qu’il faut lire son esquive quand on l’interroge sur ses différences idéologiques avec sa tante et Philippot. C’est effectivement ce qu’elle a de mieux à faire. Pour l’instant.

 

*Photo : Alain ROBERT/Apercu/SIPA. 00695819_000043.

Quand Polony retourne chez Ruquier…

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aymeric caron ruquier

aymeric caron natacha polony ruquier

Je sais gré à l’ami Roland Jaccard de nous rendre compte chaque semaine, ou presque, du spectacle, au sens quasi-debordien du terme, qu’offre l’émission de Ruquier. Ça nous dispense d’une séance de pugilat soporifique sponsorisée par l’argent de la redevance. D’ordinaire, je m’en tiens à la jurisprudence Timsit : regarder la télé, c’est chiant, mais quand on l’allume, c’est pire ! Samedi, c’est donc sans grande illusion que je me suis vautré devant le poste pour scruter l’accueil réservé à Natacha Polony dans l’émission où elle officiait jusqu’à l’an dernier. Comme les meilleures pièces d’Ionesco, la conversation entre Polony d’un côté, Caron et Salamé de l’autre, ne saurait être restituée que par une mise en scène ultra-sobre.

Léa Salamé : « Que pense vraiment Natacha Polony ? », « vous surfez sur la vague de la réaction », « êtes vous toujours sincère dans vos emportements », « où vous situez-vous ? » , « vous dites-vous toujours réactionnaire de gauche » ? « Qu’est-ce qui vous différencie du Front national ? », « Puisqu’il n’y a pas d’héritier à Chevènement, ceux qui sont le plus proches idéologiquement de vous sont Nicolas Dupont-Aignan et Marine Le Pen »

(didascalie n°1 : tu charries un peu Léa, d’une il n’est pas très courtois d’enterrer l’héritage intellectuel de Chevènement, que Polony soutint activement au début des années 2000. De deux tu comptes de vrais chevènementistes parmi tes amis, dont Julien Landfried, dont l’intransigeance républicaine n’a rien à envier à celle de Natacha Polony. Et puis, à quoi bon rabattre son anarcho-conversatisme tendance décroissant sur un clivage droite/gauche hors d’âge ?)

Aymeric Caron (piqué par le voussoiement polonesque) : « vous partagez une grande partie de la pensée zemmourienne : repli sur soi, fermeture des frontières, rejet des idées sociétales progressistes », « dès que quelqu’un est en désaccord avec votre pensée, vous lui adressez des attaques ad hominem »

(didascalie n°2 : la paille, la poutre, ça te dit quelque chose ?)

S’ensuit une leçon d’histoire-géographie politique que l’ancienne professeur de lettres adresse aux deux chroniqueurs : mais oui, elle adhère à la « la philosophie des Lumières en ce qu’elle a d’émancipatrice », eh non elle ne cautionne pas le Front national, remettons les choses dans l’ordre, c’est « Florian Philippot qui a pompé ce corpus idéologique » républicain.

Aymeric Caron : « vous dites que les sociétés multiculturelles sont plus dangereuses que les autres, ce qui est faux », « c’est « reprendre la propagande du Front national »

(didascalie n°3 : suivant la même logique, défendre les sociétés multiculturelles, c’est regretter le Saint Empire, l’Autriche-Hongrie et l’Empire ottoman. Réac, toi-même !)

Avec la hargne du roquet mal luné, Caron dissèque les chiffres de la condition carcérale, histoire d’asticoter Polony sur un micro-détail de son recueil de chroniques.

Aymeric Caron : « je mets le doigt sur vos mensonges et vous ne vous en excusez même pas », « arrêtez de mentir ! »

(didascalie n°4 : ça y est, le chien est lâché ! La bave aux lèvres, il s’enfonce dans ses comptes d’apothicaire et interrompt systématiquement son adversaire. Pour reprendre un mot chéri du procureur Caron, le ton montant, on dépasse le stade de la stigmatisation, c’est carrément une crucifixion.)

Sans se départir de son calme, la journaliste du Figaro oppose des arguments à la logorrhée de Caron. Gêné par les bris d’assiette, Laurent Ruquier tente de temporiser. Le torchon s’enflamme au milieu de l’ancien couple cathodique, jadis réuni par la seule grâce de la production.  Toujours stoïque, Natacha Polony dénonce la  « mauvaise foi intellectuelle » de son ex-mauvais camarade, mais je crains qu’elle ne prononce un mot de trop…

Tout bien réfléchi, je comprends la haine rabique du sinistre Caron : deux ans durant, il a dû s’infliger la compagnie hebdomadaire d’une consœur infiniment plus subtile, intelligente et talentueuse que cet ancien speaker de chaînes info. Ouf, voilà l’émission achevée, le rideau se lève. Tant mieux, on était déjà couché !

Un tour du monde des irréguliers

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bruno cessole ecrivains

bruno cessole ecrivains

Comment en sommes-nous arrivés là ? Au degré zéro de l’écriture, style sous perfusion et imagination en dérobade. Les stars de la Rentrée, satisfaites de leurs pâtés bien compacts, indigestes et non recyclables, parlent depuis septembre du métier qu’elles connaissent le moins, celui d’écrire. Croyez-vous que, pris de remords, tous ces gendelettres fassent amende honorable et s’excusent pour cette picrate déversée jusqu’à plus soif. Trop imbibés de textes approximatifs, ils continuent de danser sur la tombe de la littérature. Ils nous narguent les salauds, en plus, ils ont le livre mauvais. Et qu’on ne vienne surtout pas remettre en cause leur éthylisme littéraire, ces gentils humanistes peuvent se montrer féroces. Incontrôlables, irraisonnables comme des hommes politiques qui courent après un dernier mandat. Les vrais lecteurs préfèrent fuir cette bacchanale éditoriale.

À l’abri des prix, cloîtrés dans leur bibliothèque, ils ignorent crânement cette comédie qui se répète chaque année, à l’automne. Pour les critiques qui en ont encore la force physique et mentale, une reconversion professionnelle s’impose d’urgence. Pitié pas une saison de plus dans l’enfer des romans façonnés à la truelle et bouchés au plâtre ! C’est à se demander comment la littérature est enseignée dans notre pays pour arriver à un aussi pathétique résultat. Ça sent le renfermé, les fausses gloires pullulent, ça suinte de prétention intellectuelle et l’ennui nous emporte inexorablement. De l’air, vite ! Bruno de Cessole vient nous apporter un salutaire masque à oxygène sous la forme d’une compilation de portraits. Son Internationale des francs-tireurs publiée chez L’Editeur est un carnaval de fortes têtes, une colonie de splendides réprouvés qui font exploser les coutures de la littérature, de la bienséance et de l’imaginaire. Enfin, on respire ! Sous une plume harmonieuse, dans un français de haute tenue, le journaliste boucle un tour du monde des grands auteurs étrangers (Kipling, London, Orwell, Pessoa, Woolf, Durell, D’Annunzio, etc.).

Chaque escale, quarante-six au total, est l’occasion de retrouver un génie des lettres et de plonger, tête la première, dans une mer capricieuse, chahutée par les errements de l’âme humaine. Cette sélection internationale s’inscrit dans la lignée du Défilé des réfractaires sorti en 2011 qui était essentiellement consacré aux plumes françaises. Vous en avez marre des écrivains trop propres sur eux qui masquent, sous la panoplie du gendre idéal, le visage du redoutable commercial, du rançonneur de fêtes de mères. Bruno de Cessole vous venge avec maestria. Il a été pêché en eaux troubles des dynamiteurs des lettres, pas des rebelles fonctionnarisés qui mangent à la becquée du système. Du 100 % carnivore comme dirait Blier dans un film d’Audiard. En guide averti et érudit, de Cessole nous emmène sur des terres lointaines balayées par le vent du désespoir. La grande littérature n’éclot que sur des sols minables et des existences pouilleuses. Tous ces francs-tireurs ont en commun une liberté totale d’esprit, leur farouche indépendance leur a souvent coûté. « Courtisan de la Fortune, Casanova a escroqué à l’immortalité le prix souvent exorbitant dont elle se fait payer » écrit-il sur Giacomo, l’illusionniste. On suit partout de Cessole, chez Hemingway « le barbare, sensible et lettré », chez Thomas Bernhard auréolé d’un désespoir tonique ou du côté d’Henry Miller et de sa sombre jouissance. Et, à peine son Internationale refermée, on court acheter Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa « refusé par toutes les maisons d’édition auxquelles il l’adressa ». Quel voyage !

L’Internationale des francs-tireurs, Bruno de Cessole – L’Editeur

Le ready-made n’existe pas

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duchamp ready made

duchamp ready made

C’est dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme (de Breton et Éluard, 1938) que Marcel Duchamp (« MD » pour être précis) semble avoir signé, pour la première et dernière fois de sa vie, la seule définition connue du ready-made : « un objet ordinaire élevé à la dignité d’œuvre d’art par le simple choix de l’artiste ».

Révolution

Accepter qu’un tel objet devienne, dans ces conditions, une œuvre d’art, c’est assumer que les qualités traditionnellement attachées au mot « art », telles que la composition, la manière, le talent, le style, l’expression, le goût, la beauté, etc., cessent dorénavant d’être pertinentes. En d’autres termes, si un ready-made est de l’art, alors le concept d’art est révolutionné.

Chacun dira que l’auteur de cette révolution est Marcel Duchamp.

Il est clair qu’un petit nombre seulement des ready-mades de Marcel Duchamp, tous datés entre 1913 et 1919, sont concernés par cette définition : ceux qui ne sont pas physiquement « assistés », ou « corrigés », ou « aidés ».

Par exemple Why not Sneeze, qui est une petite construction à la manière d’un « objet à fonctionnement symbolique » de Dali, n’est pas un ready-made. C’est une cage à oiseau de voyage, contenant une centaine de petits cubes en marbre blanc, un thermomètre et une seiche. Si un prétendu ready-made consiste à assembler plusieurs objets, voire seulement deux, cet assemblage aura après tout tenté de résoudre un problème de composition, et donc ce n’est déjà plus un ready-made.[access capability= »lire_inedits »]

Les seuls ready-mades qui nous intéressent ici – non que les autres soient sans intérêt (ils sont probablement plus intéressants artistiquement, mais pas philosophiquement) – sont des objets tout faits résultant d’un choix unique. Traditionnellement, ces ready-mades « purs et durs » sont au nombre de dix. Il s’agit d’une roue de bicyclette vissée sur un tabouret qui lui sert de socle (1913), d’un porte-bouteilles (1914), d’une pelle à neige (nov. 1915), d’une girouette de cheminée (1915), d’un peigne en métal (daté 17 Feb. 1916, 11 A. M.), d’une fresque de restaurant (1916), d’un protège-machine à écrire (1916), d’un porte-chapeau (1917), d’un portemanteau (1917) et d’un urinoir (intitulé Fountain et signé Richard Mutt, avril 1917).

Expositions

Problème : un tableau de marine reste un tableau de marine même s’il n’est jamais exposé, mais pas un ready-made. Or Marcel Duchamp n’a presque jamais exposé ces ready-mades purs et durs, ce qui devrait déjà nous faire douter du statut qu’il entendait leur conférer. En effet, quand on observe de près la chronologie des cinquante expositions auxquelles Duchamp participa jusqu’en 1936, cette absence des ready-mades ne connaît que deux exceptions, intervenues dans des circonstances très particulières…

La première remonte à l’exposition « Modern Art after Cézanne » organisée à la Bourgeois Gallery, à New York, en avril 1916. Le catalogue mentionne la mystérieuse référence « n° 50 – 2 Ready Mades », mais les œuvres, invisibles dans l’espace d’exposition de la galerie, n’ont pas droit à un cartel indiquant titre, auteur, technique et date.

La deuxième exception est liée à l’exposition de la Society of Independent Artists de New York (9 avril-6 mai 1917) pour laquelle Duchamp proposa son fameux urinoir, qui fut d’ailleurs refusé (et perdu). Il ne nous en reste qu’une photographie, faite par son ami Alfred Stieglitz, dans laquelle l’objet signé « R.Mutt 1917 » trône sur un socle, accompagné de son étiquette d’envoi au Salon (artist : Richard Mutt, title : Fountain). Quelques jours plus tard, Duchamp publie avec ses amis Henri-Pierre Roché et Béatrice Wood une petite revue confidentielle prenant la défense de ce Richard Mutt qui n’a jamais existé. Par ce coup, les trois larrons se moquent des autorités du Salon dont la devise disait pourtant « No jury, no prizes ».

Avant d’apprendre que l’œuvre ne sera pas exposée, Marcel écrit à sa sœur Suzanne : « Une amie à moi, sous un pseudonyme masculin, a exposé un urinoir comme sculpture. » Nul ne sait avec certitude qui est cette « amie » qui se cache derrière Mutt, mais on fera l’économie de cette enquête dès lors que Marcel Duchamp, en tant qu’artiste, n’a voulu ni signer l’urinoir de son nom ni faire savoir qu’il œuvrait sous pseudonyme.

Un ready-made est une conjonction, un « rendez-vous », écrira-t-il, entre un auteur et un objet tout fait, ou plus généralement entre l’identité manifeste d’un artiste et le « simple choix de l’artiste ». Dans les deux cas évoqués, le rendez-vous n’était pas clair.

Il faut ainsi attendre 1936 pour que le porte-bouteilles soit montré pendant huit jours par André Breton dans une « étrange exposition » à la galerie Charles Ratton, rue de Marignan, à Paris (22-31 mai 1936). Il ne s’agissait pas d’une exposition d’objets surréalistes mais – grande différence – d’une Exposition surréaliste d’objets mathématiques, naturels, trouvés et interprétés où le porte-bouteilles reposait dans une vitrine parmi d’autres curiosités, que l’on n’appelle pas habituellement « de l’art », comme des œufs d’æpyornis, des plantes carnivores, des objets mathématiques et des cristaux « contenant de l’eau mille fois millénaire ».

À partir de cet événement chez Ratton, et plus particulièrement après 1945, quand les expositions historiques Dada se firent de plus en plus nombreuses, des répliques de ready-mades duchampiens n’ont cessé d’être montrées dans des expositions « normales » de galeries ou de musées, mais toujours à titre rétrospectif pour évoquer les ready-mades « historiques ».

La tonitruante et radicale exposition de ready-mades que Duchamp avait mille occasions de proposer n’a donc jamais existé historiquement. Aussi est-il temps d’aller voir du côté de ses écrits (publiés d’abord en 1934 sous forme de notes dans une boîte dite « Boîte verte »)

Spéculation

Commençons par cette note :

« Tirelire (ou conserves) : Faire un ready-made avec une boîte enfermant quelque chose irreconnaissable au son et souder la boîte. Fait déjà dans le semi-ready-made en plaques de cuivre et pelote de corde. » (Boîte verte, note 4.3.)

Lisons ensuite cette autre, plus complexe :

« Préciser les “ready-mades” en projetant pour un moment proche à venir (tel jour, telle date, telle minute), “d’inscrire un readymade”. Le ready-made pourra ensuite être cherché (avec tous délais).

L’important alors est donc cet horlogisme, cet instantané, comme un discours prononcé à l’occasion de n’importe quoi mais à telle heure. C’est une sorte de rendez-vous.

Inscrire naturellement cette date, heure, minute sur le ready-made, comme renseignements. » (Boîte verte 4.1.)

Si choisir n’importe quoi est la chose la plus facile à faire, c’est aussi la plus difficile à un niveau métaphysique, surtout si Marcel tient à ce que ce choix reste « neutre », sans justification, sans recherche de goût ni signification particulière. On veut faire n’importe quoi et on finit toujours par faire quelque chose. Et ce quelque chose a toutes les chances de s’expliquer d’une façon ou d’une autre, et d’exprimer autre chose que cette « beauté d’indifférence » qu’il appelle de ses vœux. « Donc, dira-t-il en 1961, l’idée du choix m’a intéressé d’une façon métaphysique, à ce point-là. » On connaît l’histoire de l’âne de Buridan qui hésitait entre une gamelle d’avoine et une gamelle d’eau, et qui finalement mourut de faim et de soif. Pour éviter ce tragique « embarras du choix », Marcel Duchamp invente une situation d’urgence grâce à laquelle, à ce moment précis, date, heure, minute, il devra « inscrire » la première chose qui lui passera par la tête ou qui sera à portée de main… Voilà exactement le genre de loufoquerie invisible qui fait le charme de la prose duchampienne. Ici encore, son talent ne réside absolument pas dans le choix de l’objet (on ne sait même pas duquel il s’agit), mais dans le fantastique scénario de la genèse de ce choix.

Autre note enfin, ma préférée :

« Chercher un ready-made qui pèse un poids choisi à l’avance. Déterminer d’abord un poids pour chaque année et forcer tous les ready-mades d’une même année à être du même poids chaque année. » (Note posthume 172.)

Or il est très difficile d’imaginer un objet par son poids. Non que le poids soit plus imprécis que l’apparence, mais parce qu’il est humainement moins identifiable – en philosophie, on dit que ce n’est pas une propriété saillante. À la deuxième phrase de sa note, MD nous éloigne encore plus de l’objet, en introduisant du flou sur le poids des ready-mades, puisque c’est la somme annuelle de leurs poids qu’il propose comme critère. MD adore cette complication progressive qui rend l’objet toujours plus insaisissable et toujours plus conceptuel.

Première conclusion, le ready-made n’est jamais une œuvre d’art, c’est seulement le subject matter d’une œuvre d’art – c’est-à-dire ce dont elle cause.

Bien sûr, toutes ces notes sont excellentes et nous obligent à  admettre que les créations de Duchamp tiennent toujours à la façon dont, via le son, via le poids, via la date programmée, il présente la lointaine existence de l’objet choisi. C’est pourquoi les œuvres de Duchamp ne résident définitivement pas dans la réalité des objets choisis et pas même dans le « bon » choix de ceux-ci. Un ready-made est « une chose que l’on ne regarde même pas (…), qu’on regarde en tournant la tête », dira-t-il à Alain Jouffroy. Comme si le ready-made était le héros d’une fable, d’une histoire, d’une hypothèse scolaire, d’une spéculation qui dirait : « un objet ordinaire pourrait devenir une œuvre d’art en vertu du simple choix d’un artiste. »

Confirmation

Mon hypothèse, selon laquelle un ready-made n’est pas une œuvre d’art pour Duchamp, mais le subject matter de quelques-unes de ces œuvres, explique non seulement que ces objets n’aient jamais été exposés mais aussi, fait remarquable, que tous aient été perdus ou détruits (à l’exception du peigne, conservé au musée de Philadelphie).

Fiction

Voyons maintenant cette dernière note, datant probablement de 1923 :

« Acheter ou prendre des tableaux connus ou pas connus et les signer du nom d’un peintre connu ou pas connu. La différence entre la “facture” et le nom inattendu pour les “experts” est l’œuvre authentique de Rrose Sélavy et défie les contrefaçons. » (Rrose Sélavy est le pseudo féminin de Marcel Duchamp, note posthume 169.)

Supposons que la peinture est de Delacroix et que le nom du « peintre connu ou inconnu » est Durand. Mais alors, si on s’en tient à cette note, de quelle œuvre Duchamp est-il l’auteur ? Sûrement pas de la peinture de Delacroix. Pas non plus de l’idée d’exposer Durand comme l’auteur d’un Delacroix, ce serait encore trop simple. L’œuvre se situe dans la différence entre une peinture qui, au regard de son style, est un Delacroix, et la même peinture qui, au regard de sa signature, est un soi-disant Durand. La différence entre un Delacroix et un Durand est un Duchamp. Peut-on imaginer différence plus inframince ?

Avec Duchamp, la question n’est pas d’apposer son nom partout et n’importe où. Il s’agit toujours d’augmenter les degrés de difficulté d’une opération au départ toute simple. Duchamp n’a même jamais écrit que les ready-mades « élèvent un objet ordinaire à la dignité d’œuvre d’art par le simple choix de l’artiste » – avec ce vocabulaire pompeux qui ne lui ressemble pas. Grâce à André Gervais, nous savons que cette définition a été forgée par André Breton, car on trouve exactement ce même bout de phrase dans son fameux article sur Duchamp, « Phare de la Mariée » (Le Minotaure, hiver 1934).

Quand je relis cette dernière note, j’y détecte composition, manière, talent, style, expression, goût, beauté, mais aussi de l’humour, une certaine profondeur et une intelligence certaine. Ça me suffit pour appeler cela de l’art. Tout l’art de Duchamp est là, dans les deux phrases de cette note, dans l’histoire qu’elles racontent, dans la façon dont les mots sont assemblés, dans le rythme et dans les ellipses, dans le jeu et la mise à distance, enfin dans la simplicité de l’expression pour expliquer des choses compliquées. Cette note traite de la notion de ready-made, mais n’est absolument pas un ready-made. Elle n’est pas non plus un commentaire général de l’artiste sur ses ready-mades, mais l’œuvre-source sans laquelle on ne connaîtrait pas ce ready-made précis. Encore une fois, le ready-made n’est pas une œuvre mais l’objet fictionnel d’un scénario toujours différent. Voilà pourquoi les œuvres de Marcel Duchamp ont pu changer les concepts de peinture, de littérature, de sculpture ou de fiction mais, finalement, ne changent rien au concept d’art.

En conclusion, Duchamp n’est ni un magicien ni un escroc qui prétendrait transformer, d’un coup de baguette magique, un objet ordinaire en une splendide œuvre d’art. Il est un penseur qui s’exprime artistiquement. Et ses ready-mades, fictions littéraires dotées d’une pointe de philosophie et d’un goût certain pour le tirage de cheveux, sont autrement plus subtils – et moins vulgaires – que les œuvres des Jeff Koons et autres artistes à sensation qui s’en réclament.[/access]