Le ready-made n’existe pas


Le ready-made n’existe pas

duchamp ready made

C’est dans le Dictionnaire abrégé du surréalisme (de Breton et Éluard, 1938) que Marcel Duchamp (« MD » pour être précis) semble avoir signé, pour la première et dernière fois de sa vie, la seule définition connue du ready-made : « un objet ordinaire élevé à la dignité d’œuvre d’art par le simple choix de l’artiste ».

Révolution

Accepter qu’un tel objet devienne, dans ces conditions, une œuvre d’art, c’est assumer que les qualités traditionnellement attachées au mot « art », telles que la composition, la manière, le talent, le style, l’expression, le goût, la beauté, etc., cessent dorénavant d’être pertinentes. En d’autres termes, si un ready-made est de l’art, alors le concept d’art est révolutionné.

Chacun dira que l’auteur de cette révolution est Marcel Duchamp.

Il est clair qu’un petit nombre seulement des ready-mades de Marcel Duchamp, tous datés entre 1913 et 1919, sont concernés par cette définition : ceux qui ne sont pas physiquement « assistés », ou « corrigés », ou « aidés ».

Par exemple Why not Sneeze, qui est une petite construction à la manière d’un « objet à fonctionnement symbolique » de Dali, n’est pas un ready-made. C’est une cage à oiseau de voyage, contenant une centaine de petits cubes en marbre blanc, un thermomètre et une seiche. Si un prétendu ready-made consiste à assembler plusieurs objets, voire seulement deux, cet assemblage aura après tout tenté de résoudre un problème de composition, et donc ce n’est déjà plus un ready-made.[access capability= »lire_inedits »]

Les seuls ready-mades qui nous intéressent ici – non que les autres soient sans intérêt (ils sont probablement plus intéressants artistiquement, mais pas philosophiquement) – sont des objets tout faits résultant d’un choix unique. Traditionnellement, ces ready-mades « purs et durs » sont au nombre de dix. Il s’agit d’une roue de bicyclette vissée sur un tabouret qui lui sert de socle (1913), d’un porte-bouteilles (1914), d’une pelle à neige (nov. 1915), d’une girouette de cheminée (1915), d’un peigne en métal (daté 17 Feb. 1916, 11 A. M.), d’une fresque de restaurant (1916), d’un protège-machine à écrire (1916), d’un porte-chapeau (1917), d’un portemanteau (1917) et d’un urinoir (intitulé Fountain et signé Richard Mutt, avril 1917).

Expositions

Problème : un tableau de marine reste un tableau de marine même s’il n’est jamais exposé, mais pas un ready-made. Or Marcel Duchamp n’a presque jamais exposé ces ready-mades purs et durs, ce qui devrait déjà nous faire douter du statut qu’il entendait leur conférer. En effet, quand on observe de près la chronologie des cinquante expositions auxquelles Duchamp participa jusqu’en 1936, cette absence des ready-mades ne connaît que deux exceptions, intervenues dans des circonstances très particulières…

La première remonte à l’exposition « Modern Art after Cézanne » organisée à la Bourgeois Gallery, à New York, en avril 1916. Le catalogue mentionne la mystérieuse référence « n° 50 – 2 Ready Mades », mais les œuvres, invisibles dans l’espace d’exposition de la galerie, n’ont pas droit à un cartel indiquant titre, auteur, technique et date.

La deuxième exception est liée à l’exposition de la Society of Independent Artists de New York (9 avril-6 mai 1917) pour laquelle Duchamp proposa son fameux urinoir, qui fut d’ailleurs refusé (et perdu). Il ne nous en reste qu’une photographie, faite par son ami Alfred Stieglitz, dans laquelle l’objet signé « R.Mutt 1917 » trône sur un socle, accompagné de son étiquette d’envoi au Salon (artist : Richard Mutt, title : Fountain). Quelques jours plus tard, Duchamp publie avec ses amis Henri-Pierre Roché et Béatrice Wood une petite revue confidentielle prenant la défense de ce Richard Mutt qui n’a jamais existé. Par ce coup, les trois larrons se moquent des autorités du Salon dont la devise disait pourtant « No jury, no prizes ».

Avant d’apprendre que l’œuvre ne sera pas exposée, Marcel écrit à sa sœur Suzanne : « Une amie à moi, sous un pseudonyme masculin, a exposé un urinoir comme sculpture. » Nul ne sait avec certitude qui est cette « amie » qui se cache derrière Mutt, mais on fera l’économie de cette enquête dès lors que Marcel Duchamp, en tant qu’artiste, n’a voulu ni signer l’urinoir de son nom ni faire savoir qu’il œuvrait sous pseudonyme.

Un ready-made est une conjonction, un « rendez-vous », écrira-t-il, entre un auteur et un objet tout fait, ou plus généralement entre l’identité manifeste d’un artiste et le « simple choix de l’artiste ». Dans les deux cas évoqués, le rendez-vous n’était pas clair.

Il faut ainsi attendre 1936 pour que le porte-bouteilles soit montré pendant huit jours par André Breton dans une « étrange exposition » à la galerie Charles Ratton, rue de Marignan, à Paris (22-31 mai 1936). Il ne s’agissait pas d’une exposition d’objets surréalistes mais – grande différence – d’une Exposition surréaliste d’objets mathématiques, naturels, trouvés et interprétés où le porte-bouteilles reposait dans une vitrine parmi d’autres curiosités, que l’on n’appelle pas habituellement « de l’art », comme des œufs d’æpyornis, des plantes carnivores, des objets mathématiques et des cristaux « contenant de l’eau mille fois millénaire ».

À partir de cet événement chez Ratton, et plus particulièrement après 1945, quand les expositions historiques Dada se firent de plus en plus nombreuses, des répliques de ready-mades duchampiens n’ont cessé d’être montrées dans des expositions « normales » de galeries ou de musées, mais toujours à titre rétrospectif pour évoquer les ready-mades « historiques ».

La tonitruante et radicale exposition de ready-mades que Duchamp avait mille occasions de proposer n’a donc jamais existé historiquement. Aussi est-il temps d’aller voir du côté de ses écrits (publiés d’abord en 1934 sous forme de notes dans une boîte dite « Boîte verte »)

Spéculation

Commençons par cette note :

« Tirelire (ou conserves) : Faire un ready-made avec une boîte enfermant quelque chose irreconnaissable au son et souder la boîte. Fait déjà dans le semi-ready-made en plaques de cuivre et pelote de corde. » (Boîte verte, note 4.3.)

Lisons ensuite cette autre, plus complexe :

« Préciser les “ready-mades” en projetant pour un moment proche à venir (tel jour, telle date, telle minute), “d’inscrire un readymade”. Le ready-made pourra ensuite être cherché (avec tous délais).

L’important alors est donc cet horlogisme, cet instantané, comme un discours prononcé à l’occasion de n’importe quoi mais à telle heure. C’est une sorte de rendez-vous.

Inscrire naturellement cette date, heure, minute sur le ready-made, comme renseignements. » (Boîte verte 4.1.)

Si choisir n’importe quoi est la chose la plus facile à faire, c’est aussi la plus difficile à un niveau métaphysique, surtout si Marcel tient à ce que ce choix reste « neutre », sans justification, sans recherche de goût ni signification particulière. On veut faire n’importe quoi et on finit toujours par faire quelque chose. Et ce quelque chose a toutes les chances de s’expliquer d’une façon ou d’une autre, et d’exprimer autre chose que cette « beauté d’indifférence » qu’il appelle de ses vœux. « Donc, dira-t-il en 1961, l’idée du choix m’a intéressé d’une façon métaphysique, à ce point-là. » On connaît l’histoire de l’âne de Buridan qui hésitait entre une gamelle d’avoine et une gamelle d’eau, et qui finalement mourut de faim et de soif. Pour éviter ce tragique « embarras du choix », Marcel Duchamp invente une situation d’urgence grâce à laquelle, à ce moment précis, date, heure, minute, il devra « inscrire » la première chose qui lui passera par la tête ou qui sera à portée de main… Voilà exactement le genre de loufoquerie invisible qui fait le charme de la prose duchampienne. Ici encore, son talent ne réside absolument pas dans le choix de l’objet (on ne sait même pas duquel il s’agit), mais dans le fantastique scénario de la genèse de ce choix.

Autre note enfin, ma préférée :

« Chercher un ready-made qui pèse un poids choisi à l’avance. Déterminer d’abord un poids pour chaque année et forcer tous les ready-mades d’une même année à être du même poids chaque année. » (Note posthume 172.)

Or il est très difficile d’imaginer un objet par son poids. Non que le poids soit plus imprécis que l’apparence, mais parce qu’il est humainement moins identifiable – en philosophie, on dit que ce n’est pas une propriété saillante. À la deuxième phrase de sa note, MD nous éloigne encore plus de l’objet, en introduisant du flou sur le poids des ready-mades, puisque c’est la somme annuelle de leurs poids qu’il propose comme critère. MD adore cette complication progressive qui rend l’objet toujours plus insaisissable et toujours plus conceptuel.

Première conclusion, le ready-made n’est jamais une œuvre d’art, c’est seulement le subject matter d’une œuvre d’art – c’est-à-dire ce dont elle cause.

Bien sûr, toutes ces notes sont excellentes et nous obligent à  admettre que les créations de Duchamp tiennent toujours à la façon dont, via le son, via le poids, via la date programmée, il présente la lointaine existence de l’objet choisi. C’est pourquoi les œuvres de Duchamp ne résident définitivement pas dans la réalité des objets choisis et pas même dans le « bon » choix de ceux-ci. Un ready-made est « une chose que l’on ne regarde même pas (…), qu’on regarde en tournant la tête », dira-t-il à Alain Jouffroy. Comme si le ready-made était le héros d’une fable, d’une histoire, d’une hypothèse scolaire, d’une spéculation qui dirait : « un objet ordinaire pourrait devenir une œuvre d’art en vertu du simple choix d’un artiste. »

Confirmation

Mon hypothèse, selon laquelle un ready-made n’est pas une œuvre d’art pour Duchamp, mais le subject matter de quelques-unes de ces œuvres, explique non seulement que ces objets n’aient jamais été exposés mais aussi, fait remarquable, que tous aient été perdus ou détruits (à l’exception du peigne, conservé au musée de Philadelphie).

Fiction

Voyons maintenant cette dernière note, datant probablement de 1923 :

« Acheter ou prendre des tableaux connus ou pas connus et les signer du nom d’un peintre connu ou pas connu. La différence entre la “facture” et le nom inattendu pour les “experts” est l’œuvre authentique de Rrose Sélavy et défie les contrefaçons. » (Rrose Sélavy est le pseudo féminin de Marcel Duchamp, note posthume 169.)

Supposons que la peinture est de Delacroix et que le nom du « peintre connu ou inconnu » est Durand. Mais alors, si on s’en tient à cette note, de quelle œuvre Duchamp est-il l’auteur ? Sûrement pas de la peinture de Delacroix. Pas non plus de l’idée d’exposer Durand comme l’auteur d’un Delacroix, ce serait encore trop simple. L’œuvre se situe dans la différence entre une peinture qui, au regard de son style, est un Delacroix, et la même peinture qui, au regard de sa signature, est un soi-disant Durand. La différence entre un Delacroix et un Durand est un Duchamp. Peut-on imaginer différence plus inframince ?

Avec Duchamp, la question n’est pas d’apposer son nom partout et n’importe où. Il s’agit toujours d’augmenter les degrés de difficulté d’une opération au départ toute simple. Duchamp n’a même jamais écrit que les ready-mades « élèvent un objet ordinaire à la dignité d’œuvre d’art par le simple choix de l’artiste » – avec ce vocabulaire pompeux qui ne lui ressemble pas. Grâce à André Gervais, nous savons que cette définition a été forgée par André Breton, car on trouve exactement ce même bout de phrase dans son fameux article sur Duchamp, « Phare de la Mariée » (Le Minotaure, hiver 1934).

Quand je relis cette dernière note, j’y détecte composition, manière, talent, style, expression, goût, beauté, mais aussi de l’humour, une certaine profondeur et une intelligence certaine. Ça me suffit pour appeler cela de l’art. Tout l’art de Duchamp est là, dans les deux phrases de cette note, dans l’histoire qu’elles racontent, dans la façon dont les mots sont assemblés, dans le rythme et dans les ellipses, dans le jeu et la mise à distance, enfin dans la simplicité de l’expression pour expliquer des choses compliquées. Cette note traite de la notion de ready-made, mais n’est absolument pas un ready-made. Elle n’est pas non plus un commentaire général de l’artiste sur ses ready-mades, mais l’œuvre-source sans laquelle on ne connaîtrait pas ce ready-made précis. Encore une fois, le ready-made n’est pas une œuvre mais l’objet fictionnel d’un scénario toujours différent. Voilà pourquoi les œuvres de Marcel Duchamp ont pu changer les concepts de peinture, de littérature, de sculpture ou de fiction mais, finalement, ne changent rien au concept d’art.

En conclusion, Duchamp n’est ni un magicien ni un escroc qui prétendrait transformer, d’un coup de baguette magique, un objet ordinaire en une splendide œuvre d’art. Il est un penseur qui s’exprime artistiquement. Et ses ready-mades, fictions littéraires dotées d’une pointe de philosophie et d’un goût certain pour le tirage de cheveux, sont autrement plus subtils – et moins vulgaires – que les œuvres des Jeff Koons et autres artistes à sensation qui s’en réclament.[/access]

Décembre 2014 #19

Article extrait du Magazine Causeur



Vous venez de lire un article en accès libre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !

Article précédent Mes haïkus visuels : antisémitisme, islamisation, etc.
Article suivant Un tour du monde des irréguliers
Hector Obalk est critique d’art. Il collabore à Elle et est l’auteur de plusieurs documentaires.

RÉAGISSEZ À CET ARTICLE

Le système de commentaires sur Causeur.fr évolue : nous vous invitons à créer ci-dessous un nouveau compte Disqus si vous n'en avez pas encore.
Une tenue correcte est exigée. Soyez courtois et évitez le hors sujet.
Notre charte de modération