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Pas de fleur pour Modiano

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pellerin modiano culture

Parce qu’on a oublié de lire, on serait inculte ? L’autre soir, j’ai accompagné Mme Pellerin au rang 15. Le rang des élus, mais elle ne venait pas se montrer, elle venait pour le plaisir, ce n’était pas la première. C’était le soir où notre Florian Sempey débutait à l’Opéra Bastille dans Le Barbier de Séville. Après le rideau, Mme le ministre est allée lui dire comment elle était pas moitié fière de compter en un mois deux Prix Nobel et deux barytons français d’une classe pareille (l’autre c’est Ludovic Tézier, qui faisait un tabac dans Tosca).

D’accord, les Nobel Tirole et Modiano, surtout Modiano, elle voyait pas trop. Quoi, quoi ! ils criaient à la télé, qu’est-ce que c’est ce ministre des gens de lettres qui n’ouvre pas leurs livres ? Imposture ! Moi je dis, voilà un cas original.[access capability= »lire_inedits »] D’habitude chez nous c’est le contraire, le cultureux de base sait très bien que « Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières » est un octosyllabe de Rimbaud, mais se figure que Rossini a composé La Pie qui chante au xvie siècle – s’il a jamais entendu parler de Rossini. Pour une fois qu’on en tient une accro à Rossini et molle à Rimbaud, honnête avec ça, qui l’avoue les yeux dans les yeux, donnons-lui une médaille !

Et puis faites pas semblant. Vous le savez que ministre est un boulot de chien, qu’on ne lit plus, qu’on ne pense plus, qu’on récite des notes de synthèse sur un million de trucs non identifiés. Ministre de la culture et personne humaine relève du cumul des mandats. Trente secondes avant d’avouer sur Canal + qu’elle n’avait même pas lu le résumé de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, ma petite Fleur racontait son déjeuner « pas plus tard qu’aujourd’hui avec Patrick Modiano ». Ajoutant : « Ce sont des rencontres merveilleuses. On a eu un déjeuner formidable, très très sympathique, on a beaucoup rigolé. » Bon calcul. Si elle l’avait lu, ils auraient moins rigolé.

« Qu’elle rigole !, s’emporte Muguette, l’ouvreuse de la Comédie-Française, elle ment comme elle respire. T’as lu son tweet ? “Émue, heureuse et fière de ce magnifique prix Nobel. Profonde admiration pour l’œuvre de Patrick Modiano, si justement récompensée.” Heureuse et fière, elle sait pas qui c’est ! Cour martiale ! »

Ben non. On a le droit d’être fier des inconnus. Ce serait même un devoir si on réfléchit. Moi, ce qui me chiffonne, dans la phrase de Mme Pellerin sur Canal, c’est pas la fin, c’est le début. On vous l’imprime : « J’avoue sans aucun problème que je n’ai pas du tout le temps de lire depuis deux ans. Je lis beaucoup de notes, je lis beaucoup de textes de lois, je lis beaucoup les nouvelles, les dépêches AFP, mais je lis très peu. » Pas « c’est triste », pas « je suis désolée » : « sans aucun problème ». Ne jamais ouvrir un livre ne lui pose aucun problème. Elle en serait aussi fière que de ses compatriotes distingués. Plus fière même. Cacher à tous et à tout prix que j’étais bonne élève au lycée de Buc, qu’on me choyait à l’ENA, que même née dans la rue j’ai été éduquée par des gens qui en avaient, qui m’en ont donné, de la culture. Mon conseiller en com’ affirme que l’éducation et les soirées à l’Opéra sont des fautes à se faire pardonner, que le peuple trouvera populaire mon adhésion à la neuneu pride. Pour une fois que l’occasion se présente de jouer la petite sœur de Nabilla ! Mon vide, je m’en félicite, je m’en peinturlure, je m’en auréole. Aucun problème.[/access]

*Photo : DENIS ALLARD/POOL/SIPA. 00697759_000013.

Antisémitisme, Malaysia Airlines, Jacques Weber, etc.

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weber malaysia antisemitisme

Comme en 2011, 2012 et 2013, revenons sur les temps forts de l’année écoulée, de A à Z…

Antisémitisme. L’année 2014 aura vu l’efflorescence du phénomène des « clowns agressifs », le succès fulgurant du livre vengeur de Valérie Trierweiler (dans lequel on apprend que l’amour fait mal et que les hommes infidèles vont à scooter), la mort de Lauren Bacall et de Marc Blondel… L’antisémitisme a prospéré, en France et dans le monde. En mai, un homme ouvre le feu dans le Musée juif de Bruxelles, en Belgique, tuant quatre personnes. L’assassin, Mehdi Nemmouche, un Français d’origine algérienne, est arrêté à Marseille le 30 mai. Puis, l’ « affaire Dieudonné » éclate… les propos antisémites tenus par le polémiste et ex-humoriste dans son dernier spectacle sont révélés au grand public à l’occasion d’un reportage télévisé et plusieurs de ses spectacles sont interdits. On découvre une France invisible, absente des grands médias, carburant à la haine et au ressentiment… Un univers avec ses propres réseaux de communication, son langage codé, sa rage contre la « communauté organisée« , sa logorrhée obsessionnelle… En juillet c’est un rassemblement pro-palestinien, à Sarcelles, qui vire à l’émeute. L’AFP résume : « À Gaza, Hamas et armée israélienne s’affrontent. À Sarcelles, ville du Val-d’Oise réputée pour son modèle multiculturel, la situation explose« . Des commerces sont pillés et incendiés. Quelques jours plus tôt, à Paris, dans les rangs d’une manifestation non autorisée on a donc entendu « Mort aux juifs !« , comme en 40 ! En décembre, le braquage (qui tourne au viol) d’un jeune couple à Créteil (Val-de-Marne) sur fond d’antisémitisme manifeste – l’enquête détermine vite que les victimes ont été choisies parce que juives et parce que « les juifs ça a de l’argent » – vient boucler une année sombre. On espère que 2015 ne verra pas de nouvelles escalades du phénomène… on se demande sinon quelle seraient les prochaines étapes, et jusqu’où tout cela ira trop loin…

Art contemporain. Voir  » plug anal « .

Bide. Jacques Weber est un comédien antédiluvien né en 1949, spécialisé dans les films en costumes et célèbre pour son regard intense qui fait chavirer le cœur des femmes mûres. Il a connu son heure de gloire au cours des années 2000 où il a interprété son meilleur rôle, celui d’un type qui mange des yaourts anti-cholestérol  » Danacol « . On l’a retrouvé cette année à l’affiche du nanar théâtral pathétique de la décennie, la pièce  » Hôtel Europe  » du comique Bernard-Henri Levy, au Théâtre de l’Atelier…  Nicolas Sarkozy, Manuel Valls et François Hollande s’y sont rendus comme à la messe. Mais le grand public, lui, a préféré snober… Il a peut-être une mémoire, le public ? Et il n’avait peut-être pas oublié le terrible précédent de béchamel-metteur-en-scène, son film Le jour et la nuit (1997), bijou de comique involontaire et d’enflure emphatique. L’épuisant monologue théâtral, évoquant pêle-mêle la Bosnie, la Grèce, l’Ukraine, Dieudonné, Berlusconi, DSK, les femmes et naturellement… BHL lui-même, a été interrompu au bout de 60 représentations. Initialement prévue jusqu’en 2015 la pièce a été arrêtée dès le mois de novembre, faute de combattants dans la salle. Dans une interview à nos confrères du Parisien Jacques Weber a déclaré que l’épaisse pièce humaniste de béchamel « (l’avait) totalement nourri« … Zut, il va devoir reprendre une double-ration de Danacol pour éliminer tout ça…

Boeing-Boeing. En mars, un Boeing 777 de la Malaysia Airlines, effectuant la liaison Kuala-Lumpur/Pékin disparait avec à son bord 239 passagers. Malgré des recherches actives dans plusieurs zones aucune trace du vol MH370 n’a été retrouvée. D’innombrables pistes ont été évoquées, depuis l’attentat terroriste jusqu’au crash en mer suite à une panne moteur, en passant par tout un fatras d’hypothèses farfelues… Le Boeing est-il parti dans une dimension parallèle ? Le Boeing a-t-il été  » prélevé  » par les petits gris de l’espace dont Raël fait inlassablement la promotion sur terre ? Seule une piste n’a pas été explorée : celle du  prestidigitateur fatigant des années 90, David Copperfield – qui ne faisait pas sortir des lapins de son chapeau, mais sortait avec Claudia Schiffer, et faisait disparaître de scène des locomotives à vapeur et des aéroplanes à réaction, à Las Vegas, et à la télévision. N’a-t-il pas repris du service ? On aurait préféré Mandrake. Ca aurait été plus élégant, et il aurait sûrement rendu l’avion…

Labrador. Comme nous l’expliquions l’année dernière, Noël est une fête païenne où chaque année nous célébrons la naissance d’Humphrey Bogart (né le 25 décembre 1899). A cette occasion nous décorons des sapins, et nous nous offrons des cadeaux. Cette année le Père Noël a décidé d’offrir au président Hollande un chien, de marque labrador, que le chef de l’Etat a appelé Philae, en référence au robot européen qui s’est posé sur la comète Tchourioumov-Guérassimenko. Les présidents français ont souvent eu des chiens de marque labrador. C’est un grand classique.  » Recevoir ce chien, c’est assurer la continuité de l’Etat et de la fonction présidentielle » a déclaré un proche de François Hollande à nos confrères du Parisien, sous couvert d’anonymat. Après VGE, Mitterrand, Chirac et Sarkozy, Pépère Ier entre donc dans le club des locataires élyséens qui sont possédés par cet animal à la queue de taille moyenne, et au poil très épais. Le labrador est connu pour son odorat exceptionnel… Il pourra ainsi indiquer à son maître le moment, en 2017, où cela sentira vraiment le roussi…Avant cela, 2015 sera donc l’année du chien…

Peshawar. Décembre. Attaque par un commando taliban d’un établissement scolaire fréquenté par des enfants de militaires pakistanais. C’est un massacre : on dénombre 132 morts parmi les enfants. Un survivant a raconté depuis son lit d’hôpital à l’AFP, encore horrifié, que les terroristes avaient ouvert le feu, avant de chercher les survivants cachés sous les bancs pour les exécuter. L’attaque a été « unanimement condamnée » comme on le dit poliment, mais on ne signale à travers le monde aucun grand mouvement de dénonciation de ces violences islamistes. Pas de manif. Pas de sit-in. On a préféré garder toute son indignation – cette année – pour les révélations récentes sur le regrettable usage de la torture par la CIA dans ses opérations anti-terroristes.

à suivre…

*Photo : LICHTFELD EREZ/SIPA. 00694439_000032.

English porn

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censure porno uk

Lorsque j’ai sorti La Société pornographique, il y a un peu plus de deux ans, j’ai proposé de couper complètement l’accès à toute la pornographie sur le Web — une proposition qui m’a valu l’inimitié passagère de Katsumi (pardon : Katsuni, désormais), star de cette industrie — l’une des rares à être passée du bon côté du miroir aux alouettes : pour une porn star de sauvée, combien de détruites — voir l’exquise Karen Lancaume ? Pour une pseudo-liberté (se gaver de porno sur écran, au lieu de passer à l’acte), combien de gosses (et de moins gosses) détruits à vie dans leur conception de l’amour, ramené à une gymnastique conçue pour le seul plaisir de la caméra ? Combien de passages à l’acte induits par des « modèles » fabriqués par une industrie sans complexes ni limites ? Je racontais dans ce livre cette agression sur le parvis de Lyon-Part-Dieu, en pleine après-midi, d’une douzaines de petits adolescents sur deux filles filmées pendant qu’elles accomplissaient les actes auxquels on les forçait — et on voudrait faire croire que le porno diminue la tendance au viol, alors qu’il n’est qu’exhibition de violence : voir ce que produit la Russie et l’ensemble des ex-pays de l’Est dans le genre…
Bref, on ne m’accusera pas de laxisme pro-porn. Autant l’érotisme est une noble cause (et l’érotisme, c’est le livre, c’est l’imaginaire, c’est l’amour dans ce qu’il a de plus débridé, alors que la pornographie est sans cesse contrainte), autant la pornographie ne vaut pas la corde pour la pendre. Un certain nombre de grands pays libéraux (la Chine, par exemple) bloquent toute diffusion pornographique. C’est dire que les dégâts engendrés par la pornographie sont jugés supérieurs aux avantages économiques (considérables — près de 200 milliards de dollars en 2010 au plan mondial) qu’on en tire… Aucune autre considération n’alarmerait des capitalistes — chinois ou monomatopaïstes…

Enter Great Britain. Des inventeurs du puritanisme et du libéralisme, à quoi pouvions-nous nous attendre ?
À ça — je traduis pour les grandes incompétences qui fréquentent Bonnet d’Âne :
« La pornographie produite au Royaume-Uni a été censurée en douce aujourd’hui par un amendement à la loi de 2003 sur la Communication, et les mesures décidées semblent cibler particulièrement le plaisir féminin. Les nouvelles régulations requièrent que la VoD en ligne adhère désormais aux mêmes règles que les DVD vendues en sex shop, décidées par le BBFC (British Board of Film Censors).
« Décidant arbitrairement ce qui est du sexe sympa et ce qui n’en est pas, le Bureau, statuant sur ce qui n’est pas acceptable en matière de sexe, a décidé de bannir de la production britannique de pornographie les pratiques suivantes : fessée, coups de canne, flagellation agressive, pénétration par un quelconque objet associé à la notion de violence (?), tout abus physique ou verbal (même si consensuel), l’urolagnie, la mise en scène de prétendus mineurs, les contraintes physiques, les femmes-fontaines, l’étranglement, le fait de s’asseoir sur le visage de quelqu’un, et le fist — les trois dernières pratiques entrant dans la catégorie des actes menaçant potentiellement la vie. »

Le Board est bien sympa de ne pas nous ramener aux temps victoriens, aux chemises de nuit trouées et à la position du missionnaire obligatoire. La Grande-Bretagne des fétichistes et autres dominatrices en frémit dans ses fondements.
C’est étrange, cette volonté de brider l’économie de la pornographie en passant par la bande — par les pratiques plutôt que par la diffusion. Un peu comme le porno japonais s’autorisant du shibari compliqué, du bukkake géant et autres fantaisies débridées pourvu que les producteurs floutent le poil (une obsession dont les Japonais eux-mêmes, qui jadis produisirent les admirables estampes d’Utamaro et de quelques autres, ignorent l’origine). Etrange, mais significatif. On contrôle les pratiques, mais on laisse le marché libre de diffuser — le marché étranger en particulier, soit 99% de la pornographie diffusée en Angleterre ou ailleurs (l’industrie anglaise du porno compte vraiment pour du beurre, et pas celui du Dernier tango).
Admettons pour la beauté de l’analyse que l’on interdise des pratiques courantes entre adultes consentants (que Gauge ou Lupa Fuentes passent dans leurs premiers films pour des mineures ne concerne que l’imaginaire des consommateurs, pas les producteurs). Etonnons-nous quand même que Fessée et Canne, si typiques de siècles d’éducation à l’anglaise (voir l’admirable collection Orties blanches du début du XXème siècle, et les romans écrits sous pseudonymes par Pierre Mac Orlan, entre autres), soient sur la liste. Quant aux pénétrations par des « objets » violents (et moi qui croyais que la violence était dans l’individu, pas dans l’objet en soi !), cela m’ouvre des abîmes de perplexité. Une banane ou une courgette sont-elles des objets violents ? Et un plug en forme de sapin de Noël ? Une colonne Vendôme miniature ? À partir de quelle taille un gode entre-t-il dans la catégorie ? Le Board devrait nous éclairer. Cette liste manque de précision.

Ce qui m’échappe complètement, c’est la présence dans la liste des femmes-fontaines (en anglais, female ejaculation ou squirting — autant que cette Note serve à l’apprentissage de l’association des anglicistes amateurs authentiques — AAAAA). Les censeurs confondraient-ils le produit des glandes de Skene avec celui de la vessie ? Et quand bien même ? Il est des gens qui boivent systématiquement leur propre urine, et affirment en tirer des bienfaits innombrables en reminéralisation matinale (sachez-le, ce sont les Allemands qui sont en Europe les grands amateurs de ces pratiques). Non, l’interdiction des femmes-fontaines vise tout bonnement le plaisir féminin, qui a intérêt, apparemment, à rester discret et intériorisé.
Pendant ce temps, la douche de sperme reste légale en Angleterre, l’éjaculation faciale aussi, le plaisir masculin peut continuer à s’extérioriser…
Le Board, dans sa grande furie moralisatrice, devrait aller plus loin. Interdire par exemple la Sodomy (selon les lois de plusieurs états américains — l’Utah, par exemple —, cette dénomination biblique inclut également la fellation et tout ce qui ne vise pas à se reproduire), qui n’est pas toujours précédée d’un lavement énergique — enema, in english, il y a des sites spécialisés… Interdisons la double pénétration (qui vaut bien un fist, reconnaissons-le, quand elle se situe sur le même orifice — et il y en a des triples), et même la masturbation, qui d’après Larousse induit toutes sortes de maladies abominables.
Encore un effort, membres (?) du Board : interdisez ces pratiques dans les chambres à coucher du royaume. Nous sommes depuis quelques mois, en Angleterre, dans une série de scandales pédophiles mettant en cause des personnalités diverses. Ça, c’est la réalité. Mais nos voisins se soucient de ce que l’on inclut ou non dans des fictions. À moins que l’intention soit justement de déborder sur la réalité, et de contrôler ce qui se fait ou non en vérité.

Si les membres du Board, et le reste de la société anglaise, reine comprise, mettaient sur la table de nuit le déroulé complet de leurs pratiques…
Sainte hypocrisie anglo-saxonne ! Ils interdisent sur les écrans des pratiques courantes dans le SM, mais engrangent les bénéfices de Fifty shades of Grey. Cravache ici, mais pas de fouet là. Ils viennent tout juste (il y a une dizaine d’années) de renoncer au caning dans les public schools (les Etats-Unis n’ont banni les châtiments corporels que dans 31 états — dans les 19 autres on peut y pratiquer la fessée à grands coups de paddle — que la main surtout ne touche pas les fesses !), et ils s’offusquent de pratiques entre adultes consentants, qu’ils s’agissent ou non de prestations rémunérées. Mais ils ne s’attaquent pas au marché lui-même dans son ensemble ; contrairement à ce que j’entends çà et là, c’est très facile d’interdire aux serveurs de diffuser de la pornographie : il suffit d’élever la voix, la Chine sait très bien le faire.

Je ne dois pas être un vrai libéral. J’admets dans l’intimité privée toutes sortes de pratiques, pourvu qu’elles n’impliquent pas des mineurs — au sens que ce mot a en France — et soient librement consenties. Mais je suis prêt à interdire la totalité de la pornographie sur Internet, parce qu’elle détruit les consommateurs, surtout les jeunes, et que couper les vivres à des pornographes m’indiffère profondément. Je suis un grand amateur de littérature érotique — après tout, j’en ai écrit —, parce que la littérature est une porte sur l’imaginaire, sur une activité réelle (alors que la pornographie sur écran réclame par nature une totale passivité). Et il ne me viendrait pas à l’idée de critiquer ce que fait tel ou tel, que je le sache ou non. Je trouve immonde que Closer, ou quelque autre publication-poubelle, dévoile la vie privée de qui que ce soit — membre ou non du FN. On peut faire ce que l’on veut chez soi — y compris s’enivrer de vertu, comme disait Baudelaire. Mais pas dans des médias qui ont sur les gosses des influences néfastes.
Quant à interdire telle ou telle pratique… Cela fait des millénaires que l’on essaie — avec des insuccès constants, quelles que soient les peines encourues, et elles étaient parfois atroces. Le Board doit manquer de culture — au fond, une fois encore, tout est là.

 

Le coup du bus 39

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western paris bus

Nous avions dîné à la rue Sainte-Anne. Pris le bus 39 pour rentrer chez nous.

C’était un rite. Un rite qui, depuis quelques mois, n’avait plus aucun sens pour moi. Elle avait perdu tout attrait à mes yeux. Elle n’en avait pas conscience. Soudain, à Sèvres-Babylone, je me suis entendu lui dire : « Descends ! Je ne t’aime plus ! » Elle m’a regardé, pétrifiée. À ma grande surprise, elle a appuyé sur le bouton. Elle était livide. Elle ne s’est pas retournée, rue de Sèvres. Dix années de vie commune prenaient fin. La scène avait été d’une brutalité inouïe. Je ne me reconnaissais pas, pas plus que je n’avais imaginé qu’elle obéirait. J’étais soulagé. Un peu inquiet. J’avais lu Proust et je savais qu’« on ne se quitte jamais bien, car si on était bien, on ne se quitterait pas. » Mais, avant de m’endormir – enfin seul ! – c’est une autre citation qui me revenait à l’esprit, sans doute fausse : « La charité du bourreau consiste à frapper d’un coup sûr. » Avais-je été charitable ?

Une jeune fille qui a quelque inclination pour moi m’écrit : « Tu es un adorable mufle, un cow-boy au cœur tendre, un vieux filou. Je t’adore. » Je me demande ce qu’elle m’adresserait comme texto si elle avait subi le coup du bus 39.[access capability= »lire_inedits »]

Toujours à Sèvres-Babylone, la nuit, pendant que l’ami Grozdanovitch nous annonce, à Fabien Sanchez et à moi, d’une voix tonitruante, qu’il va nous expliquer ce qu’est la littérature, ce qu’est vraiment la littérature, un clochard hurle : « Ta gueule ! Ta gueule ! Ta gueule ! » Nous éclatons de rire : enfin quelqu’un qui a la bonne réponse ! Nous allions parler de snobisme et d’intransigeance, d’intimisme et de publicité. Il nous a épargné tous les lieux communs sur l’art.

La fille qui voit en moi un vieux cow-boy au cœur tendre (moi je dirais : au cœur sec) m’a troublé quand elle m’a avoué n’avoir jamais été attirée que par les philosophies et les politiques qui mènent le monde à sa perte. Elle pense qu’Albert Caraco s’est réincarné dans son corps de fillette. Albert Caraco, c’est Schopenhauer plus Cioran plus un bidon de nitroglycérine. Ça peut faire mal, surtout quand la fille est bien roulée. Mais qu’adviendra-t-il quand sa beauté s’évanouira comme un songe ?

Le coup du bus 39 conduit tout droit à la dépression pour celle ou celui qui en est victime. La dépression n’est pas la mort. Elle est pire que la mort. Pourquoi ? Parce qu’elle est une lâcheté de l’âme. Lacan a de belles digressions à ce sujet. Cioran aussi qui soutenait qu’une rupture sentimentale vaut dix ans de philosophie universitaire : on y apprend enfin quelque chose sur soi, sur les autres et sur l’amour ! Notamment que l’amour est quelque chose d’essentiel pour celui qui aime peu et de secondaire pour celui qui aime beaucoup.

Ce samedi soir, j’étais dans un restaurant italien, le Lucania, de la rue Pierre-Leroux. Seul. J’avais pris avec moi l’opuscule d’Akira Mizubayashi, Petit éloge de l’errance. Ma vie me pesait. Non loin de moi, une vingtaine d’Africains fêtaient joyeusement un anniversaire. Je venais d’envoyer un texto à Cécile. Je lui demandais : « Combien y a-t-il de personnes dont la mort te ferait tellement de peine que tu aurais envie de les suivre dans le néant ? » Elle m’avait aussitôt répondu : « Deux» Je savais que j’étais l’un des deux. Je savais que je la décevrais. Je savais qu’un demi-siècle nous séparait. Elle croit que j’ai un cœur. Elle est certaine de l’avoir entendu battre. Pour elle. Et elle est prête à m’offrir sa frange pour sécher mes larmes. Les Africains chantaient maintenant. Il y avait une telle chaleur et une telle bonté dans leurs effusions que j’avais envie de sangloter. Je me souvenais du bus 39. Mon passé défilait sous mes yeux et il était affligeant. Pour être seul, j’étais seul. Je suis sorti pour dissimuler mon émotion. Les Africains chantaient plus doucement maintenant. J’avais envie de les embrasser. Dehors, j’ai croisé une vieille dame mal fagotée avec un petit chien qu’elle traînait derrière elle comme une poupée en chiffon. J’ai pensé qu’elle était encore plus seule que moi. Que peut-être il y a bien des années un salaud lui avait fait le coup du bus 39. Certaines filles ne s’en remettent jamais. Cécile me prenait pour un vieux cow-boy. J’ai regardé son dernier message : « I miss my cow-boy… » et j’ai songé au western Seuls sont les indomptés avec Kirk Douglas. Du coup, je me suis senti moins seul. La silhouette de la vieille dame et de son petit chien se perdait dans la nuit. Le cœur est un chasseur solitaire, ai-je encore pensé, sans trop savoir pourquoi. Personne ne m’attendait chez moi. Je ne savais pas s’il fallait m’en réjouir ni qui j’aurais envie de suivre dans la mort. Peut-être elle.

Il m’est arrivé de faire le coup du bus 39 à un philosophe balnéaire qui tentait de me convaincre que ma place était plutôt dans une maison de retraite que parmi les néo-réacs de Causeur. Il avait sans doute raison, mais dans un sursaut d’orgueil totalement déplacé j’avais décidé de résister à ses assauts répétés et, pour tout dire, assez lassants. Un vieux cow-boy dans un hospice ? Je préférais encore Coups de feu dans la Sierra de Sam Peckinpah, voire Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia.

Le combat ne fut ni loyal ni glorieux, et je me garderai bien de dire qui en sortit grandi. Mais je découvris à cette occasion en moi un acharnement qui me rassura : il est toujours rassurant pour un vieux cow-boy de savoir qu’il lui reste encore quelques cartouches. D’autant que je ne voulais pas démériter aux yeux d’une jeune beauté gothique un peu effrayée par cette soudaine éruption d’une violence contenue jusque-là de part et d’autre. Ce qui ne cesse de m’inquiéter, en revanche, c’est la rapidité avec laquelle j’oublie ces querelles de cour de récréation. Mais les westerns de Sam Peckinpah, je les porte en moi.

For ever.[/access]

*Photo : wikicommons.

L’ère du vide et le temps du trop-plein

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ere vide islam djihad

Gilles Lipovetsky a fait le tour de la question dès 1983, lorsqu’il a publié L’ère du vide (Gallimard, et maintenant en Folio Essais). Ces « Essais sur l’individualisme contemporain » démontraient jusqu’à la nausée ce que les temps post-modernes mettaient en place de narcissisme satisfait, de désengagement politique, d’hédonisme à petites doses, d’indifférence dans la recherche de la différence — cette différence obligée, sous-tendue par la mode, que Lipovetsky a analysée plus tard dans L’Empire de l’éphémère. Bref, de vacuité assumée.
Entendons-nous : l’individualisme a eu ses héros, ses grands fauves — à l’ère baroque par exemple —, son côté aristocratique, Primus inter pares. Le Grand Condé. Le narcissisme, lui, était à l’origine tragique — une cruelle blague des dieux, où le jeune homme insensible s’abîmait dans sa propre contemplation, où l’Ego magnifié — « inépuisable Moi », disait très bien Valéry —, quelles que fussent ses faiblesses et ses névroses, atteignait des sommets — voir Malaparte ou Hugo.
Mais il s’agit aujourd’hui d’un ego satisfait de sa médiocrité, d’un narcissisme du minable habillé par Zara. D’une indifférence aux autres (attention, pas tous les autres : Homo festivus, comme dirait plus tard Muray, se satisfait aussi en petits groupes — « moi et mes amis ») qui explique la perte de sens civique ou de désintérêt pour la res publica — et du coup, analyse finement Lipovetsky, se contente de satisfactions écologiques, d’engagements parcellaires, contre les fourrures ou la retenue d’eau de Sivens, d’éclatement consenti de l’Etat au profit d’une dilution régionale ou municipale. On a vu émerger des discours sidérants sur la démocratie de proximité, qui ont justifié tous les errements — le communautarisme béat, les fêtes de quartier, les « équipes pédagogiques au centre du projet éducatif », et j’en passe. Bref, une atomisation du sens civique. L’homme a cessé d’être un animal social. Le postmodernisme est un post-aristotélisme.

Symbole de ces temps déconfits, le « selfie » — « ego-portrait », disent très bien les cousins québécois. Ce qui caractérise une vraie photo, c’est l’absence du photographe, qui s’inscrit en creux dans l’image. Ici, c’est l’inverse, le photographe est la photo. C’est, dans l’instantané (et cette génération vide fonctionne dans l’instant qui est si beau — no future, souvenez-vous, et aucun projet), l’équivalent de ce qu’est l’autofiction pour le roman : on n’écrit plus qu’avec son nombril.
Au reste, cette dictature du vide satisfait (et se satisfait) amplement du libéralisme, qui n’est pas une idéologie, comme je le rappelais il y a peu, mais une offre pressante de produits non indispensables, donc nécessaires, dans cette inversion des valeurs à laquelle nous amène le souci permanent de la satisfaction d’un ego de petite taille.

Le problème, c’est que les mille gadgets de la civilisation avancée, et même un peu blette, ne suffisent pas à combler le désir. Et qu’au niveau du désir, toute béance est un gouffre. Il faut être sacrément épicurien pour se contenter de l’immanence. Ce n’est pas donné au premier imbécile qui passe.

Ce que Lipovetsky n’a donc pas vu (et loin de moi l’idée de m’en gausser : son livre rassemble des articles écrits en amont et en aval de 1980, il est déjà prescient, on ne va pas lui reprocher de ne pas avoir été visionnaire), c’est que la nature a décidément horreur du vide, et que cette faille ouverte par la rupture avec toute idéologie (disons que Mai 68 a été le dernier coup d’éclat des idéologies, et en même temps le starter de l’individualisme béat contemporain) demanderait un jour ou l’autre à être comblée.
L’Islam s’est révélé être un magnifique compensateur de vacuité. Ces existences en miettes, faites d’instants successifs, sans but ni âme, ne demandaient qu’à se remplir d’une idéologie cohérente — et je ne reprocherai jamais à l’Islam son manque de cohérence. Un certain catholicisme ultra, on l’a vu ces derniers temps, ne manque pas de charme non plus, mais il n’offre pas les absolues certitudes de l’Islam — et son ambition hégémonique. Il y a beau temps que le catholicisme n’est plus expansionniste. Le judaïsme, repliéa priori sur un seul peuple élu, ne l’a jamais été (que le gouvernement israélien soit ponctuellement impérialiste est une autre histoire). L’Islam, sous la forme en particulier de l’Etat islamique, a vocation à s’étendre. C’est la théorie des dominos du Moyen-Orient : d’abord l’Irak ou la Syrie, les monarchies périphériques suivront, le pétrole donnera des moyens de pression considérables, et les béats occidentaux ouvriront la porte, déjà pas mal déglinguée. Le djihad remplit mieux les consciences malheureuses de gosses sans futur structuré (en particulier au cœur de ces institutions au jour le jour que sont les centres pénitentiaires) que la société du spectacle — sans compter qu’il fournit aussi le spectacle. Evidemment, les engagés sur le front combattant doivent apprendre à se délester des petits agréments sans réelle importance de la civilisation du vide — les consoles de jeux, par exemple. Mais qui hésiterait, parmi ces jeunes à cervelle creuse, à remplacer le portable par un sabre ou une kalach ? Le djihad, comme autrefois les croisades, c’est l’éternité à la portée des caniches, comme aurait dit Céline.
L’ère du vide est le produit du libéralisme avancé — qui a cru intelligent d’éliminer les idéologies, sous prétexte que l’idéologie en chef, le marxisme, pouvait le menacer. Mais l’islamisme aussi résulte de ce creux aménagé par les épiciers : quand on vire les marchands du temps, reste le temple.

PS. Remarquable interview de Natacha Polony sur le libéralisme, la Gauche, la Droite, toute cette merde, quoi.

*Photo : devianart.

Insécurité : Baston à Bastille

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roquette bastille insecurite
la seule rue de Lappe compte pas moins d’une trentaine de bars, qui attirent en fin de semaine toute une faune venue se retourner la tête au mojito

 

Bandes de jeunes surexcités, taux d’alcoolémie critique, grosses cylindrées qui font hurler leur moteur sous le nez de familles roms, installées à cinq ou six sur un matelas posé à même le trottoir… On est au cœur de la Bastoche historique. Mais Nini peau d’chien n’oserait plus s’y promener. À la jonction de la rue de Lappe et de la rue de la Roquette, qui forment un carrefour avec les rues Saint-Sabin et Daval, dans le 11e arrondissement, la même scène, qu’on aurait encore jugée surréaliste à Paris il y a quelques années, se répète chaque fin de semaine. Entre deux marchands de roses insistants, pickpockets et autres voleurs à l’arraché s’en donnent à cœur joie, tandis que de plus ou moins petits caïds harcèlent les filles, bousculent ou insultent tout le monde, cherchant la moindre occasion de cogner. En novlangue sociétaliste, on appelle ça un « quartier festif », tout en déplorant qu’il génère quelques « nuisances », notamment « sonores ».

Quiconque réside dans l’est de Paris sait que la quasi-totalité des actes de délinquance commis aux environs de la place de la Bastille se produisent dans ce petit périmètre bien identifié. Explication : la seule rue de Lappe compte pas moins d’une trentaine de bars, qui attirent en fin de semaine toute une faune venue se retourner la tête au mojito, au ti’punch, à la bière ou à la vodka…, sans compter les substances illicites. Ensuite, cette foule survoltée en grande partie issue de la « diversité » – c’est-à-dire de l’autre côté du périph’ – piétine à l’entrée des boîtes de nuit du coin, où les « blancos » qui habitent les étages supérieurs ne mettent jamais les pieds.[access capability= »lire_inedits »] Depuis quelques années, le phénomène a pris de l’ampleur. Constatant une trop faible présence policière, les commerçants ont donc décidé d’agir, pour reprendre la Bastille en main.

En mars dernier, ils se sont tous associés pour tenter de limiter la casse dans l’étroite rue pavée où ils tiennent boutique. Tous ? Presque, car il y a encore quelques « passagers clandestins » qui en profitent sans cotiser. Le président de l’association, Azzoug Mouche, que tout le monde ici appelle « Mouche », tient un petit bar à tapas au 10, rue de Lappe. Il raconte que sa rue est devenue « une sorte de safari pour banlieusards », où des voitures conduites par des jeunes « imbibés d’alcool » passent « jusqu’à 80 ou 100 km/h » au milieu des fêtards. Un rodéo urbain du week-end dont le principe consiste à « faire chier les nanas » et « mettre la musique à fond », en espérant que ça dégénère. Résultat : « Énormément de bagarres, de klaxons… Trois plots en métal ont été défoncés, et, il y a un an, une jeune fille a été écrasée », raconte Mouche. Les commerçants avaient bien signalé aux autorités « des problèmes de vols, de violences », mais le taulier du T10 dit avoir obtenu en réponse « une fin de non-recevoir ».

Cyril, buraliste rue Daval, explique cette réaction par le fait que « le commissariat du 11e n’a que deux voitures qui tournent la nuit ». Du coup, nous apprend-il, l’association de ses voisins fait appel à « des grands blacks du 9-3, agents de sécurité pour la RATP, qui ont monté leur propre association ». Ces six « médiateurs » (en banlieue on dit « grands frères ») arpentent la rue chaque vendredi et samedi soir, jusqu’au petit matin. Leur rôle ? « S’assurer que personne ne se promène avec un verre ou ne pousse des hurlements, que tout le monde ne jette pas ses mégots n’importe où, et qu’on évite les incivilités », nous explique d’abord Mouche. On souffle le mot « sécurité » : « C’est une partie de leur job, mais, quand il y a une bagarre, ils ne font que séparer les gens et les raccompagner jusqu’au bout de la rue », précise-t-il. Activité apparemment dérisoire, mais qui pourrait donner envie à Cyril de rejoindre l’association, histoire que ces messieurs soient raccompagnés encore quelques mètres plus loin, au bout de sa rue à lui.

« Ce qu’on veut, c’est que vous puissiez vous sentir tranquilles, parce que c’est votre droit », finit tout de même par résumer Mouche. D’ailleurs, précise-t-il, « il n’y a presque plus de plaintes pour des infractions commises rue de Lappe, on est sortis du club des rues à problème dans les statistiques ». Alors, est-il fier d’avoir délesté la police de cette mission de maintien de l’ordre ? « C’est à nous de le faire, confirme-t-il, parce qu’on génère un gros afflux, du bruit, des dérangements, donc il est normal qu’on prenne notre part de responsabilité. » D’ailleurs, notre taulier n’est pas partisan du tout-sécuritaire : « Si on n’organise pas un peu la sécurité dans la rue, ça va être le tout-répressif de l’État pour tout le monde, pas seulement pour les gens qui posent problème. » En prime, lui propose une solution : « On négocie la fermeture de la rue à la circulation de 22 heures à 6 heures le vendredi et le samedi, sauf pour les riverains et les services d’urgence, en utilisant les médiateurs pour filtrer les voitures. Notre dossier est à l’étude à la préfecture. »

Convaincu que cette interdiction ferait baisser les nuisances de 50 à 60 % sur tout le secteur de la Bastille, Mouche voudrait même qu’elle soit étendue au tronçon de la rue de la Roquette qui relie la place au carrefour maudit. Les voitures n’auraient alors plus aucune possibilité d’encombrer les axes où se concentrent les bars et les boîtes. Cyril aussi serait preneur, car il ne croit pas une seconde à la fermeture de la seule rue de Lappe, « pour une raison simple » : cela reviendrait à dévier le trafic vers la rue où vit, comme tout le monde le sait par ici et comme en témoigne chaque soir un camion de CRS, un certain Manuel Valls. L’épouse du Premier ministre ayant elle-même subi une agression dans le quartier, on peut en effet douter que tous les zonards soient aiguillés vers leur domicile. La seule solution crédible semble donc bien que le trafic en provenance de la Bastille soit filtré en amont.

« Monsieur Émile », patron d’un petit troquet de la rue de la Roquette, témoigne : « Avant, il y avait un panneau “Fermé le dimanche” qu’on posait nous-mêmes à l’entrée de la place de la Bastille, et un policier qui contrôlait. » Jusqu’à récemment, une camionnette de police stationnait par ailleurs tous les soirs au carrefour. Mais ça, c’était avant. « L’ancien commissaire, on le connaissait, il nous convoquait une fois par mois et il passait nous voir tous les quatre ou cinq jours. Le nouveau, il n’est jamais venu se présenter. Il n’y a plus de contact. » Plus grave encore, selon le vieux briscard de 70 ans : « Dans les années 1990, on avait demandé des îlotiers. On en a eu, mais ils ont été supprimés. La police a délégué, elle a laissé tomber. » Émile, qui a été brièvement policier lui-même, n’a pas attendu pour se faire parfois justice : « Je me suis toujours battu, dit-il. Si on m’emmerde, je rentre dedans. » Et il ne comprend pas qu’on le lui reproche de plus en plus souvent.

« Un jour, confie-t-il, je suis intervenu pour aider la chocolatière d’à côté qui avait un problème avec un homme et son chien. Comme je l’avais frappé, un policier m’a arrêté… Puis la mairie a découragé la BAC de venir embarquer les chiens avec un camion fourrière, parce qu’il y a des associations qui ont pris le pouvoir sur cette question. » Émile est du genre connu des services de police : « Je me suis retrouvé plusieurs fois au tribunal. On a perdu notre autorisation de nuit suite à une bagarre à coups de chaises et à une plainte contre le videur. » Sa logique, il l’a expliquée plusieurs fois aux flics : « Si vous ne venez pas, vous nous laissez faire ! » Lui aussi avait proposé à ses voisins de se cotiser pour créer « une brigade » privée, en faisant appel à une société de sécurité. Mais les commerçants n’ont pas réussi à l’époque à se mettre d’accord.

Alors, les commerçants du coin sont-ils une bande de cow-boys qui jouent au shérif ou une association de bienfaiteurs ? Le patron du Bar à Nénette, rue de Lappe, nous l’a dit texto : « Les médiateurs jouent le rôle d’une police de proximité. » Deux se positionnent à un bout de la rue, deux à l’autre bout, et deux vont et viennent le long des trottoirs. Le tout, bien sûr, en toute légalité,  puisque, Mouche l’affirme : « On a de très bons rapports avec la police. » Comprendre : des rapports d’autant meilleurs qu’elle ne vient plus dans le quartier et n’a plus à faire le sale boulot – la « proximité »… Cyril confirme : « La mairie et les flics sont au courant, le commissaire était même à la réunion où je suis allé. Et ils savent que ça marche, puisque les vols auraient diminué de 45 %. » Une bénédiction pour les policiers, que Mouche excuse de ne pas pouvoir faire mieux : « Ils ont très peu de moyens matériels et humains. Depuis les années Sarkozy, ils sont en manque d’effectifs, parce que les policiers qui partent à la retraite ne sont plus remplacés. » Cette situation a d’ailleurs provoqué la colère des fonctionnaires de police, dont plusieurs milliers manifestaient encore le 13 novembre à Paris, comme l’année précédente.

À cette occasion, Frédéric Lagache, du syndicat Alliance, confiait à Paris Match : « Partout on manque d’hommes, de moyens de communication comme les radios, de véhicules… Comment poursuivre des BMW quand on se déplace en Kangoo ? C’est ridicule ! » Comme en réponse à Émile, qui regrette que les policiers ne soient même plus pris au sérieux par les petits voyous qui leur tiennent tête rue de la Roquette, le leader syndical confirme : « C’est vrai, il y a un vrai problème de respect des agents. Sur la voie publique, il est inexistant à cause, entre autres, de la réforme pénale. Et de l’impunité des personnes interpellées puis systématiquement relâchées. Les collègues se sentent impuissants, pour ne pas dire humiliés. » Comme si le « respect », que réclament tant de jeunes de banlieue, n’était plus accordé par ceux-ci qu’aux pairs, aux grands frères, aux « médiateurs » de la rue de Lappe… Frédéric Lagache encore : « Les policiers se demandent comment l’État a trouvé 1,3 million d’euros pour financer les matricules (numéros d’identification individuels inscrits sur chaque uniforme depuis le 1er janvier 2014) alors que soi-disant il n’y a pas assez d’argent pour des embauches de personnel et le financement d’équipements… »

Mais au fait, que pensent les autorités locales d’une association comme celle de la rue de Lappe ? À la mairie du 11e arrondissement, jointe par téléphone, une femme nous conseille d’envoyer un mail à l’adjoint en charge de la prévention, de la sécurité et de la médiation, Stéphane Martinet, parce que, malheureusement, « il n’est pas à la mairie ». Dans la foulée, on appelle le commissariat. Le troisième interlocuteur qu’on obtient semble habilité à nous répondre. A-t-il eu vent de l’initiative, comme Mouche nous l’a assuré ? « Non, on n’en a pas connaissance. Je ne connais pas le président de cette association. » On explique qu’elle fait appel à des « médiateurs » pour assurer la sécurité rue de Lappe. Mais lorsqu’on les qualifie de « costauds », il nous coupe : « Ah ! non, les médiateurs ce ne sont pas des costauds, ils sont là pour parler. » On précise qu’au contraire, toujours selon le président de l’association, ces mastards « ne parlent pas » et ont pour principale fonction d’empoigner les fâcheux par le colback pour les éjecter de la rue. Puis ils « les reconnaissent », et les empêchent de revenir.

La conversation s’arrête là. On nous invite à contacter le service communication de la préfecture de Police de Paris qui, à son tour, nous propose d’envoyer un mail… Lorsqu’une jeune femme nous rappelle, c’est pour nous expliquer longuement que les réponses à nos quelques malheureuses questions exigent de solliciter d’innombrables services, du cabinet du préfet à la voirie en passant par les affaires culturelles et d’autres encore. Bref, que c’est extrêmement compliqué, vous comprenez, et que ce sera trop long eu égard à votre délai de bouclage, mais bonne soirée. À ce stade, on ne serait pas étonné d’apprendre que des usagers s’associent pour soulager les standards téléphoniques de nos institutions et autres administrations d’une mission d’information et de communication qu’elles ne parviennent plus à assurer. Peut-être le manque de moyens et d’effectifs, sûrement la faute à Sarkozy.[/access]

*Photo : Hannah.

Demain, la Grèce

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grece syriza troika ue

Finalement, l’année se termine bien. Avec une nouvelle aussi bonne qu’une bouteille de muscadet Amphibolite de Landron sur une douzaine de Prat-Ar-Coum : il va y avoir des élections législatives en Grèce, probablement le 25 janvier. Quoi de plus normal me direz-vous car, comme moi, vous êtes démocrate, n’est-ce pas ? C’est bien mal connaître l’atmosphère idéologique qui règne en Europe, ou plutôt dans les cercles dirigeants de l’Union Européenne ou de l’Allemagne, ce qui revient sensiblement au même par les temps qui courent. Des élections, on en veut bien en Europe à condition que ce soit les libéraux qui les gagnent ou les sociaux-libéraux, voire des grandes coalitions des deux, ce qui provoque en général des soupirs orgasmiques chez les commentateurs autorisés qui sont convaincus de l’excellence des politiques austéritaires comme un Concile médiéval était convaincu de l’excellence de la Sainte-Trinité.

La Sainte Trinité de l’Union européenne, on le sait, s’appelle la Troïka et la Troïka est constituée non pas du Père, du Fils et du Saint-Esprit mais du FMI, de la Commission et de la BCE qui ont finalement, eux aussi, une existence qui devrait être l’objet de disputes purement théologiques mais hélas suscite très concrètement des ravages économiques, politiques et sociaux sans précédent dans les pays sur lesquels elle exerce son magistère. C’est que la Troïka tient aussi du médecin de Molière. Elle ne connaît que la saignée, même pour les malades anémiques. Ainsi, lorsque la Troïka a provoqué l’hystérie sur la dette souveraine grecque dès 2008, celle-ci venait de dépasser le seuil des 200 milliards d’euros. La Commission Européenne et le FMI ont alors imposé au pays des cures d’austérité sur cure d’austérité, ce qui, plutôt que de réduire la dette, l’a fait exploser. On connaît le cercle vicieux : baisse  des recettes, baise de l’activité,  chômage de masse,  hausse effrayante des dépenses sociales. En fait, au lieu d’en terminer avec les créances grecques, l’austérité a multiplié par 2 la dette en 3 ans. Même en adoptant la logique cannibale de la Troïka, sa politique est doublement absurde: le FMI a accepté de prêter  en tout 240 milliards d’euros à la Grèce, ce qui aurait pourtant largement suffi à éponger ce qui était réclamé en… 2008. Bref, ne cherchez plus le prochain Kafka, il est en train d’écrire un grand roman quelque part dans la nouvelle tour de la BCE, celle à 1, 2 milliards d’euros.

Sur un plan démocratique, il a été très clair, très vite que du point de vue de la Troïka, la démocratie n’était pas faite pour les peuples déficitaires. Les peuples déficitaires n’avaient plus qu’un droit, celui de se taire et d’obéir à des gouvernements collabos comme celui du Premier ministre Samaras qui est en échec aujourd’hui puisqu’il n’a pas réussi, après trois tentatives, à faire élire par le parlement son candidat au poste pourtant purement théorique de Président de la République. Résultat, dissolution et élection dans la foulée. Et ça, ça ne plait pas du tout à la Troïka. La Troïka n’a pas vraiment de temps à perdre avec des élections. Elle l’avait montré déjà en Italie en forçant le parlement à investir un gouvernement technique, celui de Mario Monti qui devait d’ailleurs connaître une défaite cuisante lors des élections suivantes.

En plus cette fois-ci, qui risque de gagner les élections ? Je vous le donne en mille : Syriza, c’est à dire l’équivalent du Front de gauche en France, avec 30% des voix d’après les premiers sondages. Je vous passe les pressions dont a été victime le parlement grec  de la part de la Commission Européenne, les déplacements de Moscovici sur place, les petites phrases de Junker ou le chantage au « chaos » de Samaras : les parlementaires grecs n’ont rien voulu entendre. Et ils risquent donc de faire gagner ce que les journaux français toute tendance confondue ne savent plus trop comment appeler : extrême gauche,  gauche extrême, gauche radicale, gauche anti-austéritaire… bref quelque chose qui sera « pire que le communisme » d’après monsieur John Sporter, président de Capital Group, un fonds de pension .

Bon, évidemment, on ne va pas demander à monsieur Sporter d’aller se faire soigner dans des hôpitaux grecs, de regarder la consommation d’anxiolytiques dans le pays, le taux de chômage, celui des suicides et des overdoses, les retraités qui fouillent dans les poubelles du Pirée ou les gamins qui s’évanouissent à cause de la faim dans les écoles qui fonctionnent encore. Non, monsieur Sporter, comme tous nos amis de la Troïka, lui, il juge la bonne santé d’un pays à sa capacité à emprunter sur les marchés. Le reste, ce n’est pas son affaire.

C’est pourtant celle du peuple grec et puis aussi la nôtre, à nous, Français. La bourse d’Athènes a dévissé, le FMI a suspendu sa prochaine tranche d’aide jusqu’à la formation du nouveau gouvernement, ce qui prouve bien que pour n’importe quel pays voulant prendre une autre direction, il va falloir un sacré courage. On ne va pas lui envoyer des tanks comme au Chili en 73, ou pas encore, mais il s’agira de serrer les dents et de résister aux « amicales » pressions. D’autant plus que Syriza, pour peu qu’on regarde les choses froidement, ne va pas transformer la Grèce en république conseilliste (hélas…) mais tout simplement prôner une renégociation de sa dette et un néokeynésianisme somme toute plus proche du New-Deal que de l’appropriation collective des moyens de production, comme disait l’autre.

En fait, fondamentalement, ce qui gêne l’UE dans cette histoire, c’est que les Grecs ne sont pas tombés entre les deux mâchoires du même piège à cons, comme le disait Manchette dans Nada : soit la pensée unique austéritaire, soit les néo-nazis d’Aube dorée. Non, ils ont décidé de ne pas se tromper de colère et ont refusé la paranoïa identitaire en redessinant au passage les contours de la gauche : un parti socialiste devenu groupusculaire remplacé par une gauche…de gauche.

Inutile de dire, alors qu’un scénario similaire se dessine en Espagne avec Podemos, qu’on aimerait bien qu’en France, on en prenne de la graine et que l’on se souvienne que tout Européen a deux patries : la sienne et la Grèce.

*Photo :  Petros Giannakouris/AP/SIPA. AP21661179_000003. 

Notre-Zad-de-Sivens

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sivens zad fraisse

Au bout d’une petite route qui serpente entre les fermes et les coteaux, un assemblage de pneus, de palettes, de planches et de ferraille est surmonté par un panneau qui indique : « Barrikad, vous êtes sur un lieu 2 lutte. Zone A Défendre. » La « Zone A Défendre » est un dérivé de la TAZ, Temporary Autonomous Zone (Zone autonome temporaire), de l’anarchiste américain Hakim Bey, prisé par les contestataires et altermondialistes des années 1990 et 2000. La TAZ se voyait en contre-pouvoir installé dans les interstices du réseau mondial – une forme d’utopie flibustière. La ZAD, elle, ne se veut pas « temporaire ». Elle est, selon ses défenseurs, un « acte de réappropriation des territoires condamnés par les logiques économiques ». Les zadistes de Sivens n’en doutent pas : ils sont là pour rester.
À l’entrée du camp retranché, un petit groupe s’active à planter pépinières, arbres fruitiers et aromates dans un « jardin autogéré ». Ils sont jeunes, entre 20 et 30 ans, à l’instar de François, 21 ans, maraîcher dans le Puy-de-Dôme, qui dirige les opérations et a planté ses premiers arbres le jour de la mort de Rémi Fraisse, une façon symbolique d’enraciner la présence des zadistes : « On a planté des pépinières, des aromates, des groseilliers. On est là pour ramener de la vie. Qu’on le veuille ou non. » Un peu en contrebas, là où le tapis de copeaux de bois cède la place à la boue du chantier abandonné, un petit jardin a été aménagé en mémoire de Rémi Fraisse. « La vie contre sa mort », indique un panneau.

Enracinement, réenracinement, chez les zadistes, il est beaucoup question de racines. Il faut replanter, faire refleurir la vallée. Un jeune portant barbiche et queue de cheval, lecteur d’Illich, Ellul et René Dumont, se définit comme anarchiste chrétien : « Ici, on a le temps de construire et de discuter. On veut laisser la place aux arbres pour repousser, on veut faire vivre une alternative ici. » Quand je lui demande son nom, il me répond simplement : « Ben t’as qu’à m’appeler Jésus ! Ça fera bien, une interview de Jésus dans le journal ! » Ça fera pas mal, merci. [access capability= »lire_inedits »]
Il est vrai qu’il règne une ambiance un peu biblique à la sauce Indiana Jones dans cette vallée perdue où se concocte un idéal de bric et de broc. Les zadistes ne doutent de rien, surtout pas qu’ils vont changer le monde. Ils sont convaincus de jeter les fondements de la nouvelle société, celle qui adviendra quand l’ancien monde aura fini de courir à sa perte. Alors que les États ne sont plus au service des citoyens, ils prétendent évidemment retrouver la démocratie authentique. Bon, cette société alternative n’est pas d’une folle originalité dans ses références : « Il faut retrouver le sens des mots de l’ancien dictionnaire, ajoute Jésus, tels qu’anarchie et droits de l’homme, mais au sens premier du texte, celui qui établissait qu’une population pouvait se soulever contre un pouvoir tyrannique. » Certes, la Constitution de 1793 fait partie du vade-mecum radical, mais un monde nouveau ne mérite-t-il pas aussi quelques idées nouvelles ?
La presse est rituellement montrée du doigt, bien que l’afflux de journalistes amuse beaucoup les zadistes. « Hier, on avait Le Figaro, aujourd’hui, c’est toi. À gauche, à droite, tout le monde s’intéresse à nous subitement ! », me lance un jeune type, foulard remonté jusqu’aux yeux (je me demande si c’est Causeur, la gauche ?). L’atmosphère a beau être bon enfant, on reste sur ses gardes. Mon interlocuteur me demande brusquement : « C’est pas un micro, le truc rouge qui dépasse de ta poche, là ? » Je lui montre mon paquet de cigarettes. « Ok. Et l’autre poche ? » Je lui montre mon téléphone. « Il est pas branché au moins ? »

À l’extérieur de la Métairie neuve, une vieille ferme qui a été le premier lieu occupé et qui est aujourd’hui le centre névralgique de la ZAD, Camille, la vingtaine, étudiante en sciences de l’environnement, s’acquitte de son tour de vaisselle. Elle s’était déjà mobilisée contre un projet de barrage similaire dans ses Pyrénées natales. Pour Camille, l’adversaire, c’est le productivisme et, avec lui, l’irrigation intensive, qui créée ces besoins en eau de plus en plus importants. La ZAD de Sivens compte nombre d’étudiants et d’étudiantes comme Camille qui peinent à s’insérer dans le monde du travail. Le rejet idéologique du mode de production capitaliste rejoint la désaffection à l’endroit d’une société qui ne leur offre pas de place. Le département du Tarn affiche 11 % de chômage et, dans cette région rurale où l’emploi agricole disparaît, la proportion double chez les jeunes. Ils vont aux champs comme leurs prédécesseurs allaient à l’usine. On croise sur la ZAD une jeune ingénieure agronome qui ne parvient pas à trouver d’emploi, des maraîchers, des étudiants et des travailleurs ruraux qui pointent à Pôle emploi. D’une certaine façon, c’est le chômage qui assure le succès de la mobilisation : c’est l’inactivité qui permet à ces jeunes de s’installer de longues semaines dans la ZAD, c’est une autre clé de la mobilisation. Cependant, il y a aussi à Sivens pas mal de zadistes à temp partiel, qui viennent de Gaillac, d’Albi, de Montauban, de Toulouse ou des villages alentour. « La majorité vit normalement dans un rayon de 50 kilomètres aux alentours. On en connaît beaucoup », rapporte Pierre Lacoste, éleveur à 200 mètres de là, qui soutient le combat de ses jeunes voisins.

La médiatisation a aussi amené de tous les coins d’Europe, voire de bien plus loin, toutes sortes de jeunes plus ou moins politisés. À l’extrémité de la ZAD, se trouve une zone fortifiée où on a creusé de véritables tranchées et érigé cabanes de fortune, palissades et miradors. On y parle anglais ou espagnol, on croise des Allemands venus d’une autre ZAD, installée en Forêt-Noire, et quelques personnages plus improbables, comme Josh, un Texan hâbleur arborant de magnifiques lunettes de soleil jaune fluo qui se proclame « panthéiste et défenseur de la terre-mère Gaia, le grand organisme dont nous ne sommes que les particules ».
Attention, on n’est pas là pour rigoler. Inventer le monde de demain, c’est sérieux. On parle beaucoup de démocratie directe, et on essaye même de la pratiquer dans les AG : « Le sérieux avec lequel les réunions sont menées est étonnant, si l’on considère la jeunesse des participants, explique Patrick, charpentier, la soixantaine, présent depuis longtemps sur le site pour aider ses occupants. On invite des économistes, des géographes, des juristes, pour évoquer la légalité du projet et le fonctionnement déficient des institutions locales. » On est curieux de savoir si ces ardeurs démocratiques résisteront à l’usage. Heureusement, certains ont gardé le sens de la dérision : à côté d’une chétive pousse verte se dressant timidement au beau milieu du no man’s land, quelqu’un a collé une pancarte indiquant fièrement « Nature is back ! ».

Le barrage de Sivens occupe finalement assez peu les esprits. Confortablement installé sur une meule de foin, Alex lit avec intérêt À nos amis, le nouvel opus du fameux « Comité invisible » qui avait défrayé la chronique en 2007 suite à l’affaire de Tarnac. Il arrive de Notre-Dame-des-Landes, mais avant, il est allé jusqu’au Chiapas, au Mexique, participer (ou assister) à la lutte des paysans contre le gouvernement ou les narcotrafiquants. Question programme, Alex me sert aussi « la refondation d’une société à bout de souffle », à l’abri d’un État tenu pour une menace. Rien de très neuf, décidément.
On aurait tort de ne voir dans la ZAD qu’une charmante résurgence des communautés hippies. La plupart des zadistes sont les enfants de la « France des sédentaires contrainte par le contexte économique, social et foncier » que décrit Christophe Guilluy#. Leur révolte désorganisée exprime une défiance radicale vis-à-vis de la politique, qui se traduit par une apologie de la communauté autarcique, du retour à la terre et à la production artisanale. Tout cela n’empêche pas les zadistes d’être des experts de l’activisme numérique. La nouveauté, et peut-être le plus intéressant, c’est que cette révolte d’une jeunesse qui hésite entre contestation apatride et réenracinement fantasmé se conjugue à celle d’agriculteurs victimes de la raréfaction croissante des terres et des conditions d’activité plus difficiles. « L’affaire de Sivens a montré l’aveuglement des élus, observe Patrick, le charpentier. Ces gens prétendent représenter le monde agricole, mais ils n’ont pas compris que la réalité sociale du monde rural a complètement changé. Le Tarn est en partie un département de bannis économiques. La contestation de Sivens s’enracine dans cette réalité sociale. » Le rêve du Grand Soir a cédé la place à l’idéal d’une communauté autarcique. Seulement, comme me le confie un éleveur voisin avec un peu d’amertume, « on ne nourrit pas une société avec un jardin autogéré ».[/access]

*Photo : SALOM GOMIS SEBASTIEN/SIPA. 00699456_000002.

La politique pour les nuls

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Pour agrémenter ses traditionnels vœux de fin et de début d’année, un ami américain, Steven Sampson, a cru bon de me conter ainsi qu’à David di Nota une petite histoire, non dénuée d’humour, intitulée « La politique pour les nuls » et que les lecteurs de Causeur, non dénués d’humour, sauront apprécier à sa juste valeur.

Au printemps dernier, alors que je m’employais à désherber mes parterres de fleurs, mes voisins qui promenaient leur chien s’arrêtèrent pour me saluer et bavarder un instant. Au cours de notre conversation, je demandai à leur fille, âgée de neuf ou dix ans, ce qu’elle avait l’intention de faire plus tard. Elle me répondit fièrement « Premier ministre ! »
Ses parents, tous deux membres du parti travailliste, observaient la scène, je poursuivis donc: « Et si tu étais Premier ministre, que commencerais-tu par faire ? »
« Je donnerais à manger et un toit à tous ceux qui n’en ont pas. »
Les parents se rengorgèrent.
« C’est effectivement une noble cause, mais tu peux t’y atteler dès maintenant ! ». Elle sembla interloquée.
« Qu’est-ce que vous voulez dire ? »
« Eh bien, tu pourrais venir quelques fois à la maison, et par exemple tondre le gazon, râtisser les feuilles mortes ou tailler la haie, et je te paierais cinquante livres pour ce travail. Avec cela, tu irais près du centre commercial, où se réunissent les sans-abri, et donnerais à l’un d’eux tes cinquante livres pour qu’il s’achète de quoi manger. Au bout de quelques mois, de quelques années, il pourrait même avoir de quoi s’offrir une maison grâce à toi ! »
Elle parut examiner sérieusement ma proposition, puis, fronçant les sourcils: « Pourquoi, au juste, ce type ne viendrait-il pas travailler lui-même ? Et vous lui donneriez directement cet argent… »
« Alors bienvenue au parti conservateur ! »

Ses parents ne m’adressent plus la parole depuis.

Cuba va redevenir le bordel des Etats-Unis

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cuba castro obama valle

Amir Valle, poète et romancier cubain, issu d’une famille d’universitaires proche du régime castriste projette, au début des années 2000, d’écrire un roman avec pour toile de fond les quartiers déshérités de La Havane. Une sorte de version moderne et tropicale des Bas-fonds de Maxime Gorki, où l’humanité profonde des déchus se révèlerait au-delà de la misère matérielle et morale du petit peuple des voleurs, escrocs et prostitué(e)s.

Son enquête préalable, menée avec la minutie d’un Zola préparant L’assommoir le conduit à modifier son projet : il abandonne la fiction pour écrire un livre-document sur les prostituées de la capitale cubaine, surnommées jineteras (cavalières) dans l’argot populaire. D’abord diffusée sous le manteau à Cuba, puis publié en Espagne en 2008[1. Paru en traduction française en 2010 (Editions Métailié).], La Havane Babylone est un modèle d’étude anthropologique qui révèle l’ampleur du phénomène prostitutionnel dans un pays dont les dirigeants castristes se glorifient toujours d’avoir mis fin, après la victoire de la Révolution, à la triste réputation de leur île, celle d’être le « bordel de l’Amérique ».

On comptait, en 1959, quelque cent mille prostituées, exerçant dans une dizaine de milliers de maisons closes de l’époque du dictateur Fulgencio Batista, dont le régime était «  en affaires » avec les mafias nord-américaines reconverties dans le proxénétisme et les maisons de jeu à Cuba après l’abolition de la prohibition de l’alcool aux Etats-Unis. Une campagne de « rééducation et de réhabilitation » des prostituées, pour la plupart issues des campagnes pauvres, mise en œuvre au début des années 60  dans la phase glorieuse du régime, celle de l’alliance stratégique et économique avec l’URSS, permit à Fidel Castro d’alimenter sa propagande : la prostitution avait été éradiquée grâce à l’action énergique et humaniste du Lider Maximo, et de la présidente de la Fédération des femmes cubaines, Vilma Espin, épouse de Raul.

Voire ! Comme le démontrent Amir Valle, et des universitaires spécialistes du sujet[2. Notamment Dominique Gay-Sylvestre, professeur d’etudes hispano-américaines à l’Université de Limoges.], avec la rapide dégradation des conditions de vie des Cubains, et l’interdiction de sortie du territoire imposée à l’immense majorité de la population, une nouvelle forme de prostitution économique et clandestine apparut : autour des ports, et au service des coopérants venus des «  pays frères », URSS et pays satellites. Le Graal à atteindre était alors le mariage avec un Russe, un Polonais ou un Hongrois, pour obtenir le fameux sésame de sortie du paradis castriste. Après la fin de l’URSS, l’économie cubaine se trouve en état de crise permanente, aggravée par les effets du blocus imposé par les Etats-Unis. Pour survivre, le régime décide dans les années 1990 de développer l’offre touristique, vers les pays occidentaux susceptibles de procurer à l’Etat des revenus remplaçant la rente sucrière (Cuba avait le monopole de la fourniture de sucre aux pays communistes). La concurrence est rude : d’autres îles Caraïbes, comme Saint Domingue, les Bahamas et autres îlots ensoleillés, ont déjà pris de l’avance dans l’offre de sea, sex and sun pour toutes les catégories sociales, du forfait tout compris à 500 € la semaine à Punta Cana, aux îles privées pour jet setters internationaux. Une société d’Etat, Cubanacan, aux mains du Parti et de l’armée, monte des « joint ventures » avec des investisseurs de toutes origines, construisant les infrastructures et gérant les équipements touristiques de l’île. Dans chacune de ces opérations, l’Etat cubain (en fait des membres de la nomenklatura castriste), détient 51% des parts, et donc des bénéfices afférents.  L’afflux de touristes dépensant, au minimum, en une semaine l’équivalent de cinq ans de salaire moyen d’un Cubain (19€ par mois) allait avoir les effets constatés par Amir Valle. Dans toutes les classes de la société, la satisfaction des besoins sexuels de Canadiens, Allemands, Espagnols et autres individus à peau claire émoustillés par le soleil, le rhum et la salsa apparaît alors comme le meilleur moyen de sortir de la dèche générale. Les interdits moraux sautent : ouvrières, paysannes, étudiantes, femmes au foyer trouvent dans la mise occasionnelle de leur corps sur le marché une solution à des problèmes criants et urgents : l’achat, au marché noir et en dollars, de matériaux de construction introuvables dans le circuit officiel, de médicaments étrangers, de matériel informatique, voire d’heures de connexion internet poussive facturées 4,5 € de l’heure (1 semaine de salaire) par les fournisseurs d’accès contrôlés par le régime…

En deux décennies, des milliers de jineteras (Amir Valle en estime le nombre à environ 20 000 pour une population de 11 millions de Cubains) hantent les principaux lieux touristiques : le Malecon, promenade du bord de mer à La Havane, Varadero etc. Il y en a pour tous les goûts et toutes les bourses : de la jinetera « en tennis », la plus humble, celle  « en sandales », le degré au dessus, jusqu’à la jinetera en talons aiguilles, qui plus est polyglotte et pourvue d’un diplôme universitaire, visant le mariage avec un businessman étranger pour mettre les voiles. Les plus douées d’entre elles deviennent des «  pharaonnes », patronnes d’écuries de jineteras, lorsque les atteintes de l’âge les contraignent à renoncer au service actif. Ce système irrigue de dollars ou de CUC (pesos convertibles permettant de se procurer les biens rares) toute une armée d’auxiliaires complaisants (policiers, chauffeurs de taxis, portiers d’hôtels, loueurs clandestins de chambres à l’heure) permettant de contourner une législation strictement prohibitionniste.

L’aveuglement volontaire des autorités face à ce phénomène, voire leur complicité intéressée dans son développement, est évidente, comme le note encore Amir Valle. Avant d’être expulsé de Cuba en 2005, il travaillait comme rédacteur au service marketing de la Cubanacan, chargé de la promotion du tourisme de l’île. Les consignes étaient sans équivoque : « J’ai entendu de hauts fonctionnaires du Parti communiste dire que c’était une erreur de ne vendre aux touristes que des plages, des cigares et du rhum » explique-t-il à une journaliste québécoise, « le meilleur produit de consommation que nous avions était la beauté des femmes. Et je me souviens qu’ils avaient rejeté deux campagnes publicitaires destinées aux marchés italien et espagnol, parce que les femmes y étaient habillées et en second plan dans l’image. Ils ont dit de mettre ces femmes au premier plan et que ce serait beaucoup mieux si elles étaient en maillot de bain. De nombreux publicitaires cubains ont des centaines d’histoires de ce genre. Il y a une chose dont je me souviendrai toujours: quand l’un de nos graphistes a présenté la publicité d’un nouvel hôtel à Varadero, Fidel Castro lui-même a déclaré: «Il n’y a qu’un problème… La vue sur la plage est excellente, la photo de l’immeuble est impressionnante et les gens représentés donnent une touche de familiarité, mais… ce serait mieux si on voyait au premier plan une belle femme mulâtre que les touristes remarqueraient avant tout. Je pense que vous savez mieux que moi que l’expérience de la publicité nous a montré que le corps d’une femme vend mieux qu’un bâtiment.»

Le récent coup de théâtre diplomatique orchestré par Barack Obama, Raul Castro avec l’aide du pape François, prélude à la normalisation des relations entre Washington et la Havane va, dans un proche avenir, décupler le marché potentiel des jineteras.  Déjà, en 2013, les principaux revenus de Cuba provenaient du tourisme et des « remesas », transferts d’argent des exilés à leur famille restée au pays. Aujourd’hui,  on se prépare activement, avec l’aide de capitaux chinois, à un afflux massif de touristes états-uniens venant, en voisins, goûter les charmes de toute nature offerts par l’île. Et c’est ainsi que la séquence castriste se clôt par un magnifique salto arrière : back to Batista ! A la différence que les bénéfices des amours tarifées n’enrichiront plus les héritiers d’Al Capone, mais une caste politico-militaire bien décidée à s’accrocher au pouvoir.

*Photo : wikicommons.

Pas de fleur pour Modiano

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pellerin modiano culture

pellerin modiano culture

Parce qu’on a oublié de lire, on serait inculte ? L’autre soir, j’ai accompagné Mme Pellerin au rang 15. Le rang des élus, mais elle ne venait pas se montrer, elle venait pour le plaisir, ce n’était pas la première. C’était le soir où notre Florian Sempey débutait à l’Opéra Bastille dans Le Barbier de Séville. Après le rideau, Mme le ministre est allée lui dire comment elle était pas moitié fière de compter en un mois deux Prix Nobel et deux barytons français d’une classe pareille (l’autre c’est Ludovic Tézier, qui faisait un tabac dans Tosca).

D’accord, les Nobel Tirole et Modiano, surtout Modiano, elle voyait pas trop. Quoi, quoi ! ils criaient à la télé, qu’est-ce que c’est ce ministre des gens de lettres qui n’ouvre pas leurs livres ? Imposture ! Moi je dis, voilà un cas original.[access capability= »lire_inedits »] D’habitude chez nous c’est le contraire, le cultureux de base sait très bien que « Sèvres, Meudon, Bagneux, Asnières » est un octosyllabe de Rimbaud, mais se figure que Rossini a composé La Pie qui chante au xvie siècle – s’il a jamais entendu parler de Rossini. Pour une fois qu’on en tient une accro à Rossini et molle à Rimbaud, honnête avec ça, qui l’avoue les yeux dans les yeux, donnons-lui une médaille !

Et puis faites pas semblant. Vous le savez que ministre est un boulot de chien, qu’on ne lit plus, qu’on ne pense plus, qu’on récite des notes de synthèse sur un million de trucs non identifiés. Ministre de la culture et personne humaine relève du cumul des mandats. Trente secondes avant d’avouer sur Canal + qu’elle n’avait même pas lu le résumé de Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, ma petite Fleur racontait son déjeuner « pas plus tard qu’aujourd’hui avec Patrick Modiano ». Ajoutant : « Ce sont des rencontres merveilleuses. On a eu un déjeuner formidable, très très sympathique, on a beaucoup rigolé. » Bon calcul. Si elle l’avait lu, ils auraient moins rigolé.

« Qu’elle rigole !, s’emporte Muguette, l’ouvreuse de la Comédie-Française, elle ment comme elle respire. T’as lu son tweet ? “Émue, heureuse et fière de ce magnifique prix Nobel. Profonde admiration pour l’œuvre de Patrick Modiano, si justement récompensée.” Heureuse et fière, elle sait pas qui c’est ! Cour martiale ! »

Ben non. On a le droit d’être fier des inconnus. Ce serait même un devoir si on réfléchit. Moi, ce qui me chiffonne, dans la phrase de Mme Pellerin sur Canal, c’est pas la fin, c’est le début. On vous l’imprime : « J’avoue sans aucun problème que je n’ai pas du tout le temps de lire depuis deux ans. Je lis beaucoup de notes, je lis beaucoup de textes de lois, je lis beaucoup les nouvelles, les dépêches AFP, mais je lis très peu. » Pas « c’est triste », pas « je suis désolée » : « sans aucun problème ». Ne jamais ouvrir un livre ne lui pose aucun problème. Elle en serait aussi fière que de ses compatriotes distingués. Plus fière même. Cacher à tous et à tout prix que j’étais bonne élève au lycée de Buc, qu’on me choyait à l’ENA, que même née dans la rue j’ai été éduquée par des gens qui en avaient, qui m’en ont donné, de la culture. Mon conseiller en com’ affirme que l’éducation et les soirées à l’Opéra sont des fautes à se faire pardonner, que le peuple trouvera populaire mon adhésion à la neuneu pride. Pour une fois que l’occasion se présente de jouer la petite sœur de Nabilla ! Mon vide, je m’en félicite, je m’en peinturlure, je m’en auréole. Aucun problème.[/access]

*Photo : DENIS ALLARD/POOL/SIPA. 00697759_000013.

Antisémitisme, Malaysia Airlines, Jacques Weber, etc.

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weber malaysia antisemitisme

weber malaysia antisemitisme

Comme en 2011, 2012 et 2013, revenons sur les temps forts de l’année écoulée, de A à Z…

Antisémitisme. L’année 2014 aura vu l’efflorescence du phénomène des « clowns agressifs », le succès fulgurant du livre vengeur de Valérie Trierweiler (dans lequel on apprend que l’amour fait mal et que les hommes infidèles vont à scooter), la mort de Lauren Bacall et de Marc Blondel… L’antisémitisme a prospéré, en France et dans le monde. En mai, un homme ouvre le feu dans le Musée juif de Bruxelles, en Belgique, tuant quatre personnes. L’assassin, Mehdi Nemmouche, un Français d’origine algérienne, est arrêté à Marseille le 30 mai. Puis, l’ « affaire Dieudonné » éclate… les propos antisémites tenus par le polémiste et ex-humoriste dans son dernier spectacle sont révélés au grand public à l’occasion d’un reportage télévisé et plusieurs de ses spectacles sont interdits. On découvre une France invisible, absente des grands médias, carburant à la haine et au ressentiment… Un univers avec ses propres réseaux de communication, son langage codé, sa rage contre la « communauté organisée« , sa logorrhée obsessionnelle… En juillet c’est un rassemblement pro-palestinien, à Sarcelles, qui vire à l’émeute. L’AFP résume : « À Gaza, Hamas et armée israélienne s’affrontent. À Sarcelles, ville du Val-d’Oise réputée pour son modèle multiculturel, la situation explose« . Des commerces sont pillés et incendiés. Quelques jours plus tôt, à Paris, dans les rangs d’une manifestation non autorisée on a donc entendu « Mort aux juifs !« , comme en 40 ! En décembre, le braquage (qui tourne au viol) d’un jeune couple à Créteil (Val-de-Marne) sur fond d’antisémitisme manifeste – l’enquête détermine vite que les victimes ont été choisies parce que juives et parce que « les juifs ça a de l’argent » – vient boucler une année sombre. On espère que 2015 ne verra pas de nouvelles escalades du phénomène… on se demande sinon quelle seraient les prochaines étapes, et jusqu’où tout cela ira trop loin…

Art contemporain. Voir  » plug anal « .

Bide. Jacques Weber est un comédien antédiluvien né en 1949, spécialisé dans les films en costumes et célèbre pour son regard intense qui fait chavirer le cœur des femmes mûres. Il a connu son heure de gloire au cours des années 2000 où il a interprété son meilleur rôle, celui d’un type qui mange des yaourts anti-cholestérol  » Danacol « . On l’a retrouvé cette année à l’affiche du nanar théâtral pathétique de la décennie, la pièce  » Hôtel Europe  » du comique Bernard-Henri Levy, au Théâtre de l’Atelier…  Nicolas Sarkozy, Manuel Valls et François Hollande s’y sont rendus comme à la messe. Mais le grand public, lui, a préféré snober… Il a peut-être une mémoire, le public ? Et il n’avait peut-être pas oublié le terrible précédent de béchamel-metteur-en-scène, son film Le jour et la nuit (1997), bijou de comique involontaire et d’enflure emphatique. L’épuisant monologue théâtral, évoquant pêle-mêle la Bosnie, la Grèce, l’Ukraine, Dieudonné, Berlusconi, DSK, les femmes et naturellement… BHL lui-même, a été interrompu au bout de 60 représentations. Initialement prévue jusqu’en 2015 la pièce a été arrêtée dès le mois de novembre, faute de combattants dans la salle. Dans une interview à nos confrères du Parisien Jacques Weber a déclaré que l’épaisse pièce humaniste de béchamel « (l’avait) totalement nourri« … Zut, il va devoir reprendre une double-ration de Danacol pour éliminer tout ça…

Boeing-Boeing. En mars, un Boeing 777 de la Malaysia Airlines, effectuant la liaison Kuala-Lumpur/Pékin disparait avec à son bord 239 passagers. Malgré des recherches actives dans plusieurs zones aucune trace du vol MH370 n’a été retrouvée. D’innombrables pistes ont été évoquées, depuis l’attentat terroriste jusqu’au crash en mer suite à une panne moteur, en passant par tout un fatras d’hypothèses farfelues… Le Boeing est-il parti dans une dimension parallèle ? Le Boeing a-t-il été  » prélevé  » par les petits gris de l’espace dont Raël fait inlassablement la promotion sur terre ? Seule une piste n’a pas été explorée : celle du  prestidigitateur fatigant des années 90, David Copperfield – qui ne faisait pas sortir des lapins de son chapeau, mais sortait avec Claudia Schiffer, et faisait disparaître de scène des locomotives à vapeur et des aéroplanes à réaction, à Las Vegas, et à la télévision. N’a-t-il pas repris du service ? On aurait préféré Mandrake. Ca aurait été plus élégant, et il aurait sûrement rendu l’avion…

Labrador. Comme nous l’expliquions l’année dernière, Noël est une fête païenne où chaque année nous célébrons la naissance d’Humphrey Bogart (né le 25 décembre 1899). A cette occasion nous décorons des sapins, et nous nous offrons des cadeaux. Cette année le Père Noël a décidé d’offrir au président Hollande un chien, de marque labrador, que le chef de l’Etat a appelé Philae, en référence au robot européen qui s’est posé sur la comète Tchourioumov-Guérassimenko. Les présidents français ont souvent eu des chiens de marque labrador. C’est un grand classique.  » Recevoir ce chien, c’est assurer la continuité de l’Etat et de la fonction présidentielle » a déclaré un proche de François Hollande à nos confrères du Parisien, sous couvert d’anonymat. Après VGE, Mitterrand, Chirac et Sarkozy, Pépère Ier entre donc dans le club des locataires élyséens qui sont possédés par cet animal à la queue de taille moyenne, et au poil très épais. Le labrador est connu pour son odorat exceptionnel… Il pourra ainsi indiquer à son maître le moment, en 2017, où cela sentira vraiment le roussi…Avant cela, 2015 sera donc l’année du chien…

Peshawar. Décembre. Attaque par un commando taliban d’un établissement scolaire fréquenté par des enfants de militaires pakistanais. C’est un massacre : on dénombre 132 morts parmi les enfants. Un survivant a raconté depuis son lit d’hôpital à l’AFP, encore horrifié, que les terroristes avaient ouvert le feu, avant de chercher les survivants cachés sous les bancs pour les exécuter. L’attaque a été « unanimement condamnée » comme on le dit poliment, mais on ne signale à travers le monde aucun grand mouvement de dénonciation de ces violences islamistes. Pas de manif. Pas de sit-in. On a préféré garder toute son indignation – cette année – pour les révélations récentes sur le regrettable usage de la torture par la CIA dans ses opérations anti-terroristes.

à suivre…

*Photo : LICHTFELD EREZ/SIPA. 00694439_000032.

English porn

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censure porno uk

censure porno uk

Lorsque j’ai sorti La Société pornographique, il y a un peu plus de deux ans, j’ai proposé de couper complètement l’accès à toute la pornographie sur le Web — une proposition qui m’a valu l’inimitié passagère de Katsumi (pardon : Katsuni, désormais), star de cette industrie — l’une des rares à être passée du bon côté du miroir aux alouettes : pour une porn star de sauvée, combien de détruites — voir l’exquise Karen Lancaume ? Pour une pseudo-liberté (se gaver de porno sur écran, au lieu de passer à l’acte), combien de gosses (et de moins gosses) détruits à vie dans leur conception de l’amour, ramené à une gymnastique conçue pour le seul plaisir de la caméra ? Combien de passages à l’acte induits par des « modèles » fabriqués par une industrie sans complexes ni limites ? Je racontais dans ce livre cette agression sur le parvis de Lyon-Part-Dieu, en pleine après-midi, d’une douzaines de petits adolescents sur deux filles filmées pendant qu’elles accomplissaient les actes auxquels on les forçait — et on voudrait faire croire que le porno diminue la tendance au viol, alors qu’il n’est qu’exhibition de violence : voir ce que produit la Russie et l’ensemble des ex-pays de l’Est dans le genre…
Bref, on ne m’accusera pas de laxisme pro-porn. Autant l’érotisme est une noble cause (et l’érotisme, c’est le livre, c’est l’imaginaire, c’est l’amour dans ce qu’il a de plus débridé, alors que la pornographie est sans cesse contrainte), autant la pornographie ne vaut pas la corde pour la pendre. Un certain nombre de grands pays libéraux (la Chine, par exemple) bloquent toute diffusion pornographique. C’est dire que les dégâts engendrés par la pornographie sont jugés supérieurs aux avantages économiques (considérables — près de 200 milliards de dollars en 2010 au plan mondial) qu’on en tire… Aucune autre considération n’alarmerait des capitalistes — chinois ou monomatopaïstes…

Enter Great Britain. Des inventeurs du puritanisme et du libéralisme, à quoi pouvions-nous nous attendre ?
À ça — je traduis pour les grandes incompétences qui fréquentent Bonnet d’Âne :
« La pornographie produite au Royaume-Uni a été censurée en douce aujourd’hui par un amendement à la loi de 2003 sur la Communication, et les mesures décidées semblent cibler particulièrement le plaisir féminin. Les nouvelles régulations requièrent que la VoD en ligne adhère désormais aux mêmes règles que les DVD vendues en sex shop, décidées par le BBFC (British Board of Film Censors).
« Décidant arbitrairement ce qui est du sexe sympa et ce qui n’en est pas, le Bureau, statuant sur ce qui n’est pas acceptable en matière de sexe, a décidé de bannir de la production britannique de pornographie les pratiques suivantes : fessée, coups de canne, flagellation agressive, pénétration par un quelconque objet associé à la notion de violence (?), tout abus physique ou verbal (même si consensuel), l’urolagnie, la mise en scène de prétendus mineurs, les contraintes physiques, les femmes-fontaines, l’étranglement, le fait de s’asseoir sur le visage de quelqu’un, et le fist — les trois dernières pratiques entrant dans la catégorie des actes menaçant potentiellement la vie. »

Le Board est bien sympa de ne pas nous ramener aux temps victoriens, aux chemises de nuit trouées et à la position du missionnaire obligatoire. La Grande-Bretagne des fétichistes et autres dominatrices en frémit dans ses fondements.
C’est étrange, cette volonté de brider l’économie de la pornographie en passant par la bande — par les pratiques plutôt que par la diffusion. Un peu comme le porno japonais s’autorisant du shibari compliqué, du bukkake géant et autres fantaisies débridées pourvu que les producteurs floutent le poil (une obsession dont les Japonais eux-mêmes, qui jadis produisirent les admirables estampes d’Utamaro et de quelques autres, ignorent l’origine). Etrange, mais significatif. On contrôle les pratiques, mais on laisse le marché libre de diffuser — le marché étranger en particulier, soit 99% de la pornographie diffusée en Angleterre ou ailleurs (l’industrie anglaise du porno compte vraiment pour du beurre, et pas celui du Dernier tango).
Admettons pour la beauté de l’analyse que l’on interdise des pratiques courantes entre adultes consentants (que Gauge ou Lupa Fuentes passent dans leurs premiers films pour des mineures ne concerne que l’imaginaire des consommateurs, pas les producteurs). Etonnons-nous quand même que Fessée et Canne, si typiques de siècles d’éducation à l’anglaise (voir l’admirable collection Orties blanches du début du XXème siècle, et les romans écrits sous pseudonymes par Pierre Mac Orlan, entre autres), soient sur la liste. Quant aux pénétrations par des « objets » violents (et moi qui croyais que la violence était dans l’individu, pas dans l’objet en soi !), cela m’ouvre des abîmes de perplexité. Une banane ou une courgette sont-elles des objets violents ? Et un plug en forme de sapin de Noël ? Une colonne Vendôme miniature ? À partir de quelle taille un gode entre-t-il dans la catégorie ? Le Board devrait nous éclairer. Cette liste manque de précision.

Ce qui m’échappe complètement, c’est la présence dans la liste des femmes-fontaines (en anglais, female ejaculation ou squirting — autant que cette Note serve à l’apprentissage de l’association des anglicistes amateurs authentiques — AAAAA). Les censeurs confondraient-ils le produit des glandes de Skene avec celui de la vessie ? Et quand bien même ? Il est des gens qui boivent systématiquement leur propre urine, et affirment en tirer des bienfaits innombrables en reminéralisation matinale (sachez-le, ce sont les Allemands qui sont en Europe les grands amateurs de ces pratiques). Non, l’interdiction des femmes-fontaines vise tout bonnement le plaisir féminin, qui a intérêt, apparemment, à rester discret et intériorisé.
Pendant ce temps, la douche de sperme reste légale en Angleterre, l’éjaculation faciale aussi, le plaisir masculin peut continuer à s’extérioriser…
Le Board, dans sa grande furie moralisatrice, devrait aller plus loin. Interdire par exemple la Sodomy (selon les lois de plusieurs états américains — l’Utah, par exemple —, cette dénomination biblique inclut également la fellation et tout ce qui ne vise pas à se reproduire), qui n’est pas toujours précédée d’un lavement énergique — enema, in english, il y a des sites spécialisés… Interdisons la double pénétration (qui vaut bien un fist, reconnaissons-le, quand elle se situe sur le même orifice — et il y en a des triples), et même la masturbation, qui d’après Larousse induit toutes sortes de maladies abominables.
Encore un effort, membres (?) du Board : interdisez ces pratiques dans les chambres à coucher du royaume. Nous sommes depuis quelques mois, en Angleterre, dans une série de scandales pédophiles mettant en cause des personnalités diverses. Ça, c’est la réalité. Mais nos voisins se soucient de ce que l’on inclut ou non dans des fictions. À moins que l’intention soit justement de déborder sur la réalité, et de contrôler ce qui se fait ou non en vérité.

Si les membres du Board, et le reste de la société anglaise, reine comprise, mettaient sur la table de nuit le déroulé complet de leurs pratiques…
Sainte hypocrisie anglo-saxonne ! Ils interdisent sur les écrans des pratiques courantes dans le SM, mais engrangent les bénéfices de Fifty shades of Grey. Cravache ici, mais pas de fouet là. Ils viennent tout juste (il y a une dizaine d’années) de renoncer au caning dans les public schools (les Etats-Unis n’ont banni les châtiments corporels que dans 31 états — dans les 19 autres on peut y pratiquer la fessée à grands coups de paddle — que la main surtout ne touche pas les fesses !), et ils s’offusquent de pratiques entre adultes consentants, qu’ils s’agissent ou non de prestations rémunérées. Mais ils ne s’attaquent pas au marché lui-même dans son ensemble ; contrairement à ce que j’entends çà et là, c’est très facile d’interdire aux serveurs de diffuser de la pornographie : il suffit d’élever la voix, la Chine sait très bien le faire.

Je ne dois pas être un vrai libéral. J’admets dans l’intimité privée toutes sortes de pratiques, pourvu qu’elles n’impliquent pas des mineurs — au sens que ce mot a en France — et soient librement consenties. Mais je suis prêt à interdire la totalité de la pornographie sur Internet, parce qu’elle détruit les consommateurs, surtout les jeunes, et que couper les vivres à des pornographes m’indiffère profondément. Je suis un grand amateur de littérature érotique — après tout, j’en ai écrit —, parce que la littérature est une porte sur l’imaginaire, sur une activité réelle (alors que la pornographie sur écran réclame par nature une totale passivité). Et il ne me viendrait pas à l’idée de critiquer ce que fait tel ou tel, que je le sache ou non. Je trouve immonde que Closer, ou quelque autre publication-poubelle, dévoile la vie privée de qui que ce soit — membre ou non du FN. On peut faire ce que l’on veut chez soi — y compris s’enivrer de vertu, comme disait Baudelaire. Mais pas dans des médias qui ont sur les gosses des influences néfastes.
Quant à interdire telle ou telle pratique… Cela fait des millénaires que l’on essaie — avec des insuccès constants, quelles que soient les peines encourues, et elles étaient parfois atroces. Le Board doit manquer de culture — au fond, une fois encore, tout est là.

 

Le coup du bus 39

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western paris bus

western paris bus

Nous avions dîné à la rue Sainte-Anne. Pris le bus 39 pour rentrer chez nous.

C’était un rite. Un rite qui, depuis quelques mois, n’avait plus aucun sens pour moi. Elle avait perdu tout attrait à mes yeux. Elle n’en avait pas conscience. Soudain, à Sèvres-Babylone, je me suis entendu lui dire : « Descends ! Je ne t’aime plus ! » Elle m’a regardé, pétrifiée. À ma grande surprise, elle a appuyé sur le bouton. Elle était livide. Elle ne s’est pas retournée, rue de Sèvres. Dix années de vie commune prenaient fin. La scène avait été d’une brutalité inouïe. Je ne me reconnaissais pas, pas plus que je n’avais imaginé qu’elle obéirait. J’étais soulagé. Un peu inquiet. J’avais lu Proust et je savais qu’« on ne se quitte jamais bien, car si on était bien, on ne se quitterait pas. » Mais, avant de m’endormir – enfin seul ! – c’est une autre citation qui me revenait à l’esprit, sans doute fausse : « La charité du bourreau consiste à frapper d’un coup sûr. » Avais-je été charitable ?

Une jeune fille qui a quelque inclination pour moi m’écrit : « Tu es un adorable mufle, un cow-boy au cœur tendre, un vieux filou. Je t’adore. » Je me demande ce qu’elle m’adresserait comme texto si elle avait subi le coup du bus 39.[access capability= »lire_inedits »]

Toujours à Sèvres-Babylone, la nuit, pendant que l’ami Grozdanovitch nous annonce, à Fabien Sanchez et à moi, d’une voix tonitruante, qu’il va nous expliquer ce qu’est la littérature, ce qu’est vraiment la littérature, un clochard hurle : « Ta gueule ! Ta gueule ! Ta gueule ! » Nous éclatons de rire : enfin quelqu’un qui a la bonne réponse ! Nous allions parler de snobisme et d’intransigeance, d’intimisme et de publicité. Il nous a épargné tous les lieux communs sur l’art.

La fille qui voit en moi un vieux cow-boy au cœur tendre (moi je dirais : au cœur sec) m’a troublé quand elle m’a avoué n’avoir jamais été attirée que par les philosophies et les politiques qui mènent le monde à sa perte. Elle pense qu’Albert Caraco s’est réincarné dans son corps de fillette. Albert Caraco, c’est Schopenhauer plus Cioran plus un bidon de nitroglycérine. Ça peut faire mal, surtout quand la fille est bien roulée. Mais qu’adviendra-t-il quand sa beauté s’évanouira comme un songe ?

Le coup du bus 39 conduit tout droit à la dépression pour celle ou celui qui en est victime. La dépression n’est pas la mort. Elle est pire que la mort. Pourquoi ? Parce qu’elle est une lâcheté de l’âme. Lacan a de belles digressions à ce sujet. Cioran aussi qui soutenait qu’une rupture sentimentale vaut dix ans de philosophie universitaire : on y apprend enfin quelque chose sur soi, sur les autres et sur l’amour ! Notamment que l’amour est quelque chose d’essentiel pour celui qui aime peu et de secondaire pour celui qui aime beaucoup.

Ce samedi soir, j’étais dans un restaurant italien, le Lucania, de la rue Pierre-Leroux. Seul. J’avais pris avec moi l’opuscule d’Akira Mizubayashi, Petit éloge de l’errance. Ma vie me pesait. Non loin de moi, une vingtaine d’Africains fêtaient joyeusement un anniversaire. Je venais d’envoyer un texto à Cécile. Je lui demandais : « Combien y a-t-il de personnes dont la mort te ferait tellement de peine que tu aurais envie de les suivre dans le néant ? » Elle m’avait aussitôt répondu : « Deux» Je savais que j’étais l’un des deux. Je savais que je la décevrais. Je savais qu’un demi-siècle nous séparait. Elle croit que j’ai un cœur. Elle est certaine de l’avoir entendu battre. Pour elle. Et elle est prête à m’offrir sa frange pour sécher mes larmes. Les Africains chantaient maintenant. Il y avait une telle chaleur et une telle bonté dans leurs effusions que j’avais envie de sangloter. Je me souvenais du bus 39. Mon passé défilait sous mes yeux et il était affligeant. Pour être seul, j’étais seul. Je suis sorti pour dissimuler mon émotion. Les Africains chantaient plus doucement maintenant. J’avais envie de les embrasser. Dehors, j’ai croisé une vieille dame mal fagotée avec un petit chien qu’elle traînait derrière elle comme une poupée en chiffon. J’ai pensé qu’elle était encore plus seule que moi. Que peut-être il y a bien des années un salaud lui avait fait le coup du bus 39. Certaines filles ne s’en remettent jamais. Cécile me prenait pour un vieux cow-boy. J’ai regardé son dernier message : « I miss my cow-boy… » et j’ai songé au western Seuls sont les indomptés avec Kirk Douglas. Du coup, je me suis senti moins seul. La silhouette de la vieille dame et de son petit chien se perdait dans la nuit. Le cœur est un chasseur solitaire, ai-je encore pensé, sans trop savoir pourquoi. Personne ne m’attendait chez moi. Je ne savais pas s’il fallait m’en réjouir ni qui j’aurais envie de suivre dans la mort. Peut-être elle.

Il m’est arrivé de faire le coup du bus 39 à un philosophe balnéaire qui tentait de me convaincre que ma place était plutôt dans une maison de retraite que parmi les néo-réacs de Causeur. Il avait sans doute raison, mais dans un sursaut d’orgueil totalement déplacé j’avais décidé de résister à ses assauts répétés et, pour tout dire, assez lassants. Un vieux cow-boy dans un hospice ? Je préférais encore Coups de feu dans la Sierra de Sam Peckinpah, voire Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia.

Le combat ne fut ni loyal ni glorieux, et je me garderai bien de dire qui en sortit grandi. Mais je découvris à cette occasion en moi un acharnement qui me rassura : il est toujours rassurant pour un vieux cow-boy de savoir qu’il lui reste encore quelques cartouches. D’autant que je ne voulais pas démériter aux yeux d’une jeune beauté gothique un peu effrayée par cette soudaine éruption d’une violence contenue jusque-là de part et d’autre. Ce qui ne cesse de m’inquiéter, en revanche, c’est la rapidité avec laquelle j’oublie ces querelles de cour de récréation. Mais les westerns de Sam Peckinpah, je les porte en moi.

For ever.[/access]

*Photo : wikicommons.

L’ère du vide et le temps du trop-plein

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Gilles Lipovetsky a fait le tour de la question dès 1983, lorsqu’il a publié L’ère du vide (Gallimard, et maintenant en Folio Essais). Ces « Essais sur l’individualisme contemporain » démontraient jusqu’à la nausée ce que les temps post-modernes mettaient en place de narcissisme satisfait, de désengagement politique, d’hédonisme à petites doses, d’indifférence dans la recherche de la différence — cette différence obligée, sous-tendue par la mode, que Lipovetsky a analysée plus tard dans L’Empire de l’éphémère. Bref, de vacuité assumée.
Entendons-nous : l’individualisme a eu ses héros, ses grands fauves — à l’ère baroque par exemple —, son côté aristocratique, Primus inter pares. Le Grand Condé. Le narcissisme, lui, était à l’origine tragique — une cruelle blague des dieux, où le jeune homme insensible s’abîmait dans sa propre contemplation, où l’Ego magnifié — « inépuisable Moi », disait très bien Valéry —, quelles que fussent ses faiblesses et ses névroses, atteignait des sommets — voir Malaparte ou Hugo.
Mais il s’agit aujourd’hui d’un ego satisfait de sa médiocrité, d’un narcissisme du minable habillé par Zara. D’une indifférence aux autres (attention, pas tous les autres : Homo festivus, comme dirait plus tard Muray, se satisfait aussi en petits groupes — « moi et mes amis ») qui explique la perte de sens civique ou de désintérêt pour la res publica — et du coup, analyse finement Lipovetsky, se contente de satisfactions écologiques, d’engagements parcellaires, contre les fourrures ou la retenue d’eau de Sivens, d’éclatement consenti de l’Etat au profit d’une dilution régionale ou municipale. On a vu émerger des discours sidérants sur la démocratie de proximité, qui ont justifié tous les errements — le communautarisme béat, les fêtes de quartier, les « équipes pédagogiques au centre du projet éducatif », et j’en passe. Bref, une atomisation du sens civique. L’homme a cessé d’être un animal social. Le postmodernisme est un post-aristotélisme.

Symbole de ces temps déconfits, le « selfie » — « ego-portrait », disent très bien les cousins québécois. Ce qui caractérise une vraie photo, c’est l’absence du photographe, qui s’inscrit en creux dans l’image. Ici, c’est l’inverse, le photographe est la photo. C’est, dans l’instantané (et cette génération vide fonctionne dans l’instant qui est si beau — no future, souvenez-vous, et aucun projet), l’équivalent de ce qu’est l’autofiction pour le roman : on n’écrit plus qu’avec son nombril.
Au reste, cette dictature du vide satisfait (et se satisfait) amplement du libéralisme, qui n’est pas une idéologie, comme je le rappelais il y a peu, mais une offre pressante de produits non indispensables, donc nécessaires, dans cette inversion des valeurs à laquelle nous amène le souci permanent de la satisfaction d’un ego de petite taille.

Le problème, c’est que les mille gadgets de la civilisation avancée, et même un peu blette, ne suffisent pas à combler le désir. Et qu’au niveau du désir, toute béance est un gouffre. Il faut être sacrément épicurien pour se contenter de l’immanence. Ce n’est pas donné au premier imbécile qui passe.

Ce que Lipovetsky n’a donc pas vu (et loin de moi l’idée de m’en gausser : son livre rassemble des articles écrits en amont et en aval de 1980, il est déjà prescient, on ne va pas lui reprocher de ne pas avoir été visionnaire), c’est que la nature a décidément horreur du vide, et que cette faille ouverte par la rupture avec toute idéologie (disons que Mai 68 a été le dernier coup d’éclat des idéologies, et en même temps le starter de l’individualisme béat contemporain) demanderait un jour ou l’autre à être comblée.
L’Islam s’est révélé être un magnifique compensateur de vacuité. Ces existences en miettes, faites d’instants successifs, sans but ni âme, ne demandaient qu’à se remplir d’une idéologie cohérente — et je ne reprocherai jamais à l’Islam son manque de cohérence. Un certain catholicisme ultra, on l’a vu ces derniers temps, ne manque pas de charme non plus, mais il n’offre pas les absolues certitudes de l’Islam — et son ambition hégémonique. Il y a beau temps que le catholicisme n’est plus expansionniste. Le judaïsme, repliéa priori sur un seul peuple élu, ne l’a jamais été (que le gouvernement israélien soit ponctuellement impérialiste est une autre histoire). L’Islam, sous la forme en particulier de l’Etat islamique, a vocation à s’étendre. C’est la théorie des dominos du Moyen-Orient : d’abord l’Irak ou la Syrie, les monarchies périphériques suivront, le pétrole donnera des moyens de pression considérables, et les béats occidentaux ouvriront la porte, déjà pas mal déglinguée. Le djihad remplit mieux les consciences malheureuses de gosses sans futur structuré (en particulier au cœur de ces institutions au jour le jour que sont les centres pénitentiaires) que la société du spectacle — sans compter qu’il fournit aussi le spectacle. Evidemment, les engagés sur le front combattant doivent apprendre à se délester des petits agréments sans réelle importance de la civilisation du vide — les consoles de jeux, par exemple. Mais qui hésiterait, parmi ces jeunes à cervelle creuse, à remplacer le portable par un sabre ou une kalach ? Le djihad, comme autrefois les croisades, c’est l’éternité à la portée des caniches, comme aurait dit Céline.
L’ère du vide est le produit du libéralisme avancé — qui a cru intelligent d’éliminer les idéologies, sous prétexte que l’idéologie en chef, le marxisme, pouvait le menacer. Mais l’islamisme aussi résulte de ce creux aménagé par les épiciers : quand on vire les marchands du temps, reste le temple.

PS. Remarquable interview de Natacha Polony sur le libéralisme, la Gauche, la Droite, toute cette merde, quoi.

*Photo : devianart.

Insécurité : Baston à Bastille

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roquette bastille insecurite
roquette bastille insecurite
la seule rue de Lappe compte pas moins d’une trentaine de bars, qui attirent en fin de semaine toute une faune venue se retourner la tête au mojito

 

Bandes de jeunes surexcités, taux d’alcoolémie critique, grosses cylindrées qui font hurler leur moteur sous le nez de familles roms, installées à cinq ou six sur un matelas posé à même le trottoir… On est au cœur de la Bastoche historique. Mais Nini peau d’chien n’oserait plus s’y promener. À la jonction de la rue de Lappe et de la rue de la Roquette, qui forment un carrefour avec les rues Saint-Sabin et Daval, dans le 11e arrondissement, la même scène, qu’on aurait encore jugée surréaliste à Paris il y a quelques années, se répète chaque fin de semaine. Entre deux marchands de roses insistants, pickpockets et autres voleurs à l’arraché s’en donnent à cœur joie, tandis que de plus ou moins petits caïds harcèlent les filles, bousculent ou insultent tout le monde, cherchant la moindre occasion de cogner. En novlangue sociétaliste, on appelle ça un « quartier festif », tout en déplorant qu’il génère quelques « nuisances », notamment « sonores ».

Quiconque réside dans l’est de Paris sait que la quasi-totalité des actes de délinquance commis aux environs de la place de la Bastille se produisent dans ce petit périmètre bien identifié. Explication : la seule rue de Lappe compte pas moins d’une trentaine de bars, qui attirent en fin de semaine toute une faune venue se retourner la tête au mojito, au ti’punch, à la bière ou à la vodka…, sans compter les substances illicites. Ensuite, cette foule survoltée en grande partie issue de la « diversité » – c’est-à-dire de l’autre côté du périph’ – piétine à l’entrée des boîtes de nuit du coin, où les « blancos » qui habitent les étages supérieurs ne mettent jamais les pieds.[access capability= »lire_inedits »] Depuis quelques années, le phénomène a pris de l’ampleur. Constatant une trop faible présence policière, les commerçants ont donc décidé d’agir, pour reprendre la Bastille en main.

En mars dernier, ils se sont tous associés pour tenter de limiter la casse dans l’étroite rue pavée où ils tiennent boutique. Tous ? Presque, car il y a encore quelques « passagers clandestins » qui en profitent sans cotiser. Le président de l’association, Azzoug Mouche, que tout le monde ici appelle « Mouche », tient un petit bar à tapas au 10, rue de Lappe. Il raconte que sa rue est devenue « une sorte de safari pour banlieusards », où des voitures conduites par des jeunes « imbibés d’alcool » passent « jusqu’à 80 ou 100 km/h » au milieu des fêtards. Un rodéo urbain du week-end dont le principe consiste à « faire chier les nanas » et « mettre la musique à fond », en espérant que ça dégénère. Résultat : « Énormément de bagarres, de klaxons… Trois plots en métal ont été défoncés, et, il y a un an, une jeune fille a été écrasée », raconte Mouche. Les commerçants avaient bien signalé aux autorités « des problèmes de vols, de violences », mais le taulier du T10 dit avoir obtenu en réponse « une fin de non-recevoir ».

Cyril, buraliste rue Daval, explique cette réaction par le fait que « le commissariat du 11e n’a que deux voitures qui tournent la nuit ». Du coup, nous apprend-il, l’association de ses voisins fait appel à « des grands blacks du 9-3, agents de sécurité pour la RATP, qui ont monté leur propre association ». Ces six « médiateurs » (en banlieue on dit « grands frères ») arpentent la rue chaque vendredi et samedi soir, jusqu’au petit matin. Leur rôle ? « S’assurer que personne ne se promène avec un verre ou ne pousse des hurlements, que tout le monde ne jette pas ses mégots n’importe où, et qu’on évite les incivilités », nous explique d’abord Mouche. On souffle le mot « sécurité » : « C’est une partie de leur job, mais, quand il y a une bagarre, ils ne font que séparer les gens et les raccompagner jusqu’au bout de la rue », précise-t-il. Activité apparemment dérisoire, mais qui pourrait donner envie à Cyril de rejoindre l’association, histoire que ces messieurs soient raccompagnés encore quelques mètres plus loin, au bout de sa rue à lui.

« Ce qu’on veut, c’est que vous puissiez vous sentir tranquilles, parce que c’est votre droit », finit tout de même par résumer Mouche. D’ailleurs, précise-t-il, « il n’y a presque plus de plaintes pour des infractions commises rue de Lappe, on est sortis du club des rues à problème dans les statistiques ». Alors, est-il fier d’avoir délesté la police de cette mission de maintien de l’ordre ? « C’est à nous de le faire, confirme-t-il, parce qu’on génère un gros afflux, du bruit, des dérangements, donc il est normal qu’on prenne notre part de responsabilité. » D’ailleurs, notre taulier n’est pas partisan du tout-sécuritaire : « Si on n’organise pas un peu la sécurité dans la rue, ça va être le tout-répressif de l’État pour tout le monde, pas seulement pour les gens qui posent problème. » En prime, lui propose une solution : « On négocie la fermeture de la rue à la circulation de 22 heures à 6 heures le vendredi et le samedi, sauf pour les riverains et les services d’urgence, en utilisant les médiateurs pour filtrer les voitures. Notre dossier est à l’étude à la préfecture. »

Convaincu que cette interdiction ferait baisser les nuisances de 50 à 60 % sur tout le secteur de la Bastille, Mouche voudrait même qu’elle soit étendue au tronçon de la rue de la Roquette qui relie la place au carrefour maudit. Les voitures n’auraient alors plus aucune possibilité d’encombrer les axes où se concentrent les bars et les boîtes. Cyril aussi serait preneur, car il ne croit pas une seconde à la fermeture de la seule rue de Lappe, « pour une raison simple » : cela reviendrait à dévier le trafic vers la rue où vit, comme tout le monde le sait par ici et comme en témoigne chaque soir un camion de CRS, un certain Manuel Valls. L’épouse du Premier ministre ayant elle-même subi une agression dans le quartier, on peut en effet douter que tous les zonards soient aiguillés vers leur domicile. La seule solution crédible semble donc bien que le trafic en provenance de la Bastille soit filtré en amont.

« Monsieur Émile », patron d’un petit troquet de la rue de la Roquette, témoigne : « Avant, il y avait un panneau “Fermé le dimanche” qu’on posait nous-mêmes à l’entrée de la place de la Bastille, et un policier qui contrôlait. » Jusqu’à récemment, une camionnette de police stationnait par ailleurs tous les soirs au carrefour. Mais ça, c’était avant. « L’ancien commissaire, on le connaissait, il nous convoquait une fois par mois et il passait nous voir tous les quatre ou cinq jours. Le nouveau, il n’est jamais venu se présenter. Il n’y a plus de contact. » Plus grave encore, selon le vieux briscard de 70 ans : « Dans les années 1990, on avait demandé des îlotiers. On en a eu, mais ils ont été supprimés. La police a délégué, elle a laissé tomber. » Émile, qui a été brièvement policier lui-même, n’a pas attendu pour se faire parfois justice : « Je me suis toujours battu, dit-il. Si on m’emmerde, je rentre dedans. » Et il ne comprend pas qu’on le lui reproche de plus en plus souvent.

« Un jour, confie-t-il, je suis intervenu pour aider la chocolatière d’à côté qui avait un problème avec un homme et son chien. Comme je l’avais frappé, un policier m’a arrêté… Puis la mairie a découragé la BAC de venir embarquer les chiens avec un camion fourrière, parce qu’il y a des associations qui ont pris le pouvoir sur cette question. » Émile est du genre connu des services de police : « Je me suis retrouvé plusieurs fois au tribunal. On a perdu notre autorisation de nuit suite à une bagarre à coups de chaises et à une plainte contre le videur. » Sa logique, il l’a expliquée plusieurs fois aux flics : « Si vous ne venez pas, vous nous laissez faire ! » Lui aussi avait proposé à ses voisins de se cotiser pour créer « une brigade » privée, en faisant appel à une société de sécurité. Mais les commerçants n’ont pas réussi à l’époque à se mettre d’accord.

Alors, les commerçants du coin sont-ils une bande de cow-boys qui jouent au shérif ou une association de bienfaiteurs ? Le patron du Bar à Nénette, rue de Lappe, nous l’a dit texto : « Les médiateurs jouent le rôle d’une police de proximité. » Deux se positionnent à un bout de la rue, deux à l’autre bout, et deux vont et viennent le long des trottoirs. Le tout, bien sûr, en toute légalité,  puisque, Mouche l’affirme : « On a de très bons rapports avec la police. » Comprendre : des rapports d’autant meilleurs qu’elle ne vient plus dans le quartier et n’a plus à faire le sale boulot – la « proximité »… Cyril confirme : « La mairie et les flics sont au courant, le commissaire était même à la réunion où je suis allé. Et ils savent que ça marche, puisque les vols auraient diminué de 45 %. » Une bénédiction pour les policiers, que Mouche excuse de ne pas pouvoir faire mieux : « Ils ont très peu de moyens matériels et humains. Depuis les années Sarkozy, ils sont en manque d’effectifs, parce que les policiers qui partent à la retraite ne sont plus remplacés. » Cette situation a d’ailleurs provoqué la colère des fonctionnaires de police, dont plusieurs milliers manifestaient encore le 13 novembre à Paris, comme l’année précédente.

À cette occasion, Frédéric Lagache, du syndicat Alliance, confiait à Paris Match : « Partout on manque d’hommes, de moyens de communication comme les radios, de véhicules… Comment poursuivre des BMW quand on se déplace en Kangoo ? C’est ridicule ! » Comme en réponse à Émile, qui regrette que les policiers ne soient même plus pris au sérieux par les petits voyous qui leur tiennent tête rue de la Roquette, le leader syndical confirme : « C’est vrai, il y a un vrai problème de respect des agents. Sur la voie publique, il est inexistant à cause, entre autres, de la réforme pénale. Et de l’impunité des personnes interpellées puis systématiquement relâchées. Les collègues se sentent impuissants, pour ne pas dire humiliés. » Comme si le « respect », que réclament tant de jeunes de banlieue, n’était plus accordé par ceux-ci qu’aux pairs, aux grands frères, aux « médiateurs » de la rue de Lappe… Frédéric Lagache encore : « Les policiers se demandent comment l’État a trouvé 1,3 million d’euros pour financer les matricules (numéros d’identification individuels inscrits sur chaque uniforme depuis le 1er janvier 2014) alors que soi-disant il n’y a pas assez d’argent pour des embauches de personnel et le financement d’équipements… »

Mais au fait, que pensent les autorités locales d’une association comme celle de la rue de Lappe ? À la mairie du 11e arrondissement, jointe par téléphone, une femme nous conseille d’envoyer un mail à l’adjoint en charge de la prévention, de la sécurité et de la médiation, Stéphane Martinet, parce que, malheureusement, « il n’est pas à la mairie ». Dans la foulée, on appelle le commissariat. Le troisième interlocuteur qu’on obtient semble habilité à nous répondre. A-t-il eu vent de l’initiative, comme Mouche nous l’a assuré ? « Non, on n’en a pas connaissance. Je ne connais pas le président de cette association. » On explique qu’elle fait appel à des « médiateurs » pour assurer la sécurité rue de Lappe. Mais lorsqu’on les qualifie de « costauds », il nous coupe : « Ah ! non, les médiateurs ce ne sont pas des costauds, ils sont là pour parler. » On précise qu’au contraire, toujours selon le président de l’association, ces mastards « ne parlent pas » et ont pour principale fonction d’empoigner les fâcheux par le colback pour les éjecter de la rue. Puis ils « les reconnaissent », et les empêchent de revenir.

La conversation s’arrête là. On nous invite à contacter le service communication de la préfecture de Police de Paris qui, à son tour, nous propose d’envoyer un mail… Lorsqu’une jeune femme nous rappelle, c’est pour nous expliquer longuement que les réponses à nos quelques malheureuses questions exigent de solliciter d’innombrables services, du cabinet du préfet à la voirie en passant par les affaires culturelles et d’autres encore. Bref, que c’est extrêmement compliqué, vous comprenez, et que ce sera trop long eu égard à votre délai de bouclage, mais bonne soirée. À ce stade, on ne serait pas étonné d’apprendre que des usagers s’associent pour soulager les standards téléphoniques de nos institutions et autres administrations d’une mission d’information et de communication qu’elles ne parviennent plus à assurer. Peut-être le manque de moyens et d’effectifs, sûrement la faute à Sarkozy.[/access]

*Photo : Hannah.

Demain, la Grèce

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grece syriza troika ue

grece syriza troika ue

Finalement, l’année se termine bien. Avec une nouvelle aussi bonne qu’une bouteille de muscadet Amphibolite de Landron sur une douzaine de Prat-Ar-Coum : il va y avoir des élections législatives en Grèce, probablement le 25 janvier. Quoi de plus normal me direz-vous car, comme moi, vous êtes démocrate, n’est-ce pas ? C’est bien mal connaître l’atmosphère idéologique qui règne en Europe, ou plutôt dans les cercles dirigeants de l’Union Européenne ou de l’Allemagne, ce qui revient sensiblement au même par les temps qui courent. Des élections, on en veut bien en Europe à condition que ce soit les libéraux qui les gagnent ou les sociaux-libéraux, voire des grandes coalitions des deux, ce qui provoque en général des soupirs orgasmiques chez les commentateurs autorisés qui sont convaincus de l’excellence des politiques austéritaires comme un Concile médiéval était convaincu de l’excellence de la Sainte-Trinité.

La Sainte Trinité de l’Union européenne, on le sait, s’appelle la Troïka et la Troïka est constituée non pas du Père, du Fils et du Saint-Esprit mais du FMI, de la Commission et de la BCE qui ont finalement, eux aussi, une existence qui devrait être l’objet de disputes purement théologiques mais hélas suscite très concrètement des ravages économiques, politiques et sociaux sans précédent dans les pays sur lesquels elle exerce son magistère. C’est que la Troïka tient aussi du médecin de Molière. Elle ne connaît que la saignée, même pour les malades anémiques. Ainsi, lorsque la Troïka a provoqué l’hystérie sur la dette souveraine grecque dès 2008, celle-ci venait de dépasser le seuil des 200 milliards d’euros. La Commission Européenne et le FMI ont alors imposé au pays des cures d’austérité sur cure d’austérité, ce qui, plutôt que de réduire la dette, l’a fait exploser. On connaît le cercle vicieux : baisse  des recettes, baise de l’activité,  chômage de masse,  hausse effrayante des dépenses sociales. En fait, au lieu d’en terminer avec les créances grecques, l’austérité a multiplié par 2 la dette en 3 ans. Même en adoptant la logique cannibale de la Troïka, sa politique est doublement absurde: le FMI a accepté de prêter  en tout 240 milliards d’euros à la Grèce, ce qui aurait pourtant largement suffi à éponger ce qui était réclamé en… 2008. Bref, ne cherchez plus le prochain Kafka, il est en train d’écrire un grand roman quelque part dans la nouvelle tour de la BCE, celle à 1, 2 milliards d’euros.

Sur un plan démocratique, il a été très clair, très vite que du point de vue de la Troïka, la démocratie n’était pas faite pour les peuples déficitaires. Les peuples déficitaires n’avaient plus qu’un droit, celui de se taire et d’obéir à des gouvernements collabos comme celui du Premier ministre Samaras qui est en échec aujourd’hui puisqu’il n’a pas réussi, après trois tentatives, à faire élire par le parlement son candidat au poste pourtant purement théorique de Président de la République. Résultat, dissolution et élection dans la foulée. Et ça, ça ne plait pas du tout à la Troïka. La Troïka n’a pas vraiment de temps à perdre avec des élections. Elle l’avait montré déjà en Italie en forçant le parlement à investir un gouvernement technique, celui de Mario Monti qui devait d’ailleurs connaître une défaite cuisante lors des élections suivantes.

En plus cette fois-ci, qui risque de gagner les élections ? Je vous le donne en mille : Syriza, c’est à dire l’équivalent du Front de gauche en France, avec 30% des voix d’après les premiers sondages. Je vous passe les pressions dont a été victime le parlement grec  de la part de la Commission Européenne, les déplacements de Moscovici sur place, les petites phrases de Junker ou le chantage au « chaos » de Samaras : les parlementaires grecs n’ont rien voulu entendre. Et ils risquent donc de faire gagner ce que les journaux français toute tendance confondue ne savent plus trop comment appeler : extrême gauche,  gauche extrême, gauche radicale, gauche anti-austéritaire… bref quelque chose qui sera « pire que le communisme » d’après monsieur John Sporter, président de Capital Group, un fonds de pension .

Bon, évidemment, on ne va pas demander à monsieur Sporter d’aller se faire soigner dans des hôpitaux grecs, de regarder la consommation d’anxiolytiques dans le pays, le taux de chômage, celui des suicides et des overdoses, les retraités qui fouillent dans les poubelles du Pirée ou les gamins qui s’évanouissent à cause de la faim dans les écoles qui fonctionnent encore. Non, monsieur Sporter, comme tous nos amis de la Troïka, lui, il juge la bonne santé d’un pays à sa capacité à emprunter sur les marchés. Le reste, ce n’est pas son affaire.

C’est pourtant celle du peuple grec et puis aussi la nôtre, à nous, Français. La bourse d’Athènes a dévissé, le FMI a suspendu sa prochaine tranche d’aide jusqu’à la formation du nouveau gouvernement, ce qui prouve bien que pour n’importe quel pays voulant prendre une autre direction, il va falloir un sacré courage. On ne va pas lui envoyer des tanks comme au Chili en 73, ou pas encore, mais il s’agira de serrer les dents et de résister aux « amicales » pressions. D’autant plus que Syriza, pour peu qu’on regarde les choses froidement, ne va pas transformer la Grèce en république conseilliste (hélas…) mais tout simplement prôner une renégociation de sa dette et un néokeynésianisme somme toute plus proche du New-Deal que de l’appropriation collective des moyens de production, comme disait l’autre.

En fait, fondamentalement, ce qui gêne l’UE dans cette histoire, c’est que les Grecs ne sont pas tombés entre les deux mâchoires du même piège à cons, comme le disait Manchette dans Nada : soit la pensée unique austéritaire, soit les néo-nazis d’Aube dorée. Non, ils ont décidé de ne pas se tromper de colère et ont refusé la paranoïa identitaire en redessinant au passage les contours de la gauche : un parti socialiste devenu groupusculaire remplacé par une gauche…de gauche.

Inutile de dire, alors qu’un scénario similaire se dessine en Espagne avec Podemos, qu’on aimerait bien qu’en France, on en prenne de la graine et que l’on se souvienne que tout Européen a deux patries : la sienne et la Grèce.

*Photo :  Petros Giannakouris/AP/SIPA. AP21661179_000003. 

Notre-Zad-de-Sivens

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sivens zad fraisse

sivens zad fraisse

Au bout d’une petite route qui serpente entre les fermes et les coteaux, un assemblage de pneus, de palettes, de planches et de ferraille est surmonté par un panneau qui indique : « Barrikad, vous êtes sur un lieu 2 lutte. Zone A Défendre. » La « Zone A Défendre » est un dérivé de la TAZ, Temporary Autonomous Zone (Zone autonome temporaire), de l’anarchiste américain Hakim Bey, prisé par les contestataires et altermondialistes des années 1990 et 2000. La TAZ se voyait en contre-pouvoir installé dans les interstices du réseau mondial – une forme d’utopie flibustière. La ZAD, elle, ne se veut pas « temporaire ». Elle est, selon ses défenseurs, un « acte de réappropriation des territoires condamnés par les logiques économiques ». Les zadistes de Sivens n’en doutent pas : ils sont là pour rester.
À l’entrée du camp retranché, un petit groupe s’active à planter pépinières, arbres fruitiers et aromates dans un « jardin autogéré ». Ils sont jeunes, entre 20 et 30 ans, à l’instar de François, 21 ans, maraîcher dans le Puy-de-Dôme, qui dirige les opérations et a planté ses premiers arbres le jour de la mort de Rémi Fraisse, une façon symbolique d’enraciner la présence des zadistes : « On a planté des pépinières, des aromates, des groseilliers. On est là pour ramener de la vie. Qu’on le veuille ou non. » Un peu en contrebas, là où le tapis de copeaux de bois cède la place à la boue du chantier abandonné, un petit jardin a été aménagé en mémoire de Rémi Fraisse. « La vie contre sa mort », indique un panneau.

Enracinement, réenracinement, chez les zadistes, il est beaucoup question de racines. Il faut replanter, faire refleurir la vallée. Un jeune portant barbiche et queue de cheval, lecteur d’Illich, Ellul et René Dumont, se définit comme anarchiste chrétien : « Ici, on a le temps de construire et de discuter. On veut laisser la place aux arbres pour repousser, on veut faire vivre une alternative ici. » Quand je lui demande son nom, il me répond simplement : « Ben t’as qu’à m’appeler Jésus ! Ça fera bien, une interview de Jésus dans le journal ! » Ça fera pas mal, merci. [access capability= »lire_inedits »]
Il est vrai qu’il règne une ambiance un peu biblique à la sauce Indiana Jones dans cette vallée perdue où se concocte un idéal de bric et de broc. Les zadistes ne doutent de rien, surtout pas qu’ils vont changer le monde. Ils sont convaincus de jeter les fondements de la nouvelle société, celle qui adviendra quand l’ancien monde aura fini de courir à sa perte. Alors que les États ne sont plus au service des citoyens, ils prétendent évidemment retrouver la démocratie authentique. Bon, cette société alternative n’est pas d’une folle originalité dans ses références : « Il faut retrouver le sens des mots de l’ancien dictionnaire, ajoute Jésus, tels qu’anarchie et droits de l’homme, mais au sens premier du texte, celui qui établissait qu’une population pouvait se soulever contre un pouvoir tyrannique. » Certes, la Constitution de 1793 fait partie du vade-mecum radical, mais un monde nouveau ne mérite-t-il pas aussi quelques idées nouvelles ?
La presse est rituellement montrée du doigt, bien que l’afflux de journalistes amuse beaucoup les zadistes. « Hier, on avait Le Figaro, aujourd’hui, c’est toi. À gauche, à droite, tout le monde s’intéresse à nous subitement ! », me lance un jeune type, foulard remonté jusqu’aux yeux (je me demande si c’est Causeur, la gauche ?). L’atmosphère a beau être bon enfant, on reste sur ses gardes. Mon interlocuteur me demande brusquement : « C’est pas un micro, le truc rouge qui dépasse de ta poche, là ? » Je lui montre mon paquet de cigarettes. « Ok. Et l’autre poche ? » Je lui montre mon téléphone. « Il est pas branché au moins ? »

À l’extérieur de la Métairie neuve, une vieille ferme qui a été le premier lieu occupé et qui est aujourd’hui le centre névralgique de la ZAD, Camille, la vingtaine, étudiante en sciences de l’environnement, s’acquitte de son tour de vaisselle. Elle s’était déjà mobilisée contre un projet de barrage similaire dans ses Pyrénées natales. Pour Camille, l’adversaire, c’est le productivisme et, avec lui, l’irrigation intensive, qui créée ces besoins en eau de plus en plus importants. La ZAD de Sivens compte nombre d’étudiants et d’étudiantes comme Camille qui peinent à s’insérer dans le monde du travail. Le rejet idéologique du mode de production capitaliste rejoint la désaffection à l’endroit d’une société qui ne leur offre pas de place. Le département du Tarn affiche 11 % de chômage et, dans cette région rurale où l’emploi agricole disparaît, la proportion double chez les jeunes. Ils vont aux champs comme leurs prédécesseurs allaient à l’usine. On croise sur la ZAD une jeune ingénieure agronome qui ne parvient pas à trouver d’emploi, des maraîchers, des étudiants et des travailleurs ruraux qui pointent à Pôle emploi. D’une certaine façon, c’est le chômage qui assure le succès de la mobilisation : c’est l’inactivité qui permet à ces jeunes de s’installer de longues semaines dans la ZAD, c’est une autre clé de la mobilisation. Cependant, il y a aussi à Sivens pas mal de zadistes à temp partiel, qui viennent de Gaillac, d’Albi, de Montauban, de Toulouse ou des villages alentour. « La majorité vit normalement dans un rayon de 50 kilomètres aux alentours. On en connaît beaucoup », rapporte Pierre Lacoste, éleveur à 200 mètres de là, qui soutient le combat de ses jeunes voisins.

La médiatisation a aussi amené de tous les coins d’Europe, voire de bien plus loin, toutes sortes de jeunes plus ou moins politisés. À l’extrémité de la ZAD, se trouve une zone fortifiée où on a creusé de véritables tranchées et érigé cabanes de fortune, palissades et miradors. On y parle anglais ou espagnol, on croise des Allemands venus d’une autre ZAD, installée en Forêt-Noire, et quelques personnages plus improbables, comme Josh, un Texan hâbleur arborant de magnifiques lunettes de soleil jaune fluo qui se proclame « panthéiste et défenseur de la terre-mère Gaia, le grand organisme dont nous ne sommes que les particules ».
Attention, on n’est pas là pour rigoler. Inventer le monde de demain, c’est sérieux. On parle beaucoup de démocratie directe, et on essaye même de la pratiquer dans les AG : « Le sérieux avec lequel les réunions sont menées est étonnant, si l’on considère la jeunesse des participants, explique Patrick, charpentier, la soixantaine, présent depuis longtemps sur le site pour aider ses occupants. On invite des économistes, des géographes, des juristes, pour évoquer la légalité du projet et le fonctionnement déficient des institutions locales. » On est curieux de savoir si ces ardeurs démocratiques résisteront à l’usage. Heureusement, certains ont gardé le sens de la dérision : à côté d’une chétive pousse verte se dressant timidement au beau milieu du no man’s land, quelqu’un a collé une pancarte indiquant fièrement « Nature is back ! ».

Le barrage de Sivens occupe finalement assez peu les esprits. Confortablement installé sur une meule de foin, Alex lit avec intérêt À nos amis, le nouvel opus du fameux « Comité invisible » qui avait défrayé la chronique en 2007 suite à l’affaire de Tarnac. Il arrive de Notre-Dame-des-Landes, mais avant, il est allé jusqu’au Chiapas, au Mexique, participer (ou assister) à la lutte des paysans contre le gouvernement ou les narcotrafiquants. Question programme, Alex me sert aussi « la refondation d’une société à bout de souffle », à l’abri d’un État tenu pour une menace. Rien de très neuf, décidément.
On aurait tort de ne voir dans la ZAD qu’une charmante résurgence des communautés hippies. La plupart des zadistes sont les enfants de la « France des sédentaires contrainte par le contexte économique, social et foncier » que décrit Christophe Guilluy#. Leur révolte désorganisée exprime une défiance radicale vis-à-vis de la politique, qui se traduit par une apologie de la communauté autarcique, du retour à la terre et à la production artisanale. Tout cela n’empêche pas les zadistes d’être des experts de l’activisme numérique. La nouveauté, et peut-être le plus intéressant, c’est que cette révolte d’une jeunesse qui hésite entre contestation apatride et réenracinement fantasmé se conjugue à celle d’agriculteurs victimes de la raréfaction croissante des terres et des conditions d’activité plus difficiles. « L’affaire de Sivens a montré l’aveuglement des élus, observe Patrick, le charpentier. Ces gens prétendent représenter le monde agricole, mais ils n’ont pas compris que la réalité sociale du monde rural a complètement changé. Le Tarn est en partie un département de bannis économiques. La contestation de Sivens s’enracine dans cette réalité sociale. » Le rêve du Grand Soir a cédé la place à l’idéal d’une communauté autarcique. Seulement, comme me le confie un éleveur voisin avec un peu d’amertume, « on ne nourrit pas une société avec un jardin autogéré ».[/access]

*Photo : SALOM GOMIS SEBASTIEN/SIPA. 00699456_000002.

La politique pour les nuls

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Pour agrémenter ses traditionnels vœux de fin et de début d’année, un ami américain, Steven Sampson, a cru bon de me conter ainsi qu’à David di Nota une petite histoire, non dénuée d’humour, intitulée « La politique pour les nuls » et que les lecteurs de Causeur, non dénués d’humour, sauront apprécier à sa juste valeur.

Au printemps dernier, alors que je m’employais à désherber mes parterres de fleurs, mes voisins qui promenaient leur chien s’arrêtèrent pour me saluer et bavarder un instant. Au cours de notre conversation, je demandai à leur fille, âgée de neuf ou dix ans, ce qu’elle avait l’intention de faire plus tard. Elle me répondit fièrement « Premier ministre ! »
Ses parents, tous deux membres du parti travailliste, observaient la scène, je poursuivis donc: « Et si tu étais Premier ministre, que commencerais-tu par faire ? »
« Je donnerais à manger et un toit à tous ceux qui n’en ont pas. »
Les parents se rengorgèrent.
« C’est effectivement une noble cause, mais tu peux t’y atteler dès maintenant ! ». Elle sembla interloquée.
« Qu’est-ce que vous voulez dire ? »
« Eh bien, tu pourrais venir quelques fois à la maison, et par exemple tondre le gazon, râtisser les feuilles mortes ou tailler la haie, et je te paierais cinquante livres pour ce travail. Avec cela, tu irais près du centre commercial, où se réunissent les sans-abri, et donnerais à l’un d’eux tes cinquante livres pour qu’il s’achète de quoi manger. Au bout de quelques mois, de quelques années, il pourrait même avoir de quoi s’offrir une maison grâce à toi ! »
Elle parut examiner sérieusement ma proposition, puis, fronçant les sourcils: « Pourquoi, au juste, ce type ne viendrait-il pas travailler lui-même ? Et vous lui donneriez directement cet argent… »
« Alors bienvenue au parti conservateur ! »

Ses parents ne m’adressent plus la parole depuis.

Cuba va redevenir le bordel des Etats-Unis

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cuba castro obama valle

cuba castro obama valle

Amir Valle, poète et romancier cubain, issu d’une famille d’universitaires proche du régime castriste projette, au début des années 2000, d’écrire un roman avec pour toile de fond les quartiers déshérités de La Havane. Une sorte de version moderne et tropicale des Bas-fonds de Maxime Gorki, où l’humanité profonde des déchus se révèlerait au-delà de la misère matérielle et morale du petit peuple des voleurs, escrocs et prostitué(e)s.

Son enquête préalable, menée avec la minutie d’un Zola préparant L’assommoir le conduit à modifier son projet : il abandonne la fiction pour écrire un livre-document sur les prostituées de la capitale cubaine, surnommées jineteras (cavalières) dans l’argot populaire. D’abord diffusée sous le manteau à Cuba, puis publié en Espagne en 2008[1. Paru en traduction française en 2010 (Editions Métailié).], La Havane Babylone est un modèle d’étude anthropologique qui révèle l’ampleur du phénomène prostitutionnel dans un pays dont les dirigeants castristes se glorifient toujours d’avoir mis fin, après la victoire de la Révolution, à la triste réputation de leur île, celle d’être le « bordel de l’Amérique ».

On comptait, en 1959, quelque cent mille prostituées, exerçant dans une dizaine de milliers de maisons closes de l’époque du dictateur Fulgencio Batista, dont le régime était «  en affaires » avec les mafias nord-américaines reconverties dans le proxénétisme et les maisons de jeu à Cuba après l’abolition de la prohibition de l’alcool aux Etats-Unis. Une campagne de « rééducation et de réhabilitation » des prostituées, pour la plupart issues des campagnes pauvres, mise en œuvre au début des années 60  dans la phase glorieuse du régime, celle de l’alliance stratégique et économique avec l’URSS, permit à Fidel Castro d’alimenter sa propagande : la prostitution avait été éradiquée grâce à l’action énergique et humaniste du Lider Maximo, et de la présidente de la Fédération des femmes cubaines, Vilma Espin, épouse de Raul.

Voire ! Comme le démontrent Amir Valle, et des universitaires spécialistes du sujet[2. Notamment Dominique Gay-Sylvestre, professeur d’etudes hispano-américaines à l’Université de Limoges.], avec la rapide dégradation des conditions de vie des Cubains, et l’interdiction de sortie du territoire imposée à l’immense majorité de la population, une nouvelle forme de prostitution économique et clandestine apparut : autour des ports, et au service des coopérants venus des «  pays frères », URSS et pays satellites. Le Graal à atteindre était alors le mariage avec un Russe, un Polonais ou un Hongrois, pour obtenir le fameux sésame de sortie du paradis castriste. Après la fin de l’URSS, l’économie cubaine se trouve en état de crise permanente, aggravée par les effets du blocus imposé par les Etats-Unis. Pour survivre, le régime décide dans les années 1990 de développer l’offre touristique, vers les pays occidentaux susceptibles de procurer à l’Etat des revenus remplaçant la rente sucrière (Cuba avait le monopole de la fourniture de sucre aux pays communistes). La concurrence est rude : d’autres îles Caraïbes, comme Saint Domingue, les Bahamas et autres îlots ensoleillés, ont déjà pris de l’avance dans l’offre de sea, sex and sun pour toutes les catégories sociales, du forfait tout compris à 500 € la semaine à Punta Cana, aux îles privées pour jet setters internationaux. Une société d’Etat, Cubanacan, aux mains du Parti et de l’armée, monte des « joint ventures » avec des investisseurs de toutes origines, construisant les infrastructures et gérant les équipements touristiques de l’île. Dans chacune de ces opérations, l’Etat cubain (en fait des membres de la nomenklatura castriste), détient 51% des parts, et donc des bénéfices afférents.  L’afflux de touristes dépensant, au minimum, en une semaine l’équivalent de cinq ans de salaire moyen d’un Cubain (19€ par mois) allait avoir les effets constatés par Amir Valle. Dans toutes les classes de la société, la satisfaction des besoins sexuels de Canadiens, Allemands, Espagnols et autres individus à peau claire émoustillés par le soleil, le rhum et la salsa apparaît alors comme le meilleur moyen de sortir de la dèche générale. Les interdits moraux sautent : ouvrières, paysannes, étudiantes, femmes au foyer trouvent dans la mise occasionnelle de leur corps sur le marché une solution à des problèmes criants et urgents : l’achat, au marché noir et en dollars, de matériaux de construction introuvables dans le circuit officiel, de médicaments étrangers, de matériel informatique, voire d’heures de connexion internet poussive facturées 4,5 € de l’heure (1 semaine de salaire) par les fournisseurs d’accès contrôlés par le régime…

En deux décennies, des milliers de jineteras (Amir Valle en estime le nombre à environ 20 000 pour une population de 11 millions de Cubains) hantent les principaux lieux touristiques : le Malecon, promenade du bord de mer à La Havane, Varadero etc. Il y en a pour tous les goûts et toutes les bourses : de la jinetera « en tennis », la plus humble, celle  « en sandales », le degré au dessus, jusqu’à la jinetera en talons aiguilles, qui plus est polyglotte et pourvue d’un diplôme universitaire, visant le mariage avec un businessman étranger pour mettre les voiles. Les plus douées d’entre elles deviennent des «  pharaonnes », patronnes d’écuries de jineteras, lorsque les atteintes de l’âge les contraignent à renoncer au service actif. Ce système irrigue de dollars ou de CUC (pesos convertibles permettant de se procurer les biens rares) toute une armée d’auxiliaires complaisants (policiers, chauffeurs de taxis, portiers d’hôtels, loueurs clandestins de chambres à l’heure) permettant de contourner une législation strictement prohibitionniste.

L’aveuglement volontaire des autorités face à ce phénomène, voire leur complicité intéressée dans son développement, est évidente, comme le note encore Amir Valle. Avant d’être expulsé de Cuba en 2005, il travaillait comme rédacteur au service marketing de la Cubanacan, chargé de la promotion du tourisme de l’île. Les consignes étaient sans équivoque : « J’ai entendu de hauts fonctionnaires du Parti communiste dire que c’était une erreur de ne vendre aux touristes que des plages, des cigares et du rhum » explique-t-il à une journaliste québécoise, « le meilleur produit de consommation que nous avions était la beauté des femmes. Et je me souviens qu’ils avaient rejeté deux campagnes publicitaires destinées aux marchés italien et espagnol, parce que les femmes y étaient habillées et en second plan dans l’image. Ils ont dit de mettre ces femmes au premier plan et que ce serait beaucoup mieux si elles étaient en maillot de bain. De nombreux publicitaires cubains ont des centaines d’histoires de ce genre. Il y a une chose dont je me souviendrai toujours: quand l’un de nos graphistes a présenté la publicité d’un nouvel hôtel à Varadero, Fidel Castro lui-même a déclaré: «Il n’y a qu’un problème… La vue sur la plage est excellente, la photo de l’immeuble est impressionnante et les gens représentés donnent une touche de familiarité, mais… ce serait mieux si on voyait au premier plan une belle femme mulâtre que les touristes remarqueraient avant tout. Je pense que vous savez mieux que moi que l’expérience de la publicité nous a montré que le corps d’une femme vend mieux qu’un bâtiment.»

Le récent coup de théâtre diplomatique orchestré par Barack Obama, Raul Castro avec l’aide du pape François, prélude à la normalisation des relations entre Washington et la Havane va, dans un proche avenir, décupler le marché potentiel des jineteras.  Déjà, en 2013, les principaux revenus de Cuba provenaient du tourisme et des « remesas », transferts d’argent des exilés à leur famille restée au pays. Aujourd’hui,  on se prépare activement, avec l’aide de capitaux chinois, à un afflux massif de touristes états-uniens venant, en voisins, goûter les charmes de toute nature offerts par l’île. Et c’est ainsi que la séquence castriste se clôt par un magnifique salto arrière : back to Batista ! A la différence que les bénéfices des amours tarifées n’enrichiront plus les héritiers d’Al Capone, mais une caste politico-militaire bien décidée à s’accrocher au pouvoir.

*Photo : wikicommons.