Le coup du bus 39


Le coup du bus 39

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Nous avions dîné à la rue Sainte-Anne. Pris le bus 39 pour rentrer chez nous.

C’était un rite. Un rite qui, depuis quelques mois, n’avait plus aucun sens pour moi. Elle avait perdu tout attrait à mes yeux. Elle n’en avait pas conscience. Soudain, à Sèvres-Babylone, je me suis entendu lui dire : « Descends ! Je ne t’aime plus ! » Elle m’a regardé, pétrifiée. À ma grande surprise, elle a appuyé sur le bouton. Elle était livide. Elle ne s’est pas retournée, rue de Sèvres. Dix années de vie commune prenaient fin. La scène avait été d’une brutalité inouïe. Je ne me reconnaissais pas, pas plus que je n’avais imaginé qu’elle obéirait. J’étais soulagé. Un peu inquiet. J’avais lu Proust et je savais qu’« on ne se quitte jamais bien, car si on était bien, on ne se quitterait pas. » Mais, avant de m’endormir – enfin seul ! – c’est une autre citation qui me revenait à l’esprit, sans doute fausse : « La charité du bourreau consiste à frapper d’un coup sûr. » Avais-je été charitable ?

Une jeune fille qui a quelque inclination pour moi m’écrit : « Tu es un adorable mufle, un cow-boy au cœur tendre, un vieux filou. Je t’adore. » Je me demande ce qu’elle m’adresserait comme texto si elle avait subi le coup du bus 39.[access capability= »lire_inedits »]

Toujours à Sèvres-Babylone, la nuit, pendant que l’ami Grozdanovitch nous annonce, à Fabien Sanchez et à moi, d’une voix tonitruante, qu’il va nous expliquer ce qu’est la littérature, ce qu’est vraiment la littérature, un clochard hurle : « Ta gueule ! Ta gueule ! Ta gueule ! » Nous éclatons de rire : enfin quelqu’un qui a la bonne réponse ! Nous allions parler de snobisme et d’intransigeance, d’intimisme et de publicité. Il nous a épargné tous les lieux communs sur l’art.

La fille qui voit en moi un vieux cow-boy au cœur tendre (moi je dirais : au cœur sec) m’a troublé quand elle m’a avoué n’avoir jamais été attirée que par les philosophies et les politiques qui mènent le monde à sa perte. Elle pense qu’Albert Caraco s’est réincarné dans son corps de fillette. Albert Caraco, c’est Schopenhauer plus Cioran plus un bidon de nitroglycérine. Ça peut faire mal, surtout quand la fille est bien roulée. Mais qu’adviendra-t-il quand sa beauté s’évanouira comme un songe ?

Le coup du bus 39 conduit tout droit à la dépression pour celle ou celui qui en est victime. La dépression n’est pas la mort. Elle est pire que la mort. Pourquoi ? Parce qu’elle est une lâcheté de l’âme. Lacan a de belles digressions à ce sujet. Cioran aussi qui soutenait qu’une rupture sentimentale vaut dix ans de philosophie universitaire : on y apprend enfin quelque chose sur soi, sur les autres et sur l’amour ! Notamment que l’amour est quelque chose d’essentiel pour celui qui aime peu et de secondaire pour celui qui aime beaucoup.

Ce samedi soir, j’étais dans un restaurant italien, le Lucania, de la rue Pierre-Leroux. Seul. J’avais pris avec moi l’opuscule d’Akira Mizubayashi, Petit éloge de l’errance. Ma vie me pesait. Non loin de moi, une vingtaine d’Africains fêtaient joyeusement un anniversaire. Je venais d’envoyer un texto à Cécile. Je lui demandais : « Combien y a-t-il de personnes dont la mort te ferait tellement de peine que tu aurais envie de les suivre dans le néant ? » Elle m’avait aussitôt répondu : « Deux» Je savais que j’étais l’un des deux. Je savais que je la décevrais. Je savais qu’un demi-siècle nous séparait. Elle croit que j’ai un cœur. Elle est certaine de l’avoir entendu battre. Pour elle. Et elle est prête à m’offrir sa frange pour sécher mes larmes. Les Africains chantaient maintenant. Il y avait une telle chaleur et une telle bonté dans leurs effusions que j’avais envie de sangloter. Je me souvenais du bus 39. Mon passé défilait sous mes yeux et il était affligeant. Pour être seul, j’étais seul. Je suis sorti pour dissimuler mon émotion. Les Africains chantaient plus doucement maintenant. J’avais envie de les embrasser. Dehors, j’ai croisé une vieille dame mal fagotée avec un petit chien qu’elle traînait derrière elle comme une poupée en chiffon. J’ai pensé qu’elle était encore plus seule que moi. Que peut-être il y a bien des années un salaud lui avait fait le coup du bus 39. Certaines filles ne s’en remettent jamais. Cécile me prenait pour un vieux cow-boy. J’ai regardé son dernier message : « I miss my cow-boy… » et j’ai songé au western Seuls sont les indomptés avec Kirk Douglas. Du coup, je me suis senti moins seul. La silhouette de la vieille dame et de son petit chien se perdait dans la nuit. Le cœur est un chasseur solitaire, ai-je encore pensé, sans trop savoir pourquoi. Personne ne m’attendait chez moi. Je ne savais pas s’il fallait m’en réjouir ni qui j’aurais envie de suivre dans la mort. Peut-être elle.

Il m’est arrivé de faire le coup du bus 39 à un philosophe balnéaire qui tentait de me convaincre que ma place était plutôt dans une maison de retraite que parmi les néo-réacs de Causeur. Il avait sans doute raison, mais dans un sursaut d’orgueil totalement déplacé j’avais décidé de résister à ses assauts répétés et, pour tout dire, assez lassants. Un vieux cow-boy dans un hospice ? Je préférais encore Coups de feu dans la Sierra de Sam Peckinpah, voire Apportez-moi la tête d’Alfredo Garcia.

Le combat ne fut ni loyal ni glorieux, et je me garderai bien de dire qui en sortit grandi. Mais je découvris à cette occasion en moi un acharnement qui me rassura : il est toujours rassurant pour un vieux cow-boy de savoir qu’il lui reste encore quelques cartouches. D’autant que je ne voulais pas démériter aux yeux d’une jeune beauté gothique un peu effrayée par cette soudaine éruption d’une violence contenue jusque-là de part et d’autre. Ce qui ne cesse de m’inquiéter, en revanche, c’est la rapidité avec laquelle j’oublie ces querelles de cour de récréation. Mais les westerns de Sam Peckinpah, je les porte en moi.

For ever.[/access]

*Photo : wikicommons.

Décembre 2014 #19

Article extrait du Magazine Causeur



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