Insécurité : Baston à Bastille


Insécurité : Baston à Bastille
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la seule rue de Lappe compte pas moins d’une trentaine de bars, qui attirent en fin de semaine toute une faune venue se retourner la tête au mojito

 

Bandes de jeunes surexcités, taux d’alcoolémie critique, grosses cylindrées qui font hurler leur moteur sous le nez de familles roms, installées à cinq ou six sur un matelas posé à même le trottoir… On est au cœur de la Bastoche historique. Mais Nini peau d’chien n’oserait plus s’y promener. À la jonction de la rue de Lappe et de la rue de la Roquette, qui forment un carrefour avec les rues Saint-Sabin et Daval, dans le 11e arrondissement, la même scène, qu’on aurait encore jugée surréaliste à Paris il y a quelques années, se répète chaque fin de semaine. Entre deux marchands de roses insistants, pickpockets et autres voleurs à l’arraché s’en donnent à cœur joie, tandis que de plus ou moins petits caïds harcèlent les filles, bousculent ou insultent tout le monde, cherchant la moindre occasion de cogner. En novlangue sociétaliste, on appelle ça un « quartier festif », tout en déplorant qu’il génère quelques « nuisances », notamment « sonores ».

Quiconque réside dans l’est de Paris sait que la quasi-totalité des actes de délinquance commis aux environs de la place de la Bastille se produisent dans ce petit périmètre bien identifié. Explication : la seule rue de Lappe compte pas moins d’une trentaine de bars, qui attirent en fin de semaine toute une faune venue se retourner la tête au mojito, au ti’punch, à la bière ou à la vodka…, sans compter les substances illicites. Ensuite, cette foule survoltée en grande partie issue de la « diversité » – c’est-à-dire de l’autre côté du périph’ – piétine à l’entrée des boîtes de nuit du coin, où les « blancos » qui habitent les étages supérieurs ne mettent jamais les pieds.[access capability= »lire_inedits »] Depuis quelques années, le phénomène a pris de l’ampleur. Constatant une trop faible présence policière, les commerçants ont donc décidé d’agir, pour reprendre la Bastille en main.

En mars dernier, ils se sont tous associés pour tenter de limiter la casse dans l’étroite rue pavée où ils tiennent boutique. Tous ? Presque, car il y a encore quelques « passagers clandestins » qui en profitent sans cotiser. Le président de l’association, Azzoug Mouche, que tout le monde ici appelle « Mouche », tient un petit bar à tapas au 10, rue de Lappe. Il raconte que sa rue est devenue « une sorte de safari pour banlieusards », où des voitures conduites par des jeunes « imbibés d’alcool » passent « jusqu’à 80 ou 100 km/h » au milieu des fêtards. Un rodéo urbain du week-end dont le principe consiste à « faire chier les nanas » et « mettre la musique à fond », en espérant que ça dégénère. Résultat : « Énormément de bagarres, de klaxons… Trois plots en métal ont été défoncés, et, il y a un an, une jeune fille a été écrasée », raconte Mouche. Les commerçants avaient bien signalé aux autorités « des problèmes de vols, de violences », mais le taulier du T10 dit avoir obtenu en réponse « une fin de non-recevoir ».

Cyril, buraliste rue Daval, explique cette réaction par le fait que « le commissariat du 11e n’a que deux voitures qui tournent la nuit ». Du coup, nous apprend-il, l’association de ses voisins fait appel à « des grands blacks du 9-3, agents de sécurité pour la RATP, qui ont monté leur propre association ». Ces six « médiateurs » (en banlieue on dit « grands frères ») arpentent la rue chaque vendredi et samedi soir, jusqu’au petit matin. Leur rôle ? « S’assurer que personne ne se promène avec un verre ou ne pousse des hurlements, que tout le monde ne jette pas ses mégots n’importe où, et qu’on évite les incivilités », nous explique d’abord Mouche. On souffle le mot « sécurité » : « C’est une partie de leur job, mais, quand il y a une bagarre, ils ne font que séparer les gens et les raccompagner jusqu’au bout de la rue », précise-t-il. Activité apparemment dérisoire, mais qui pourrait donner envie à Cyril de rejoindre l’association, histoire que ces messieurs soient raccompagnés encore quelques mètres plus loin, au bout de sa rue à lui.

« Ce qu’on veut, c’est que vous puissiez vous sentir tranquilles, parce que c’est votre droit », finit tout de même par résumer Mouche. D’ailleurs, précise-t-il, « il n’y a presque plus de plaintes pour des infractions commises rue de Lappe, on est sortis du club des rues à problème dans les statistiques ». Alors, est-il fier d’avoir délesté la police de cette mission de maintien de l’ordre ? « C’est à nous de le faire, confirme-t-il, parce qu’on génère un gros afflux, du bruit, des dérangements, donc il est normal qu’on prenne notre part de responsabilité. » D’ailleurs, notre taulier n’est pas partisan du tout-sécuritaire : « Si on n’organise pas un peu la sécurité dans la rue, ça va être le tout-répressif de l’État pour tout le monde, pas seulement pour les gens qui posent problème. » En prime, lui propose une solution : « On négocie la fermeture de la rue à la circulation de 22 heures à 6 heures le vendredi et le samedi, sauf pour les riverains et les services d’urgence, en utilisant les médiateurs pour filtrer les voitures. Notre dossier est à l’étude à la préfecture. »

Convaincu que cette interdiction ferait baisser les nuisances de 50 à 60 % sur tout le secteur de la Bastille, Mouche voudrait même qu’elle soit étendue au tronçon de la rue de la Roquette qui relie la place au carrefour maudit. Les voitures n’auraient alors plus aucune possibilité d’encombrer les axes où se concentrent les bars et les boîtes. Cyril aussi serait preneur, car il ne croit pas une seconde à la fermeture de la seule rue de Lappe, « pour une raison simple » : cela reviendrait à dévier le trafic vers la rue où vit, comme tout le monde le sait par ici et comme en témoigne chaque soir un camion de CRS, un certain Manuel Valls. L’épouse du Premier ministre ayant elle-même subi une agression dans le quartier, on peut en effet douter que tous les zonards soient aiguillés vers leur domicile. La seule solution crédible semble donc bien que le trafic en provenance de la Bastille soit filtré en amont.

« Monsieur Émile », patron d’un petit troquet de la rue de la Roquette, témoigne : « Avant, il y avait un panneau “Fermé le dimanche” qu’on posait nous-mêmes à l’entrée de la place de la Bastille, et un policier qui contrôlait. » Jusqu’à récemment, une camionnette de police stationnait par ailleurs tous les soirs au carrefour. Mais ça, c’était avant. « L’ancien commissaire, on le connaissait, il nous convoquait une fois par mois et il passait nous voir tous les quatre ou cinq jours. Le nouveau, il n’est jamais venu se présenter. Il n’y a plus de contact. » Plus grave encore, selon le vieux briscard de 70 ans : « Dans les années 1990, on avait demandé des îlotiers. On en a eu, mais ils ont été supprimés. La police a délégué, elle a laissé tomber. » Émile, qui a été brièvement policier lui-même, n’a pas attendu pour se faire parfois justice : « Je me suis toujours battu, dit-il. Si on m’emmerde, je rentre dedans. » Et il ne comprend pas qu’on le lui reproche de plus en plus souvent.

« Un jour, confie-t-il, je suis intervenu pour aider la chocolatière d’à côté qui avait un problème avec un homme et son chien. Comme je l’avais frappé, un policier m’a arrêté… Puis la mairie a découragé la BAC de venir embarquer les chiens avec un camion fourrière, parce qu’il y a des associations qui ont pris le pouvoir sur cette question. » Émile est du genre connu des services de police : « Je me suis retrouvé plusieurs fois au tribunal. On a perdu notre autorisation de nuit suite à une bagarre à coups de chaises et à une plainte contre le videur. » Sa logique, il l’a expliquée plusieurs fois aux flics : « Si vous ne venez pas, vous nous laissez faire ! » Lui aussi avait proposé à ses voisins de se cotiser pour créer « une brigade » privée, en faisant appel à une société de sécurité. Mais les commerçants n’ont pas réussi à l’époque à se mettre d’accord.

Alors, les commerçants du coin sont-ils une bande de cow-boys qui jouent au shérif ou une association de bienfaiteurs ? Le patron du Bar à Nénette, rue de Lappe, nous l’a dit texto : « Les médiateurs jouent le rôle d’une police de proximité. » Deux se positionnent à un bout de la rue, deux à l’autre bout, et deux vont et viennent le long des trottoirs. Le tout, bien sûr, en toute légalité,  puisque, Mouche l’affirme : « On a de très bons rapports avec la police. » Comprendre : des rapports d’autant meilleurs qu’elle ne vient plus dans le quartier et n’a plus à faire le sale boulot – la « proximité »… Cyril confirme : « La mairie et les flics sont au courant, le commissaire était même à la réunion où je suis allé. Et ils savent que ça marche, puisque les vols auraient diminué de 45 %. » Une bénédiction pour les policiers, que Mouche excuse de ne pas pouvoir faire mieux : « Ils ont très peu de moyens matériels et humains. Depuis les années Sarkozy, ils sont en manque d’effectifs, parce que les policiers qui partent à la retraite ne sont plus remplacés. » Cette situation a d’ailleurs provoqué la colère des fonctionnaires de police, dont plusieurs milliers manifestaient encore le 13 novembre à Paris, comme l’année précédente.

À cette occasion, Frédéric Lagache, du syndicat Alliance, confiait à Paris Match : « Partout on manque d’hommes, de moyens de communication comme les radios, de véhicules… Comment poursuivre des BMW quand on se déplace en Kangoo ? C’est ridicule ! » Comme en réponse à Émile, qui regrette que les policiers ne soient même plus pris au sérieux par les petits voyous qui leur tiennent tête rue de la Roquette, le leader syndical confirme : « C’est vrai, il y a un vrai problème de respect des agents. Sur la voie publique, il est inexistant à cause, entre autres, de la réforme pénale. Et de l’impunité des personnes interpellées puis systématiquement relâchées. Les collègues se sentent impuissants, pour ne pas dire humiliés. » Comme si le « respect », que réclament tant de jeunes de banlieue, n’était plus accordé par ceux-ci qu’aux pairs, aux grands frères, aux « médiateurs » de la rue de Lappe… Frédéric Lagache encore : « Les policiers se demandent comment l’État a trouvé 1,3 million d’euros pour financer les matricules (numéros d’identification individuels inscrits sur chaque uniforme depuis le 1er janvier 2014) alors que soi-disant il n’y a pas assez d’argent pour des embauches de personnel et le financement d’équipements… »

Mais au fait, que pensent les autorités locales d’une association comme celle de la rue de Lappe ? À la mairie du 11e arrondissement, jointe par téléphone, une femme nous conseille d’envoyer un mail à l’adjoint en charge de la prévention, de la sécurité et de la médiation, Stéphane Martinet, parce que, malheureusement, « il n’est pas à la mairie ». Dans la foulée, on appelle le commissariat. Le troisième interlocuteur qu’on obtient semble habilité à nous répondre. A-t-il eu vent de l’initiative, comme Mouche nous l’a assuré ? « Non, on n’en a pas connaissance. Je ne connais pas le président de cette association. » On explique qu’elle fait appel à des « médiateurs » pour assurer la sécurité rue de Lappe. Mais lorsqu’on les qualifie de « costauds », il nous coupe : « Ah ! non, les médiateurs ce ne sont pas des costauds, ils sont là pour parler. » On précise qu’au contraire, toujours selon le président de l’association, ces mastards « ne parlent pas » et ont pour principale fonction d’empoigner les fâcheux par le colback pour les éjecter de la rue. Puis ils « les reconnaissent », et les empêchent de revenir.

La conversation s’arrête là. On nous invite à contacter le service communication de la préfecture de Police de Paris qui, à son tour, nous propose d’envoyer un mail… Lorsqu’une jeune femme nous rappelle, c’est pour nous expliquer longuement que les réponses à nos quelques malheureuses questions exigent de solliciter d’innombrables services, du cabinet du préfet à la voirie en passant par les affaires culturelles et d’autres encore. Bref, que c’est extrêmement compliqué, vous comprenez, et que ce sera trop long eu égard à votre délai de bouclage, mais bonne soirée. À ce stade, on ne serait pas étonné d’apprendre que des usagers s’associent pour soulager les standards téléphoniques de nos institutions et autres administrations d’une mission d’information et de communication qu’elles ne parviennent plus à assurer. Peut-être le manque de moyens et d’effectifs, sûrement la faute à Sarkozy.[/access]

*Photo : Hannah.

Décembre 2014 #19

Article extrait du Magazine Causeur



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