Avec sa « révolution du bon sens », Donald Trump remet radicalement en question les politiques climatiques et sanitaires récentes. Le nouveau président américain sort de l’OMS (Organisation mondiale de la Santé) et des Accords de Paris. Et rouvre le débat sur les vaccins ou le changement climatique, des dogmes jusqu’ici intouchables, observe notre chroniqueur.
La « révolution du bon sens », dont s’est réclamé Donald Trump lundi dans son discours d’investiture, est une hérésie pour les idéologues au pouvoir, emmurés dans leurs croyances. Cette rupture blasphématoire s’annonce néanmoins historique. Elle a pris pour cible, dans l’immédiat, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et les Accords de Paris sur l’urgence climatique, qualifiés d’ « escroqueries » par le président des Etats-Unis. Vont être remises en question, spectaculairement cette fois, les affirmations « scientifiques » prédisant l’apocalypse sanitaire ou climatique si les peuples ne se soumettent pas aux normes et aux vérités d’organisations supranationales. Jusqu’à présent, la contestation de cette politique anxiogène était abaissée à l’étiage du « complotisme ». Or il est sain que soient enfin questionnées ces stratégies mondialistes construites sur des peurs tétanisantes. Alors que la France ne participe qu’à 0,8% des émissions de carbone dans le monde, est-il raisonnable, dans un pays surendetté, d’affecter 40 milliards d’euros par an à la transition écologique, sachant que décarboner la France nécessiterait d’y consacrer 66 milliards d’euros par an, soit 44% de déficit supplémentaire, selon le rapport Pisani-Ferry-Mahfouz1 ? Est-il réaliste pour l’Europe d’envisager d’investir 1500 milliards d’euros par an afin d’atteindre l’objectif de réduire 90% des gaz à effet de serre d’ici 2040 ? Est-il équitable d’interdire aux classes moyennes, ayant des autos jugées polluantes, l’accès aux villes classées comme zones à faibles émissions (ZFE) ? Et d’ailleurs, faut-il vraiment s’inquiéter du CO2 rejeté dans l’atmosphère2 ?
Toutes ces questions doivent être librement débattues. Trump peut aider, dans son engagement à « tout changer », à se défaire du terrorisme intellectuel des grands prêtres quand ils prédisent la montée des eaux ou l’attaque de virus pour les peuples indociles. L’hystérie sanitaire autour du Covid, dénoncée ici depuis ses premiers pas jusqu’aux confinements inutiles, commence à être admise par les esprits les plus honnêtes, tout comme est reconnue la piètre efficacité des vaccins expérimentaux survendus par les firmes pharmaceutiques et leurs relais médicaux. Est-il besoin de rappeler comment furent traités, par le système médiatique, les parias qui appelaient à désobéir à l’Etat hygiéniste au nom de l’esprit critique et du libre arbitre ? Toutes les propagandes, parce qu’elles détestent la contradiction, portent en elles des risques de dérives totalitaires, staliniennes. L’absurde procès en « fascisme » lancé par la gauche contre Elon Musken est une illustration. Le bon sens n’est évidemment pas la seule réponse aux sujets méritant aussi les lumières de l’expert ou du savant. Cependant, sur le climat ou le Covid, cette vertu a manqué aux fabricants d’angoisses collectives, aux dresseurs de foules craintives, aux dénonciateurs de voisins récalcitrants. Dans ses instructions pour l’éducation du dauphin, Louis XIVdonnait ce conseil : « La fonction de roi consiste principalement à laisser agir le bon sens, qui agit tout naturellement et sans peine ». Trump ne fait que reprendre une vieille recette. Elle invite à admettre que l’eau mouille, que deux et deux font quatre, qu’un homme est différent d’une femme. Les faussaires vont détester cette nouvelle époque qui ne veut plus marcher sur la tête.
François Gervais, Il n’y a pas d’apocalypse climatique (L’Artilleur)↩︎
Christian Gerondeau, Climat : pourquoi Trump a raison… (L’Artilleur)↩︎
Avec un déficit public dépassant 6 % du PIB, la France est au bord de l’abîme budgétaire. À quoi ressemble un État européen quand il dégringole dans le gouffre de la dette ? Pour le savoir, il suffit d’observer la Grèce, pays désormais tiré d’affaire après plus de dix ans de douloureux efforts.
Le 21 octobre dernier, par un simple communiqué de presse, l’agence de notation Standard & Poor’s a annoncé la sortie de la Grèce de son purgatoire financier. Désormais le pays est placé dans la catégorie des « investissements adéquats » (BBB-/A-3), au lieu de « spéculatifs » (BB+/B). La raison invoquée : «Des progrès significatifs ont été réalisés pour résoudre les déséquilibres économiques et fiscaux. » Avec un solde primaire (écart des dépenses et recettes publiques, hors charges d’intérêts) qui s’établit à présent à 2,1 % du PIB, Athènes se positionne au-delà du ratio stabilisant la dette.
Pendant ce temps, chez nous, les nouvelles sont nettement moins réjouissantes. À la fin du mois de septembre, soit trois semaines après la nomination de Michel Barnier à Matignon, le taux d’intérêt des obligations assimilables au Trésor (OAT) émises à cinq ans par Paris a atteint 2,48 %, dépassant pour la première fois le taux grec, qui lui s’établit à 2,4 %. Il faut dire que le solde primaire de la France est négatif, accusant un déficit de 3,5 % du PIB.
Comment la Grèce est-elle parvenue à devenir un meilleur élève budgétaire que la France ? Les raisons ne sont pas seulement à chercher du côté de notre incurie. Depuis une décennie, les Hellènes se sont astreints à un régime d’intense austérité, qui commence à porter ses fruits. Finie l’image désastreuse de l’État faussaire ! On sait que, pendant des années, Athènes a littéralement maquillé ses comptes publics (avec l’aide de la banque Goldman Sachs) afin de bénéficier de la mansuétude de la Commission européenne. Ces illusions lui ont permis de financer un secteur public pléthorique et de développer un système d’aides sociales, notamment de retraites, structurellement déficitaire.
Retour sur les faits
Mais le 15 septembre 2008, la faillite de Lehman Brothers sonne la fin de la récréation. Confrontée au rationnement mondial du crédit bancaire provoqué par la crise des subprimes, la Grèce se retrouve très vite dans l’incapacité d’emprunter à des taux supportables, et doit se résoudre, moins de deux ans après, à appeler l’Union européenne et le FMI à la rescousse.
À la suite d’un difficile compromis, un plan de sauvetage est décidé. Il se déroule en trois étapes : d’abord en 2010, une aide de 110 milliards d’euros (dont 30 prêtés par le FMI) ; puis en 2012, un nouveau versement de 130 milliards d’euros (dont 28 en provenance du FMI) ; et enfin, en 2015, un rééchelonnement de la dette. En échange de cet oxygène, le pays est placé sous tutelle pendant quatre ans. Avec d’immenses sacrifices demandés.
275 000 fonctionnaires (30 % de l’effectif total) sont ainsi congédiés, tandis que ceux qui restent en poste voient leur traitement baisser d’environ 25 %, et leur temps de travail passer de 37,5 à 40 heures hebdomadaires. Le budget des collectivités locales est quant à lui rogné de 40 % ; les dépenses publiques de santé et d’éducation sont abaissées respectivement de 50 % et 22 % ; le budget de la défense diminue de 50 %.
Autres mesures drastiques : le taux de TVA passe de 5 % à 23 %, le seuil d’imposition à l’impôt sur le revenu est abaissé de 11 000 à 5 000 euros, le salaire minimum est diminué de 22 %. Un programme massif de privatisations est également mené, notamment dans les secteurs de l’eau et de l’électricité. Son illustration la plus médiatique est le rachat d’une partie du port du Pirée par une société chinoise en 2016.
Une purge draconienne
L’inventaire ne serait pas complet si on ne mentionnait pas la situation des retraités, dont les pensions fondent de 15 % du fait de la suppression des 13e et 14e mois auxquels ils avaient droit jusqu’alors. L’âge de départ légal passe de 60 à 67 ans. Le régime des fonctionnaires est aligné sur le privé. Ajoutons, pour finir, une véritable chasse au « travail au noir », rendue possible grâce au développement accéléré des terminaux de paiement par carte.
La purge est si draconienne que certains dirigeants, comme l’éphémère ministre des Finances Yanis Varoufakis (janvier-juillet 2015), envisagent de sortir de l’euro. Retrouver la drachme permettrait en effet de dévaluer fortement et donc mécaniquement de résorber la dette. Mais cette solution, qui aurait mené la Grèce dans l’inconnu, est vite évacuée. La voie, moins risquée, de l’Union européenne est maintenue.
Le résultat ne se fait pas attendre. Le déficit primaire est résorbé dès 2013, avant de se transformer en excédent à partir de 2015. Toutefois il faut patienter encore cinq ans pour qu’Athènes stabilise enfin sa dette, dont le niveau culmine à 207 % du PIB en 2020 – elle s’est repliée à présent en dessous des 160 %.
Le retour de la jeunesse
Derrière les chiffres, il y a les innombrables histoires individuelles, souvent douloureuses. Nikos, un entrepreneur franco-grec dans l’immobilier, témoigne du traumatisme provoqué par la crise. « J’ai été presque ruiné et j’ai dû abandonner une partie de mes activités faute de pouvoir payer mes employés, se souvient-il. Le pays va mieux, mais clairement ce n’est plus comme avant : les salaires sont plus bas et le système de protection sociale est devenu l’ombre de lui-même. »
Éprouvé, Nikos n’est pas abattu. Il affiche même un certain optimisme : « On avance, se réjouit-il. Un bon signe, c’est qu’on voit des jeunes revenir. Beaucoup étaient partis chercher du travail en Europe de l’Ouest. »
Le cas grec ne peut que parler aux Français : même tendance aux dépenses accélérées, même dépendance à l’emprunt public, même croyance dans le père Noël européen ! Avec un déficit attendu à 6,1 % du PIB pour l’année en cours et malgré un niveau de prélèvements obligatoires parmi les plus élevés au monde, notre pays est à l’heure des choix. Au bord du gouffre, nous aurions tout intérêt à nous réformer avant que d’autres ne nous forcent à le faire sans nous donner voix au chapitre. À cet égard, la France a sans doute une leçon grecque à prendre.
Bérénice Levet avait déjà consacré un ouvrage à Hannah Arendt[1]. Son nouvel opus propose de penser notre époque à partir de la pensée de la philosophe, augmentée de la sienne, pour réfléchir aux suivantes…
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Hannah Arendt, rare, très rare philosophe à avoir pensé la naissance, à partir de la Nativité qui lui fut, en quelque sorte, révélation, étendit celle-ci à tout être venant au monde et capable de le renouveler. À condition, toutefois, que le nouveau venu ne soit pas « jeté dans le monde », comme le pensait Heidegger, mais qu’il vienne « au monde dans un monde qui le précède et où d’autres hommes l’accueillent ». À défaut de ce passé non transmis, le nouveau « peut se contenter dedétruire l’ancien ». Et c’est ce à quoi, selon Bérénice Levet, nous assistons aujourd’hui : « Nousavons tout sacrifié à l’idole du mouvement ». S’est perdu « l’équilibre entre la tradition etl’innovation, entre l’ordre et l’aventure. »
La Révolution française apparaît comme moment capital, sinon originel de ce fait. Dans La condition de l’homme moderne, Hannah Arendt déclare que : « Le premier accès de l’homme à la maturité est que l’homme a fini par en vouloir à tout ce qui est donné, même sa propre existence – à en vouloir au fait même qu’il n’est pas son propre créateur ni celui de l’univers. » Le ressentiment qui en résulte constituera la base du nihilisme actuel. Mais loin de toute nostalgie romantique qu’elle déplore, Hannah Arendt, si elle met l’accent sur ce que Simone Weil appelle pour sa part « l’enracinement », c’est que, selon Bérénice Levet : « L’appartenance à une communauté concrète, historique, forte de ses fondations, de ses frontières aussi, est la condition sine qua non d’une expérience politique authentique. Sans compter la communauté delangue. » Il ne s’agit donc pas de revenir à la tradition pour elle-même, pour manger le cake aux amandes que faisait grand-mère, mais bien de percevoir qu’être au monde ne va pas de soi et pose, en quelque sorte, ses conditions. Le passéisme n’est pas de mise et l’opinion binaire, qui oppose conservateurs et progressistes, ne comprend rien à l’enjeu fondamental qui lie l’ancien et le nouveau.
Autre lien essentiel qui apparut à Hannah Arendt lors du procès Eichmann est celui qui noue atrocement l’absence de pensée et le mal. Le langage stéréotypé qui caractérisa les paroles de l’accusé, jusqu’au moment de sa mort, où il récita mécaniquement des paroles entendues à la messe, frappa la philosophe au plus haut point. Elle en déduisit que « Demander à quelqu’un qui ne pensepas de se comporter de façon morale est un pur non-sens. » Question ô combien d’actualité ! Bérénice Levet se réfère alors au pédopsychiatre Maurice Berger, lequel nous dit, dans son ouvrage Faire face à la violence en France, que « leur constante impulsivité les empêche de s’arrêterpour penser » et pour « imaginer ce que pense et ressent l’autre ». Ces adolescents, dont il est ici question, apparaissent comme des êtres privés de profondeur, vivant à la surface d’eux-mêmes et du présent. Ce qui fera dire à Arendt, qui les oppose aux « grands monstres » : « La banalitédu mal ne dit rien d’autre que cette superficialité du criminel. » Bérénice Levet ajoute que « L’épaisseur temporelle n’est pas donnée avec la vie, elle s’acquiert à la faveur de la transmission. C’est alors seulement que de créature aplanie sur le présent, elle se redresse. »
La transmission est le grand mot de l’histoire. Car l’amor mundi, dont Hannah Arendt dit qu’il lui est venu sur le tard, suppose qu’au nouveau venu sur la terre soit transmis un passé. Privé de celui-ci, privé d’une assise fondamentale, il ne pourra bientôt plus que choisir le souci de soi aux dépens du souci du monde. C’est pourtant bien ce dernier qui est au fondement du politique. Et si Hannah Arendt croit au renouvellement, tel que la Crèche le promet dans le génie du christianisme, c’est au génie du judaïsme qu’elle confie le soin de la mémoire ; celui-là même dont résonne le fameux « Zahkor ! », c’est-à-dire : « Souviens-toi ! ». Ainsi, reliant l’ancien et le nouveau, elle permet à Bérénice Levet de faire voler en éclats le soi-disant paradoxe que ce lien recèlerait : « L’École sedoit d’être conservatrice si l’on ne veut pas hypothéquer la promesse de renouvellement que l’enfantporte. » Et qui dit transmission dit d’abord et surtout celle de la langue qu’on ne peut réduire à un « outil de communication ». Hannah Arendt dans Vies politiques, déclare : « Touteépoque pour laquelle son propre passé est devenu problématique à un degré tel que le nôtre, doit se heurter finalement au phénomène de la langue ; car dans la langue ce qui est passé a son assise indéracinable, et c’est sur la langue que viennent échouer toutes les tentatives de se débarrasser définitivement du passé. »
L’homme moderne, ayant perdu le monde pour le moi sous l’effet de l’absolutisation de l’émancipation, doit renouer avec une anthropologie de la transmission s’il ne veut pas se perdre tout à fait.
Laissant au lecteur le soin de découvrir d’autres aspects de la pensée d’Hannah Arendt à laquelle l’auteur ajoute sa propre part, je salue ce travail inédit qui consiste à penser avec celle qui nous précède, mettant ainsi en pratique la transmission qu’elle appelle de ses vœux.
240 pages
Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt, Bérénice Levet, Éditions de l’Observatoire, 2024.
Le célèbre petit village gaulois d’Astérix et Obélix a son barde, Assurancetourix. Ce personnage a pour trait essentiel de croire avoir du talent alors qu’il chante de façon épouvantable. Il vit seul dans une cabane perchée dans un arbre. Du moment qu’il ne pince pas les cordes de sa lyre, il sait se faire apprécier par les habitants du village.
Il serait temps d’ajouter à ce petit peuple sympathique un nouveau personnage qui serait longtemps passé inaperçu, tant l’ensemble du village aurait adhéré à ce qu’il disait et éprouvé, durant des décennies, un certain plaisir à se reconnaître dans la trompeuse élévation de ses sentiments. Appelé Helloquittix, ce personnage est devenu ce bavard désormais insupportable qui croit encore détenir la vérité et pouvoir l’imposer alors que le village, dans son immense majorité, a cessé de l’écouter.
Si chanter faux s’entend dès la première parole, si les Gaulois se jettent sur le pauvre Assurancetourix pour le ligoter et le bâillonner dès qu’il saute sur une table pour pousser la chansonnette, il faut du temps et une ouïe infiniment plus fine pour se rendre compte qu’un discours est faux. Que celui qui le tient accepte un jour d’ouvrir les yeux et reconnaisse qu’il relayait sans vergogne un énorme mensonge, il découvrira alors douloureusement que la difficulté n’était pas tant dans la recherche de la vérité par une prise en compte de la réalité, que dans l’abandon de son erreur. Car celle-ci ne fut jamais seulement la sienne, mais celle d’une communauté avec laquelle il l’avait en partage. Helloquittix, le menteur impénitent, devait tout à ceux qui communiaient dans la même idéologie : sa carrière, sa considération, sa chronique régulière dans les colonnes d’un journal, ses entrées dans le domaine de l’édition, son rond de serviette sur les plateaux de télévision, sa nomination à un poste envié, ses décorations. Il leur devait également une foule de petits avantages qui participent au confort narcissique d’une petite vie bourgeoise dans laquelle l’estime de soi est entretenue par une mauvaise foi bien rôdée.
Helloquittix a un ami, un allié dans la place dont on parle peu et qui dans ce village menacé par les Romains du sud de l’Empire semble passer à travers les gouttes de l’exaspération des Gaulois. Et pourtant il y a des décennies qu’il sévit dans le village. C’est Lézartplastix, un crétin qui croit refaire ce qu’il appelle « le coup de maître de son grand-père Impressionnix » dont il a réussi à faire croire au village qu’il était l’héritier. Helloquittix et Lézartplastix ont en commun depuis longtemps une même ambition : saturer, le premier, l’espace médiatique, le second, l’espace publique. Aussi Lézartplastix, encouragé par son copain, a-t-il eu l’idée de demander à Obélix de donner à ses menhirs la forme d’un plug anal et d’aller les livrer dans les écoles du village. Colère chez les Gaulois qui, ne sachant plus vers quel saint se tourner, regardent avec autant d’admiration que d’inquiétude un personnage qu’ils n’avaient ni imaginé ni rêvé voir renaître de ses cendres : Outratlantix.
Et si rendre l’Amérique plus grande (« Make America Great again ») signifiait aussi agrandir son territoire ? Retour sur les projets à première vue farfelus, et à première vue seulement, du président américain.
Avant même sa prise de fonction, le président-élu Donald Trump a bousculé les relations internationales en suggérant une expansion sans précédent du territoire américain et de la souveraineté des Etats-Unis.
Donald Trump a indiqué que sous sa présidence les Etats-Unis chercheraient à acheter le Groenland au Danemark, à reprendre le contrôle du canal de Panama et à intégrer le Canada dans les Etats-Unis.
Ces propositions, dont aucune ne figurait dans son programme de campagne, ont suscité l’opposition des intéressés et l’émoi horrifié des observateurs. Elles renvoient à un temps que certains pensaient révolu, celui de l’expansion territoriale américaine au XIXe siècle, d’abord à travers le continent nord-américain, puis au-delà.
Cet intérêt pour des territoires étrangers rappelle d’abord que la politique étrangère de Donald Trump n’a rien d’isolationniste. Au contraire, elle serait plutôt expansionniste, voire impérialiste. Ensuite, il rappelle que les Etats-Unis n’ont jamais abandonné la vieille Doctrine Monroe, selon laquelle ils ne tolèreront aucune ingérence extérieure dans leur pre-carré américain. Enfin, il rappelle que Donald Trump a fait sa fortune dans l’immobilier et que pour lui l’expansion territoriale constitue une augmentation de la richesse nationale. Rendre l’Amérique plus grande (« Make America Great again ») peut aussi signifier agrandir son territoire.
Intérêts géostratégiques
Pourquoi ces trois territoires plutôt que d’autres ? La réponse est simple. Parce que tous les trois présentent un intérêt stratégique et économique pour les Etats-Unis. Est-ce à dire que Trump va faire de ces acquisitions les priorités nouvelles de sa politique étrangère ? Pas forcément. Quant à la possibilité de saisir ces territoires, y compris le canal de Panama, par la force, on en est encore loin.
Avec Donald Trump il y a toujours le fond, la forme et l’objectif. Le fond est souvent intuitif et parfois impulsif. Pas toujours réfléchi, encore moins planifié. La forme est toujours provocante, outrancière. Il s’agit d’abord de capter l’attention de ses interlocuteurs. Quant à l’objectif c’est ce que ses interlocuteurs doivent identifier et ne jamais perdre du regard.
En l’occurrence, même si Donald Trump serait prêt à planter la bannière étoilée sur le Groenland, le canal de Panama ou le Canada, dès aujourd’hui, son objectif à court terme est beaucoup plus modeste et réaliste : rééquilibrer une relation économique et stratégique qu’il juge désavantageuse et dangereuse pour les Etats-Unis et signifier au reste du monde, en particulier à ses adversaires directs que sont la Chine et la Russie, qu’il considère certaines régions ou territoires comme hors limite de leur sphère d’influence et qu’il s’opposera avec toute la puissance américaine à toute tentative d’empiètement…
Ce n’est qu’une actualisation de la politique menée par les Etats-Unis de 1823 à la Seconde Guerre mondiale, en vertu de la Doctrine Monroe. Dans la perspective d’une rivalité économique et stratégique avec la Chine pour la suprématie globale au XXIe siècle, et d’une relation de méfiance sinon d’hostilité prolongée vis-à-vis de la Russie, Donald Trump n’a fait que rappeler des évidences et mettre en garde les partenaires et adversaires des Etats-Unis.
Le canal de Panama est la deuxième voie de communication commerciale la plus importante au monde, en volume et en valeurs après le canal de Suez. 30% du commerce maritime global y transite, soit plus de treize mille vaisseaux chaque année, dont les deux tiers vont aux Etats-Unis ou en viennent.
Construit entre 1903 et 1914 par des ingénieurs américains le canal, situé à la pointe sud de l’Amérique centrale, est long de quatre-vingts kilomètres et relie l’océan Atlantique à l’Océan Pacifique. Il permet aux navires qui l’empruntent d’effectuer en un jour un trajet qui, sinon, en prendrait vingt.
A sa création le canal, ainsi que la zone environnante, étaient la propriété des Etats-Unis. Par le traité Hay-Bunau Varilla de 1903, le nouvel Etat du Panama, qui venait de gagner son indépendance de la Colombie grâce à l’aide américaine, cédait à perpétuité la zone et l’opération du canal aux Etats-Unis contre une rente annuelle de deux cent cinquante mille dollars ! Vue l’importance stratégique du lieu, les Etats-Unis y établirent immédiatement plusieurs bases militaires. Panama devint le quartier général de leur « Southern Command », leur commandement naval pour l’hémisphère sud.
La décision d’abandonner cet ensemble stratégique fut prise par le président Jimmy Carter, fraichement élu, en 1977. Rien ne justifiait cet abandon. L’opposition panaméenne à la présence américaine qui avait engendré des heurts par le passé, était sous contrôle. Mais Carter était pénétré de culpabilité quant à l’impérialisme américain et voulait paraître magnanime aux yeux du monde, surtout après la douloureuse défaite au Vietnam. Sa décision fut vivement critiquée aux Etats-Unis, notamment par le futur président Ronald Reagan qui dénonça une erreur stratégique majeure.
Les traités Carter-Torrijos (du nom du président panaméen de l’époque) furent néanmoins signés et ratifiés par le Sénat américain, garantissant un retour du Canal à Panama avant le nouveau millénaire, et la neutralité de la zone. En 1999 les Américains dirent adieu au canal ne conservant qu’un droit de passage prioritaire.
Depuis c’est le gouvernement panaméen qui gère et opère le canal. De 2007 à 2016 d’immenses travaux permirent d’augmenter sa capacité de navigation pour permettre le passage de « super-tankers » et l’adaptation au trafic maritime moderne. Le canal fonctionne grâce à un complexe système d’écluses alimentées à partir de réservoirs d’eau douce eux-mêmes dépendant des précipitations naturelles élevées dans cette région tropicale. Récemment plusieurs années de sècheresse ont affecté ces réservoirs et ralenti la circulation sur le canal, obligeant certains navires à patienter de longues journées avant de passer. Les autorités du canal ont également mis des priorités de passage aux enchères, faisant exploser le prix de la traversée.
Dans le même temps deux de ses ports ont été concédés à la compagnie de Hong Kong CK Hutchison Holdings. Cela ne posait pas de problème tant que Hong Kong, ancienne colonie britannique, conservait une véritable indépendance vis-à-vis de la Chine. Ce qui n’est plus le cas désormais. Hong Kong a été mis au pas par Pékin en violation des accords de rétrocession signés avec la Grande Bretagne en 1997. A travers Hutchison, la Chine dispose du pouvoir de restreindre l’accès au canal, ou de militariser la zone.
Le gouvernement panaméen s’est aussi rapproché de la Chine depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. Panama s’est rangé derrière Pékin dans sa stratégie d’unification de la Chine et ne reconnaît plus Taïwan. Panama et son canal sont désormais des maillons importants des nouvelles routes de la soie (Belt & Road Initiative), mises en place par Pékin pour protéger et promouvoir son commerce global.
Ces bouleversements expliquent la colère et les propos de Donald Trump. « Le canal devait être opéré par les Panaméens, personne d’autre, mais regardez ce qui se passe, c’est la Chine… ». Il a même souhaité, avec ironie, « un joyeux Noël aux soldats chinois présents à Panama ».
Cela ne signifie pas qu’une invasion militaire américaine de la zone soit imminente. En revanche, une reprise en main des opérations n’est pas à exclure. A travers le canal c’est la Chine qui est visée. Donald Trump ici veut plus qu’un simple traitement de faveur pour les navires américains. Il veut un contrôle américain sur un point stratégique de première importance et aucune interférence, ni même présence, chinoise.
Sans le dire, Donald Trump ravive ainsi la vieille Doctrine Monroe. Définie en 1823 sous la présidence de James Monroe, elle affirme que les Etats-Unis s’opposeront, y compris par la force, à toute ingérence étrangère sur le continent américain. A l’époque c’est l’Europe qui était visée. Mais ce qui était valable pour l’Europe en 1823, devient valable pour la Chine en 2024. Et le contrôle par la Chine de deux ports aux deux extrémités du canal est bien une forme d’ingérence étrangère. Trump est donc déterminé à faire annuler ces concessions. Le canal de Panama risque de devenir un sérieux sujet de tensions pour les mois et années à venir.
Cap sur les pingouins !
La question du Groenland est tout aussi importante, mais sans doute moins urgente et pourra se résoudre sur la durée de manière amicale
Le 22 décembre 2024, venu devant la presse présenter Ken Howery, son futur ambassadeur au Danemark, Donald Trump a émis le souhait que le Groenland devienne américain : « pour des raisons de sécurité nationale et de liberté dans le monde, les Etats-Unis estiment essentiel de posséder et contrôler le Groenland. »
Dans les jours qui ont suivi et notamment lors d’une conférence de presse le 7 janvier, Trump a réitéré cette volonté nouvelle d’acquérir le Groenland. Y compris par la force « Non, je ne suis pas prêt à éliminer l’option militaire pour obtenir gain de cause… Peut-être faudra-t-il faire quelque chose ? … Le Danemark devrait nous le céder, ou bien les habitants du Groenland devraient voter pour leur indépendance puis rejoindre les Etats-Unis… Il y va de notre sécurité économique. Je parle de la défense du monde libre… »
Quelques jours plus tard, son fils ainé, Don Jr, effectuait une visite « privée » sur place atterrissant à bord de Trump Force One, l’avion du père. Il était accueilli par une poignée de « groenlandais » portant d’emblématiques casquettes rouges MAGA. Donald Trump apparut via vidéo lors de la réunion publique qui suivit assurant les présents qu’il allait « prendre grand soin d’eux » et « assurer la défense » dont ils avaient besoin. Et si le Danemark s’opposait à ses visées « des tarifs douaniers très lourds lui tomberaient dessus. »
Ce n’est pas la première fois que Trump évoque l’acquisition du Groenland. En 2019, lors de son premier mandat, il avait déjà proposé d’acheter le territoire au Danemark. La transaction avait même été évaluée à mille cinq cents milliards de dollars ! Pour lui l’affaire se fera. Tôt ou tard ! Et il a très probablement raison.
Le Groenland est la plus grande ile de la planète. Situé dans l’océan Atlantique nord, son territoire s’étend sur plus de deux millions de kilomètres carrés (quatre fois la France et trois fois le Texas). Sa population n’est que de 56 000 habitants. Soit l’équivalent de celle du cinquième arrondissement de Paris.
Le Groenland fut colonisé par le Danemark au XVIIIs siècle et formellement acquis en 1814. Depuis 1979 il dispose d’institutions autonomes mais reste rattaché au Danemark et de ce fait rattaché à l’Union Européenne. Plus des deux tiers de son territoire sont à l’intérieur du cercle arctique, et totalement gelés une grande partie de l’année.
Ce qui invite d’ailleurs à s’interroger sur sa désignation de « groenland » qui signifie « terre verte », alors qu’à quelques centaines de miles nautiques à l’est se trouve « l’islande », « iceland » en anglais, soit « la terre de glace », alors qu’elle est beaucoup plus hospitalière que sa sœur de l’ouest…
C’est une terre vierge, qui regorge d’hydrocarbures -17.5 milliards de barils de pétrole et 450 milliards de mètres cubes de gaz naturel selon le U.S. Geological survey- et de minerais rares -1,5 millions de tonnes selon le U.S. Geological Survey – qui rentrent dans la fabrication des produits high-tech. Le Groenland dispose notamment de réserves de graphite nécessaire à la fabrication des batteries de véhicules électriques. La proximité géographique avec les Etats-Unis rend ces gisements particulièrement attractifs.
Sa situation géographique rend aussi le Groenland stratégiquement important. Il touche au Canada, et par le cercle polaire est également proche de la Russie. Son littoral constitue une voie maritime importante qui pourrait se développer encore si le réchauffement climatique s’avère une réalité durable. La fonte de sa calotte glacière a déjà ouvert de nouvelles voies maritimes entre l’Amérique, la Russie et l’Asie qui permettent une économie de temps, de carburant et donc d’argent à ceux qui les empruntent.
Cette même position à l’intérieur du cercle polaire renforce son importance stratégique car elle permet une surveillance militaire du vieil adversaire des Etats-Unis, la Russie. Depuis la Guerre Froide les Etats-Unis disposent d’une base militaire aérienne à Thule, tout au nord de l’île, équipée de radars de surveillance dans le cadre de leur dispositif anti-missiles balistiques. En 2020 Thule a été transférée à la nouvelle « Force Spatiale » créée par le président Trump et rebaptisée Pituffik Space Base en 2023.
Le président Trump n’est d’ailleurs pas le premier président à s’intéresser au Groenland. Dès 1946, à l’aube de la guerre froide, le président Truman avait proposé de racheter l’île au Danemark pour cent millions de dollars de l’époque. La vente ne s’était pas faite mais les Etats-Unis et le Danemark avaient négocié un accord de défense, toujours en vigueur, concernant la protection du Groenland face à l’Union soviétique.
Truman n’était pas non plus le premier Américain à vouloir acheter le Groenland. Ce privilège revient au secrétaire d’Etat William Seward presqu’un siècle plus tôt. Grand artisan de l’expansion territoriale américaine, Seward est à l’origine de l’achat de l’Alaska à la Russie en 1867. Au même moment il avait aussi proposé d’acheter le Groenland et l’Islande. Le Congrès n’avait pas été intéressé et sa proposition resta sans suite. Seules les Antilles danoises furent achetées en 1917 pour devenir un territoire américain sous le nom des Îles Vierges…
Il est probable que Trump se montera plus pressant… Toutefois selon le Danemark et selon l’immense majorité de ses habitants le Groenland n’est pas à vendre. Les « groenlandais » aspirent même à l’indépendance. Cela peut se comprendre mais n’est pas réaliste. L’île dépend largement de subventions danoises pour sa survie et son approvisionnement. Elle n’a aucun moyen d’assurer sa propre défense. Elle dépend même indirectement des Etats-Unis pour sa protection à travers l’Otan auquel elle est rattachée via l‘Union européenne.
Trump saura faire valoir que les Etats-Unis payent déjà pour le Groenland et que sans eux cette île serait à la merci de la Russie. L’indépendance du Groenland serait même le chemin le plus court vers une annexion par les Etats-Unis, justement au nom de la sécurité nationale et pour éviter qu’elle ne tombe entre les mains d’un adversaire indésirable si près de leurs côtes…
L’objectif de Trump à court terme n’est pas tant de devenir propriétaire de l’île que de signaler son intérêt à tous les partis concernés et de contrer toute tentative d’empiètement, notamment par la Chine. En 2018, l’administration Trump était déjà intervenue pour bloquer la construction de trois aéroports au Groenland par Pékin. Plusieurs sociétés minières américaines ont déjà investi au Groenland et il est probable que cette coopération va s’intensifier avec la nouvelle administration.
Les logiques économiques et stratégiques laissent penser que le Groenland sera un jour rattaché aux Etats-Unis. La question n’est pas de savoir « si » mais plutôt « comment ».
Peut-on en dire de même du Canada ? C’est beaucoup moins sûr.
Des propos ironiques sur le Canada
Donald Trump a récemment, parlé du Canada comme du futur 51e Etat américain. Plutôt sur le ton de l’ironie d’ailleurs. Appelant son Premier ministre, « le gouverneur ». C’est la moins sérieuse et la moins crédible de ses prétentions. Pour des raisons juridiques, pratiques, techniques et même politiques, l’idée de faire du Canada un Etat américain est irréaliste. En revanche les avantages économiques d’un « grand marché nord-américain » eux, sont évidents. Et c’est à cela que Trump veut parvenir. Et, si pour y parvenir, il doit froisser quelques égos, et bien qu’il en soit ainsi…
Le Canada s’étend sur près de dix millions de kilomètres carrés. Contre 9,3 millions de km² pour les U.S.A. S’il devenait un Etat américain, il serait plus grand que les cinquante autres Etats réunis. Il compte quarante millions d’habitants, un peu plus que la Californie et serait donc également le plus peuplé…
Le Canada est le premier partenaire commercial des Etats-Unis. A peu près à égalité avec le Mexique et la Chine, devant l’Union européenne. Les Etats-Unis exportent pour 310 milliards de dollars et importent pour 360 milliards. Leur balance commerciale est donc déficitaire. Ce qui n’est pas du goût de Trump. Il estime qu’acheter plus à un pays qu’on ne lui vend c’est se faire avoir…
Il estime aussi que ce déficit résulte surtout de délocalisations et constitue une perte économique sèche pour les Etats-Unis en terme d’emplois. Trump en veut beaucoup aux grandes marques automobiles de Détroit, au Michigan, d’avoir déménagé certaines de leurs usines au nord de la frontière. Il voudrait voir ces emplois revenir sur le sol américain.
Trump reproche aussi au Canada de ne pas dépenser assez pour sa sécurité – comme beaucoup d’autres membres de l’Otan au passage.
Toutefois, de par la Constitution canadienne, il faudrait un vote unanime du Sénat et de la Chambre des Communes du Canada, ainsi que des assemblées d’Etats, pour autoriser le pays à se dissoudre pour se fondre dans les Etats-Unis. Le Canada est toujours une monarchie constitutionnelle dont le souverain est le roi Charles III d’Angleterre. Ce lien devrait également être dissout, sauf à ce que certains citoyens américains deviennent à nouveau sujets de sa majesté… C’est très peu probable.
De plus 82% des Canadiens se disent opposés à l’idée d’intégrer les Etats-Unis. Seuls 13% de la population soutenaient une telle éventualité. Que feraient les Québécois qui n’ont pas renoncé à leur souhait d’indépendance ?
Au passage, les Canadiens étant très progressistes, cela rajouterait des millions d’électeurs de gauche, donc démocrates, et pénaliserait durablement le parti Républicain.
La perspective de voir le Canada devenir le 51e Etat américain est donc quasi nulle. Par contre voir les relations économiques se resserrer à travers une série de négociations est plus que probable. Venant à un moment d’incertitude politique au Canada, du fait de la démission récent du Premier ministre, Justin Trudeau, les remarques de Donald Trump visent simplement à mettre les Etats-Unis en position de force dans cette éventualité.
Le plus étonnant dans les propos et les ambitions de Donald Trump, qu’il s’agisse du Canada, du Groenland ou de Canal de Panama, est qu’ils renvoient à une époque qu’on pensait révolue. Personne, aux Etats-Unis, n’a tenu un discours aussi expansionniste et impérialiste depuis le président Mc Kinley, élu en 1896. A l’époque ce discours avait débouché sur une guerre avec l’Espagne, pour la libération de Cuba, la conquête des Philippines et l’annexion d’Hawaï. Les Etats-Unis qui avaient achevé leurs expansion continentale quelques années plus tôt, se lançaient désormais à l’assaut du monde.
Ce nouvel impérialisme allait voir les Etats-Unis intervenir un peu partout sur la planète tout au long du vingtième siècle : d’abord en Amérique Latine, puis en Asie, puis en Europe et au Moyen Orient pour asseoir une présence globale à travers l’installation de quelques huit cents bases militaires au-delà de leurs frontières et l’acquisition de « territoires » dont les résidents ont le statut de citoyens américains, sans en avoir tous les droits.
Les propos de Donald Trump sont moins le réveil de cet impérialisme que l’affirmation de la souveraineté américaine sur son « pré-carré » américain. C’est bien la Doctrine Monroe qui est remise au goût du jour et non pas la notion de « Destinée Manifeste ». La distinction est importante. La Doctrine Monroe s’applique au seul continent américain. L’idée de « Destinée Manifeste », selon laquelle les Etats-Unis ont vocation à s’étendre, car il en va de la volonté de dieu, est sans limite… En clair les Etats-Unis de Donald Trump entendent être les maîtres autour de chez eux, au nom de leur sécurité. Ils n’ont pas vocation à étendre et imposer le modèle américain à l’ensemble de la planète.
Plutôt que de lire sa fiche Wikipédia, notre chroniqueur propose de lire son portrait dans Le Figaro, et de découvrir la vérité sur un apparatchik médiatico-universitaire…
Je l’avoue, je me suis régalé en lisant, dans Le Figaro du 14 janvier, l’implacable papier de Paul Sugy sur Patrick Boucheron. L’historien préféré des wokistes y apparaît enfin pour ce qu’il est réellement : un intrigant universitaire et un affairiste médiatique. Directeur d’un ouvrage de déconstruction historique qui fit grand bruit, animateur d’émissions historico-diversitaires sur l’audiovisuel public, co-scénariste de la cérémonie glauque des Jeux Olympiques, le professeur au Collège de France n’est pas peu fier d’avoir gagné en notoriété médiatique ce qu’il a perdu en exigence universitaire. M. Boucheron triomphe dans les médias mais néglige le travail de fond qui fit la réputation de ses éminents prédécesseurs, Braudel, Duby ou Leroy-Ladurie. Le cou se gonfle d’orgueil à mesure que l’audimat augmente. La tête prend des allures de montgolfière à chaque article élogieux paraissant dans la presse progressiste. Les JO de Paris ont été l’acmé de la carrière de ce « fossoyeur du grand héritage français » (Alain Finkielkraut). Depuis cet événement, Patrick Boucheron croit dur comme fer qu’Aya Nakamura est une artiste exceptionnelle et que lui-même a offert au monde un spectacle inoubliable, une ode au « métissage planétaire » qui aura sa place dans les livres d’histoire.
Histoire et déconstruction
En 2017, quelques mois après la sortie de L’Histoire mondiale de la France – manuel de destruction de l’histoire de France dirigé par Patrick Boucheron dont le succès fut assuré par les médias publics et la presse mainstream – le cauteleux professeur déclarait dans La Voix du Nord : « Être l’objet d’un engouement dans la sphère publique c’est perturbant pour quelqu’un comme moi, qui fonctionne sur une forme de retenue, de patience, de pudeur. Je fais tout pour l’éviter, mais en même temps, je me dois sans doute au public, je suis même payé pour cela ! » Pour peu qu’elles aient jamais réellement existé, il semblerait bien que cette retenue et cette pudeur soient de l’histoire ancienne. M. Boucheron est aujourd’hui un agent incontournable de la société du spectacle médiatico-universitaire. Le chercheur a fait place à un idéologue post-national, chantre d’une absconse « hybridation des cultures », capable de tout pour élargir son influence.
Copinages
« Il est à la tête d’un vaste système mandarinal », écrit Paul Sugy en rapportant les propos d’un professeur de la Sorbonne qui ajoute : « Il joue au puissant ou à l’initié, vous parle en baissant la voix, montre qu’il sait ce qu’il ne sait en réalité pas toujours, affecte d’être au courant de quelque chose que votre ignorance ne vous permet pas de soupçonner, prétend avoir lu des livres qu’il n’a même pas ouverts. » L’homme semble doué pour les intrigues et les renvois d’ascenseur douteux ; Paul Sugy nous apprend ainsi que, nommé au Collège de France grâce à l’historien Roger Chartier, il y a fait entrer Antoine Lilti (dont j’ai narré dans Causeur le passage sur France Inter quelques jours après sa nomination1), protégé de Chartier, « après que celui-ci a siégé au jury de l’habilitation à diriger des recherches de sa compagne, Mélanie Traversier. Le travail de recherche de cette dernière sera d’ailleurs publié dans un livre qui obtient une longue et élogieuse recension dans Le Monde des livres, signée de… Roger Chartier ». Copinage, pistonnage et grenouillage font bon ménage dans certains milieux universitaires. Dans les salons feutrés du Collège de France, on préfère parler de « cooptation ».
Le dernier opuscule de Patrick Boucheron, Le temps qui reste, est une boursouflure narcissique dont j’ai rendu compte dans ces colonnes2. Trop occupé à promouvoir l’idéologie woke et déconstructiviste, l’historien ne produit plus de véritables travaux universitaires depuis longtemps et se contente de diriger de loin des ouvrages collectifs, de superviser les thèses d’étudiants acquis à la cause historiographique du maître ou de pondre des prospectus dogmatiques et nombrilistes. Adieu l’histoire médiévale, bonjour les invectives ampoulées contre l’extrême droite, « l’étrécissement identitaire », le récit national et « les thuriféraires de l’enracinement ». En plus de siéger au comité de rédaction de la revue L’Histoire, Patrick Boucheron a rejoint le Seuil comme conseiller éditorial pour la collection L’Univers historique. Il y fait régner, dit-on, une sorte de terreur intellectuelle. « Il fait signer des contrats d’édition à la pelle à ses amis ou à ceux qui lui montrent de la déférence, confirme un autre grand historien de la Sorbonne, mais cela lui sert surtout à flatter une clientèle et à rémunérer ses amis historiens, il ne fait pas vraiment le travail de suivi des manuscrits », écrit Paul Sugy. Bien entendu, Le Monde, Le Nouvel Obs et Télérama lui ouvrent régulièrement leurs colonnes. Bien sûr, les Rendez-vous de l’histoire de Blois ne sauraient se passer de l’historien médiatique et de ses auteurs édités au Seuil – les amateurs d’histoire peuvent ainsi bénéficier chaque année de ses lumières et de celles de ses courtisans. Sur la radio publique, en revanche, les choses se sont, semble-t-il, envenimées au fil des saisons, jusqu’à la séparation. Que reprochait-on à l’historien ? Son dilettantisme, son goût exagéré pour l’entre-soi, son obstination idéologique ostentatoire, son pédantisme. « Quand on a commencé avec lui, nos amis d’Arte [où l’historien a également sévi] nous ont dit qu’on allait en baver… On aurait dû les écouter ! », avoue à Paul Sugy un journaliste de Radio France. Ecarté des programmes de France Inter, Patrick Boucheron ira pleurnicher dans les colonnes de Libération en déplorant « un climat anti-intellectuels inquiétant » au sein du service public. Le professeur préfère visiblement la chaleur des projecteurs médiatiques à la douce froideur des lumières tamisées du Collège de France : les JO passés, fort de sa nouvelle réputation de créatif woke, cet arriviste médiatique est parvenu à obtenir la production et l’animation d’une nouvelle émission hebdomadaire sur France Culture.
On tourne en rond
Conclusion prospective. Le colloque de rentrée 2024 du Collège de France s’intitulait “Genre et Sciences”. Un des intervenants était l’inépuisable représentant de la papesse du genre Judith Butler, l’autoproclamé sociologue Éric Fassin. Sa conférence, intitulée “Science du genre” – résumé de cette farce : les « études sur le genre » relèveraient du « domaine scientifique » et les « campagnes anti-genre » exprimeraient une « logique anti-démocratique » – a été introduite par un autre éminent professeur au Collège de France, François Héran, en charge de la chaire “Migrations et sociétés”. François Héran est un démographe convaincu que l’immigration est ce qui peut arriver de mieux à la France, pays qui n’a pas pris sa part dans l’accueil des « réfugiés » et dans lequel le racisme systémique et l’islamophobie croissent jour après jour, d’après lui. Sur les sujets touchant à l’immigration ou aux thèses wokes, François Héran pense la même chose que Patrick Boucheron qui, lui-même, pense la même chose qu’Éric Fassin, frère de Didier Fassin, anthropologue et professeur au Collège de France qui, lui, pense la même chose que François Héran. Je ne serais pas étonné si, dans quelque temps, nous apprenions la nomination d’Éric Fassin au Collège de France !
Écrivain trop peu reconnu, nouvelliste hors pair, François Thibaux propose un recueil de douze nouvelles qui naviguent entre fantastique fou et réalisme âpre. C’est très fort.
Version 1.0.0
Il réside près de Soissons (02), et son éditeur, l’excellent Cours Toujours, n’est pas loin. Il pourrait sembler au premier abord que François Thibaux joue la carte du régionalisme, voire du départementalisme axonais. Point. L’écrivain a plus d’une corde à son arc et, bienheureusement, ne se limite pas au terroir, si superbe soit-il. (L’Aisne n’est-il pas le plus département français ?) Par ailleurs romancier et traducteur, auteur de onze romans, de trois recueils de nouvelles, notamment lauréat du prix Paul-Léautaud 1997, du prix Joseph-Delteil 2000 et surtout, surtout, du prix Loin du marketing 2017 (ça ne s’invente pas ! Qui d’autre que lui pouvait se voir honorer d’une telle récompense ? Elle lui va comme un gant !), François Thibaux nous donne à lire Le Vélo de l’ange, un opus de douze textes courts, fictions singulières, étonnantes, captivantes, envoûtantes, qu’il ancre, bien sûr, dans sa chère Picardie, mais aussi en Sicile, dans le Sud-Ouest, et dans le grand Est lointain. Certains écrivains, pourtant de qualité, manquent d’univers, ou, tout au moins, se dispersent « façon puzzle », comme eût dit Bernard Blier. Thibaux creuse son sillon, buté, têtu, mu par la terrible détermination de surprendre son lecteur ; il y réussit non sans brio et panache.
Trotski au clavier
Dès la première nouvelle, le narrateur attend un accordeur de piano. Quelqu’un frappe à la porte ; c’est Léon Trotski. Serait-ce le copain du percutant Ramòn Mercader qui va s’asseoir au clavier ? Son sosie ? On est dans le doute. Il cale le bloc de l’instrument avec une biographie, Vie de Charles IX, ne cesse de proposer de l’alcool à Léon qui, poliment, refuse. Trotski parti, il finit par apprendre que l’accordeur, le vrai, a eu un problème sur la route ; cela ajouté à un téléphone portable privé de batterie, il n’a pas pu prévenir ; les établissements Ducrotois, spécialisés dans l’accordage de pianos, s’en excusent. Etrange, non ? Les autres nouvelles sont du même tonneau, toutes écrites dans un style impeccable, limpide, précis, poétique mais sans affèterie.
Ici, au cours d’un enterrement, « l’eau du ciel (qui) noircissait le cercueil » ; un peu plus loin, apparaît une nonne naine, « plus cireuse qu’un cierge ». Là, d’un couple qui ne s’entend pas : « (…) elle était trop méchante pour lui. » Ou, d’un prêtre, dans son presbytère, qu’il imagine « mâchonnant du pain dur au beurre rance et des sardines à l’huile. » On comprend alors qu’on en en train de lire un vrai nouvelliste ; un roi du bref ; un sprinter de haute volée.
Le Vélo de l’ange, François Thibaux ; éd. Cours toujours ; 127 p.
Bertrand Blier, le réalisateur français césarisé et oscarisé, né en 1939 vient de mourir à l’âge de 85 ans. Il laisse derrière lui l’empreinte d’un cinéma de qualité, populiste, éruptif et hautement sensible…
Il était le fils d’un acteur argentin de la rue d’Amsterdam, un danseur de mots, de l’ancienne école, celle de Jouvet et du vélocipédiste du XIVème arrondissement. Celle de la diction parfaite, un crayon dans la bouche, et de l’embrouille populaire, de l’esclandre qu’il soit sur le zinc ou chez Molière, sur des tréteaux, de la casse automobile et des amours impossibles. Bertrand, cet anar qui se marrait, barbu barbouze de la comédie dissonante était trop jeune pour s’arcbouter sur les valeurs rances du théâtre filmé de papa et trop lucide pour se laisser embarquer dans les fumisteries hippies. On se demande dans notre époque javélisée où le moindre téton à l’écran est ostracisé et où l’humour noir n’est compris que par une minorité d’humains, comment il aurait pu continuer à tourner dans cette nasse folle. Le monde actuel de la culture, les doigts sur la couture, pétitionnaire, à vocation rééducative ne comprend rien à ce cinéma des entrailles de notre pays qui fanfaronne, carillonne, régurgite son passé avec le brio des désenchantés. Alors, calmos les cinéphiles à bonnet phrygien ! Car, il y a, derrière cette fange à la Villon, cette hallebarde qui arrache des sourires pour ne pas sombrer, ces coups de reins salvateurs à l’arrière des berlines, tous ces combinards aux abois, une esthétique du déclassement, et encore plus loin, au bout du bout, à force d’assauts répétés pour fissurer le mur des indifférents, un romantisme d’écorché, presque primitif. Son cinéma était aussi choquant que sentimental ; par peur d’être submergé par les grandes émotions, Blier pétaradait, il montrait les biceps, roulait des mécaniques, affichait le visage hermétique du réactionnaire en goguette mais personne n’était dupe. Il était du côté des solitaires, il ne beuglait pas avec les masses autoritaires et satisfaites. Il aimait les sorties de piste, les embardées castagneuses ; il aimait provoquer la ménagère et harponner nos petites misères qu’elles soient sociales ou sexuelles, politiques ou économiques. C’est parce qu’il ne respectait aucun totem, qu’il va nous manquer; avec lui, l’air de la discorde passait mieux. Les mauvais garçons, taulards et queutards l’inspiraient, les friches industrielles aux abords des buildings étaient son terrain vague d’expérimentation, toute cette société de consommation en débandade, la lutte des classes sur le plumard et les fins de mois difficiles, il en faisait son lit.
Le décor de nos quarante dernières années est là, dans sa pâleur et sa froideur, ses mesquineries et ses boursouflures. Lui, le bien né, à l’abri financièrement, a été celui qui a touché au plus près, avec sa caméra, des virilités absurdes, et de cette mouise généralisée dont nous avons héritée. On est tous en cellule, mon p’tit pote. À un moment, faut casquer ! Il aura fait le pont entre le mot et la gueule d’atmosphère. Entre deux époques, celle de Guitry et de Zidi. Il aura toujours pris, tout au long de sa carrière, le parti d’en rire avec la phrase en arme de self-défense et l’ironie mordante, seule richesse des générations surnuméraires. Il se méfiait de l’esprit de sérieux qui gangrène toute activité artistique. L’art se détourne des diseurs de bonne aventure, à la fin, il ne reste que les oiseaux de mauvais augure. Il aimait les ratés et les funambules. Cette misanthropie rieuse a secoué le cinéma cocardier des années 1970, loin des comédies boulevardières et des auteurs miséricordieux. Il conspuait le victimaire. Blier pratiquait un cinéma d’attaquant goguenard, de démystificateur joyeux sous couvert d’une noirceur atrabilaire. Il donnait rendez-vous à Simenon et au Splendid, réunissait la bande du Conservatoire et le café-théâtre. C’est-à-dire le plaisir de la réplique sèche, mitrailleuse, un peu irascible, vacharde, décomplexée, parce qu’il ne faut jamais garder pour soi les bons mots même lorsqu’ils font mal aux adultes et une ambiance dépouillée, presque ascétique. Dans ce corner où il excellait, il ne prenait aucune pincette avec les bonnes gens, il poussait toujours plus loin le bouchon, l’hallali des professions sentencieuses lui donnait le sourire et de l’énergie. Il se mit à dos les bourgeois, les femmes, les instructeurs de morale et tous les démagos du pays. Et pendant ce temps-là, nous étions à la fête, des loulous piquaient une DS, il ne faisait pas bon se promener sans couteau dans les couloirs du métro, Marielle était Donquichottesque, Jacques François sermonneur en chef et puis Josiane et Carole étaient les deux faces d’une même romance en marche.
Bruno Mégret réagit à la mort de Jean-Marie Le Pen. L’ancien numéro 2, qualifié de « félon » en 1998 par le « Menhir », s’était finalement réconcilié avec son ancien ennemi. Il partage avec nous quelques souvenirs.
Causeur. Au moment de rejoindre le Front National, vous dirigiez votre propre structure les CAR, parfois présentée comme concurrente. Comment s’est déroulée votre première rencontre ou prise de contact avec Jean-Marie Le Pen ? Qui en fut à l’initiative ?
Bruno Mégret. Au lendemain des élections de 1981 et de la victoire de Mitterrand, je fais l’analyse qu’il existe dorénavant une place pour un nouveau parti, un vrai parti de droite qui serait porteur d’un grand projet de renouveau national libéré de l’emprise idéologique de la gauche. C’est pour initier ce projet ambitieux qu’avec quelques proches, nous lançons les Comités d’action républicaine, les CAR. Lesquels rassemblent très vite de nombreux Français notamment parmi ceux qui accusent les partis de droite d’avoir laisser la gauche gagner en ne s’opposant pas clairement à elle. Forts de ce soutien, nous commençons à constituer une petite force politique : quinze mille adhérents, cent vingt comités. Aussi, dans la logique qui était la nôtre décidons-nous de présenter une liste aux élections européennes de 1984. Hélas, nous ne parvenons pas à rassembler les fonds nécessaires et Le Pen, qui lui a réussi à présenter une liste, réalise un score spectaculaire de près de 10 %. Dès lors les jeux sont faits. C’est Le Pen qui va créer le parti politique nouveau que je pensais possible de faire émerger à la droite du RPR. La dynamique est désormais de son côté.
C’est dans ce contexte que je réponds à l’invitation d’un ami chef d’entreprise qui organise un déjeuner chez lui avec Le Pen et d’autres personnalités. Je découvre alors un homme intelligent et cultivé qui développe une analyse fine de la situation politique du pays. Analyse que je partage. Je me reconnais aussi dans la plupart des idées et des convictions qu’il exprime. Bref, je découvre une personnalité beaucoup plus riche et intéressante que celle qu’en donnait le prisme déformant des médias. Lui aussi remarque les nombreux points qui nous rapprochent. Mais les choses en restent là.
Et rien ne se passe jusqu’à ce que Le Pen annonce qu’aux élections législatives de 1986, il ne présentera pas que des candidats FN mais qu’il fera appel à des personnalités d’ouverture non membres de son parti, les uns et les autres adoptant l’étiquette de « Rassemblement national ». Je me dis alors qu’il faut saisir cette opportunité et je prends contact avec Le Pen, ou plutôt c’est Patrick Buisson, partisan de ce rapprochement, qui nous met en relation. La rencontre a lieu à Montretout et nous nous mettons facilement d’accord sur le dispositif par lequel les CAR se joindront au FN dans le cadre du Rassemblement national pour les élections législatives et régionales. Deux circonscriptions éligibles sont prévues pour Jean-Claude Bardet et moi-même ainsi qu’un quota de conseillers régionaux. Une relation de confiance s’établit d’emblée car lorsque nous nous quittons, aucun papier n’est signé et nous ne nous reverrons pas avant la campagne électorale. Pourtant les accords seront respectés : je suis élu député de l’Isère et Jean-Claude Bardet est hélas battu de justesse à Nancy.
Les journalistes et les historiens vous accordent une place importante dans le développement et la professionnalisation du Front National à partir de la fin des années 1980. Le contrôle ou l’influence sur l’appareil ont souvent été décrits comme une lutte constante entre courants idéologiques ou lieutenants de Jean-Marie Le Pen (Bruno Gollnsich, Carl Lang, Jean-Pierre Stirbois et vous-même). Qu’en était-il ? Y avait-il un tel climat de méfiance ?
En 1988, lorsque j’ai commencé à me déplacer en province à l’invitation des fédérations, je me suis rendu compte que le parti était en effet très fragmenté. Telle fédération par exemple était principalement composée de militants défenseurs des artisans commerçants et PME style poujadistes, d’autres étaient monopolisées par d’anciens partisans de l’Algérie française comme d’autres l’étaient par des adeptes de la Nouvelle droite. Et bien sûr, ces courants étaient tous représentés à l’échelon national, une situation qui pouvait être source de tensions.
Lorsque j’ai été nommé délégué général, j’ai cherché alors à homogénéiser le mouvement en développant une doctrine propre au FN, dans laquelle chacun puisse se retrouver sans pour autant, d’ailleurs, abandonner sa spécificité. Ce processus a été mis en œuvre par l’adoption d’un programme de gouvernement (les « 300 mesures » du FN), mais aussi par la publication mensuelle d’une revue doctrinale, la Revue Identité fondée par Jean-Claude Bardet, laquelle avait vocation à expliciter ce corpus doctrinal commun du FN. On y retrouvait des signatures comme celles de Jean-Yves Le Gallou ou Didier Lefranc, anciens du Club de l’horloge, mais aussi celles de Bernard Antony ou de Georges-Paul Wagner, attachés à la tradition religieuse et politique et bien d’autres encore.
Je considère que dans ce processus de construction politique, la formation des cadres a joué un rôle majeur. Celle-ci se pratiquait lors de séminaires durant un week-end entier et portait surtout sur l’aspect idéologique, réalisant peu à peu l’unité du parti autour d’un corpus commun. L’idée centrale était que la scène politique n’était plus en réalité marquée par un antagonisme droite / gauche classique mais que le FN représentait à lui seul la défense de l’identité et de la souveraineté de la France face à une classe politico-médiatique qui militait, quant à elle, pour le mondialisme migratoire et libre-échangiste. C’est aussi dans ces séminaires qu’on s’attardait sur la question du vocabulaire. J’y participais souvent car c’était aussi l’occasion de juger de la valeur des personnes et de repérer celles qui pouvaient être promues ou investies.
Quant à la professionnalisation du parti, elle s’est faite progressivement. On a mis en place un Conseil scientifique qui réunissait des personnalités de haut niveau du monde universitaire ou du monde économique, et un centre argumentaire composé d’experts pour rédiger les textes des nombreux documents que nous éditions pour notre communication. Je pense aussi à la cellule qualifiée de propagande qui jouait un rôle important en concevant et fabriquant les affiches et documents que les militants utilisaient sur le terrain. Il y a eu également la professionnalisation des grandes manifestations du mouvement. Nous avions lancé aussi une publication mensuelle pour l’information des adhérents ainsi qu’une maison d’édition pour publier les ouvrages d’auteurs issus de notre famille politique que les maisons d’édition refusaient de prendre comme le rapport Milloz sur le coût de l’immigration.
Quelle a été votre réaction et la réaction des cadres et des membres du Bureau politique aux différents scandales ou « dérapages » verbaux de Jean-Marie Le Pen ?
Ma réaction a été négative, bien sûr. Mais lorsque les premiers dérapages sont intervenus, les cadres comme les militants ont été solidaires non pas des propos tenus mais du président de leur mouvement qu’ils aimaient pour son talent, son courage et ses convictions. On a constaté ainsi que les attaques lancées contre Le Pen, même après une provocation verbale de sa part, avaient eu pour effet de renforcer la cohésion du mouvement.
Au début des années quatre-vingt-dix, lorsqu’il est apparu que ces dérapages se multipliaient et devenaient pour Le Pen un véritable mode de communication, les militants, les cadres et les élus ont éprouvé un agacement croissant, considérant que Le Pen ruinait ainsi le travail qu’ils menaient sur le terrain.
La scission de 1998 était-elle évitable ? A quoi (ou à qui) l’attribuez-vous, avec le recul ?
Il y avait depuis le début entre lui et moi une différence fondamentale d’approche. Lui vivait cette aventure politique comme un parcours personnel, qui lui permettait d’exprimer ses convictions tout en lui apportant la célébrité et une forme de reconnaissance sociale. Le parti n’était à ses yeux qu’un accessoire dont il avait besoin pour les élections mais qui par ailleurs ne l’intéressait pas vraiment. De mon côté, en revanche, je m’étais lancé dans l’édification d’une force politique solide et durable qui devait croître et mûrir jusqu’à être en mesure de conquérir le pouvoir. Une formation structurée par des cadres formés et motivés, enracinés dans les régions et les communes de notre pays et porteuse d’une nouvelle idéologie, en phase avec les Français et décidée à mettre en œuvre son projet pour la France. L’écrasante majorité des cadres et des militants partageaient ce projet. Aussi étaient-ils de plus en plus mécontents d’un président qui, par ses dérapages répétés, donnait des arguments à leurs adversaires pour justifier la diabolisation qu’ils subissaient. Ils s’en plaignaient souvent à moi, menaçant de tout laisser tomber si cette situation perdurait.
La scission n’est donc pas venue, comme beaucoup de mauvaises langues ont tenté de le faire croire, d’une volonté de ma part de prendre la place de Le Pen. Très extraverti, il avait les qualités pour être sur la scène et j’étais très heureux de pouvoir faire pour le parti ce travail de construction politique qui me passionnait. Et, cette complémentarité du numéro un et du numéro deux aurait pu perdurer si Le Pen ne s’était pas engagé dans une logique de provocations régulières qui ruinait mon travail comme celui de tous les cadres du mouvement. En fait, la scission s’est produite pour les mêmes raisons que celles qui ont conduit vingt cinq ans plus tard Marine Le Pen à exclure son père du Front national.
Pourquoi la scission a-t-elle échoué ?
Peu de temps après la scission ont eu lieu les élections européennes de mai 1999. Le Pen présente sa liste et moi la mienne. Il est clair que c’est le résultat de cette élection qui allait décider du sort de cette scission. Celui qui l’emporterait aurait des députés européens, des subsides ainsi que la légitimité offerte par le scrutin. La liste Le Pen fait 5,5% et la mienne 3,5 % ! L’écart est très faible mais c’est Le Pen qui l’emporte et ceci pour une raison simple : le système a choisi Le Pen. Il considère en effet que je suis « plus dangereux » que lui en ce sens que le Pen par ses outrances restera sous contrôle et n’arrivera jamais aux portes du pouvoir. En revanche, les ténors de la classe politico-médiatique savent que je suis partisan à la fois d’une dédiabolisation et d’un enracinement du FN tout en maintenant une ligne politique sans concession. Le Système décide donc qu’il vaut mieux Le Pen que Mégret et, Serge July lance le mot d’ordre dans un éditorial de Libération où il explique clairement pourquoi il vaut mieux la victoire de Le Pen.
Il en résulte aussitôt deux événements majeurs. La procédure intentée par Le Pen pour faire reconnaître que le logo et le nom du Front national lui appartiennent, et qui aurait du donner lieu à un jugement bien après les élections, a été menée au pas de charge juste avant le scrutin. C’est cette décision de justice qui a donné la victoire à Le Pen car beaucoup d’électeurs du FN étaient hésitants et nombre d’entre eux s’en sont remis à la décision de justice : ils ont pris le bulletin de vote qui portait la flamme.
Ajoutons à cela que, dès la décision de justice rendue, le Premier ministre socialiste de l’époque a aussitôt débloqué en faveur de Le Pen les fonds publics du FN qui étaient jusqu’alors gelés.
On peut aussi rappeler que lors de ces élections européennes, Pasqua et Villiers se sont unis autour d’un Rassemblement pour la France, réalisant un score sans lendemain mais tout à fait spectaculaire de près de 15 %, ne nous laissant aucune marge de manœuvre pour récupérer des voix sur notre gauche.
Ainsi le destin en a-t-il décidé.
La scission fut un évènement assez spectaculaire. Aussi, la (ou les, si l’on songe déjà à celle de 2006) réconciliation (s) pourraient étonner. Qui en fut notamment à l’initiative ? A titre personnel, en avez-vous été heureux ? Cette réconciliation a-t-elle entraîné une réconciliation générale entre Jean-Marie le Pen et les anciens membres du Front National ?
En 2007, le temps a passé depuis la scission et le MNR n’est plus en mesure de collecter les 500 signatures qui auraient été nécessaires pour que je puisse me présenter à l’élection présidentielle. Or, Le Pen propose à cette occasion un rassemblement des Patriotes pour soutenir sa candidature. Je pense qu’il s’agit d’une main tendue dans ma direction et je décide d’y répondre. Nous nous retrouvons dans son bureau à son domicile de Rueil-Malmaison, là où il vit. Le premier contact est un peu froid. Il me demande si j’ai déclenché la scission de peur de ne pas être reconduit sur la liste européenne. Je le regarde, un peu ahuri qu’il ait imaginé une motivation aussi dérisoire, et j’en conclus qu’il avait bien l’intention de m’expulser de toutes mes positions et mandats au FN de l’époque. Mais nous passons vite à autre chose et nous tombons d’accord, comme souvent autrefois, sur l’analyse de la situation politique. Puis, je lui parle de son Union patriotique qui manifestement n’était pas très structurée. Nous en discutons et nous convenons finalement de faire une conférence de presse commune au cours de laquelle j’annonce mon soutien à Le Pen pour l’élection présidentielle qui vient. C’est une réconciliation mais chacun restera sur ses positions concernant la scission dont nous n’avons en réalité jamais reparlé.
A l’époque, beaucoup de militants et de cadres du MNR ont déjà rejoint le FN, parfois même pour y occuper des responsabilités importantes. D’autres, très nombreux, ne l’ont jamais fait. En revanche, beaucoup d’anciens du MNR ont soutenu Éric Zemmour et ont milité pour lui à la dernière présidentielle, pour le quitter ensuite, déçus.
Que retiendrez-vous de Jean Marie Le Pen ? Quelle fut votre réaction à l’annonce de sa mort ?
Jean-Marie Le Pen aura été avant tout un grand lanceur d’alerte qui a dénoncé il y a près de cinquante ans les graves dangers qui accablent actuellement la France et dont chacun semble enfin prendre conscience.
Si nous avions été écoutés à l’époque, aucun de ces fléaux majeurs qu’est le mondialisme migratoire et libre-échangiste ne serait aujourd’hui en mesure de menacer la France dans son existence même. Jean-Marie Le Pen aura joué ce rôle envers et contre tout, malgré les attaques ignobles qu’il subissait, montrant ainsi le courage et les convictions qui l’animaient.
Entre scissions explosives, retrouvailles discrètes et un soupçon de rancune jamais vraiment digérée, les histoires de Jean-Marie Le Pen avec ses anciens lieutenants prouvent qu’en politique, on se quitte souvent… mais on ne se perd jamais vraiment de vue ! Nous avons interrogé Jacques Bompard, Carl Lang, Jean-Claude Martinez et Bruno Mégret
Ils ont été collaborateurs, compagnons de route, fidèles lieutenants, amis et parfois intimes de Jean-Marie Le Pen. Puis ils l’ont quitté, affronté, combattu dans les urnes. Bruno Mégret, Jean-Claude Martinez, Carl Lang, Jacques Bompard : tous ont joué un rôle important au sein du Front National avant de le quitter avec fracas pour in fine retrouver Jean-Marie Le Pen au soir de sa vie. Témoignages.
Avec Le Pen, tout commence par une rencontre…
Jacques Bompard adhère au Front à sa fondation en 1972 et Carl Lang en 1978. Tous deux étaient des nationalistes convaincus qui voulaient en découdre. Simplement, le Front National est alors un groupuscule dépassé au sein même de la droite radicale par le Parti des Forces nouvelles. Ses scores sont groupusculaires (0.75% pour Jean-Marie le Pen en 1974). Pourquoi ce choix en apparence peu avantageux ? « J’ai estimé, compte tenu de la personnalité de Le Pen, ancien député, candidat à la présidentielle, que c’est le FN qui était le plus à même de faire vivre nos idées. Je souhaitais faire de la politique sur un terrain électoral que délaissait le PFN » assure Carl Lang, qui confesse « Quand je deviens secrétaire départemental dans l’Eure, on me transmet le fichier. Nous sommes deux adhérents dont moi-même ». Mais Le Pen est le seul qui dans leur famille politique parait taillé pour le rôle de leader : « Quels qu’aient été les scores électoraux, on ne s’était pas posé la question d’arrêter ou de continuer. Aucun soupir à aucun moment… Tout était possible » raconte Carl Lang. La foi du charbonnier…. Ils étaient sensibles à son charisme, son talent et supportaient au quotidien sa grande gueule. Pour rencontrer le succès, il suffisait que les Français la connaissent. Avec le coup de Dreux avec Jean-Pierre Stirbois en 1983, le passage à l’Heure de vérité en 1984, Carl Lang voit un basculement : « Les salles se remplissent d’un seul coup. 2000 personnes, 3000 personnes là où nous pouvions faire des réunions à cinquante auparavant ». Les européennes de 1984 sont une consécration : 10.95 % des voix et dix élus. Pour Le Pen comme pour ses lieutenants, c’est la fin d’une longue traversée du désert. Figurant désormais parmi les partis qui comptent au niveau national, le Front National cherche à recruter des gros poissons : « Nous faisons élire en 1986 au bénéfice de la proportionnelle un groupe d’une remarquable qualité » assure Carl Lang. Trente-cinq députés parmi lesquels des avocats, des chefs d’entreprise, des professeurs de droit, des polytechniciens, et non la bande de soudards poujadistes avec laquelle siégeait Le Pen en 1956… Parmi eux, le Professeur Jean-Claude Martinez (major à l’agrégation de droit public), élu dans l’Hérault, et Bruno Mégret, sorti de X et de l’école des Ponts et Chaussées, élu dans l’Isère. Comment Le Pen réussit-il ces débauchages ? Bruno Mégret avait alors sa propre structure, les CAR, comités d’action républicaines, lancés dans la foulée de l’élection de Mitterrand. Mais le succès du Front National le prend de vitesse. Il devra donc passer par Le Pen s’il veut faire de la politique. Pour le rencontrer, il lui faut un intermédiaire : « C’est Patrick Buisson, partisan de ce rapprochement qui nous met en relation.Une relation de confiance s’établit d’emblée ». Quand Jean-Claude Martinez rejoint Jean-Marie Le Pen, l’universitaire est déjà un trublion médiatique : auteur d’une lettre ouverte aux contribuables alors bien relayée notamment par le Figaro Magazine, défenseur de la Nouvelle Calédonie française, ancien conseiller fiscal d’Hassan II… « Ma rencontre avec Le Pen, c’est quand même du roman » plaisante-t-il avant d’énumérer avec délectation le défilé d’intermédiaires improbables (« Le cabinet du roi du Maroc, un médecin de la clinique Necker, Jean Raspail, l’Irak et même Yves Mourousi! ») qui de fil en aiguille l’amènent à diner avec Le Pen « qui me donne tout de suite du Monsieur le professeur ». Le richissime baron de Montretout restera toutefois pingre ce soir-là : « Je pensais qu’il allait m’inviter, ce qui ne fut pas le cas ».
Les députés ne sont pas réélus en 1988 mais Le Pen réalise un beau 14.39 % à l’élection présidentielle. L’histoire du FN continue. Jacques Bompard est élu maire d’Orange en 1995. Jean-Claude Martinez, Carl Lang et Bruno Mégret redeviennent députés européens. Ce dernier parvient à faire élire son épouse maire de Vitrolles en 1997. Il prend un réel ascendant sur l’appareil du FN qu’il aimerait perfectionner : « En 1988, lorsque j’ai commencé à me déplacer en province à l’invitation des fédérations, je me suis rendu compte que le parti était en effet très fragmenté. Telle fédération par exemple était principalement composée de militants défenseurs des artisans commerçants et PME style poujadistes, d’autres étaient monopolisées par d’anciens partisans de l’Algérie française comme d’autres l’étaient par des adeptes de la Nouvelle droite. Et bien-sûr, ces courants avaient tous des représentants à l’échelon national, une situation qui pouvait être source de tensions », raconte Bruno Mégret. Ce Front National d’autrefois, très militant, étoffé de forts caractères, inspire une tendre nostalgie à ses anciens cadres : « J’ai rencontré au Front National des personnalités exceptionnelles », assure Carl Lang, citant par exemple Michel de Camaret, ancien résistant et député européen. Jean-Claude Martinez prend l’air aventurier pour raconter des anecdotes improbables : « Je me retrouve en voyage en Irak, planté en plein désert à voir le recteur de Babylone discuter de la réintégration au FN d’un militant de base de Montpellier avec le Pen. »
Guerres de scission
Pourtant, quelque chose finit toujours par coincer entre Le Pen et ses lieutenants : « Il y avait depuis le début entre lui et moi une différence fondamentale d’approche. Lui vivait cette aventure politique comme un parcours personnel, qui lui permettait d’exprimer ses convictions tout en lui apportant la célébrité et une forme de reconnaissance sociale. Le parti n’était à ses yeux qu’un accessoire », reconnait Bruno Mégret qui rêvait d’un parti structuré et professionnel qui puisse survivre à son fondateur. Mais la personnalité de Le Pen écrase tout et la réitération des dérapages et scandales du président du Front National est mal vécue en interne. « On les subissait… il cassait le travail local que l’on faisait » soupire Jacques Bompard. Même constat, du côté de Bruno Mégret : « Les militants, les cadres et les élus ont éprouvé un agacement croissant, considérant que Le Pen ruinait le travail qu’ils menaient sur le terrain. »
A force de crispations, de non-dits et de rivalités pour le contrôle de l’appareil, les choses finissent par exploser. 1998-1999, c’est la spectaculaire scission. Bruno Mégret défie ouvertement l’autorité de Jean-Marie Le Pen, lequel cherche à le marginaliser. L’ancien numéro 2 est alors exclu du FN, fonde le MNR, est candidat aux présidentielles de 2002 mais plafonne à 2.34% des voix. Si Le Pen accède cette année au second tour de la présidentielle, il perd dans la scission l’essentiel de son appareil partisan. Tout le monde est perdant. « Très extraverti, il avait les qualités pour être sur la scène et j’étais très heureux de pouvoir faire pour le parti ce travail de construction politique qui me passionnait », se souvient Bruno Mégret. Pour Carl Lang, « les torts sont partagés mais la scission a été calamiteuse pour tous. Avec un peu plus de psychologie, cela aurait pu être évité… » Bompard, Martinez et Lang avaient pris parti pour Le Pen contre Mégret mais seront à leur tour exclus. D’abord en 2005 pour Bompard qui conteste la normalisation idéologique du parti opérée par Marine Le Pen et se replie sur son fief d’Orange. « Nos relations se dégradent à partir de 2003. Jean Marie le Pen était entré dans une logique de front familial » assure Carl Lang qui est exclu après avoir monté en 2009 une liste européenne dissidente face à Marine Le Pen, investie dans sa circonscription du Nord-Ouest. Il lancera son propre parti, le Parti de la France mais qui ne prendra jamais… Dans la circonscription du Sud-Ouest, Jean-Claude Martinez est prié de s’effacer devant Louis Aliot. Il présente de son côté sa liste, se ramasse et s’en amuse aujourd’hui : « Le Pen a dit voyant mon score, « le professeur Martinez a voulu être candidat et a fait 0.92 % des voix! »
Comment expliquer la répétition de ces conflits qui n’ont profité à personne ? Il fallait faire de la place à Marine, laquelle désirait déjà pousser la vieille garde lepeniste vers la sortie pour mener à bien sa stratégie de dédiabolisation. Bruno Mégret et de nombreux cadres ont compris assez tôt que le scandale empêcherait toujours un FN lepeniste de s’emparer du pouvoir : « Les raisons qui ont conduit à la scission sont les mêmes que celles qui ont conduit Marine Le Pen à exclure son père en 2015 ». Pourtant, aucune grande engueulade ou explication collective n’est venue en amont calmer le chef et peut-être éviter le drame d’une rupture. « Personne n’aurait osé le critiquer… » reconnait Jean-Claude Martinez. « Son parti, c’était son bateau. Il était le seul maitre à bord, après Dieu. C’était sa psychologie et sa manière de fonctionner. Il n’y avait pas de place pour la contestation du chef », assure Carl Lang. « Le Pen n’aimait pas les élus locaux qui pouvaient avoir une certaine indépendance », déplore Jacques Bompard.
Ça s’en va et ça revient…
Le Pen n’a jamais souhaité être un égal parmi ses lieutenants, mais empereur parmi ses sujets ! Pourtant, alors qu’approche la dernière heure, il semble s’être laissé aller à la nostalgie mélancolique des souverains déchus. Le conflit avec sa fille en 2015 conduit Jean-Marie le Pen à lancer la réconciliation générale. Cette dernière aura d’ailleurs lieu à son initiative. Il appelle Carl Lang dès 2015 presque aussitôt après sa propre exclusion du Front : « Nos liens se sont renoués facilement… Quand on a connu des épreuves, des années difficiles, le lynchage politique… Nous avons pratiqué le pardon mutuel des offenses », raconte ce dernier. De leur côté, MM. Bompard et Le Pen se réconcilient en 2021. « C’est une réconciliation, mais chacun restera sur ses positions concernant la scission dont nous n’avons en réalité jamais reparlé », assure Bruno Mégret, qui avait déjà repris langue avec Le Pen en 2006 et l’avait même soutenu pour les présidentielles de 2007 sans parvenir à un accord politique durable. Les deux hommes se reverront plus tardivement à l’initiative de Jean-Marie Le Pen. Un diner à Paris a notamment réuni en 2022 les anciens ennemis pour les cinquante ans de la fondation du Front National : Lang, Martinez, Mégret, mais aussi Bruno Gollnisch sont alors réunis autour de Jean-Marie Le Pen. A aucun moment pourtant, les retrouvailles n’ont permis aux anciens lieutenants de vraiment solder le passé. Cette fuite devant la confrontation, même vingt ans après, peut étonner chez quelqu’un comme Le Pen qui n’était pourtant pas un dégonflé. Mais, le tribun volubile a aussi eu ses silences… Révèlent-ils la faiblesse d’un homme qui redoutait la concurrence, ou au contraire le caractère de marbre d’un chef sûr de son destin et refusant jusqu’au bout de s’expliquer ? Mystère…
Avec sa « révolution du bon sens », Donald Trump remet radicalement en question les politiques climatiques et sanitaires récentes. Le nouveau président américain sort de l’OMS (Organisation mondiale de la Santé) et des Accords de Paris. Et rouvre le débat sur les vaccins ou le changement climatique, des dogmes jusqu’ici intouchables, observe notre chroniqueur.
La « révolution du bon sens », dont s’est réclamé Donald Trump lundi dans son discours d’investiture, est une hérésie pour les idéologues au pouvoir, emmurés dans leurs croyances. Cette rupture blasphématoire s’annonce néanmoins historique. Elle a pris pour cible, dans l’immédiat, l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) et les Accords de Paris sur l’urgence climatique, qualifiés d’ « escroqueries » par le président des Etats-Unis. Vont être remises en question, spectaculairement cette fois, les affirmations « scientifiques » prédisant l’apocalypse sanitaire ou climatique si les peuples ne se soumettent pas aux normes et aux vérités d’organisations supranationales. Jusqu’à présent, la contestation de cette politique anxiogène était abaissée à l’étiage du « complotisme ». Or il est sain que soient enfin questionnées ces stratégies mondialistes construites sur des peurs tétanisantes. Alors que la France ne participe qu’à 0,8% des émissions de carbone dans le monde, est-il raisonnable, dans un pays surendetté, d’affecter 40 milliards d’euros par an à la transition écologique, sachant que décarboner la France nécessiterait d’y consacrer 66 milliards d’euros par an, soit 44% de déficit supplémentaire, selon le rapport Pisani-Ferry-Mahfouz1 ? Est-il réaliste pour l’Europe d’envisager d’investir 1500 milliards d’euros par an afin d’atteindre l’objectif de réduire 90% des gaz à effet de serre d’ici 2040 ? Est-il équitable d’interdire aux classes moyennes, ayant des autos jugées polluantes, l’accès aux villes classées comme zones à faibles émissions (ZFE) ? Et d’ailleurs, faut-il vraiment s’inquiéter du CO2 rejeté dans l’atmosphère2 ?
Toutes ces questions doivent être librement débattues. Trump peut aider, dans son engagement à « tout changer », à se défaire du terrorisme intellectuel des grands prêtres quand ils prédisent la montée des eaux ou l’attaque de virus pour les peuples indociles. L’hystérie sanitaire autour du Covid, dénoncée ici depuis ses premiers pas jusqu’aux confinements inutiles, commence à être admise par les esprits les plus honnêtes, tout comme est reconnue la piètre efficacité des vaccins expérimentaux survendus par les firmes pharmaceutiques et leurs relais médicaux. Est-il besoin de rappeler comment furent traités, par le système médiatique, les parias qui appelaient à désobéir à l’Etat hygiéniste au nom de l’esprit critique et du libre arbitre ? Toutes les propagandes, parce qu’elles détestent la contradiction, portent en elles des risques de dérives totalitaires, staliniennes. L’absurde procès en « fascisme » lancé par la gauche contre Elon Musken est une illustration. Le bon sens n’est évidemment pas la seule réponse aux sujets méritant aussi les lumières de l’expert ou du savant. Cependant, sur le climat ou le Covid, cette vertu a manqué aux fabricants d’angoisses collectives, aux dresseurs de foules craintives, aux dénonciateurs de voisins récalcitrants. Dans ses instructions pour l’éducation du dauphin, Louis XIVdonnait ce conseil : « La fonction de roi consiste principalement à laisser agir le bon sens, qui agit tout naturellement et sans peine ». Trump ne fait que reprendre une vieille recette. Elle invite à admettre que l’eau mouille, que deux et deux font quatre, qu’un homme est différent d’une femme. Les faussaires vont détester cette nouvelle époque qui ne veut plus marcher sur la tête.
François Gervais, Il n’y a pas d’apocalypse climatique (L’Artilleur)↩︎
Christian Gerondeau, Climat : pourquoi Trump a raison… (L’Artilleur)↩︎
Avec un déficit public dépassant 6 % du PIB, la France est au bord de l’abîme budgétaire. À quoi ressemble un État européen quand il dégringole dans le gouffre de la dette ? Pour le savoir, il suffit d’observer la Grèce, pays désormais tiré d’affaire après plus de dix ans de douloureux efforts.
Le 21 octobre dernier, par un simple communiqué de presse, l’agence de notation Standard & Poor’s a annoncé la sortie de la Grèce de son purgatoire financier. Désormais le pays est placé dans la catégorie des « investissements adéquats » (BBB-/A-3), au lieu de « spéculatifs » (BB+/B). La raison invoquée : «Des progrès significatifs ont été réalisés pour résoudre les déséquilibres économiques et fiscaux. » Avec un solde primaire (écart des dépenses et recettes publiques, hors charges d’intérêts) qui s’établit à présent à 2,1 % du PIB, Athènes se positionne au-delà du ratio stabilisant la dette.
Pendant ce temps, chez nous, les nouvelles sont nettement moins réjouissantes. À la fin du mois de septembre, soit trois semaines après la nomination de Michel Barnier à Matignon, le taux d’intérêt des obligations assimilables au Trésor (OAT) émises à cinq ans par Paris a atteint 2,48 %, dépassant pour la première fois le taux grec, qui lui s’établit à 2,4 %. Il faut dire que le solde primaire de la France est négatif, accusant un déficit de 3,5 % du PIB.
Comment la Grèce est-elle parvenue à devenir un meilleur élève budgétaire que la France ? Les raisons ne sont pas seulement à chercher du côté de notre incurie. Depuis une décennie, les Hellènes se sont astreints à un régime d’intense austérité, qui commence à porter ses fruits. Finie l’image désastreuse de l’État faussaire ! On sait que, pendant des années, Athènes a littéralement maquillé ses comptes publics (avec l’aide de la banque Goldman Sachs) afin de bénéficier de la mansuétude de la Commission européenne. Ces illusions lui ont permis de financer un secteur public pléthorique et de développer un système d’aides sociales, notamment de retraites, structurellement déficitaire.
Retour sur les faits
Mais le 15 septembre 2008, la faillite de Lehman Brothers sonne la fin de la récréation. Confrontée au rationnement mondial du crédit bancaire provoqué par la crise des subprimes, la Grèce se retrouve très vite dans l’incapacité d’emprunter à des taux supportables, et doit se résoudre, moins de deux ans après, à appeler l’Union européenne et le FMI à la rescousse.
À la suite d’un difficile compromis, un plan de sauvetage est décidé. Il se déroule en trois étapes : d’abord en 2010, une aide de 110 milliards d’euros (dont 30 prêtés par le FMI) ; puis en 2012, un nouveau versement de 130 milliards d’euros (dont 28 en provenance du FMI) ; et enfin, en 2015, un rééchelonnement de la dette. En échange de cet oxygène, le pays est placé sous tutelle pendant quatre ans. Avec d’immenses sacrifices demandés.
275 000 fonctionnaires (30 % de l’effectif total) sont ainsi congédiés, tandis que ceux qui restent en poste voient leur traitement baisser d’environ 25 %, et leur temps de travail passer de 37,5 à 40 heures hebdomadaires. Le budget des collectivités locales est quant à lui rogné de 40 % ; les dépenses publiques de santé et d’éducation sont abaissées respectivement de 50 % et 22 % ; le budget de la défense diminue de 50 %.
Autres mesures drastiques : le taux de TVA passe de 5 % à 23 %, le seuil d’imposition à l’impôt sur le revenu est abaissé de 11 000 à 5 000 euros, le salaire minimum est diminué de 22 %. Un programme massif de privatisations est également mené, notamment dans les secteurs de l’eau et de l’électricité. Son illustration la plus médiatique est le rachat d’une partie du port du Pirée par une société chinoise en 2016.
Une purge draconienne
L’inventaire ne serait pas complet si on ne mentionnait pas la situation des retraités, dont les pensions fondent de 15 % du fait de la suppression des 13e et 14e mois auxquels ils avaient droit jusqu’alors. L’âge de départ légal passe de 60 à 67 ans. Le régime des fonctionnaires est aligné sur le privé. Ajoutons, pour finir, une véritable chasse au « travail au noir », rendue possible grâce au développement accéléré des terminaux de paiement par carte.
La purge est si draconienne que certains dirigeants, comme l’éphémère ministre des Finances Yanis Varoufakis (janvier-juillet 2015), envisagent de sortir de l’euro. Retrouver la drachme permettrait en effet de dévaluer fortement et donc mécaniquement de résorber la dette. Mais cette solution, qui aurait mené la Grèce dans l’inconnu, est vite évacuée. La voie, moins risquée, de l’Union européenne est maintenue.
Le résultat ne se fait pas attendre. Le déficit primaire est résorbé dès 2013, avant de se transformer en excédent à partir de 2015. Toutefois il faut patienter encore cinq ans pour qu’Athènes stabilise enfin sa dette, dont le niveau culmine à 207 % du PIB en 2020 – elle s’est repliée à présent en dessous des 160 %.
Le retour de la jeunesse
Derrière les chiffres, il y a les innombrables histoires individuelles, souvent douloureuses. Nikos, un entrepreneur franco-grec dans l’immobilier, témoigne du traumatisme provoqué par la crise. « J’ai été presque ruiné et j’ai dû abandonner une partie de mes activités faute de pouvoir payer mes employés, se souvient-il. Le pays va mieux, mais clairement ce n’est plus comme avant : les salaires sont plus bas et le système de protection sociale est devenu l’ombre de lui-même. »
Éprouvé, Nikos n’est pas abattu. Il affiche même un certain optimisme : « On avance, se réjouit-il. Un bon signe, c’est qu’on voit des jeunes revenir. Beaucoup étaient partis chercher du travail en Europe de l’Ouest. »
Le cas grec ne peut que parler aux Français : même tendance aux dépenses accélérées, même dépendance à l’emprunt public, même croyance dans le père Noël européen ! Avec un déficit attendu à 6,1 % du PIB pour l’année en cours et malgré un niveau de prélèvements obligatoires parmi les plus élevés au monde, notre pays est à l’heure des choix. Au bord du gouffre, nous aurions tout intérêt à nous réformer avant que d’autres ne nous forcent à le faire sans nous donner voix au chapitre. À cet égard, la France a sans doute une leçon grecque à prendre.
Bérénice Levet avait déjà consacré un ouvrage à Hannah Arendt[1]. Son nouvel opus propose de penser notre époque à partir de la pensée de la philosophe, augmentée de la sienne, pour réfléchir aux suivantes…
Version 1.0.0
Hannah Arendt, rare, très rare philosophe à avoir pensé la naissance, à partir de la Nativité qui lui fut, en quelque sorte, révélation, étendit celle-ci à tout être venant au monde et capable de le renouveler. À condition, toutefois, que le nouveau venu ne soit pas « jeté dans le monde », comme le pensait Heidegger, mais qu’il vienne « au monde dans un monde qui le précède et où d’autres hommes l’accueillent ». À défaut de ce passé non transmis, le nouveau « peut se contenter dedétruire l’ancien ». Et c’est ce à quoi, selon Bérénice Levet, nous assistons aujourd’hui : « Nousavons tout sacrifié à l’idole du mouvement ». S’est perdu « l’équilibre entre la tradition etl’innovation, entre l’ordre et l’aventure. »
La Révolution française apparaît comme moment capital, sinon originel de ce fait. Dans La condition de l’homme moderne, Hannah Arendt déclare que : « Le premier accès de l’homme à la maturité est que l’homme a fini par en vouloir à tout ce qui est donné, même sa propre existence – à en vouloir au fait même qu’il n’est pas son propre créateur ni celui de l’univers. » Le ressentiment qui en résulte constituera la base du nihilisme actuel. Mais loin de toute nostalgie romantique qu’elle déplore, Hannah Arendt, si elle met l’accent sur ce que Simone Weil appelle pour sa part « l’enracinement », c’est que, selon Bérénice Levet : « L’appartenance à une communauté concrète, historique, forte de ses fondations, de ses frontières aussi, est la condition sine qua non d’une expérience politique authentique. Sans compter la communauté delangue. » Il ne s’agit donc pas de revenir à la tradition pour elle-même, pour manger le cake aux amandes que faisait grand-mère, mais bien de percevoir qu’être au monde ne va pas de soi et pose, en quelque sorte, ses conditions. Le passéisme n’est pas de mise et l’opinion binaire, qui oppose conservateurs et progressistes, ne comprend rien à l’enjeu fondamental qui lie l’ancien et le nouveau.
Autre lien essentiel qui apparut à Hannah Arendt lors du procès Eichmann est celui qui noue atrocement l’absence de pensée et le mal. Le langage stéréotypé qui caractérisa les paroles de l’accusé, jusqu’au moment de sa mort, où il récita mécaniquement des paroles entendues à la messe, frappa la philosophe au plus haut point. Elle en déduisit que « Demander à quelqu’un qui ne pensepas de se comporter de façon morale est un pur non-sens. » Question ô combien d’actualité ! Bérénice Levet se réfère alors au pédopsychiatre Maurice Berger, lequel nous dit, dans son ouvrage Faire face à la violence en France, que « leur constante impulsivité les empêche de s’arrêterpour penser » et pour « imaginer ce que pense et ressent l’autre ». Ces adolescents, dont il est ici question, apparaissent comme des êtres privés de profondeur, vivant à la surface d’eux-mêmes et du présent. Ce qui fera dire à Arendt, qui les oppose aux « grands monstres » : « La banalitédu mal ne dit rien d’autre que cette superficialité du criminel. » Bérénice Levet ajoute que « L’épaisseur temporelle n’est pas donnée avec la vie, elle s’acquiert à la faveur de la transmission. C’est alors seulement que de créature aplanie sur le présent, elle se redresse. »
La transmission est le grand mot de l’histoire. Car l’amor mundi, dont Hannah Arendt dit qu’il lui est venu sur le tard, suppose qu’au nouveau venu sur la terre soit transmis un passé. Privé de celui-ci, privé d’une assise fondamentale, il ne pourra bientôt plus que choisir le souci de soi aux dépens du souci du monde. C’est pourtant bien ce dernier qui est au fondement du politique. Et si Hannah Arendt croit au renouvellement, tel que la Crèche le promet dans le génie du christianisme, c’est au génie du judaïsme qu’elle confie le soin de la mémoire ; celui-là même dont résonne le fameux « Zahkor ! », c’est-à-dire : « Souviens-toi ! ». Ainsi, reliant l’ancien et le nouveau, elle permet à Bérénice Levet de faire voler en éclats le soi-disant paradoxe que ce lien recèlerait : « L’École sedoit d’être conservatrice si l’on ne veut pas hypothéquer la promesse de renouvellement que l’enfantporte. » Et qui dit transmission dit d’abord et surtout celle de la langue qu’on ne peut réduire à un « outil de communication ». Hannah Arendt dans Vies politiques, déclare : « Touteépoque pour laquelle son propre passé est devenu problématique à un degré tel que le nôtre, doit se heurter finalement au phénomène de la langue ; car dans la langue ce qui est passé a son assise indéracinable, et c’est sur la langue que viennent échouer toutes les tentatives de se débarrasser définitivement du passé. »
L’homme moderne, ayant perdu le monde pour le moi sous l’effet de l’absolutisation de l’émancipation, doit renouer avec une anthropologie de la transmission s’il ne veut pas se perdre tout à fait.
Laissant au lecteur le soin de découvrir d’autres aspects de la pensée d’Hannah Arendt à laquelle l’auteur ajoute sa propre part, je salue ce travail inédit qui consiste à penser avec celle qui nous précède, mettant ainsi en pratique la transmission qu’elle appelle de ses vœux.
240 pages
Penser ce qui nous arrive avec Hannah Arendt, Bérénice Levet, Éditions de l’Observatoire, 2024.
Le célèbre petit village gaulois d’Astérix et Obélix a son barde, Assurancetourix. Ce personnage a pour trait essentiel de croire avoir du talent alors qu’il chante de façon épouvantable. Il vit seul dans une cabane perchée dans un arbre. Du moment qu’il ne pince pas les cordes de sa lyre, il sait se faire apprécier par les habitants du village.
Il serait temps d’ajouter à ce petit peuple sympathique un nouveau personnage qui serait longtemps passé inaperçu, tant l’ensemble du village aurait adhéré à ce qu’il disait et éprouvé, durant des décennies, un certain plaisir à se reconnaître dans la trompeuse élévation de ses sentiments. Appelé Helloquittix, ce personnage est devenu ce bavard désormais insupportable qui croit encore détenir la vérité et pouvoir l’imposer alors que le village, dans son immense majorité, a cessé de l’écouter.
Si chanter faux s’entend dès la première parole, si les Gaulois se jettent sur le pauvre Assurancetourix pour le ligoter et le bâillonner dès qu’il saute sur une table pour pousser la chansonnette, il faut du temps et une ouïe infiniment plus fine pour se rendre compte qu’un discours est faux. Que celui qui le tient accepte un jour d’ouvrir les yeux et reconnaisse qu’il relayait sans vergogne un énorme mensonge, il découvrira alors douloureusement que la difficulté n’était pas tant dans la recherche de la vérité par une prise en compte de la réalité, que dans l’abandon de son erreur. Car celle-ci ne fut jamais seulement la sienne, mais celle d’une communauté avec laquelle il l’avait en partage. Helloquittix, le menteur impénitent, devait tout à ceux qui communiaient dans la même idéologie : sa carrière, sa considération, sa chronique régulière dans les colonnes d’un journal, ses entrées dans le domaine de l’édition, son rond de serviette sur les plateaux de télévision, sa nomination à un poste envié, ses décorations. Il leur devait également une foule de petits avantages qui participent au confort narcissique d’une petite vie bourgeoise dans laquelle l’estime de soi est entretenue par une mauvaise foi bien rôdée.
Helloquittix a un ami, un allié dans la place dont on parle peu et qui dans ce village menacé par les Romains du sud de l’Empire semble passer à travers les gouttes de l’exaspération des Gaulois. Et pourtant il y a des décennies qu’il sévit dans le village. C’est Lézartplastix, un crétin qui croit refaire ce qu’il appelle « le coup de maître de son grand-père Impressionnix » dont il a réussi à faire croire au village qu’il était l’héritier. Helloquittix et Lézartplastix ont en commun depuis longtemps une même ambition : saturer, le premier, l’espace médiatique, le second, l’espace publique. Aussi Lézartplastix, encouragé par son copain, a-t-il eu l’idée de demander à Obélix de donner à ses menhirs la forme d’un plug anal et d’aller les livrer dans les écoles du village. Colère chez les Gaulois qui, ne sachant plus vers quel saint se tourner, regardent avec autant d’admiration que d’inquiétude un personnage qu’ils n’avaient ni imaginé ni rêvé voir renaître de ses cendres : Outratlantix.
Et si rendre l’Amérique plus grande (« Make America Great again ») signifiait aussi agrandir son territoire ? Retour sur les projets à première vue farfelus, et à première vue seulement, du président américain.
Avant même sa prise de fonction, le président-élu Donald Trump a bousculé les relations internationales en suggérant une expansion sans précédent du territoire américain et de la souveraineté des Etats-Unis.
Donald Trump a indiqué que sous sa présidence les Etats-Unis chercheraient à acheter le Groenland au Danemark, à reprendre le contrôle du canal de Panama et à intégrer le Canada dans les Etats-Unis.
Ces propositions, dont aucune ne figurait dans son programme de campagne, ont suscité l’opposition des intéressés et l’émoi horrifié des observateurs. Elles renvoient à un temps que certains pensaient révolu, celui de l’expansion territoriale américaine au XIXe siècle, d’abord à travers le continent nord-américain, puis au-delà.
Cet intérêt pour des territoires étrangers rappelle d’abord que la politique étrangère de Donald Trump n’a rien d’isolationniste. Au contraire, elle serait plutôt expansionniste, voire impérialiste. Ensuite, il rappelle que les Etats-Unis n’ont jamais abandonné la vieille Doctrine Monroe, selon laquelle ils ne tolèreront aucune ingérence extérieure dans leur pre-carré américain. Enfin, il rappelle que Donald Trump a fait sa fortune dans l’immobilier et que pour lui l’expansion territoriale constitue une augmentation de la richesse nationale. Rendre l’Amérique plus grande (« Make America Great again ») peut aussi signifier agrandir son territoire.
Intérêts géostratégiques
Pourquoi ces trois territoires plutôt que d’autres ? La réponse est simple. Parce que tous les trois présentent un intérêt stratégique et économique pour les Etats-Unis. Est-ce à dire que Trump va faire de ces acquisitions les priorités nouvelles de sa politique étrangère ? Pas forcément. Quant à la possibilité de saisir ces territoires, y compris le canal de Panama, par la force, on en est encore loin.
Avec Donald Trump il y a toujours le fond, la forme et l’objectif. Le fond est souvent intuitif et parfois impulsif. Pas toujours réfléchi, encore moins planifié. La forme est toujours provocante, outrancière. Il s’agit d’abord de capter l’attention de ses interlocuteurs. Quant à l’objectif c’est ce que ses interlocuteurs doivent identifier et ne jamais perdre du regard.
En l’occurrence, même si Donald Trump serait prêt à planter la bannière étoilée sur le Groenland, le canal de Panama ou le Canada, dès aujourd’hui, son objectif à court terme est beaucoup plus modeste et réaliste : rééquilibrer une relation économique et stratégique qu’il juge désavantageuse et dangereuse pour les Etats-Unis et signifier au reste du monde, en particulier à ses adversaires directs que sont la Chine et la Russie, qu’il considère certaines régions ou territoires comme hors limite de leur sphère d’influence et qu’il s’opposera avec toute la puissance américaine à toute tentative d’empiètement…
Ce n’est qu’une actualisation de la politique menée par les Etats-Unis de 1823 à la Seconde Guerre mondiale, en vertu de la Doctrine Monroe. Dans la perspective d’une rivalité économique et stratégique avec la Chine pour la suprématie globale au XXIe siècle, et d’une relation de méfiance sinon d’hostilité prolongée vis-à-vis de la Russie, Donald Trump n’a fait que rappeler des évidences et mettre en garde les partenaires et adversaires des Etats-Unis.
Le canal de Panama est la deuxième voie de communication commerciale la plus importante au monde, en volume et en valeurs après le canal de Suez. 30% du commerce maritime global y transite, soit plus de treize mille vaisseaux chaque année, dont les deux tiers vont aux Etats-Unis ou en viennent.
Construit entre 1903 et 1914 par des ingénieurs américains le canal, situé à la pointe sud de l’Amérique centrale, est long de quatre-vingts kilomètres et relie l’océan Atlantique à l’Océan Pacifique. Il permet aux navires qui l’empruntent d’effectuer en un jour un trajet qui, sinon, en prendrait vingt.
A sa création le canal, ainsi que la zone environnante, étaient la propriété des Etats-Unis. Par le traité Hay-Bunau Varilla de 1903, le nouvel Etat du Panama, qui venait de gagner son indépendance de la Colombie grâce à l’aide américaine, cédait à perpétuité la zone et l’opération du canal aux Etats-Unis contre une rente annuelle de deux cent cinquante mille dollars ! Vue l’importance stratégique du lieu, les Etats-Unis y établirent immédiatement plusieurs bases militaires. Panama devint le quartier général de leur « Southern Command », leur commandement naval pour l’hémisphère sud.
La décision d’abandonner cet ensemble stratégique fut prise par le président Jimmy Carter, fraichement élu, en 1977. Rien ne justifiait cet abandon. L’opposition panaméenne à la présence américaine qui avait engendré des heurts par le passé, était sous contrôle. Mais Carter était pénétré de culpabilité quant à l’impérialisme américain et voulait paraître magnanime aux yeux du monde, surtout après la douloureuse défaite au Vietnam. Sa décision fut vivement critiquée aux Etats-Unis, notamment par le futur président Ronald Reagan qui dénonça une erreur stratégique majeure.
Les traités Carter-Torrijos (du nom du président panaméen de l’époque) furent néanmoins signés et ratifiés par le Sénat américain, garantissant un retour du Canal à Panama avant le nouveau millénaire, et la neutralité de la zone. En 1999 les Américains dirent adieu au canal ne conservant qu’un droit de passage prioritaire.
Depuis c’est le gouvernement panaméen qui gère et opère le canal. De 2007 à 2016 d’immenses travaux permirent d’augmenter sa capacité de navigation pour permettre le passage de « super-tankers » et l’adaptation au trafic maritime moderne. Le canal fonctionne grâce à un complexe système d’écluses alimentées à partir de réservoirs d’eau douce eux-mêmes dépendant des précipitations naturelles élevées dans cette région tropicale. Récemment plusieurs années de sècheresse ont affecté ces réservoirs et ralenti la circulation sur le canal, obligeant certains navires à patienter de longues journées avant de passer. Les autorités du canal ont également mis des priorités de passage aux enchères, faisant exploser le prix de la traversée.
Dans le même temps deux de ses ports ont été concédés à la compagnie de Hong Kong CK Hutchison Holdings. Cela ne posait pas de problème tant que Hong Kong, ancienne colonie britannique, conservait une véritable indépendance vis-à-vis de la Chine. Ce qui n’est plus le cas désormais. Hong Kong a été mis au pas par Pékin en violation des accords de rétrocession signés avec la Grande Bretagne en 1997. A travers Hutchison, la Chine dispose du pouvoir de restreindre l’accès au canal, ou de militariser la zone.
Le gouvernement panaméen s’est aussi rapproché de la Chine depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping. Panama s’est rangé derrière Pékin dans sa stratégie d’unification de la Chine et ne reconnaît plus Taïwan. Panama et son canal sont désormais des maillons importants des nouvelles routes de la soie (Belt & Road Initiative), mises en place par Pékin pour protéger et promouvoir son commerce global.
Ces bouleversements expliquent la colère et les propos de Donald Trump. « Le canal devait être opéré par les Panaméens, personne d’autre, mais regardez ce qui se passe, c’est la Chine… ». Il a même souhaité, avec ironie, « un joyeux Noël aux soldats chinois présents à Panama ».
Cela ne signifie pas qu’une invasion militaire américaine de la zone soit imminente. En revanche, une reprise en main des opérations n’est pas à exclure. A travers le canal c’est la Chine qui est visée. Donald Trump ici veut plus qu’un simple traitement de faveur pour les navires américains. Il veut un contrôle américain sur un point stratégique de première importance et aucune interférence, ni même présence, chinoise.
Sans le dire, Donald Trump ravive ainsi la vieille Doctrine Monroe. Définie en 1823 sous la présidence de James Monroe, elle affirme que les Etats-Unis s’opposeront, y compris par la force, à toute ingérence étrangère sur le continent américain. A l’époque c’est l’Europe qui était visée. Mais ce qui était valable pour l’Europe en 1823, devient valable pour la Chine en 2024. Et le contrôle par la Chine de deux ports aux deux extrémités du canal est bien une forme d’ingérence étrangère. Trump est donc déterminé à faire annuler ces concessions. Le canal de Panama risque de devenir un sérieux sujet de tensions pour les mois et années à venir.
Cap sur les pingouins !
La question du Groenland est tout aussi importante, mais sans doute moins urgente et pourra se résoudre sur la durée de manière amicale
Le 22 décembre 2024, venu devant la presse présenter Ken Howery, son futur ambassadeur au Danemark, Donald Trump a émis le souhait que le Groenland devienne américain : « pour des raisons de sécurité nationale et de liberté dans le monde, les Etats-Unis estiment essentiel de posséder et contrôler le Groenland. »
Dans les jours qui ont suivi et notamment lors d’une conférence de presse le 7 janvier, Trump a réitéré cette volonté nouvelle d’acquérir le Groenland. Y compris par la force « Non, je ne suis pas prêt à éliminer l’option militaire pour obtenir gain de cause… Peut-être faudra-t-il faire quelque chose ? … Le Danemark devrait nous le céder, ou bien les habitants du Groenland devraient voter pour leur indépendance puis rejoindre les Etats-Unis… Il y va de notre sécurité économique. Je parle de la défense du monde libre… »
Quelques jours plus tard, son fils ainé, Don Jr, effectuait une visite « privée » sur place atterrissant à bord de Trump Force One, l’avion du père. Il était accueilli par une poignée de « groenlandais » portant d’emblématiques casquettes rouges MAGA. Donald Trump apparut via vidéo lors de la réunion publique qui suivit assurant les présents qu’il allait « prendre grand soin d’eux » et « assurer la défense » dont ils avaient besoin. Et si le Danemark s’opposait à ses visées « des tarifs douaniers très lourds lui tomberaient dessus. »
Ce n’est pas la première fois que Trump évoque l’acquisition du Groenland. En 2019, lors de son premier mandat, il avait déjà proposé d’acheter le territoire au Danemark. La transaction avait même été évaluée à mille cinq cents milliards de dollars ! Pour lui l’affaire se fera. Tôt ou tard ! Et il a très probablement raison.
Le Groenland est la plus grande ile de la planète. Situé dans l’océan Atlantique nord, son territoire s’étend sur plus de deux millions de kilomètres carrés (quatre fois la France et trois fois le Texas). Sa population n’est que de 56 000 habitants. Soit l’équivalent de celle du cinquième arrondissement de Paris.
Le Groenland fut colonisé par le Danemark au XVIIIs siècle et formellement acquis en 1814. Depuis 1979 il dispose d’institutions autonomes mais reste rattaché au Danemark et de ce fait rattaché à l’Union Européenne. Plus des deux tiers de son territoire sont à l’intérieur du cercle arctique, et totalement gelés une grande partie de l’année.
Ce qui invite d’ailleurs à s’interroger sur sa désignation de « groenland » qui signifie « terre verte », alors qu’à quelques centaines de miles nautiques à l’est se trouve « l’islande », « iceland » en anglais, soit « la terre de glace », alors qu’elle est beaucoup plus hospitalière que sa sœur de l’ouest…
C’est une terre vierge, qui regorge d’hydrocarbures -17.5 milliards de barils de pétrole et 450 milliards de mètres cubes de gaz naturel selon le U.S. Geological survey- et de minerais rares -1,5 millions de tonnes selon le U.S. Geological Survey – qui rentrent dans la fabrication des produits high-tech. Le Groenland dispose notamment de réserves de graphite nécessaire à la fabrication des batteries de véhicules électriques. La proximité géographique avec les Etats-Unis rend ces gisements particulièrement attractifs.
Sa situation géographique rend aussi le Groenland stratégiquement important. Il touche au Canada, et par le cercle polaire est également proche de la Russie. Son littoral constitue une voie maritime importante qui pourrait se développer encore si le réchauffement climatique s’avère une réalité durable. La fonte de sa calotte glacière a déjà ouvert de nouvelles voies maritimes entre l’Amérique, la Russie et l’Asie qui permettent une économie de temps, de carburant et donc d’argent à ceux qui les empruntent.
Cette même position à l’intérieur du cercle polaire renforce son importance stratégique car elle permet une surveillance militaire du vieil adversaire des Etats-Unis, la Russie. Depuis la Guerre Froide les Etats-Unis disposent d’une base militaire aérienne à Thule, tout au nord de l’île, équipée de radars de surveillance dans le cadre de leur dispositif anti-missiles balistiques. En 2020 Thule a été transférée à la nouvelle « Force Spatiale » créée par le président Trump et rebaptisée Pituffik Space Base en 2023.
Le président Trump n’est d’ailleurs pas le premier président à s’intéresser au Groenland. Dès 1946, à l’aube de la guerre froide, le président Truman avait proposé de racheter l’île au Danemark pour cent millions de dollars de l’époque. La vente ne s’était pas faite mais les Etats-Unis et le Danemark avaient négocié un accord de défense, toujours en vigueur, concernant la protection du Groenland face à l’Union soviétique.
Truman n’était pas non plus le premier Américain à vouloir acheter le Groenland. Ce privilège revient au secrétaire d’Etat William Seward presqu’un siècle plus tôt. Grand artisan de l’expansion territoriale américaine, Seward est à l’origine de l’achat de l’Alaska à la Russie en 1867. Au même moment il avait aussi proposé d’acheter le Groenland et l’Islande. Le Congrès n’avait pas été intéressé et sa proposition resta sans suite. Seules les Antilles danoises furent achetées en 1917 pour devenir un territoire américain sous le nom des Îles Vierges…
Il est probable que Trump se montera plus pressant… Toutefois selon le Danemark et selon l’immense majorité de ses habitants le Groenland n’est pas à vendre. Les « groenlandais » aspirent même à l’indépendance. Cela peut se comprendre mais n’est pas réaliste. L’île dépend largement de subventions danoises pour sa survie et son approvisionnement. Elle n’a aucun moyen d’assurer sa propre défense. Elle dépend même indirectement des Etats-Unis pour sa protection à travers l’Otan auquel elle est rattachée via l‘Union européenne.
Trump saura faire valoir que les Etats-Unis payent déjà pour le Groenland et que sans eux cette île serait à la merci de la Russie. L’indépendance du Groenland serait même le chemin le plus court vers une annexion par les Etats-Unis, justement au nom de la sécurité nationale et pour éviter qu’elle ne tombe entre les mains d’un adversaire indésirable si près de leurs côtes…
L’objectif de Trump à court terme n’est pas tant de devenir propriétaire de l’île que de signaler son intérêt à tous les partis concernés et de contrer toute tentative d’empiètement, notamment par la Chine. En 2018, l’administration Trump était déjà intervenue pour bloquer la construction de trois aéroports au Groenland par Pékin. Plusieurs sociétés minières américaines ont déjà investi au Groenland et il est probable que cette coopération va s’intensifier avec la nouvelle administration.
Les logiques économiques et stratégiques laissent penser que le Groenland sera un jour rattaché aux Etats-Unis. La question n’est pas de savoir « si » mais plutôt « comment ».
Peut-on en dire de même du Canada ? C’est beaucoup moins sûr.
Des propos ironiques sur le Canada
Donald Trump a récemment, parlé du Canada comme du futur 51e Etat américain. Plutôt sur le ton de l’ironie d’ailleurs. Appelant son Premier ministre, « le gouverneur ». C’est la moins sérieuse et la moins crédible de ses prétentions. Pour des raisons juridiques, pratiques, techniques et même politiques, l’idée de faire du Canada un Etat américain est irréaliste. En revanche les avantages économiques d’un « grand marché nord-américain » eux, sont évidents. Et c’est à cela que Trump veut parvenir. Et, si pour y parvenir, il doit froisser quelques égos, et bien qu’il en soit ainsi…
Le Canada s’étend sur près de dix millions de kilomètres carrés. Contre 9,3 millions de km² pour les U.S.A. S’il devenait un Etat américain, il serait plus grand que les cinquante autres Etats réunis. Il compte quarante millions d’habitants, un peu plus que la Californie et serait donc également le plus peuplé…
Le Canada est le premier partenaire commercial des Etats-Unis. A peu près à égalité avec le Mexique et la Chine, devant l’Union européenne. Les Etats-Unis exportent pour 310 milliards de dollars et importent pour 360 milliards. Leur balance commerciale est donc déficitaire. Ce qui n’est pas du goût de Trump. Il estime qu’acheter plus à un pays qu’on ne lui vend c’est se faire avoir…
Il estime aussi que ce déficit résulte surtout de délocalisations et constitue une perte économique sèche pour les Etats-Unis en terme d’emplois. Trump en veut beaucoup aux grandes marques automobiles de Détroit, au Michigan, d’avoir déménagé certaines de leurs usines au nord de la frontière. Il voudrait voir ces emplois revenir sur le sol américain.
Trump reproche aussi au Canada de ne pas dépenser assez pour sa sécurité – comme beaucoup d’autres membres de l’Otan au passage.
Toutefois, de par la Constitution canadienne, il faudrait un vote unanime du Sénat et de la Chambre des Communes du Canada, ainsi que des assemblées d’Etats, pour autoriser le pays à se dissoudre pour se fondre dans les Etats-Unis. Le Canada est toujours une monarchie constitutionnelle dont le souverain est le roi Charles III d’Angleterre. Ce lien devrait également être dissout, sauf à ce que certains citoyens américains deviennent à nouveau sujets de sa majesté… C’est très peu probable.
De plus 82% des Canadiens se disent opposés à l’idée d’intégrer les Etats-Unis. Seuls 13% de la population soutenaient une telle éventualité. Que feraient les Québécois qui n’ont pas renoncé à leur souhait d’indépendance ?
Au passage, les Canadiens étant très progressistes, cela rajouterait des millions d’électeurs de gauche, donc démocrates, et pénaliserait durablement le parti Républicain.
La perspective de voir le Canada devenir le 51e Etat américain est donc quasi nulle. Par contre voir les relations économiques se resserrer à travers une série de négociations est plus que probable. Venant à un moment d’incertitude politique au Canada, du fait de la démission récent du Premier ministre, Justin Trudeau, les remarques de Donald Trump visent simplement à mettre les Etats-Unis en position de force dans cette éventualité.
Le plus étonnant dans les propos et les ambitions de Donald Trump, qu’il s’agisse du Canada, du Groenland ou de Canal de Panama, est qu’ils renvoient à une époque qu’on pensait révolue. Personne, aux Etats-Unis, n’a tenu un discours aussi expansionniste et impérialiste depuis le président Mc Kinley, élu en 1896. A l’époque ce discours avait débouché sur une guerre avec l’Espagne, pour la libération de Cuba, la conquête des Philippines et l’annexion d’Hawaï. Les Etats-Unis qui avaient achevé leurs expansion continentale quelques années plus tôt, se lançaient désormais à l’assaut du monde.
Ce nouvel impérialisme allait voir les Etats-Unis intervenir un peu partout sur la planète tout au long du vingtième siècle : d’abord en Amérique Latine, puis en Asie, puis en Europe et au Moyen Orient pour asseoir une présence globale à travers l’installation de quelques huit cents bases militaires au-delà de leurs frontières et l’acquisition de « territoires » dont les résidents ont le statut de citoyens américains, sans en avoir tous les droits.
Les propos de Donald Trump sont moins le réveil de cet impérialisme que l’affirmation de la souveraineté américaine sur son « pré-carré » américain. C’est bien la Doctrine Monroe qui est remise au goût du jour et non pas la notion de « Destinée Manifeste ». La distinction est importante. La Doctrine Monroe s’applique au seul continent américain. L’idée de « Destinée Manifeste », selon laquelle les Etats-Unis ont vocation à s’étendre, car il en va de la volonté de dieu, est sans limite… En clair les Etats-Unis de Donald Trump entendent être les maîtres autour de chez eux, au nom de leur sécurité. Ils n’ont pas vocation à étendre et imposer le modèle américain à l’ensemble de la planète.
Plutôt que de lire sa fiche Wikipédia, notre chroniqueur propose de lire son portrait dans Le Figaro, et de découvrir la vérité sur un apparatchik médiatico-universitaire…
Je l’avoue, je me suis régalé en lisant, dans Le Figaro du 14 janvier, l’implacable papier de Paul Sugy sur Patrick Boucheron. L’historien préféré des wokistes y apparaît enfin pour ce qu’il est réellement : un intrigant universitaire et un affairiste médiatique. Directeur d’un ouvrage de déconstruction historique qui fit grand bruit, animateur d’émissions historico-diversitaires sur l’audiovisuel public, co-scénariste de la cérémonie glauque des Jeux Olympiques, le professeur au Collège de France n’est pas peu fier d’avoir gagné en notoriété médiatique ce qu’il a perdu en exigence universitaire. M. Boucheron triomphe dans les médias mais néglige le travail de fond qui fit la réputation de ses éminents prédécesseurs, Braudel, Duby ou Leroy-Ladurie. Le cou se gonfle d’orgueil à mesure que l’audimat augmente. La tête prend des allures de montgolfière à chaque article élogieux paraissant dans la presse progressiste. Les JO de Paris ont été l’acmé de la carrière de ce « fossoyeur du grand héritage français » (Alain Finkielkraut). Depuis cet événement, Patrick Boucheron croit dur comme fer qu’Aya Nakamura est une artiste exceptionnelle et que lui-même a offert au monde un spectacle inoubliable, une ode au « métissage planétaire » qui aura sa place dans les livres d’histoire.
Histoire et déconstruction
En 2017, quelques mois après la sortie de L’Histoire mondiale de la France – manuel de destruction de l’histoire de France dirigé par Patrick Boucheron dont le succès fut assuré par les médias publics et la presse mainstream – le cauteleux professeur déclarait dans La Voix du Nord : « Être l’objet d’un engouement dans la sphère publique c’est perturbant pour quelqu’un comme moi, qui fonctionne sur une forme de retenue, de patience, de pudeur. Je fais tout pour l’éviter, mais en même temps, je me dois sans doute au public, je suis même payé pour cela ! » Pour peu qu’elles aient jamais réellement existé, il semblerait bien que cette retenue et cette pudeur soient de l’histoire ancienne. M. Boucheron est aujourd’hui un agent incontournable de la société du spectacle médiatico-universitaire. Le chercheur a fait place à un idéologue post-national, chantre d’une absconse « hybridation des cultures », capable de tout pour élargir son influence.
Copinages
« Il est à la tête d’un vaste système mandarinal », écrit Paul Sugy en rapportant les propos d’un professeur de la Sorbonne qui ajoute : « Il joue au puissant ou à l’initié, vous parle en baissant la voix, montre qu’il sait ce qu’il ne sait en réalité pas toujours, affecte d’être au courant de quelque chose que votre ignorance ne vous permet pas de soupçonner, prétend avoir lu des livres qu’il n’a même pas ouverts. » L’homme semble doué pour les intrigues et les renvois d’ascenseur douteux ; Paul Sugy nous apprend ainsi que, nommé au Collège de France grâce à l’historien Roger Chartier, il y a fait entrer Antoine Lilti (dont j’ai narré dans Causeur le passage sur France Inter quelques jours après sa nomination1), protégé de Chartier, « après que celui-ci a siégé au jury de l’habilitation à diriger des recherches de sa compagne, Mélanie Traversier. Le travail de recherche de cette dernière sera d’ailleurs publié dans un livre qui obtient une longue et élogieuse recension dans Le Monde des livres, signée de… Roger Chartier ». Copinage, pistonnage et grenouillage font bon ménage dans certains milieux universitaires. Dans les salons feutrés du Collège de France, on préfère parler de « cooptation ».
Le dernier opuscule de Patrick Boucheron, Le temps qui reste, est une boursouflure narcissique dont j’ai rendu compte dans ces colonnes2. Trop occupé à promouvoir l’idéologie woke et déconstructiviste, l’historien ne produit plus de véritables travaux universitaires depuis longtemps et se contente de diriger de loin des ouvrages collectifs, de superviser les thèses d’étudiants acquis à la cause historiographique du maître ou de pondre des prospectus dogmatiques et nombrilistes. Adieu l’histoire médiévale, bonjour les invectives ampoulées contre l’extrême droite, « l’étrécissement identitaire », le récit national et « les thuriféraires de l’enracinement ». En plus de siéger au comité de rédaction de la revue L’Histoire, Patrick Boucheron a rejoint le Seuil comme conseiller éditorial pour la collection L’Univers historique. Il y fait régner, dit-on, une sorte de terreur intellectuelle. « Il fait signer des contrats d’édition à la pelle à ses amis ou à ceux qui lui montrent de la déférence, confirme un autre grand historien de la Sorbonne, mais cela lui sert surtout à flatter une clientèle et à rémunérer ses amis historiens, il ne fait pas vraiment le travail de suivi des manuscrits », écrit Paul Sugy. Bien entendu, Le Monde, Le Nouvel Obs et Télérama lui ouvrent régulièrement leurs colonnes. Bien sûr, les Rendez-vous de l’histoire de Blois ne sauraient se passer de l’historien médiatique et de ses auteurs édités au Seuil – les amateurs d’histoire peuvent ainsi bénéficier chaque année de ses lumières et de celles de ses courtisans. Sur la radio publique, en revanche, les choses se sont, semble-t-il, envenimées au fil des saisons, jusqu’à la séparation. Que reprochait-on à l’historien ? Son dilettantisme, son goût exagéré pour l’entre-soi, son obstination idéologique ostentatoire, son pédantisme. « Quand on a commencé avec lui, nos amis d’Arte [où l’historien a également sévi] nous ont dit qu’on allait en baver… On aurait dû les écouter ! », avoue à Paul Sugy un journaliste de Radio France. Ecarté des programmes de France Inter, Patrick Boucheron ira pleurnicher dans les colonnes de Libération en déplorant « un climat anti-intellectuels inquiétant » au sein du service public. Le professeur préfère visiblement la chaleur des projecteurs médiatiques à la douce froideur des lumières tamisées du Collège de France : les JO passés, fort de sa nouvelle réputation de créatif woke, cet arriviste médiatique est parvenu à obtenir la production et l’animation d’une nouvelle émission hebdomadaire sur France Culture.
On tourne en rond
Conclusion prospective. Le colloque de rentrée 2024 du Collège de France s’intitulait “Genre et Sciences”. Un des intervenants était l’inépuisable représentant de la papesse du genre Judith Butler, l’autoproclamé sociologue Éric Fassin. Sa conférence, intitulée “Science du genre” – résumé de cette farce : les « études sur le genre » relèveraient du « domaine scientifique » et les « campagnes anti-genre » exprimeraient une « logique anti-démocratique » – a été introduite par un autre éminent professeur au Collège de France, François Héran, en charge de la chaire “Migrations et sociétés”. François Héran est un démographe convaincu que l’immigration est ce qui peut arriver de mieux à la France, pays qui n’a pas pris sa part dans l’accueil des « réfugiés » et dans lequel le racisme systémique et l’islamophobie croissent jour après jour, d’après lui. Sur les sujets touchant à l’immigration ou aux thèses wokes, François Héran pense la même chose que Patrick Boucheron qui, lui-même, pense la même chose qu’Éric Fassin, frère de Didier Fassin, anthropologue et professeur au Collège de France qui, lui, pense la même chose que François Héran. Je ne serais pas étonné si, dans quelque temps, nous apprenions la nomination d’Éric Fassin au Collège de France !
Écrivain trop peu reconnu, nouvelliste hors pair, François Thibaux propose un recueil de douze nouvelles qui naviguent entre fantastique fou et réalisme âpre. C’est très fort.
Version 1.0.0
Il réside près de Soissons (02), et son éditeur, l’excellent Cours Toujours, n’est pas loin. Il pourrait sembler au premier abord que François Thibaux joue la carte du régionalisme, voire du départementalisme axonais. Point. L’écrivain a plus d’une corde à son arc et, bienheureusement, ne se limite pas au terroir, si superbe soit-il. (L’Aisne n’est-il pas le plus département français ?) Par ailleurs romancier et traducteur, auteur de onze romans, de trois recueils de nouvelles, notamment lauréat du prix Paul-Léautaud 1997, du prix Joseph-Delteil 2000 et surtout, surtout, du prix Loin du marketing 2017 (ça ne s’invente pas ! Qui d’autre que lui pouvait se voir honorer d’une telle récompense ? Elle lui va comme un gant !), François Thibaux nous donne à lire Le Vélo de l’ange, un opus de douze textes courts, fictions singulières, étonnantes, captivantes, envoûtantes, qu’il ancre, bien sûr, dans sa chère Picardie, mais aussi en Sicile, dans le Sud-Ouest, et dans le grand Est lointain. Certains écrivains, pourtant de qualité, manquent d’univers, ou, tout au moins, se dispersent « façon puzzle », comme eût dit Bernard Blier. Thibaux creuse son sillon, buté, têtu, mu par la terrible détermination de surprendre son lecteur ; il y réussit non sans brio et panache.
Trotski au clavier
Dès la première nouvelle, le narrateur attend un accordeur de piano. Quelqu’un frappe à la porte ; c’est Léon Trotski. Serait-ce le copain du percutant Ramòn Mercader qui va s’asseoir au clavier ? Son sosie ? On est dans le doute. Il cale le bloc de l’instrument avec une biographie, Vie de Charles IX, ne cesse de proposer de l’alcool à Léon qui, poliment, refuse. Trotski parti, il finit par apprendre que l’accordeur, le vrai, a eu un problème sur la route ; cela ajouté à un téléphone portable privé de batterie, il n’a pas pu prévenir ; les établissements Ducrotois, spécialisés dans l’accordage de pianos, s’en excusent. Etrange, non ? Les autres nouvelles sont du même tonneau, toutes écrites dans un style impeccable, limpide, précis, poétique mais sans affèterie.
Ici, au cours d’un enterrement, « l’eau du ciel (qui) noircissait le cercueil » ; un peu plus loin, apparaît une nonne naine, « plus cireuse qu’un cierge ». Là, d’un couple qui ne s’entend pas : « (…) elle était trop méchante pour lui. » Ou, d’un prêtre, dans son presbytère, qu’il imagine « mâchonnant du pain dur au beurre rance et des sardines à l’huile. » On comprend alors qu’on en en train de lire un vrai nouvelliste ; un roi du bref ; un sprinter de haute volée.
Le Vélo de l’ange, François Thibaux ; éd. Cours toujours ; 127 p.
Bertrand Blier, le réalisateur français césarisé et oscarisé, né en 1939 vient de mourir à l’âge de 85 ans. Il laisse derrière lui l’empreinte d’un cinéma de qualité, populiste, éruptif et hautement sensible…
Il était le fils d’un acteur argentin de la rue d’Amsterdam, un danseur de mots, de l’ancienne école, celle de Jouvet et du vélocipédiste du XIVème arrondissement. Celle de la diction parfaite, un crayon dans la bouche, et de l’embrouille populaire, de l’esclandre qu’il soit sur le zinc ou chez Molière, sur des tréteaux, de la casse automobile et des amours impossibles. Bertrand, cet anar qui se marrait, barbu barbouze de la comédie dissonante était trop jeune pour s’arcbouter sur les valeurs rances du théâtre filmé de papa et trop lucide pour se laisser embarquer dans les fumisteries hippies. On se demande dans notre époque javélisée où le moindre téton à l’écran est ostracisé et où l’humour noir n’est compris que par une minorité d’humains, comment il aurait pu continuer à tourner dans cette nasse folle. Le monde actuel de la culture, les doigts sur la couture, pétitionnaire, à vocation rééducative ne comprend rien à ce cinéma des entrailles de notre pays qui fanfaronne, carillonne, régurgite son passé avec le brio des désenchantés. Alors, calmos les cinéphiles à bonnet phrygien ! Car, il y a, derrière cette fange à la Villon, cette hallebarde qui arrache des sourires pour ne pas sombrer, ces coups de reins salvateurs à l’arrière des berlines, tous ces combinards aux abois, une esthétique du déclassement, et encore plus loin, au bout du bout, à force d’assauts répétés pour fissurer le mur des indifférents, un romantisme d’écorché, presque primitif. Son cinéma était aussi choquant que sentimental ; par peur d’être submergé par les grandes émotions, Blier pétaradait, il montrait les biceps, roulait des mécaniques, affichait le visage hermétique du réactionnaire en goguette mais personne n’était dupe. Il était du côté des solitaires, il ne beuglait pas avec les masses autoritaires et satisfaites. Il aimait les sorties de piste, les embardées castagneuses ; il aimait provoquer la ménagère et harponner nos petites misères qu’elles soient sociales ou sexuelles, politiques ou économiques. C’est parce qu’il ne respectait aucun totem, qu’il va nous manquer; avec lui, l’air de la discorde passait mieux. Les mauvais garçons, taulards et queutards l’inspiraient, les friches industrielles aux abords des buildings étaient son terrain vague d’expérimentation, toute cette société de consommation en débandade, la lutte des classes sur le plumard et les fins de mois difficiles, il en faisait son lit.
Le décor de nos quarante dernières années est là, dans sa pâleur et sa froideur, ses mesquineries et ses boursouflures. Lui, le bien né, à l’abri financièrement, a été celui qui a touché au plus près, avec sa caméra, des virilités absurdes, et de cette mouise généralisée dont nous avons héritée. On est tous en cellule, mon p’tit pote. À un moment, faut casquer ! Il aura fait le pont entre le mot et la gueule d’atmosphère. Entre deux époques, celle de Guitry et de Zidi. Il aura toujours pris, tout au long de sa carrière, le parti d’en rire avec la phrase en arme de self-défense et l’ironie mordante, seule richesse des générations surnuméraires. Il se méfiait de l’esprit de sérieux qui gangrène toute activité artistique. L’art se détourne des diseurs de bonne aventure, à la fin, il ne reste que les oiseaux de mauvais augure. Il aimait les ratés et les funambules. Cette misanthropie rieuse a secoué le cinéma cocardier des années 1970, loin des comédies boulevardières et des auteurs miséricordieux. Il conspuait le victimaire. Blier pratiquait un cinéma d’attaquant goguenard, de démystificateur joyeux sous couvert d’une noirceur atrabilaire. Il donnait rendez-vous à Simenon et au Splendid, réunissait la bande du Conservatoire et le café-théâtre. C’est-à-dire le plaisir de la réplique sèche, mitrailleuse, un peu irascible, vacharde, décomplexée, parce qu’il ne faut jamais garder pour soi les bons mots même lorsqu’ils font mal aux adultes et une ambiance dépouillée, presque ascétique. Dans ce corner où il excellait, il ne prenait aucune pincette avec les bonnes gens, il poussait toujours plus loin le bouchon, l’hallali des professions sentencieuses lui donnait le sourire et de l’énergie. Il se mit à dos les bourgeois, les femmes, les instructeurs de morale et tous les démagos du pays. Et pendant ce temps-là, nous étions à la fête, des loulous piquaient une DS, il ne faisait pas bon se promener sans couteau dans les couloirs du métro, Marielle était Donquichottesque, Jacques François sermonneur en chef et puis Josiane et Carole étaient les deux faces d’une même romance en marche.
Bruno Mégret réagit à la mort de Jean-Marie Le Pen. L’ancien numéro 2, qualifié de « félon » en 1998 par le « Menhir », s’était finalement réconcilié avec son ancien ennemi. Il partage avec nous quelques souvenirs.
Causeur. Au moment de rejoindre le Front National, vous dirigiez votre propre structure les CAR, parfois présentée comme concurrente. Comment s’est déroulée votre première rencontre ou prise de contact avec Jean-Marie Le Pen ? Qui en fut à l’initiative ?
Bruno Mégret. Au lendemain des élections de 1981 et de la victoire de Mitterrand, je fais l’analyse qu’il existe dorénavant une place pour un nouveau parti, un vrai parti de droite qui serait porteur d’un grand projet de renouveau national libéré de l’emprise idéologique de la gauche. C’est pour initier ce projet ambitieux qu’avec quelques proches, nous lançons les Comités d’action républicaine, les CAR. Lesquels rassemblent très vite de nombreux Français notamment parmi ceux qui accusent les partis de droite d’avoir laisser la gauche gagner en ne s’opposant pas clairement à elle. Forts de ce soutien, nous commençons à constituer une petite force politique : quinze mille adhérents, cent vingt comités. Aussi, dans la logique qui était la nôtre décidons-nous de présenter une liste aux élections européennes de 1984. Hélas, nous ne parvenons pas à rassembler les fonds nécessaires et Le Pen, qui lui a réussi à présenter une liste, réalise un score spectaculaire de près de 10 %. Dès lors les jeux sont faits. C’est Le Pen qui va créer le parti politique nouveau que je pensais possible de faire émerger à la droite du RPR. La dynamique est désormais de son côté.
C’est dans ce contexte que je réponds à l’invitation d’un ami chef d’entreprise qui organise un déjeuner chez lui avec Le Pen et d’autres personnalités. Je découvre alors un homme intelligent et cultivé qui développe une analyse fine de la situation politique du pays. Analyse que je partage. Je me reconnais aussi dans la plupart des idées et des convictions qu’il exprime. Bref, je découvre une personnalité beaucoup plus riche et intéressante que celle qu’en donnait le prisme déformant des médias. Lui aussi remarque les nombreux points qui nous rapprochent. Mais les choses en restent là.
Et rien ne se passe jusqu’à ce que Le Pen annonce qu’aux élections législatives de 1986, il ne présentera pas que des candidats FN mais qu’il fera appel à des personnalités d’ouverture non membres de son parti, les uns et les autres adoptant l’étiquette de « Rassemblement national ». Je me dis alors qu’il faut saisir cette opportunité et je prends contact avec Le Pen, ou plutôt c’est Patrick Buisson, partisan de ce rapprochement, qui nous met en relation. La rencontre a lieu à Montretout et nous nous mettons facilement d’accord sur le dispositif par lequel les CAR se joindront au FN dans le cadre du Rassemblement national pour les élections législatives et régionales. Deux circonscriptions éligibles sont prévues pour Jean-Claude Bardet et moi-même ainsi qu’un quota de conseillers régionaux. Une relation de confiance s’établit d’emblée car lorsque nous nous quittons, aucun papier n’est signé et nous ne nous reverrons pas avant la campagne électorale. Pourtant les accords seront respectés : je suis élu député de l’Isère et Jean-Claude Bardet est hélas battu de justesse à Nancy.
Les journalistes et les historiens vous accordent une place importante dans le développement et la professionnalisation du Front National à partir de la fin des années 1980. Le contrôle ou l’influence sur l’appareil ont souvent été décrits comme une lutte constante entre courants idéologiques ou lieutenants de Jean-Marie Le Pen (Bruno Gollnsich, Carl Lang, Jean-Pierre Stirbois et vous-même). Qu’en était-il ? Y avait-il un tel climat de méfiance ?
En 1988, lorsque j’ai commencé à me déplacer en province à l’invitation des fédérations, je me suis rendu compte que le parti était en effet très fragmenté. Telle fédération par exemple était principalement composée de militants défenseurs des artisans commerçants et PME style poujadistes, d’autres étaient monopolisées par d’anciens partisans de l’Algérie française comme d’autres l’étaient par des adeptes de la Nouvelle droite. Et bien sûr, ces courants étaient tous représentés à l’échelon national, une situation qui pouvait être source de tensions.
Lorsque j’ai été nommé délégué général, j’ai cherché alors à homogénéiser le mouvement en développant une doctrine propre au FN, dans laquelle chacun puisse se retrouver sans pour autant, d’ailleurs, abandonner sa spécificité. Ce processus a été mis en œuvre par l’adoption d’un programme de gouvernement (les « 300 mesures » du FN), mais aussi par la publication mensuelle d’une revue doctrinale, la Revue Identité fondée par Jean-Claude Bardet, laquelle avait vocation à expliciter ce corpus doctrinal commun du FN. On y retrouvait des signatures comme celles de Jean-Yves Le Gallou ou Didier Lefranc, anciens du Club de l’horloge, mais aussi celles de Bernard Antony ou de Georges-Paul Wagner, attachés à la tradition religieuse et politique et bien d’autres encore.
Je considère que dans ce processus de construction politique, la formation des cadres a joué un rôle majeur. Celle-ci se pratiquait lors de séminaires durant un week-end entier et portait surtout sur l’aspect idéologique, réalisant peu à peu l’unité du parti autour d’un corpus commun. L’idée centrale était que la scène politique n’était plus en réalité marquée par un antagonisme droite / gauche classique mais que le FN représentait à lui seul la défense de l’identité et de la souveraineté de la France face à une classe politico-médiatique qui militait, quant à elle, pour le mondialisme migratoire et libre-échangiste. C’est aussi dans ces séminaires qu’on s’attardait sur la question du vocabulaire. J’y participais souvent car c’était aussi l’occasion de juger de la valeur des personnes et de repérer celles qui pouvaient être promues ou investies.
Quant à la professionnalisation du parti, elle s’est faite progressivement. On a mis en place un Conseil scientifique qui réunissait des personnalités de haut niveau du monde universitaire ou du monde économique, et un centre argumentaire composé d’experts pour rédiger les textes des nombreux documents que nous éditions pour notre communication. Je pense aussi à la cellule qualifiée de propagande qui jouait un rôle important en concevant et fabriquant les affiches et documents que les militants utilisaient sur le terrain. Il y a eu également la professionnalisation des grandes manifestations du mouvement. Nous avions lancé aussi une publication mensuelle pour l’information des adhérents ainsi qu’une maison d’édition pour publier les ouvrages d’auteurs issus de notre famille politique que les maisons d’édition refusaient de prendre comme le rapport Milloz sur le coût de l’immigration.
Quelle a été votre réaction et la réaction des cadres et des membres du Bureau politique aux différents scandales ou « dérapages » verbaux de Jean-Marie Le Pen ?
Ma réaction a été négative, bien sûr. Mais lorsque les premiers dérapages sont intervenus, les cadres comme les militants ont été solidaires non pas des propos tenus mais du président de leur mouvement qu’ils aimaient pour son talent, son courage et ses convictions. On a constaté ainsi que les attaques lancées contre Le Pen, même après une provocation verbale de sa part, avaient eu pour effet de renforcer la cohésion du mouvement.
Au début des années quatre-vingt-dix, lorsqu’il est apparu que ces dérapages se multipliaient et devenaient pour Le Pen un véritable mode de communication, les militants, les cadres et les élus ont éprouvé un agacement croissant, considérant que Le Pen ruinait ainsi le travail qu’ils menaient sur le terrain.
La scission de 1998 était-elle évitable ? A quoi (ou à qui) l’attribuez-vous, avec le recul ?
Il y avait depuis le début entre lui et moi une différence fondamentale d’approche. Lui vivait cette aventure politique comme un parcours personnel, qui lui permettait d’exprimer ses convictions tout en lui apportant la célébrité et une forme de reconnaissance sociale. Le parti n’était à ses yeux qu’un accessoire dont il avait besoin pour les élections mais qui par ailleurs ne l’intéressait pas vraiment. De mon côté, en revanche, je m’étais lancé dans l’édification d’une force politique solide et durable qui devait croître et mûrir jusqu’à être en mesure de conquérir le pouvoir. Une formation structurée par des cadres formés et motivés, enracinés dans les régions et les communes de notre pays et porteuse d’une nouvelle idéologie, en phase avec les Français et décidée à mettre en œuvre son projet pour la France. L’écrasante majorité des cadres et des militants partageaient ce projet. Aussi étaient-ils de plus en plus mécontents d’un président qui, par ses dérapages répétés, donnait des arguments à leurs adversaires pour justifier la diabolisation qu’ils subissaient. Ils s’en plaignaient souvent à moi, menaçant de tout laisser tomber si cette situation perdurait.
La scission n’est donc pas venue, comme beaucoup de mauvaises langues ont tenté de le faire croire, d’une volonté de ma part de prendre la place de Le Pen. Très extraverti, il avait les qualités pour être sur la scène et j’étais très heureux de pouvoir faire pour le parti ce travail de construction politique qui me passionnait. Et, cette complémentarité du numéro un et du numéro deux aurait pu perdurer si Le Pen ne s’était pas engagé dans une logique de provocations régulières qui ruinait mon travail comme celui de tous les cadres du mouvement. En fait, la scission s’est produite pour les mêmes raisons que celles qui ont conduit vingt cinq ans plus tard Marine Le Pen à exclure son père du Front national.
Pourquoi la scission a-t-elle échoué ?
Peu de temps après la scission ont eu lieu les élections européennes de mai 1999. Le Pen présente sa liste et moi la mienne. Il est clair que c’est le résultat de cette élection qui allait décider du sort de cette scission. Celui qui l’emporterait aurait des députés européens, des subsides ainsi que la légitimité offerte par le scrutin. La liste Le Pen fait 5,5% et la mienne 3,5 % ! L’écart est très faible mais c’est Le Pen qui l’emporte et ceci pour une raison simple : le système a choisi Le Pen. Il considère en effet que je suis « plus dangereux » que lui en ce sens que le Pen par ses outrances restera sous contrôle et n’arrivera jamais aux portes du pouvoir. En revanche, les ténors de la classe politico-médiatique savent que je suis partisan à la fois d’une dédiabolisation et d’un enracinement du FN tout en maintenant une ligne politique sans concession. Le Système décide donc qu’il vaut mieux Le Pen que Mégret et, Serge July lance le mot d’ordre dans un éditorial de Libération où il explique clairement pourquoi il vaut mieux la victoire de Le Pen.
Il en résulte aussitôt deux événements majeurs. La procédure intentée par Le Pen pour faire reconnaître que le logo et le nom du Front national lui appartiennent, et qui aurait du donner lieu à un jugement bien après les élections, a été menée au pas de charge juste avant le scrutin. C’est cette décision de justice qui a donné la victoire à Le Pen car beaucoup d’électeurs du FN étaient hésitants et nombre d’entre eux s’en sont remis à la décision de justice : ils ont pris le bulletin de vote qui portait la flamme.
Ajoutons à cela que, dès la décision de justice rendue, le Premier ministre socialiste de l’époque a aussitôt débloqué en faveur de Le Pen les fonds publics du FN qui étaient jusqu’alors gelés.
On peut aussi rappeler que lors de ces élections européennes, Pasqua et Villiers se sont unis autour d’un Rassemblement pour la France, réalisant un score sans lendemain mais tout à fait spectaculaire de près de 15 %, ne nous laissant aucune marge de manœuvre pour récupérer des voix sur notre gauche.
Ainsi le destin en a-t-il décidé.
La scission fut un évènement assez spectaculaire. Aussi, la (ou les, si l’on songe déjà à celle de 2006) réconciliation (s) pourraient étonner. Qui en fut notamment à l’initiative ? A titre personnel, en avez-vous été heureux ? Cette réconciliation a-t-elle entraîné une réconciliation générale entre Jean-Marie le Pen et les anciens membres du Front National ?
En 2007, le temps a passé depuis la scission et le MNR n’est plus en mesure de collecter les 500 signatures qui auraient été nécessaires pour que je puisse me présenter à l’élection présidentielle. Or, Le Pen propose à cette occasion un rassemblement des Patriotes pour soutenir sa candidature. Je pense qu’il s’agit d’une main tendue dans ma direction et je décide d’y répondre. Nous nous retrouvons dans son bureau à son domicile de Rueil-Malmaison, là où il vit. Le premier contact est un peu froid. Il me demande si j’ai déclenché la scission de peur de ne pas être reconduit sur la liste européenne. Je le regarde, un peu ahuri qu’il ait imaginé une motivation aussi dérisoire, et j’en conclus qu’il avait bien l’intention de m’expulser de toutes mes positions et mandats au FN de l’époque. Mais nous passons vite à autre chose et nous tombons d’accord, comme souvent autrefois, sur l’analyse de la situation politique. Puis, je lui parle de son Union patriotique qui manifestement n’était pas très structurée. Nous en discutons et nous convenons finalement de faire une conférence de presse commune au cours de laquelle j’annonce mon soutien à Le Pen pour l’élection présidentielle qui vient. C’est une réconciliation mais chacun restera sur ses positions concernant la scission dont nous n’avons en réalité jamais reparlé.
A l’époque, beaucoup de militants et de cadres du MNR ont déjà rejoint le FN, parfois même pour y occuper des responsabilités importantes. D’autres, très nombreux, ne l’ont jamais fait. En revanche, beaucoup d’anciens du MNR ont soutenu Éric Zemmour et ont milité pour lui à la dernière présidentielle, pour le quitter ensuite, déçus.
Que retiendrez-vous de Jean Marie Le Pen ? Quelle fut votre réaction à l’annonce de sa mort ?
Jean-Marie Le Pen aura été avant tout un grand lanceur d’alerte qui a dénoncé il y a près de cinquante ans les graves dangers qui accablent actuellement la France et dont chacun semble enfin prendre conscience.
Si nous avions été écoutés à l’époque, aucun de ces fléaux majeurs qu’est le mondialisme migratoire et libre-échangiste ne serait aujourd’hui en mesure de menacer la France dans son existence même. Jean-Marie Le Pen aura joué ce rôle envers et contre tout, malgré les attaques ignobles qu’il subissait, montrant ainsi le courage et les convictions qui l’animaient.
Entre scissions explosives, retrouvailles discrètes et un soupçon de rancune jamais vraiment digérée, les histoires de Jean-Marie Le Pen avec ses anciens lieutenants prouvent qu’en politique, on se quitte souvent… mais on ne se perd jamais vraiment de vue ! Nous avons interrogé Jacques Bompard, Carl Lang, Jean-Claude Martinez et Bruno Mégret
Ils ont été collaborateurs, compagnons de route, fidèles lieutenants, amis et parfois intimes de Jean-Marie Le Pen. Puis ils l’ont quitté, affronté, combattu dans les urnes. Bruno Mégret, Jean-Claude Martinez, Carl Lang, Jacques Bompard : tous ont joué un rôle important au sein du Front National avant de le quitter avec fracas pour in fine retrouver Jean-Marie Le Pen au soir de sa vie. Témoignages.
Avec Le Pen, tout commence par une rencontre…
Jacques Bompard adhère au Front à sa fondation en 1972 et Carl Lang en 1978. Tous deux étaient des nationalistes convaincus qui voulaient en découdre. Simplement, le Front National est alors un groupuscule dépassé au sein même de la droite radicale par le Parti des Forces nouvelles. Ses scores sont groupusculaires (0.75% pour Jean-Marie le Pen en 1974). Pourquoi ce choix en apparence peu avantageux ? « J’ai estimé, compte tenu de la personnalité de Le Pen, ancien député, candidat à la présidentielle, que c’est le FN qui était le plus à même de faire vivre nos idées. Je souhaitais faire de la politique sur un terrain électoral que délaissait le PFN » assure Carl Lang, qui confesse « Quand je deviens secrétaire départemental dans l’Eure, on me transmet le fichier. Nous sommes deux adhérents dont moi-même ». Mais Le Pen est le seul qui dans leur famille politique parait taillé pour le rôle de leader : « Quels qu’aient été les scores électoraux, on ne s’était pas posé la question d’arrêter ou de continuer. Aucun soupir à aucun moment… Tout était possible » raconte Carl Lang. La foi du charbonnier…. Ils étaient sensibles à son charisme, son talent et supportaient au quotidien sa grande gueule. Pour rencontrer le succès, il suffisait que les Français la connaissent. Avec le coup de Dreux avec Jean-Pierre Stirbois en 1983, le passage à l’Heure de vérité en 1984, Carl Lang voit un basculement : « Les salles se remplissent d’un seul coup. 2000 personnes, 3000 personnes là où nous pouvions faire des réunions à cinquante auparavant ». Les européennes de 1984 sont une consécration : 10.95 % des voix et dix élus. Pour Le Pen comme pour ses lieutenants, c’est la fin d’une longue traversée du désert. Figurant désormais parmi les partis qui comptent au niveau national, le Front National cherche à recruter des gros poissons : « Nous faisons élire en 1986 au bénéfice de la proportionnelle un groupe d’une remarquable qualité » assure Carl Lang. Trente-cinq députés parmi lesquels des avocats, des chefs d’entreprise, des professeurs de droit, des polytechniciens, et non la bande de soudards poujadistes avec laquelle siégeait Le Pen en 1956… Parmi eux, le Professeur Jean-Claude Martinez (major à l’agrégation de droit public), élu dans l’Hérault, et Bruno Mégret, sorti de X et de l’école des Ponts et Chaussées, élu dans l’Isère. Comment Le Pen réussit-il ces débauchages ? Bruno Mégret avait alors sa propre structure, les CAR, comités d’action républicaines, lancés dans la foulée de l’élection de Mitterrand. Mais le succès du Front National le prend de vitesse. Il devra donc passer par Le Pen s’il veut faire de la politique. Pour le rencontrer, il lui faut un intermédiaire : « C’est Patrick Buisson, partisan de ce rapprochement qui nous met en relation.Une relation de confiance s’établit d’emblée ». Quand Jean-Claude Martinez rejoint Jean-Marie Le Pen, l’universitaire est déjà un trublion médiatique : auteur d’une lettre ouverte aux contribuables alors bien relayée notamment par le Figaro Magazine, défenseur de la Nouvelle Calédonie française, ancien conseiller fiscal d’Hassan II… « Ma rencontre avec Le Pen, c’est quand même du roman » plaisante-t-il avant d’énumérer avec délectation le défilé d’intermédiaires improbables (« Le cabinet du roi du Maroc, un médecin de la clinique Necker, Jean Raspail, l’Irak et même Yves Mourousi! ») qui de fil en aiguille l’amènent à diner avec Le Pen « qui me donne tout de suite du Monsieur le professeur ». Le richissime baron de Montretout restera toutefois pingre ce soir-là : « Je pensais qu’il allait m’inviter, ce qui ne fut pas le cas ».
Les députés ne sont pas réélus en 1988 mais Le Pen réalise un beau 14.39 % à l’élection présidentielle. L’histoire du FN continue. Jacques Bompard est élu maire d’Orange en 1995. Jean-Claude Martinez, Carl Lang et Bruno Mégret redeviennent députés européens. Ce dernier parvient à faire élire son épouse maire de Vitrolles en 1997. Il prend un réel ascendant sur l’appareil du FN qu’il aimerait perfectionner : « En 1988, lorsque j’ai commencé à me déplacer en province à l’invitation des fédérations, je me suis rendu compte que le parti était en effet très fragmenté. Telle fédération par exemple était principalement composée de militants défenseurs des artisans commerçants et PME style poujadistes, d’autres étaient monopolisées par d’anciens partisans de l’Algérie française comme d’autres l’étaient par des adeptes de la Nouvelle droite. Et bien-sûr, ces courants avaient tous des représentants à l’échelon national, une situation qui pouvait être source de tensions », raconte Bruno Mégret. Ce Front National d’autrefois, très militant, étoffé de forts caractères, inspire une tendre nostalgie à ses anciens cadres : « J’ai rencontré au Front National des personnalités exceptionnelles », assure Carl Lang, citant par exemple Michel de Camaret, ancien résistant et député européen. Jean-Claude Martinez prend l’air aventurier pour raconter des anecdotes improbables : « Je me retrouve en voyage en Irak, planté en plein désert à voir le recteur de Babylone discuter de la réintégration au FN d’un militant de base de Montpellier avec le Pen. »
Guerres de scission
Pourtant, quelque chose finit toujours par coincer entre Le Pen et ses lieutenants : « Il y avait depuis le début entre lui et moi une différence fondamentale d’approche. Lui vivait cette aventure politique comme un parcours personnel, qui lui permettait d’exprimer ses convictions tout en lui apportant la célébrité et une forme de reconnaissance sociale. Le parti n’était à ses yeux qu’un accessoire », reconnait Bruno Mégret qui rêvait d’un parti structuré et professionnel qui puisse survivre à son fondateur. Mais la personnalité de Le Pen écrase tout et la réitération des dérapages et scandales du président du Front National est mal vécue en interne. « On les subissait… il cassait le travail local que l’on faisait » soupire Jacques Bompard. Même constat, du côté de Bruno Mégret : « Les militants, les cadres et les élus ont éprouvé un agacement croissant, considérant que Le Pen ruinait le travail qu’ils menaient sur le terrain. »
A force de crispations, de non-dits et de rivalités pour le contrôle de l’appareil, les choses finissent par exploser. 1998-1999, c’est la spectaculaire scission. Bruno Mégret défie ouvertement l’autorité de Jean-Marie Le Pen, lequel cherche à le marginaliser. L’ancien numéro 2 est alors exclu du FN, fonde le MNR, est candidat aux présidentielles de 2002 mais plafonne à 2.34% des voix. Si Le Pen accède cette année au second tour de la présidentielle, il perd dans la scission l’essentiel de son appareil partisan. Tout le monde est perdant. « Très extraverti, il avait les qualités pour être sur la scène et j’étais très heureux de pouvoir faire pour le parti ce travail de construction politique qui me passionnait », se souvient Bruno Mégret. Pour Carl Lang, « les torts sont partagés mais la scission a été calamiteuse pour tous. Avec un peu plus de psychologie, cela aurait pu être évité… » Bompard, Martinez et Lang avaient pris parti pour Le Pen contre Mégret mais seront à leur tour exclus. D’abord en 2005 pour Bompard qui conteste la normalisation idéologique du parti opérée par Marine Le Pen et se replie sur son fief d’Orange. « Nos relations se dégradent à partir de 2003. Jean Marie le Pen était entré dans une logique de front familial » assure Carl Lang qui est exclu après avoir monté en 2009 une liste européenne dissidente face à Marine Le Pen, investie dans sa circonscription du Nord-Ouest. Il lancera son propre parti, le Parti de la France mais qui ne prendra jamais… Dans la circonscription du Sud-Ouest, Jean-Claude Martinez est prié de s’effacer devant Louis Aliot. Il présente de son côté sa liste, se ramasse et s’en amuse aujourd’hui : « Le Pen a dit voyant mon score, « le professeur Martinez a voulu être candidat et a fait 0.92 % des voix! »
Comment expliquer la répétition de ces conflits qui n’ont profité à personne ? Il fallait faire de la place à Marine, laquelle désirait déjà pousser la vieille garde lepeniste vers la sortie pour mener à bien sa stratégie de dédiabolisation. Bruno Mégret et de nombreux cadres ont compris assez tôt que le scandale empêcherait toujours un FN lepeniste de s’emparer du pouvoir : « Les raisons qui ont conduit à la scission sont les mêmes que celles qui ont conduit Marine Le Pen à exclure son père en 2015 ». Pourtant, aucune grande engueulade ou explication collective n’est venue en amont calmer le chef et peut-être éviter le drame d’une rupture. « Personne n’aurait osé le critiquer… » reconnait Jean-Claude Martinez. « Son parti, c’était son bateau. Il était le seul maitre à bord, après Dieu. C’était sa psychologie et sa manière de fonctionner. Il n’y avait pas de place pour la contestation du chef », assure Carl Lang. « Le Pen n’aimait pas les élus locaux qui pouvaient avoir une certaine indépendance », déplore Jacques Bompard.
Ça s’en va et ça revient…
Le Pen n’a jamais souhaité être un égal parmi ses lieutenants, mais empereur parmi ses sujets ! Pourtant, alors qu’approche la dernière heure, il semble s’être laissé aller à la nostalgie mélancolique des souverains déchus. Le conflit avec sa fille en 2015 conduit Jean-Marie le Pen à lancer la réconciliation générale. Cette dernière aura d’ailleurs lieu à son initiative. Il appelle Carl Lang dès 2015 presque aussitôt après sa propre exclusion du Front : « Nos liens se sont renoués facilement… Quand on a connu des épreuves, des années difficiles, le lynchage politique… Nous avons pratiqué le pardon mutuel des offenses », raconte ce dernier. De leur côté, MM. Bompard et Le Pen se réconcilient en 2021. « C’est une réconciliation, mais chacun restera sur ses positions concernant la scission dont nous n’avons en réalité jamais reparlé », assure Bruno Mégret, qui avait déjà repris langue avec Le Pen en 2006 et l’avait même soutenu pour les présidentielles de 2007 sans parvenir à un accord politique durable. Les deux hommes se reverront plus tardivement à l’initiative de Jean-Marie Le Pen. Un diner à Paris a notamment réuni en 2022 les anciens ennemis pour les cinquante ans de la fondation du Front National : Lang, Martinez, Mégret, mais aussi Bruno Gollnisch sont alors réunis autour de Jean-Marie Le Pen. A aucun moment pourtant, les retrouvailles n’ont permis aux anciens lieutenants de vraiment solder le passé. Cette fuite devant la confrontation, même vingt ans après, peut étonner chez quelqu’un comme Le Pen qui n’était pourtant pas un dégonflé. Mais, le tribun volubile a aussi eu ses silences… Révèlent-ils la faiblesse d’un homme qui redoutait la concurrence, ou au contraire le caractère de marbre d’un chef sûr de son destin et refusant jusqu’au bout de s’expliquer ? Mystère…