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«Le journaliste assume un travail de propagandiste»


«Le journaliste assume un travail de propagandiste»

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Causeur. Vous avez enseigné à des étudiants spécialistes des médias et de la communication, autrement dit de futurs journalistes. Sont-ils déjà formatés idéologiquement avant même d’avoir intégré la moindre école de journalisme ?

Ingrid Riocreux[1. Agrégée de lettres modernes et docteur de Paris-Sorbonne, Ingrid Riocreux a publié La Langue des médias. Destruction du langage et fabrication du consentement, éditions du Toucan, 2016 et anime un blog Causeur.]. Pas du tout. Certains étaient engagés politiquement, à droite ou à gauche, mais ils manifestaient une réelle indépendance d’esprit. C’est la preuve que le formatage vient après, en école de journalisme. Même quand je prenais des exemples remettant en cause l’idéologie médiatique, ils se montraient très intéressés. J’expliquais le procédé de périphrase avec le meurtre d’Hakim au Kremlin-Bicêtre en 2010. L’agresseur s’appelait Islam : information objective à laquelle les journalistes conféraient une valeur taboue en disant « l’assassin d’Hakim ». On voit sans peine pourquoi !

Cet antiracisme sourcilleux qui mène à l’autocensure, est-ce ce que vous appelez le « sous-code idéologique » des journalistes ?

En effet. Si la langue est un code parfaitement neutre, avec un lexique et une grammaire, le discours médiatique est en revanche conditionné par une idéologie qui reconfigure ce système. Prenez le mot « controversé » : loin de qualifier tous les propos sujets à controverse, il ne sert plus qu’à condamner les propos d’un certain type de personnes.

… à droite de la droite.

Plutôt d’ « extrême droite ». Mais les médias diront « à gauche de la gauche » et pas « d’extrême gauche ». Autre exemple : un article qui titre sur « la religion dans l’entreprise » porte en réalité uniquement sur l’islam. Et nous nous sommes habitués à ce sous-code tacite.[access capability= »lire_inedits »]

Avec la multiplication des attentats (Nice, Saint-Étienne-du-Rouvray), j’ai malgré tout l’impression que le langage de l’excuse et de l’euphémisme perd du terrain. Les journalistes désignent de plus en plus clairement l’idéologie qui nourrit le terrorisme : l’islamisme…

Mais le mot « islamisme » est tout sauf une désignation claire ! Toujours accompagné de la prohibition des amalgames, ce concept flou les encourage, paradoxalement, puisque personne n’est capable de le définir. Ce qui est intéressant, c’est que ce mot ne fait pas partie du vocabulaire des musulmans, ni même des théologiens ou des islamologues. C’est typiquement un mot de journaliste ou d’homme politique. À elle seule, l’existence de ce mot prouve l’incapacité de nos dirigeants et de nos directeurs de conscience que sont les journalistes à penser le fait religieux et leur propension à plaquer dessus des grilles de lecture artificielles et totalement inopérantes.

Le journaliste-type parle notamment de « dérapages », de « vivre-ensemble » ou de « stigmatisation ». Mais alors qu’il s’efforce de penser dans les clous, pourquoi le jugez-vous modérément progressiste ?

Le journaliste n’est pas un révolutionnaire. Il délivre une soupe tiède, un discours moralement acceptable. Par exemple, il est pour le mariage gay mais sans aller jusqu’à soutenir la légalisation de l’inceste entre adultes consentants – contrairement aux militants de la libération sexuelle. Il aime les euphémismes : l’euthanasie, pour lui, consiste à « laisser partir » quelqu’un ; là encore, ce n’est pas le discours des militants. Le journaliste assume un travail de propagandiste pour faire accepter à l’opinion une évolution présentée comme inévitable par ses partisans… et dont lui-même se persuade qu’elle l’est effectivement !

Depuis quelques années, une partie de votre propos est audible sur les médias de grande antenne, qui donnent la parole aux « mal-pensants » tels qu’Ivan Rioufol ou Éric Zemmour. Le paysage audiovisuel semble plus pluraliste que vous ne le dites.

Ceux que vous citez sont tolérés par un système qui leur assigne un rôle : celui du « polémiste ». On les invite parce qu’ils font de l’Audimat. Le polémiste nourrit les médias qu’il critique. Sa prise de parole est encadrée par un journaliste qui contrôle son temps de parole et tente de maîtriser la réception de son propos chez l’auditeur en manifestant beaucoup de scepticisme. On ne pourrait accuser Zemmour d’incarner la pensée dominante que s’il occupait le siège de Pujadas.

J’ai été frappé par le deux poids deux mesures dans le traitement de deux événements tragiques survenus à l’automne 2015. Alors que la photo du petit Aylan, échoué au large de la Turquie, a fait le tour des médias, les images du massacre du Bataclan n’ont pas été diffusées à la télévision. Que nous dit de l’idéologie dominante ce tri des images ?

Il y a des Aylan autorisés et des Aylan interdits, et le respect dû aux morts a bon dos. En réalité, la photo d’un enfant échoué sur une plage n’a pas valeur d’information. Chaque été, des enfants se noient dans des piscines privées et on ne nous montrera jamais un cadavre. En outre, cette photo était censée « parler d’elle-même » mais précisément, les médias ont fait dire ce qu’ils voulaient à cette image, de manière très contrôlée : Aylan n’était pas victime de la guerre ou de Daesh mais de la « forteresse Europe ». Nous sommes donc mis en accusation par cette photo, la révolte qu’elle nous inspire se retourne contre nous. La même manipulation eut été impossible avec les morts du Bataclan ou, pour prendre un exemple plus récent, avec le cadavre de la fillette à la poupée, écrasée par le camion du terroriste à Nice. L’épisode de la photo d’Aylan restera sans doute dans l’histoire comme l’une des plus monumentales tentatives de retournement de l’opinion depuis l’invention des médias de masse, au même titre que les affiches représentant les noyés du Lusitania, en 1915 : des dessins atroces qui visaient à faire accepter l’entrée en guerre des États-Unis à une opinion américaine réticente.

Et justement, n’y aurait-il pas beaucoup à dire sur le traitement lexical de l’accueil des migrants face à une opinion française réticente ?

Si. Sur France Info, quand les migrants arrivent en Hongrie, la journaliste dit : « Le gouvernement refuse de les accepter, la propagande s’organise pour convaincre la population. » Quand ils arrivent en France, où le gouvernement accepte de les accueillir, on ne dit pas : « La propagande s’organise pour convaincre la population » mais « il faut faire des efforts de communication pour lutter contre les préjugés ». La propagande (rebaptisée communication) est assurée par les médias eux-mêmes, qui la dénoncent uniquement quand elle va dans l’autre sens.

Vous n’êtes pas beaucoup plus tendre avec la « réinfosphère » de droite – Fdesouche, TV libertés ou Radio Courtoisie – que vis-à-vis des médias dominants…

On y retrouve le même genre de manipulations que dans les grands médias. La réinfosphère dénonce la notion de « dérapage islamophobe » tout en cautionnant le concept de « christianophobie ». Cette schizophrénie n’est pas tenable. Je donne aussi dans mon livre des exemples de citations tronquées ou sorties de leur contexte. La stratégie d’opposition au système dominant ne saurait excuser qu’on en reproduise les travers, au prétexte que ce serait pour la bonne cause. La réinfosphère repose sur le même mythe que l’infosphère : une information neutre, impartiale, contre ceux qui nous mentent. Je n’aime pas qu’on entretienne le mythe de la neutralité. Je distingue « orientation » et « manipulation » pour montrer que l’orientation est inévitable. Quand on lit Libération ou Valeurs actuelles, on sait à qui on a affaire.

Mais la réinfosphère vous invite régulièrement alors que des spécialistes des médias comme Daniel Schneidermann n’ont jamais daigné vous donner la parole.

Un journaliste d’une grande chaîne télé a dit à mon éditeur : « Mais c’est un livre pour Causeur ! » Je crois que dans sa bouche ce n’était pas un compliment ! (rire) Mon livre critique les grands médias : ils ne se bousculent donc pas pour en parler… exception faite de Frédéric Taddeï, Natacha Polony et Éric Zemmour, qui ont été les premiers à le chroniquer ou à m’inviter. Inversement, des médias comme TV-Libertés considèrent que ma critique du système leur est globalement favorable et, en me donnant la parole, acceptent le risque de m’entendre aussi les critiquer, eux. Moi, je prends un double risque en acceptant leur invitation : être instrumentalisée comme caution intellectuelle par la réinfosphère et diabolisée par les grands médias. Un article paru dans L’Obs, signé Anne Crignon, présente mon livre comme un « brillant travail » mais tente de me nazifier au seul prétexte que j’ai accepté de venir le dédicacer à la fête de Radio Courtoisie ! Outre les fausses informations et les insinuations, j’ai retrouvé dans ce texte, avec une certaine délectation, bien des procédés que je dénonce dans mon livre…

Est-ce à cause de ces procédés que vous prédisez l’effondrement du système médiatique ?

À cause de la crétinisation généralisée dont l’école est largement responsable, nous n’avons plus la capacité d’argumenter. En outre, même si nous avions l’outillage intellectuel nécessaire, nous ne pourrions pas nous exprimer : on a vite fait de se rendre coupable de « dérapage ». Ces phénomènes conduisent au durcissement des positions et à une poussée de brutalité. On s’achemine vers des affrontements particulièrement violents : Ivan Rioufol parle de « guerre civile qui vient ». Les médias se retrouvent au cœur d’un système qui ne peut que s’effondrer de lui-même sous les coups de ce qu’il a produit : des abrutis radicalisés.[/access]

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Septembre 2016 - #38

Article extrait du Magazine Causeur



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