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Propriété privée, film précurseur


Propriété privée, film précurseur

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Alors qu’il tente d’entrer en contact avec sa riche et belle voisine, un des deux petits malfrats de Propriété privée se présente à elle en disant qu’il cherche un monsieur Hitchcock. Ce petit clin d’œil n’est pas innocent car il plane sur Propriété privée, le premier film de Leslie Stevens, un lourd parfum de sexualité, de frustration et de voyeurisme à la Fenêtre sur cour.

Qu’on en juge : Duke et Boots sont deux marginaux qui remarquent à une station-service une affolante jeune femme. Ils obligent un représentant de commerce à les prendre en voiture et à suivre cette belle inconnue. Celle-ci habite dans une somptueuse villa de Los Angeles avec un mari qui la délaisse bien trop souvent. Remarquant que la maison d’à côté est inhabitée, les deux hommes s’installent et profitent d’une vue imprenable sur le jardin de la belle et sur ses bains de soleil devant la piscine…

Pour un film de 1959, Propriété privée est étonnant  dans la mesure où il recourt à des schémas quasiment pornographiques : barrières de classes avec un spectateur/voyeur masculin renvoyé à sa misère sexuelle (Boots est puceau), un objet du désir féminin inaccessible car riche et belle, une possibilité de briser l’écran par la puissance sexuelle que dégagent ces « prolos » tandis que l’époux délaisse sa femme frustrée… Bref, en caricaturant à l’extrême, on retrouve le modèle insubmersible du plombier couillu qui débarque chez la bourgeoise pour la dérider un peu !

Evidemment, le film est d’une autre teneur et Leslie Stevens, par la grâce d’une mise en scène inspirée et sans la moindre mauvaise graisse (le film dure à peine 1h20) parvient à faire de son récit un drame étouffant à la Tennessee Williams sur les affres du désir et de la frustration.

Il est possible de distinguer une progression en trois actes construits autour de trois intrusions. La première intrusion est celle du regard. Ceux que lancent les deux petits délinquants vers cette belle voisine alanguie dans des positions équivoques. Stevens parvient, grâce à ce voyeurisme exacerbé à créer un climat lourd et moite. Rien n’est montré mais tout est suggéré sans le moindre doute. Il faut voir cet incroyable moment où Ann bavarde avec un mari qui, visiblement, reste indifférent à ses désirs tandis qu’elle imprime avec sa main un lent mouvement de va-et-vient sur… une bougie. Difficile de faire plus explicite comme symbole !

La deuxième intrusion est celle de Duke qui cherche à se faire engager comme jardinier. Là encore, Stevens exacerbe la tension sexuelle entre les deux personnages. L’homme qui s’occupe de la pelouse est torse nu et plein de sueur, offert aux regards de la jeune femme troublée. C’est le temps de la séduction et du trouble. Le désir semble pouvoir passer outre les antagonismes sociaux.

Enfin, après avoir pénétré l’extérieur de la maison, Duke et Boots s’introduisent dans un troisième temps dans la maison même d’Ann. Le film devient alors plus inquiétant et annonce finalement une des grandes thématiques du cinéma américain des années 70 : le danger ne vient plus d’étrangers lointains mais s’immisce dans un décor quotidien et s’introduit au cœur même du foyer. En ce sens, Propriété privée apparaît aujourd’hui comme un précurseur de films comme Orange mécanique ou, mieux, Les Chiens de paille de Peckinpah. La violence y est davantage psychologique que physique mais le cinéaste parvient néanmoins à créer un climat oppressant en mêlant désir et frustration voire impuissance comme le suggère encore explicitement la scène où Boots replie son couteau et confesse qu’il n’arrive pas à posséder la belle Ann.

Un autre aspect passionnant de Propriété privée est sa mise en scène et l’élaboration d’un langage cinématographique assez raffiné (ces contreplongées inquiétantes qui alourdissent le climat) mais qui prend en compte l’arrivée de la télévision. Par son esthétique « domestique », le film évoque aussi bien le Psychose d’Hitchcock (encore lui !) que sa série télévisée  Alfred Hitchcock présente. Toute la thématique du voyeurisme renvoie à l’arrivée massive des postes de télé dans les foyers. Quand ils regardent par la fenêtre, Boots et Duke sont installés sur un canapé comme devant un petit écran. Le « spectacle » est désormais à domicile et les récits sont circonscrits à cette dimension domestique.

Méconnu, Propriété privée est donc un film de transition étonnant, entre les drames suffocants d’Elia Kazan et une certaine esthétique que l’on retrouvera aussi bien à la télévision que dans le « nouvel Hollywood ». A découvrir sans la moindre hésitation !

Propriété privée (1959) de Leslie Stevens avec Warren Oates, Correy Allen, Kate Manx.



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est cinéphile. Il tient le blog Le journal cinéma du docteur Orlof

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