Une année de « L’Esprit de l’escalier »
Alain Finkielkraut sur l’arrestation de Salah Abdeslam (21 mars 2016)
Alain Finkielkraut revient sur l’arrestation de Salah Abdeslam et note qu’à Molenbeek « les policiers belges ont été obligés, à plusieurs reprises, de disperser une foule très hostile ».
L’esprit de l’escalier : Alain Finkielkraut sur… par causeur
Alain Finkielkraut sur les attentats de Bruxelles (27 mars 2016)
Alain Finkielkraut revient sur les attentats belges et ce qu’ils signifient pour une Europe dont le «serment» était, rappelle-t-il, «plus jamais de guerres entre les nations du Vieux continent»: «La promesse a été tenue mais pourtant la paix est en train de nous échapper». «Si je ne cède pas au découragement, poursuit-il, c’est qu’il y a des musulmans critiques, des femmes qui ne se résignent pas à l’enfermement communautaire, ce sont ces gens-là qu’il faut soutenir sans faille». Ainsi, pour lui, «un rassemblement contre l’islam radical aurait un peu plus de sens qu’un rassemblement contre la peur.»
L’esprit de l’escalier : Alain Finkielkraut sur… par causeur
Alain Finkielkraut sur le Brexit (26 juin 2016)
Alain Finkielkraut ignore si la décision souveraine du peuple britannique de sortir de l’Union européenne est une bonne ou une mauvaise chose. Cependant, pour lui, comme il ‘a expliqué lors de l’émission « L’Esprit de l’escalier », il est certain que « les eurocrates ne l’ont pas volé ». À force de promouvoir une Europe désincarnée, sans racines, ni mode de vie particulier, les classes dirigeantes européennes se prennent un violent retour de bâtons. Au point qu’une nouvelle ligne de faille semble traverser les sociétés européennes qui « se partagent désormais entre les planétaires et les sédentaires, les globaux et les locaux, les hors-sol et les autochtones ». Dans cette nouvelle lutte des classes, « les planétaires sont non seulement mieux lotis économiquement mais ils se croient politiquement et moralement supérieurs. Ils traitent les autochtones de ploucs, voire de salauds » xénophobes.
L’esprit de l’escalier 26 Juin 2016 Alain… par causeur
Alain Finkielkraut sur l’élection de Donald Trump (13 novembre 2016)
Les électeurs de Donald Trump réclament des frontières. La mondialisation, qui devait être le dernier avatar de la domination occidentale, les a laissés sur le carreau par le transfert à la Chine des capacités productives américaines. Majoritairement blancs, ils tolèrent de moins en moins bien la discrimination positive, la suspicion et le mépris dont ils sont l’objet dans les African American studies, les women studies, les subaltern studies, toutes les nouvelles disciplines inventées par le politiquement correct. Leurs ancêtres sont des DWEMs : « Dead White European Males » et ceux-ci sont chargés de tous les péchés de la terre. Traités par Hillary Clinton « de sexistes, de racistes, d’homophobes, d’islamophobes, j’en passe et des meilleures », ces électeurs n’en peuvent plus, je les comprends. Mais ce qui est tragique, c’est que la frustration et la colère les aient jetés dans les bras d’un démagogue sans foi ni loi ni culture.
L’esprit de l’escalier – Alain Finkielkraut… par causeur
Alain Finkielkraut sur le renoncement de François Hollande et la victoire de François Fillon (14 décembre 2016)
L’esprit de l’escalier – Alain Finkielkraut sur… par causeur
Le christianisme s’est arrêté à Erbil

Ils sont venus par milliers. Les femmes, parées des vêtements noirs du deuil ou de leurs plus beaux habits du dimanche, se tiennent d’un côté. De l’autre, les hommes portent moustache ou keffieh. La nuit est embaumée du parfum de camphre que les fidèles font brûler aux abords de l’église. Sur le toit, des bougies placées dans des sacs de papier donnent presque au lieu des allures de bal musette.
En cette nuit de fête de la sainte Croix, ils ont afflué vers l’édifice religieux où l’archevêque de Mossoul doit dire la messe. Il se trouve à quelques pas du parc où ils ont dormi pendant les semaines qui ont précédé la prise de leur village par l’État islamique. Les retardataires se massent par centaines aux portes de l’église, où un haut-parleur retranscrit les paroles de l’officiant. Sous la statue polychrome de la vierge, près de laquelle des grappes d’adolescents se font prendre en photo, il y a une grande croix. Dessus, les jeunes fidèles inscrivent des messages. « Jésus, je t’aime pour toujours », écrit une adolescente longiligne. À ses côtés, Noor confie sa prière à un Post-it : « Faites que je puisse retrouver mon village et ma maison. » La jeune fille aux yeux noirs, aux hauts talons et aux fards épais, a quitté à la hâte la terre de ses ancêtres le jour où Daesh a pris son village. Je suis arrivée la veille à Erbil, dans le nord de l’Irak, pour un reportage en immersion chez les chrétiens d’Orient. Le soir, le quartier d’Ankawa, qui sera mon port d’attache pendant une semaine, est éclairé par les croix lumineuses que chaque famille place au pas de sa maison. « C’est un peu comme Noël, en France, explique Pauline, volontaire auprès du diocèse. À Mossoul, les gens se seraient fait tuer pour décorer leurs portes. »
Exil et mélancolie
Salwa et son mari Elias[1. Les prénoms ont été modifiés], ancien moine devenu prêtre, m’accueillent pendant toute la durée de mon séjour, ravis qu’une journaliste s’intéresse au sort des chrétiens d’Orient. Avec une ardeur infatigable, ils organisent des rendez-vous, étirant nos journées de l’aube au milieu de la nuit.
Tous deux m’amènent au siège des forces armées de la plaine de Ninive, au premier étage d’une maison banale devant laquelle s’ennuient trois gardes désarmés. Dans un bureau où d’imposants drapeaux occupent tout l’espace, Atos Zibari, leur chef solennel et courtois, explique le fonctionnement de cette faction. « Nous sommes une force défensive, pas offensive », précise-t-il. Et pour cause : dépourvus d’armes, de munitions et de véhicules, les milliers d’hommes dont il a la responsabilité ont un rôle plus symbolique que militaire. « On a vraiment besoin d’argent pour s’équiper. Tu l’écriras dans ton article ? »
Il nous emmène dans tous les endroits où ses hommes sont en faction. Devant une église, face à une école, à l’entrée d’une résidence, ils font les cent pas en veste de treillis. Quelque chose cloche dans cette armée sans armes, aux uniformes dépareillés et aux silhouettes souvent vieillissantes. « Nous protégeons le pays », dit un adolescent imberbe en bombant le torse. « Je voulais servir la patrie et défendre mes frères chrétiens », poursuit un collègue sexagénaire du même ton bravache. Tous ont en commun d’avoir pour seul passé militaire une formation de deux semaines. Dans une autre vie, ils étaient maçons, peintres, ouvriers. « On préfère être là », sourient-ils dans un clin d’œil.
Nous prenons congé et poursuivons la ronde des rendez-vous, déjeuners, présentations.[access capability= »lire_inedits »] L’étrangère que je suis est fêtée à grand renfort de thé irakien – moitié breuvage, moitié sucre – et d’agapes pendant lesquelles les tables croulent sous le poids des mets. Pour m’honorer, on me sert parfois du vin dès dix heures du matin. « Mais pourquoi n’es-tu pas mariée ? » me demande-t-on comme une ritournelle. Ici, les jeunes filles se marient entre 15 et 23 ans. Dépasser cette date les expose à de terribles stigmates sociaux.
Les maisons des chrétiens d’Orient se ressemblent toutes : deux, trois, quatre familles se partagent un logement aux murs pastel éclairés par des néons blafards. L’ameublement, sommaire, est rehaussé par des images pieuses, des photos des occupants des lieux décorées de croix ou de colombes. Aucune famille n’a l’air d’avoir vraiment investi son habitation. « On s’en fiche, d’ici, souffle une mère de sept enfants à l’issue d’un repas. Tout ce qu’on veut, c’est retourner chez nous, à Qaraqosh. »
La misère au quotidien
À proximité d’Ankawa, mes hôtes me mènent à Mujamaa Amal, lugubre camp construit de bric et de broc dans un cadavre d’immeuble dont la construction semble arrêtée pour toujours. Dans des préfabriqués incrustés à l’édifice, des familles de huit personnes s’entassent dans dix mètres carrés. Des enfants à moitié nus jouent avec les câbles électriques qui pendent jusqu’au sol, et parfois, avec les monstrueux cafards qui grouillent jusque dans les couloirs. Leurs parents n’ont même plus la force de s’en offusquer.
Ces conditions de logement déplorables bousculent jusqu’à la structure des familles. « Les secrets du mariage n’existent plus, ici », regrette Hana, partie de Qaraqosh avec ses quatre enfants. Tous vivent dans une pièce exiguë aux murs recouverts d’images pieuses. « Ce n’est pas une vie. Les petits tombent malades souvent. Ils survivent plus qu’ils ne vivent. » Les siens, happés par le vieux téléviseur qui diffuse un épisode de Bob l’éponge, n’ont pas décroché un mot depuis un quart d’heure.
Les habitants de Mujamaa Amal sont ravagés par la promiscuité et l’ennui. « Avant, j’étais ingénieure, soupire Sara, jeune femme aux yeux noirs et mélancoliques. Ici ? Je ne suis plus rien. Je cuisine, je m’occupe des enfants. Je ne fais rien d’autre de mes journées. » Un soupir. Elle s’en retourne à la cuisine partagée par huit familles, où mijote un plat de dolmas. Notre venue suscite plus d’agacement que de curiosité. « Vous ne servez à rien, vous les humanitaires, vous les journalistes, s’agace un quinquagénaire en nous mettant dehors. On ne veut pas que vous veniez, puis que vous repartiez. Ce qu’on veut, c’est que vous nous ameniez en France, et maintenant. On n’en peut plus de vivre dans ce taudis. »
Autre temps, autre mœurs
Au cours d’heures de discussions avec les habitants de Qaraqosh, on entend toujours le même cri : « Aide-nous à rentrer chez nous.» Un soir, nous partons vers un autre de ces quartiers sortis de terre en quelques mois, et où s’entassent des familles dans des maisons sans âme. « Ne fume pas à la fenêtre, s’alarme notre hôte. Les voisins le verraient, et on aurait très honte. » Étrangement, la conversation dérive vers l’amour et la sexualité. « Dans un monastère, en France, j’ai demandé aux autres moines si faire l’amour avant le mariage était un délit ou un crime. J’ai été vraiment surpris quand on m’a dit que ce n’était même pas puni par la loi », s’étonne Elias. Intriguée, j’en demande un peu plus sur les codes sociaux encadrant l’amour. Le prêtre en devenir délivre une anecdote parlante. « Dans le groupe de prières que j’anime, un jeune garçon a touché la main d’une fille de 18 ans. Elle a eu tellement honte qu’elle a songé à se suicider », raconte-t-il d’un ton tranquille. Ce strict contrôle religieux sur la société n’empêche pas, évidemment, quelques aménagements avec la morale. « Quand j’étais au séminaire, à Mossoul, beaucoup de mes collègues allaient voir les prostituées à la fin de leurs journées d’études. Bien sûr, tout le monde faisait comme si de rien n’était », se souvient Elias en finissant son thé.
Du baptême à l’extrême-onction, la religion régule le moindre aspect de la vie des chrétiens d’Orient. « Ici, si les gens n’ont pas d’enfant un an après le mariage, ils sont convoqués d’office par le prêtre pour savoir ce qui ne va pas avec eux, indique Salwa. La plupart sont incultes. Ils n’ont jamais reçu aucune éducation, à part une éducation religieuse. Résultat, le sexe est tellement tabou qu’ils ne savent pas comment faire. Ils s’y prennent en pêchant, par des voies qui font qu’ils n’auront jamais d’enfant s’ils continuent ainsi. » Je demande des précisions. Un sourire gêné suivi d’un silence entendu est la seule réponse que j’obtiens.
Entre l’Orient et l’Occident : un dialogue impossible ?
Et puis, la soirée bascule en un clin d’œil – celui que Salwa jette à mon téléphone portable. Sur le fond d’écran, mon compagnon et moi nous tenons côte à côte, face à une plage. « Ce n’est pas ton frère, n’est-ce pas ? » demande-t-elle d’une voix doucereuse. Mentir ne servirait à rien. J’explique qu’en France, il est tout à fait normal de vivre en couple avant de passer devant l’autel. « On s’en moque de la normalité, ce qui nous questionne, c’est ta moralité », assène Elias.
Sa femme renchérit. « Mais que vas-tu donner à ton futur mari que tu n’auras pas donné à d’autres hommes ? » s’indigne-t-elle, l’œil méprisant. « Vous, les Occidentales, vous êtes toutes les mêmes. Des filles de mauvaise vie, aux mœurs légères. Vous ne pensez qu’à vous, pas à la société en général. Voilà pourquoi vous vous ferez bouffer par les musulmans. » Le reste du repas n’est que sourires crispés et bruits de mastication. Sur le trajet du retour, ils parlent entre eux, à voix basse, en me jetant de temps à autre des regards consternés.
Le lendemain, Salwa et Elias me convoquent dans le salon comme si j’étais une petite fille prise la main dans un pot de confiture. Leur ton est grave, leurs mines fermées. « Nous pensions que tu étais une bonne catholique. Si nous avions su, nous ne t’aurions pas hébergée », disent-ils. Pourtant, j’avais pris toutes les dispositions nécessaires à un tel voyage – vêtements modestes, attitude réservée, profil bas. Mais je ne suis plus la bienvenue, il est temps de partir. Quelques heures plus tard, un taxi me conduit au centre d’Erbil, loin d’Ankawa et de ses habitants qui, aujourd’hui encore, attendent désespérément de pouvoir retourner dans leurs villages.
Malgré les aléas de cette folle semaine, la compassion que je porte aux chrétiens d’Orient est intacte. J’ai vu autant d’intolérance que de solidarité, autant d’espérance que de désespoir, autant de chaos que d’harmonie. Leur foi en un retour vers la terre de leurs ancêtres a quelque chose d’infiniment poétique, et nul ne peut contester leur courage au quotidien, Face à un avenir aux contours obscurs. Il faut admettre que les chrétiens d’Orient, dont nous nous sentons si proches, sont culturellement des étrangers qui nous ressemblent autant qu’ils diffèrent de nous.[/access]
« Station Eleven », ou la fin du monde comme mélancolie

La fin du monde sera un divertissement tragique mais élégant. Enfin, on peut l’espérer à la lecture de Station Eleven, le roman poignant et étrangement apaisant de la jeune prodige des lettres canadiennes, Emily St. John Mandel. Oubliez tout ce que vous savez ou croyez savoir sur le traitement littéraire des romans post-apocalyptiques qui connaissent une vogue nouvelle, y compris dans la littérature générale, depuis le chef d’œuvre de Cormac Mc Carthy, La route.
Ce qui intéresse notre auteur, dans Station Eleven, c’est d’abord d’entrecroiser des destins dans le temps et dans l’espace à travers une scène fondatrice qui se passe la nuit où l’apocalypse, ici un virus mutant de la grippe venu de Géorgie, met fin en quelques mois à la civilisation en exterminant les neuf dixièmes de l’humanité. Un comédien meurt d’une crise cardiaque lors d’une représentation du Roi Lear, à l’Elgin Theater de Toronto. Un jeune homme qui suit une formation de secouriste intervient mais il est déjà trop tard. Parmi les témoins et les personnes que l’on prévient très vite, une gamine qui jouait le rôle d’une des filles du Roi Lear, l’ex-femme de l’acteur qui attendait dans les coulisses, l’homme d’affaires et ami du comédien.
Oh les beaux jours…
On les retrouvera tous, vingt ans après, dans des lieux différents où ils ne se croiseront pas forcément mais trouveront des signes et des correspondances troublantes, à travers un va et vient entre un présent où rôde le désespoir et un passé qu’il n’est même pas besoin de mythifier pour savoir que c’était le bon temps.
Le lecteur pourra suivre ainsi les tribulations d’une troupe de théâtre, la Symphonie Itinérante, qui joue du Shakespeare ou du Mozart pour les rares communautés survivantes de la région des Grands Lacs avec des comédiens et des musiciens qui savent aussi bien lire une partition que manier un couteau et où est inscrit, sur la voiture de tête du convoi, un ancien pick-up tiré par des chevaux, une devise qui résume la philosophie du roman, « Survivre ne suffit pas », une devise courageuse et digne qui est pourtant simplement empruntée à …un épisode de Star Trek.
On visitera aussi un aéroport d’importance secondaire où des dizaines de longs courriers ont atterri en catastrophe des années plus tôt et où la vie a continué, vaille que vaille, un aéroport où un nostalgique a patiemment élaboré un Musée de la Civilisation. Les enfants d’après la fin du monde peuvent y contempler des smartphones et des chaussures à talons aiguilles mais aussi les planches d’une mystérieuse et somptueuse bande dessinée de science-fiction, tirée seulement à quelques exemplaires et qui est l’œuvre prophétique de l’ex-femme de l’acteur foudroyé.
Un livre dédié à l’Homme
Emily St. John Mandel, et c’est ce qui rend Station Eleven si envoûtant, ne fait que suggérer la catastrophe par des détails violents, réalistes mais qui ne servent au bout du compte que de toile de fond à une mélancolie bien particulière, suscitant à l’occasion chez ses personnages qui nous ressemblent, des inventaires ayant tout du poème en prose : « Il savait, et depuis longtemps déjà, que les changements intervenus dans le monde étaient irréversibles, mais cette prise de conscience n’en jetait pas moins une lumière plus crue sur ses souvenirs. La dernière fois que j’ai mangé un cornet de glace dans un parc ensoleillé. La dernière fois que j’ai dansé dans une boite de nuit. La dernière fois que j’ai vu un bus circuler. La dernière fois que je suis monté dans un avion qui n’avait pas été converti en habitation, un avion qui décollait vraiment. La dernière fois que j’ai mangé une orange. »
Oui, Station Eleven est d’abord cela : un grand roman sur cette mélancolie bien particulière qu’il y aurait à faire partie des derniers représentants de cette admirable et étrange espèce qu’on appelait l’humanité. Et en explorant ce sentiment, en en détaillant tous les aspects, les mécanismes, les couleurs, Emily St. John Mandel se révèle la psychologue sensible de nos désastres futurs, un rôle que seul peut tenir un écrivain de haute-volée, ce qu’elle est manifestement.
Station Eleven d’Emily St John-Mandel (Editions Rivages )
Boutang, arpenteur de l’être

« Arpenteur de l’être » (Mattéi) ou «prophète d’une âge recommencé des saints et des héros » (Colosimo) ? Deux Jean-François de taille s’accordent pour définir Pierre Boutang (1916-1998) comme un géant. Dans ses Carnets noirs, Gabriel Matzneff a dit la terreur que le bretteur royaliste pouvait inspirer à ses contradicteurs en raison de sa double carrure, musculaire et cérébrale. Fut-il un autre Platon… dans un genre obscur ? Telle est la question qu’évoque un de ses disciples, le Provençal Rémi Soulié, dans un recueil de textes d’une piété quasi filiale. Vers 1990, khâgneux à peine guéri d’une méchante fièvre marxiste (inoculée, il est vrai, par un poète), le jeune Cathare de Toulouse tourne catholique contre-révolutionnaire – d’une chapelle l’autre. Des Rouges aux Blancs, avec le même panache. Soulié peut donc rencontrer Boutang, sur qui il livre aujourd’hui une somme de réflexions parfois profuses, notamment sur sa dette à l’égard de Joseph de Maistre (dont on sait l’influence sur Baudelaire) ou sur son admiration pour Bernanos, qu’il plaçait très haut. Soulié montre bien que l’un des multiples paradoxes du personnage est que, quoique fidèle à Maurras, dont il fut le plus brillant disciple avec Thierry Maulnier, Boutang ne partageait en rien le positivisme maurrassien : l’homme était avant tout théologien.
La partie la plus personnelle et la plus passionnante du recueil regroupe des fragments de journal de Rémi Soulié, qui fréquenta le maître jusqu’à sa mort. Et quel maître, capable de réciter le Parménide en grec, et Toulet, et Poe, et Scève, tout en ingurgitant des litres de vin (« Le vin, voilà quelque chose que le diable ne peut avoir créé », s’exclame ce drôle de paroissien) et en enguirlandant son disciple à propos de ponctuation, de Guénon (« lointain disciple de Maurras ») ou de l’Eglise, sa « mère ». Ce Grec qui avait trop lu l’Ancien Testament (d’où une prose un tantinet talmudique, bien éloignée de la clarté hellénique), cet inspiré (cet illuminé ?) fascine et laisse perplexe. Un génie, cet obsédé de transcendance absolue qui, paradoxe, trempa dans toutes sortes de complots (le Débarquement allié en Afrique du Nord, l’assassinat de l’amiral Darlan, le gaullisme révolutionnaire) ? Un fumiste ? Mais l’homme créa La Nation française, l’un des (rares) feux d’artifice de l’après-guerre littéraire ; mais il écrivit ce La Fontaine politique, mais il eut l’oreille du vieux Maurras. En vérité, Soulié ne tranche pas ; il rend grâce et hommage – avec une magnifique ferveur.
Une citation pour la route, à méditer, notamment par les professeurs tentés par le désespoir. A de jeunes royalistes qui l’interrogent sur la « fin » de la France, Boutang répond : « La France finie ! On la connaît depuis longtemps, cette petite histoire. On l’a dit au moment de Jeanne d’Arc, au moment de la Ligue. Lisez le « Procès de Jeanne d’Arc », lisez « La Satire Ménippée » ! Chaque fois qu’un petit enfant naît, tout recommence. Chaque fois que le langage est présent, tout reprend. Chaque fois que l’on parle français, nous retournons aux sources. » Vive Pierre Boutang !
Pour saluer Pierre Boutang, Rémi Soulié, ed. Pierre-Guillaume de Roux, 140 pages, 21€
La poésie sort du labo

Pourquoi ne lit-on plus de poésie aujourd’hui ? Pourquoi est-elle cantonnée à quelques colloques universitaires où des poètes chercheurs, mais qui ne cherchent plus depuis belle lurette l’or du temps cher à André Breton, s’échangent leurs publications subventionnées de laborantins du verbe ? Est-ce une raison pour autant, de désespérer de la poésie et de constater son avis de décès, au moins auprès du grand public ?
Il suffit pourtant d’un peu de curiosité pour trouver ces jours-ci, sur les tables des libraires, au moins deux poètes éminemment lisibles que rien ne paraît réunir. Rien sinon la volonté que la poésie soit le moyen privilégié de laisser nos sensations retrouver leur autonomie grâce à cette « écologie de l’imaginaire » que réclamait naguère Annie Le Brun dans Du trop de réalité, et ainsi de mieux lutter contre un monde saturé d’images invasives et préfabriquées.
Écologiste de l’imaginaire, voici une définition qui convient merveilleusement à Richard Brautigan (1935-1984), dont Le Castor Astral publie, en version bilingue, les œuvres poétiques complètes sous le titre C’est tout ce que j’ai à déclarer. On signalera d’emblée que cette édition est unique au monde. Même aux États-Unis, patrie de Brautigan, sa poésie est difficilement trouvable. Il est vrai que cet écrivain mythique, suicidé au mitan des années 1980, compagnon de route de la Beat generation, du flower power et du mouvement des Diggers[1. On pourra lire leur épopée romancée dans Ringolevio d’Emmett Grogan (éditions Gallimard).] de San Francisco – ces hippies anars et situationnistes, très provocateurs mais non violents –, est plus connu pour quelques romans et recueils de nouvelles qui jouent toujours, sur le mode de l’humour décalé, avec les mythes trop calibrés de la fiction américaine comme le polar ou le western.[2. Notamment Un privé à Babylone, Le Monstre des Hawkline, ou encore Un général sudiste de Big-Sur (éditions 10-18).]
Brautigan, pourtant, n’a cessé, toute sa vie, d’écrire de la poésie, une poésie où l’on retrouve également cette atmosphère d’étrangeté et d’humour, cet art subtil de la retombée qui, pour Barthes, définissait le style. On découvrira ici la vingtaine de recueils, parfois très courts, qui des années 1950 aux années 1970, tracent le portrait d’une époque, celle de la contre-culture, et d’une sensibilité, celle d’un Buster Keaton fasciné par le Japon, qui cache sa dépression dans des haïkus où s’inscrivent entre les lignes un mal de vivre qui ne hausse jamais le ton, comme dans ce « 7 avril 1969 » :
Ça va tellement mal aujourd’hui
que je vais écrire un poème.
Je m’en fiche, n’importe quel poème,
ce poème.
L’apparente facilité que l’on pourra qualifier de minimaliste et qui a donné à tant de faiseurs l’illusion que ce qui était de l’ordre de la grâce pouvait être imité, est en fait un piège. Il faut insister sur le soin que prenait Brautigan à la mise en page de ses textes, à sa science délicate du blanc entre les vers, à son art de mettre en perspective le presque rien, à sa vision du poème comme une plante en devenir qui poussera, plus tard, dans le lecteur, comme on le découvre, au sens littéral, dans S’il vous plaît, plantez ce livre (1968), dont l’édition originale comprenait des sachets de graines correspondant à chaque poème.
Brautigan n’aimait pas seulement, avec excès, les armes, l’alcool et les filles, il aimait aussi Baudelaire, héros de plusieurs de ses textes, parce que Baudelaire, avant lui, avait tenté de faire disparaître la frontière entre le vers et la prose, l’important pour lui, au bout du compte, se résumant en un axiome d’une simplicité lumineuse : « Toutes les filles devraient avoir un poème écrit rien que pour elles, même s’il faut pour ça retourner cette planète sens dessus dessous. »
Gérard Chaliand, et c’est peut-être son seul point commun biographique avec Richard Brautigan, est né presque la même année que le poète suicidé, en 1934. Il est avant tout connu pour ses interventions lors de débats télévisés où il est question de géopolitique, discipline qu’il a contribué à populariser à travers une série d’atlas publiés depuis les années 1980. C’est aussi un polémologue, c’est-à-dire un spécialiste de la guerre et de la stratégie. Comment imaginer que cet homme sérieux, voire austère, au verbe tranchant, soit aussi un poète[access capability= »lire_inedits »] depuis plus de soixante ans, remarqué à ses débuts par André Breton, comme on le verra dans Feu nomade et autres poèmes qui regroupe en un volume la plupart de ses poèmes. Est-il possible d’ailleurs de faire de la guerre, surtout de nos guerres contemporaines, un poème ? C’est oublier, par exemple, Apollinaire dont on a si mal compris l’extase effrayée quand il s’exclamait « Ah Dieu ! que la guerre est jolie. »
Chaliand, qui fut le spectateur plus ou moins engagé de toutes les guerres de décolonisation et de libération des dernières décennies, sait lui aussi cette souveraine ambiguïté. La guerre est atroce et belle, parce qu’elle est une expérience limite :
« Je me souviens du Viêt Nam sous les bombes.
Ai-je, en ce temps-là, appris ou découvert ce qui m’importe
j’aime me mettre le dos au mur.
J’ai vécu des moments rares,
où des peuples se haussent au-dessus d’eux-mêmes. »
La poésie de Chaliand est une poésie de l’autobiographie d’un monde violent où l’épopée côtoie le sordide, où les massacres ont lieu dans des cités peuplées depuis des millénaires et des paysages somptueux, où l’on éprouve l’honneur et l’horreur d’être un homme seulement dans ces circonstances ultimes où se redessinent les frontières, où se bouleversent les grands équilibres : « Une mappemonde qui tourne, c’est ma vie qui défile. »
Nous disions plus haut qu’il semblait difficile d’être plus éloignés l’un de l’autre que Chaliand et Brautigan. Finalement, peut-être nous trompions-nous. Peut-être, avec cet art de traverser le temps et la mort qui n’appartient qu’aux poètes, se retrouvent-ils parfois dans la même ville pour échanger des visions. Babylone ferait très bien l’affaire. Brautigan avoue ainsi : « À mon avis, l’une des raisons pour lesquelles je n’ai jamais fait un bon détective privé, c’est que je passe trop de temps à rêver de Babylone », tandis que Chaliand lui répond : « Qui n’a rêvé de passer son enfance/Dans les jardins suspendus de Babylone ? »
Alors, que ce soit en regardant Brautigan se réveiller aux côtés d’une femme qui ne quitte jamais sa montre ou en attendant en vain avec Chaliand son camarade Amilcar Cabral assassiné, allez les rejoindre, là-bas, au-delà du fleuve et sous les arbres.
C’est tout ce que j’ai à déclarer, de Richard Brautigan, Le Castor Astral, 2016.
Feu nomade et autres poèmes, de Gérard Chaliand, « Poésie/Gallimard », éditions Gallimard.[/access]
Plaisir d’offrir, joie de recevoir

Petit Pierrot, tête de piaf ou la crevette, toute sa jeunesse, Pierre Evian avait supporté ces surnoms de cours de récréation, maudissant la nature de lui avoir donné un corps de moineau. Deux bras pas plus épais que des mikados suspendus sur un buste de mulot. La vocation de tueur lui était venue de cette époque-là. Il faisait surtout trop de fautes d’orthographe pour prétendre à une carrière littéraire. La destinée tient parfois à peu de chose. Au lycée, quelques années plus tard, en classe de terminale, Pierre s’était presque fondu dans cette masse immonde, abjecte, d’élèves prétentieux et amoureux. Parfois, au détour d’un couloir, fusait une réflexion sur son physique malingre et sa bouille rachitique. Ces quolibets, venant des jolies filles, le faisaient sourire…de rage. Miné et meurtri par tant de bêtises, il prenait sur lui.
Pierre, comme tous les adolescents secrets et complexés de son âge, s’était enfermé dans un monde parallèle, la pendule bloquée sur les années 60. Des rêves de DS noires, de gabardines en cuir et d’alcools frelatés. Un monde idyllique où tous les truands ressemblaient à Ventura, portaient des costumes cintrés, des pompes de maquereaux et balançaient des répliques d’Audiard.
Un soir de décembre, rentrant de l’école, par mégarde, sans intention de nuire, Pierre avait vengé d’un coup, d’un geste, ses années de mépris. La charcutière, « Mademoiselle Rose », une épaisse femme couperosée s’était retrouvée sur le carreau de sa boutique. Raide. Les yeux grands ouverts. Inerte dans son sang violacé. La nuque brisée par l’angle de l’étal. Pas de cris, pas de témoins. Une insulte de trop, les commerçants sont souvent trop bavards !
A partir ce de jour-là, Pierre s’était dit que tuer serait une chose simple, à la portée d’un écolier chétif. Une affaire banale. Donc, il recommencerait. C’était même le seul domaine où il excellait. Ce regard inoffensif d’homme accablé en avait surpris plus d’un. Pierre vivait de ce commerce particulier, ce n’était ni une activité passionnante, ni excitante, juste le moyen de gagner sa vie et de régler ses factures d’électricité. A la différence des malades, des psychopathes, des serial-killers, qui tuent par plaisir, par amour ou par délire, Pierre menait une vie rangée de cadre moyen, de fonctionnaire pépère. Le matin, au lieu de se rendre au bureau, de se planter des heures devant l’écran de son ordinateur, de rêvasser à la belle secrétaire du service export, Pierre partait assassiner. Une épouse trompée, un journaliste trop zélé, un concurrent gênant ou un conseiller municipal scrupuleux. Pierre s’était fait un nom dans le métier. Il n’était pas de cette race de tueurs à gages, de spécialistes que l’on voit au cinéma, ou qu’on lit dans les romans d’espionnage. Pas le genre beau gosse, regard de braise et attaché-case d’agent secret. Pierre était un Monsieur-tout-le-monde, un modeste artisan du crime, un nettoyeur de salles polyvalentes. En trente ans de labeur, son seul titre de gloire était d’avoir renversé un chanteur de variété des années 70 à la sortie d’un gala minable. A la limite d’une ZUP pouilleuse, Pierre avait fauché au volant de sa Peugeot 404, la vedette déchue devant quelques fans qui n’en revenaient pas d’assister en direct à un meurtre. L’affaire avait fait la Une de la presse locale, l’ancienne star une dernière fois sortie de l’anonymat, lui l’oublié des plateaux de télévision et des stations musicales pour grands-mères en mal de tendresse. Un coup facile commandité par un autre artiste de seconde zone jaloux d’avoir perdu le mirifique contrat « des plages d’été ». Trois semaines de concerts dans les campings trois étoiles des Landes. L’aubaine inespérée de relancer une carrière moribonde.
Le plus souvent, Pierre préférait les coups « à la bonne franquette » comme il les appelait. Il s’était même fait une spécialité dans l’adultère et la succession crapuleuse. Deux secteurs en pleine expansion. Pierre avait une petite préférence pour les mères de famille qui désiraient supprimer leurs maris volages. En général, de belles femmes, la cinquantaine sonnée, dignes, accablées par les cabrioles nocturnes de leurs époux. Le plus facile dans le métier de tueur était sans aucun doute le crime politique. Pierre trouvait parmi les élus territoriaux, ses plus fidèles clients. L’intercommunalité l’avait sauvé. De sympathiques voyous, qui pour grappiller quelques voix auraient tué père, mère, enfants et voisins. Des opportunistes sans scrupules. L’avantage avec ces assassinats professionnels résidait dans le règlement immédiat en liquide et l’assurance d’une impunité totale. Le meurtre dans le milieu étant largement admis et pratiqué.
Le week-end, Pierre bricolait son antique Peugeot, millésime 1967, intérieur cuir havane, toit ouvrant et freinage hydrovac aussi perfide que puissant. Il écoutait à tue-tête dans son garage les tubes surannés des « Chats Sauvages », «Chaussettes Noires », et autres groupes à consonance américaine aujourd’hui disparus. L’injection de sa 404 lui donnait des sueurs depuis trois semaines, Elle toussotait. Souvent le dimanche, il partait en balade avec ses amis du club de voitures anciennes qui se faisaient appeler « les vieux rouleurs de mécanique ». Quelques kilomètres pour décrasser leurs vieilleries, de quoi amuser les promeneurs et les cyclistes. Pierre avait une vie bien réglée, comme tous les vieux garçons, un cérémonial bien huilé ; samedi : cambouis, musique sixties et film en noir et blanc ; dimanche : grasse matinée et tour du pâté de maison.
En refermant le capot, il entendit le téléphone sonner dans son salon, il remonta quatre à quatre l’escalier et réussit à décrocher à temps. L’appel ne dura que quelques secondes. Il raccrocha, un peu chagriné. Il n’avait pas l’habitude de tuer le dimanche juste avant Noël. Une urgence, des héritiers désireux d’abréger les souffrances de leur mère et pressés d’empocher ses titres de propriété. La dame logeait dans une maison bourgeoise, en bordure de Marne. Elle vivait seule, sans mari, sans amant et surtout sans clébard. Pierre détestait les animaux. Il ne comprenait pas pourquoi les retraités s’entichaient d’horribles chiens qui souillaient leurs maisons et pompaient leurs pensions. Pierre avait la phobie du Loulou de Poméranie, s’il avait fallu créer une association pour l’extermination de cette race, il en aurait été le Président d’honneur. Il exécrait leur couleur, leur odeur et leur côté misérabiliste. Si Pierre prenait un plaisir immense à restaurer sa voiture, il exultait lorsqu’il criblait de balles un Loulou perdu dans la ville. Les occasions d’en trucider un se faisaient rares. Leurs maîtresses les protégeaient, les chérissaient comme des enfants.
Ce dimanche matin-là, malgré une chute sévère des températures, Pierre s’était réveillé de bonne humeur. Finalement, cette histoire ne lui prendrait que deux ou trois heures. Il avait enfilé son costume rayé, sa cravate club, son duffle-coat beige et des souliers usés pour lesquels il avait une préférence. Le cuir craquelé, la couleur joliment patinée par les ans, et des semelles tellement fines qu’elles lui permettaient de pénétrer chez ses victimes en toute discrétion. La Peugeot démarra du premier coup, sans bruit suspect, en souplesse, les heures passées à triturer cette injection n’avaient pas été vaines. Pierre comprenait les enfants de cette femme, encore dix ans avant de décrocher le pactole. C’était décidément trop long pour un ménage qui devait finir de payer sa résidence secondaire, les études supérieures de leur fille aînée et les prochaines vacances au ski en février. Pour une somme tout à fait raisonnable, Pierre redonnait la joie de vivre à une famille en détresse.
Lorsqu’il arriva à l’entrée du bourg, la rue était complètement déserte, le quartier en pleine léthargie, repas dominical oblige. A travers la fenêtre, Pierre aperçut la vieille dame dans sa cuisine. La tête penchée sur des conserves de marrons, il la trouva d’emblée sympathique, une bonne grand-mère à l’ancienne. Elle regardait à peine le journal télévisé de France 2, surveillant parfois si le brushing de Laurent Delahousse tenait bon. Elle avait l’air en forme, Pierre comprit pourquoi ses enfants l’avaient mandaté. A la voir, on lui aurait donné dix ans de moins. Ce soir, elle dormirait à jamais sur son lit, entourée de tous ses proches en pleurs ne comprenant pas pourquoi ils avaient mérité un tel sort. Pierre s’activa, il avait encore trente minutes devant lui avant de retrouver ses amis du club. Pour la première fois de sa vie, il s’était trouvé des compagnons de route. Il était heureux. Sa différence physique n’était plus un lourd fardeau à porter. Il avait même songé en début de semaine, à raccrocher, à changer de métier. Il avait aussi pensé à trouver une épouse, il était temps. La vieille dame n’eut pas le temps de se retourner que déjà Pierre l’étranglait. Elle s’écroula sur le lino. Le générique annonçait la fin du journal. Pierre prit la fuite, mais dans le feu de l’action, ne fit pas attention aux marches glissantes du perron. Son pied partit comme une fusée. Il essaya bien de se raccrocher à la rambarde, sa tête vint se fracasser sur le marbre blanc, le tuant sur le coup. Des flocons commencèrent à voltiger dans les airs. Cette année, il neigerait à Noël.
Dans l’après-midi, avant que la gendarmerie n’arrive, un chien blanc, une sorte de Loulou renifla son cadavre et lui pissa dessus.
Mansplaining: à quand la réforme du collègue?

Visiblement, ça va mal en Suède ; assez mal en tout cas pour qu’Unionen, la principale confédération syndicale du pays, fonde un comité de vigilance contre un nouveau fléau des temps modernes : le mansplaining.
Le mansplaining, c’est l’« explication de mec », en clair la fâcheuse habitude que nous avons, nous autres mâles, de prendre nos collègues femmes pour des bécasses en leur expliquant sans cesse le pourquoi du comment. Vous croyez rendre service à votre voisine de bureau en lui détaillant avec une infinie patience les fonctionnalités de la dernière version du tableur Excel ? Mensonge, vous ne faites qu’ajouter de l’oppression patriarcale à la déjà pénible exploitation patronale.
Le syndicat est formel : le mansplaining est bel et bien une forme de harcèlement et donc un drame social que les salariées ne peuvent plus supporter. Voilà pourquoi on a créé un comité, bien sûr doté d’un site ad hoc et d’une hotline pour les urgences.
Hélas, nous apprend CNN qui a enquêté sur le phénomène, cette hotline a vite été détournée de son objet initial. La plupart des appels proviennent d’hommes, qui utilisent ce numéro pour savoir s’ils font, oui ou non, du mansplaining au travail. On espère, qu’en expliquant leur cas, ils ne seront pas paternalistes avec les téléopératrices…
Venezuela: le Père Noël est une ordure

C’est un épisode ubuesque que viennent de connaître les Vénézuéliens dans le cadre des interminables mésaventures tragicomiques de Nicolas Maduro, homme fort du Venezuela depuis trois longues années. Le 11 décembre dernier, cet homme jamais en reste de décisions pour le moins surprenantes, décrète le billet de cent bolivars – jusqu’alors la plus grosse coupure, soit un peu moins de cinq centimes d’euro- retiré de la circulation dans… les trois jours.
Selon le chef de l’Etat, cette mesure vise à lutter contre des mafias qui sévissent notamment à la frontière colombienne, et qui en auraient accumulé des milliers de liasses pour tenter de saboter l’économie du pays, ceci avec l’appui des Etats-Unis – l’ennemi de référence toujours pointé du doigt dans ce type de crise. Le problème, c’est que ce billet – illustré par un chouette portrait du général Bolivar – était utilisé dans les trois quarts des transactions en liquide. Que la mesure soit totalement absurde ou non, on pouvait donc difficilement faire mieux pour rendre le peuple – encore plus – fou à treize jours des fêtes. Un cadeau de Noël d’autant plus mal inspiré de la part du père Maduro que ce dernier répète en boucle vouloir servir le peuple vénézuélien en le protégeant de la mainmise des intérêts étrangers sur leur beau pays. Evidemment, le peuple s’est – une nouvelle fois – mis en rogne et a évacué sa colère. Bilan de ce que l’on sait des manifestations: trois morts, des dizaines de magasins pillés, des jets de pierres des manifestants contre coups de feu de la police, bref, le paradis bolivarien ressemble de plus en plus à un bordel sans nom.
La théorie du complot
Dans un éclair de lucidité, le président Maduro a finalement prolongé la validité des billets de cent bolivars jusqu’au 2 janvier. Problème de taille auquel il n’avait pas pensé: tandis que bon nombre de ses concitoyens s’étaient empressés de se débarrasser de leurs fameux billets – à travers l’achat de babioles de Noël dont ils se seraient sans doute bien passés – les nouveaux billets, de cinq cents bolivars, en prévision de la vertigineuse inflation qui semble ainsi officiellement légitimée –ont tardé à arriver.
Et voici le bon peuple vénézuélien littéralement sans le sou ! Déjà que ses billets ne valent rien… Un peu de bons sens aurait pu s’emparer de l’esprit de Nicolas Maduro, lui faire admettre qu’il n’a pas été très responsable au moins sur ce point et – à défaut de démissionner – présenter des excuses. Mais cela aurait été bien trop humiliant. Le vrai responsable c’est l’autre, les Etats-Unis et leurs alliés puisqu’il s’agit d’un « coup financier » de l’empire, une conspiration mondiale des mauvais capitalistes, une « guerre économique » visant à « renverser le gouvernement ». Pourquoi se remettre en question quand tout s’explique d’une façon si limpide ?

Nicolas Maduro, à l’instar des grands autocrates de ce monde – semble avoir atteint la phase terminale de la parano. Aurait-il néanmoins de vraies raisons de s’inquiéter ? Selon Ignacio Ramonet, journaliste fort cultivé et partisan du régime, il y aurait eu une réelle tentative de coup d’Etat l’année dernière. Problème: son article se base uniquement sur les dires du « président Maduro » et de ses partisans. Un peu léger. Ceci étant, on peut concevoir qu’au vu de l’éviction douteuse de Dilma Roussef au Brésil cette année, ou celle également infondée du président de gauche du Paraguay il y a quatre ans, le « président Maduro » rechigne à laisser le moindre millimètre de marge de manœuvre à ses adversaires.
Pendant ce temps-là, Maduro danse la salsa
Aussi étrange que ça puisse sembler au vu des performances du président, rien n’assure que la fin du chavisme déboucherait sur une situation moins tragique pour les Vénézuéliens: la venue d’un autocrate d’extrême droite n’est pas totalement à exclure, et je doute qu’elle arrangerait la situation du pays. Mais si le référendum révocatoire – une disposition constitutionnelle introduite par Chavez – avait maintenant lieu comme le souhaite l’opposition depuis des mois, il ne déboucherait plus sur des élections anticipées mais sur le simple remplacement du père Maduro par son actuel vice-président à la tête du pays. Il s’agit d’un dénommé Aristóbulo Istúriz, anciennement ministre de l’éducation sous Chavez – certes, un nom moins facile à retenir que Nicolas Maduro mais son titulaire pourra difficilement faire pire.
Les nouveaux billets eux – à l’effigie du général Francisco Miranda – sont finalement arrivés ! Livrés par avion, et en provenance de Suède : de quoi les Vénézuéliens se plaignent-ils ? En attendant les nouvelles péripéties de leur président, ils devront – ils en ont pris l’habitude – se débrouiller pour survivre. Maduro, lui, leur donnera du grain à moudre : le président ne manquera pas de leur offrir quelques laborieux pas de salsa dans son émission de radio. Avec un Père Noël pareil, les Vénézuéliens vont passer des fêtes inoubliables!
Une belle brune pour Noël

Tout le monde n’a pas la chance d’avoir des parents cinéphiles mais, pour les heureux élus, la collection « Hollywood Legends » offre une belle alternative aux chocolats de fin d’année.
Certes, quelques titres tiennent plus de l’anecdote pour collectionneurs que du chef-d’œuvre intemporel. L’influence de Rebecca d’Hitchcock sur Le Château du dragon de Mankiewicz n’est pas inintéressante en soi – de là à parier que ce dernier film ravira votre destinataire, il y a un pas qu’on ne franchira qu’avec prudence. Mais il y a aussi d’excellents films qui peuvent être vus en dehors de toute préoccupation d’érudition, tel le désopilant La Brune brûlante (1958), tourné en scope couleur et sous la direction d’un maître du comique, Leo McCarey. Le trio formé par Joanne Woodward, Joan Collins et Paul Newman, tous d’une incroyable fraîcheur, emporte cette satire de l’Amérique vers des sommets de rires. Ajoutons enfin que, pour chaque film de la collection, le supplément – l’interview d’un spécialiste – est toujours passionnant.
La Brune brûlante, DVD des éditions ESC, collection « Hollywood Legends ».
Une année de « L’Esprit de l’escalier »
Alain Finkielkraut sur l’arrestation de Salah Abdeslam (21 mars 2016)
Alain Finkielkraut revient sur l’arrestation de Salah Abdeslam et note qu’à Molenbeek « les policiers belges ont été obligés, à plusieurs reprises, de disperser une foule très hostile ».
L’esprit de l’escalier : Alain Finkielkraut sur… par causeur
Alain Finkielkraut sur les attentats de Bruxelles (27 mars 2016)
Alain Finkielkraut revient sur les attentats belges et ce qu’ils signifient pour une Europe dont le «serment» était, rappelle-t-il, «plus jamais de guerres entre les nations du Vieux continent»: «La promesse a été tenue mais pourtant la paix est en train de nous échapper». «Si je ne cède pas au découragement, poursuit-il, c’est qu’il y a des musulmans critiques, des femmes qui ne se résignent pas à l’enfermement communautaire, ce sont ces gens-là qu’il faut soutenir sans faille». Ainsi, pour lui, «un rassemblement contre l’islam radical aurait un peu plus de sens qu’un rassemblement contre la peur.»
L’esprit de l’escalier : Alain Finkielkraut sur… par causeur
Alain Finkielkraut sur le Brexit (26 juin 2016)
Alain Finkielkraut ignore si la décision souveraine du peuple britannique de sortir de l’Union européenne est une bonne ou une mauvaise chose. Cependant, pour lui, comme il ‘a expliqué lors de l’émission « L’Esprit de l’escalier », il est certain que « les eurocrates ne l’ont pas volé ». À force de promouvoir une Europe désincarnée, sans racines, ni mode de vie particulier, les classes dirigeantes européennes se prennent un violent retour de bâtons. Au point qu’une nouvelle ligne de faille semble traverser les sociétés européennes qui « se partagent désormais entre les planétaires et les sédentaires, les globaux et les locaux, les hors-sol et les autochtones ». Dans cette nouvelle lutte des classes, « les planétaires sont non seulement mieux lotis économiquement mais ils se croient politiquement et moralement supérieurs. Ils traitent les autochtones de ploucs, voire de salauds » xénophobes.
L’esprit de l’escalier 26 Juin 2016 Alain… par causeur
Alain Finkielkraut sur l’élection de Donald Trump (13 novembre 2016)
Les électeurs de Donald Trump réclament des frontières. La mondialisation, qui devait être le dernier avatar de la domination occidentale, les a laissés sur le carreau par le transfert à la Chine des capacités productives américaines. Majoritairement blancs, ils tolèrent de moins en moins bien la discrimination positive, la suspicion et le mépris dont ils sont l’objet dans les African American studies, les women studies, les subaltern studies, toutes les nouvelles disciplines inventées par le politiquement correct. Leurs ancêtres sont des DWEMs : « Dead White European Males » et ceux-ci sont chargés de tous les péchés de la terre. Traités par Hillary Clinton « de sexistes, de racistes, d’homophobes, d’islamophobes, j’en passe et des meilleures », ces électeurs n’en peuvent plus, je les comprends. Mais ce qui est tragique, c’est que la frustration et la colère les aient jetés dans les bras d’un démagogue sans foi ni loi ni culture.
L’esprit de l’escalier – Alain Finkielkraut… par causeur
Alain Finkielkraut sur le renoncement de François Hollande et la victoire de François Fillon (14 décembre 2016)
L’esprit de l’escalier – Alain Finkielkraut sur… par causeur
Le christianisme s’est arrêté à Erbil

Ils sont venus par milliers. Les femmes, parées des vêtements noirs du deuil ou de leurs plus beaux habits du dimanche, se tiennent d’un côté. De l’autre, les hommes portent moustache ou keffieh. La nuit est embaumée du parfum de camphre que les fidèles font brûler aux abords de l’église. Sur le toit, des bougies placées dans des sacs de papier donnent presque au lieu des allures de bal musette.
En cette nuit de fête de la sainte Croix, ils ont afflué vers l’édifice religieux où l’archevêque de Mossoul doit dire la messe. Il se trouve à quelques pas du parc où ils ont dormi pendant les semaines qui ont précédé la prise de leur village par l’État islamique. Les retardataires se massent par centaines aux portes de l’église, où un haut-parleur retranscrit les paroles de l’officiant. Sous la statue polychrome de la vierge, près de laquelle des grappes d’adolescents se font prendre en photo, il y a une grande croix. Dessus, les jeunes fidèles inscrivent des messages. « Jésus, je t’aime pour toujours », écrit une adolescente longiligne. À ses côtés, Noor confie sa prière à un Post-it : « Faites que je puisse retrouver mon village et ma maison. » La jeune fille aux yeux noirs, aux hauts talons et aux fards épais, a quitté à la hâte la terre de ses ancêtres le jour où Daesh a pris son village. Je suis arrivée la veille à Erbil, dans le nord de l’Irak, pour un reportage en immersion chez les chrétiens d’Orient. Le soir, le quartier d’Ankawa, qui sera mon port d’attache pendant une semaine, est éclairé par les croix lumineuses que chaque famille place au pas de sa maison. « C’est un peu comme Noël, en France, explique Pauline, volontaire auprès du diocèse. À Mossoul, les gens se seraient fait tuer pour décorer leurs portes. »
Exil et mélancolie
Salwa et son mari Elias[1. Les prénoms ont été modifiés], ancien moine devenu prêtre, m’accueillent pendant toute la durée de mon séjour, ravis qu’une journaliste s’intéresse au sort des chrétiens d’Orient. Avec une ardeur infatigable, ils organisent des rendez-vous, étirant nos journées de l’aube au milieu de la nuit.
Tous deux m’amènent au siège des forces armées de la plaine de Ninive, au premier étage d’une maison banale devant laquelle s’ennuient trois gardes désarmés. Dans un bureau où d’imposants drapeaux occupent tout l’espace, Atos Zibari, leur chef solennel et courtois, explique le fonctionnement de cette faction. « Nous sommes une force défensive, pas offensive », précise-t-il. Et pour cause : dépourvus d’armes, de munitions et de véhicules, les milliers d’hommes dont il a la responsabilité ont un rôle plus symbolique que militaire. « On a vraiment besoin d’argent pour s’équiper. Tu l’écriras dans ton article ? »
Il nous emmène dans tous les endroits où ses hommes sont en faction. Devant une église, face à une école, à l’entrée d’une résidence, ils font les cent pas en veste de treillis. Quelque chose cloche dans cette armée sans armes, aux uniformes dépareillés et aux silhouettes souvent vieillissantes. « Nous protégeons le pays », dit un adolescent imberbe en bombant le torse. « Je voulais servir la patrie et défendre mes frères chrétiens », poursuit un collègue sexagénaire du même ton bravache. Tous ont en commun d’avoir pour seul passé militaire une formation de deux semaines. Dans une autre vie, ils étaient maçons, peintres, ouvriers. « On préfère être là », sourient-ils dans un clin d’œil.
Nous prenons congé et poursuivons la ronde des rendez-vous, déjeuners, présentations.[access capability= »lire_inedits »] L’étrangère que je suis est fêtée à grand renfort de thé irakien – moitié breuvage, moitié sucre – et d’agapes pendant lesquelles les tables croulent sous le poids des mets. Pour m’honorer, on me sert parfois du vin dès dix heures du matin. « Mais pourquoi n’es-tu pas mariée ? » me demande-t-on comme une ritournelle. Ici, les jeunes filles se marient entre 15 et 23 ans. Dépasser cette date les expose à de terribles stigmates sociaux.
Les maisons des chrétiens d’Orient se ressemblent toutes : deux, trois, quatre familles se partagent un logement aux murs pastel éclairés par des néons blafards. L’ameublement, sommaire, est rehaussé par des images pieuses, des photos des occupants des lieux décorées de croix ou de colombes. Aucune famille n’a l’air d’avoir vraiment investi son habitation. « On s’en fiche, d’ici, souffle une mère de sept enfants à l’issue d’un repas. Tout ce qu’on veut, c’est retourner chez nous, à Qaraqosh. »
La misère au quotidien
À proximité d’Ankawa, mes hôtes me mènent à Mujamaa Amal, lugubre camp construit de bric et de broc dans un cadavre d’immeuble dont la construction semble arrêtée pour toujours. Dans des préfabriqués incrustés à l’édifice, des familles de huit personnes s’entassent dans dix mètres carrés. Des enfants à moitié nus jouent avec les câbles électriques qui pendent jusqu’au sol, et parfois, avec les monstrueux cafards qui grouillent jusque dans les couloirs. Leurs parents n’ont même plus la force de s’en offusquer.
Ces conditions de logement déplorables bousculent jusqu’à la structure des familles. « Les secrets du mariage n’existent plus, ici », regrette Hana, partie de Qaraqosh avec ses quatre enfants. Tous vivent dans une pièce exiguë aux murs recouverts d’images pieuses. « Ce n’est pas une vie. Les petits tombent malades souvent. Ils survivent plus qu’ils ne vivent. » Les siens, happés par le vieux téléviseur qui diffuse un épisode de Bob l’éponge, n’ont pas décroché un mot depuis un quart d’heure.
Les habitants de Mujamaa Amal sont ravagés par la promiscuité et l’ennui. « Avant, j’étais ingénieure, soupire Sara, jeune femme aux yeux noirs et mélancoliques. Ici ? Je ne suis plus rien. Je cuisine, je m’occupe des enfants. Je ne fais rien d’autre de mes journées. » Un soupir. Elle s’en retourne à la cuisine partagée par huit familles, où mijote un plat de dolmas. Notre venue suscite plus d’agacement que de curiosité. « Vous ne servez à rien, vous les humanitaires, vous les journalistes, s’agace un quinquagénaire en nous mettant dehors. On ne veut pas que vous veniez, puis que vous repartiez. Ce qu’on veut, c’est que vous nous ameniez en France, et maintenant. On n’en peut plus de vivre dans ce taudis. »
Autre temps, autre mœurs
Au cours d’heures de discussions avec les habitants de Qaraqosh, on entend toujours le même cri : « Aide-nous à rentrer chez nous.» Un soir, nous partons vers un autre de ces quartiers sortis de terre en quelques mois, et où s’entassent des familles dans des maisons sans âme. « Ne fume pas à la fenêtre, s’alarme notre hôte. Les voisins le verraient, et on aurait très honte. » Étrangement, la conversation dérive vers l’amour et la sexualité. « Dans un monastère, en France, j’ai demandé aux autres moines si faire l’amour avant le mariage était un délit ou un crime. J’ai été vraiment surpris quand on m’a dit que ce n’était même pas puni par la loi », s’étonne Elias. Intriguée, j’en demande un peu plus sur les codes sociaux encadrant l’amour. Le prêtre en devenir délivre une anecdote parlante. « Dans le groupe de prières que j’anime, un jeune garçon a touché la main d’une fille de 18 ans. Elle a eu tellement honte qu’elle a songé à se suicider », raconte-t-il d’un ton tranquille. Ce strict contrôle religieux sur la société n’empêche pas, évidemment, quelques aménagements avec la morale. « Quand j’étais au séminaire, à Mossoul, beaucoup de mes collègues allaient voir les prostituées à la fin de leurs journées d’études. Bien sûr, tout le monde faisait comme si de rien n’était », se souvient Elias en finissant son thé.
Du baptême à l’extrême-onction, la religion régule le moindre aspect de la vie des chrétiens d’Orient. « Ici, si les gens n’ont pas d’enfant un an après le mariage, ils sont convoqués d’office par le prêtre pour savoir ce qui ne va pas avec eux, indique Salwa. La plupart sont incultes. Ils n’ont jamais reçu aucune éducation, à part une éducation religieuse. Résultat, le sexe est tellement tabou qu’ils ne savent pas comment faire. Ils s’y prennent en pêchant, par des voies qui font qu’ils n’auront jamais d’enfant s’ils continuent ainsi. » Je demande des précisions. Un sourire gêné suivi d’un silence entendu est la seule réponse que j’obtiens.
Entre l’Orient et l’Occident : un dialogue impossible ?
Et puis, la soirée bascule en un clin d’œil – celui que Salwa jette à mon téléphone portable. Sur le fond d’écran, mon compagnon et moi nous tenons côte à côte, face à une plage. « Ce n’est pas ton frère, n’est-ce pas ? » demande-t-elle d’une voix doucereuse. Mentir ne servirait à rien. J’explique qu’en France, il est tout à fait normal de vivre en couple avant de passer devant l’autel. « On s’en moque de la normalité, ce qui nous questionne, c’est ta moralité », assène Elias.
Sa femme renchérit. « Mais que vas-tu donner à ton futur mari que tu n’auras pas donné à d’autres hommes ? » s’indigne-t-elle, l’œil méprisant. « Vous, les Occidentales, vous êtes toutes les mêmes. Des filles de mauvaise vie, aux mœurs légères. Vous ne pensez qu’à vous, pas à la société en général. Voilà pourquoi vous vous ferez bouffer par les musulmans. » Le reste du repas n’est que sourires crispés et bruits de mastication. Sur le trajet du retour, ils parlent entre eux, à voix basse, en me jetant de temps à autre des regards consternés.
Le lendemain, Salwa et Elias me convoquent dans le salon comme si j’étais une petite fille prise la main dans un pot de confiture. Leur ton est grave, leurs mines fermées. « Nous pensions que tu étais une bonne catholique. Si nous avions su, nous ne t’aurions pas hébergée », disent-ils. Pourtant, j’avais pris toutes les dispositions nécessaires à un tel voyage – vêtements modestes, attitude réservée, profil bas. Mais je ne suis plus la bienvenue, il est temps de partir. Quelques heures plus tard, un taxi me conduit au centre d’Erbil, loin d’Ankawa et de ses habitants qui, aujourd’hui encore, attendent désespérément de pouvoir retourner dans leurs villages.
Malgré les aléas de cette folle semaine, la compassion que je porte aux chrétiens d’Orient est intacte. J’ai vu autant d’intolérance que de solidarité, autant d’espérance que de désespoir, autant de chaos que d’harmonie. Leur foi en un retour vers la terre de leurs ancêtres a quelque chose d’infiniment poétique, et nul ne peut contester leur courage au quotidien, Face à un avenir aux contours obscurs. Il faut admettre que les chrétiens d’Orient, dont nous nous sentons si proches, sont culturellement des étrangers qui nous ressemblent autant qu’ils diffèrent de nous.[/access]
« Station Eleven », ou la fin du monde comme mélancolie

La fin du monde sera un divertissement tragique mais élégant. Enfin, on peut l’espérer à la lecture de Station Eleven, le roman poignant et étrangement apaisant de la jeune prodige des lettres canadiennes, Emily St. John Mandel. Oubliez tout ce que vous savez ou croyez savoir sur le traitement littéraire des romans post-apocalyptiques qui connaissent une vogue nouvelle, y compris dans la littérature générale, depuis le chef d’œuvre de Cormac Mc Carthy, La route.
Ce qui intéresse notre auteur, dans Station Eleven, c’est d’abord d’entrecroiser des destins dans le temps et dans l’espace à travers une scène fondatrice qui se passe la nuit où l’apocalypse, ici un virus mutant de la grippe venu de Géorgie, met fin en quelques mois à la civilisation en exterminant les neuf dixièmes de l’humanité. Un comédien meurt d’une crise cardiaque lors d’une représentation du Roi Lear, à l’Elgin Theater de Toronto. Un jeune homme qui suit une formation de secouriste intervient mais il est déjà trop tard. Parmi les témoins et les personnes que l’on prévient très vite, une gamine qui jouait le rôle d’une des filles du Roi Lear, l’ex-femme de l’acteur qui attendait dans les coulisses, l’homme d’affaires et ami du comédien.
Oh les beaux jours…
On les retrouvera tous, vingt ans après, dans des lieux différents où ils ne se croiseront pas forcément mais trouveront des signes et des correspondances troublantes, à travers un va et vient entre un présent où rôde le désespoir et un passé qu’il n’est même pas besoin de mythifier pour savoir que c’était le bon temps.
Le lecteur pourra suivre ainsi les tribulations d’une troupe de théâtre, la Symphonie Itinérante, qui joue du Shakespeare ou du Mozart pour les rares communautés survivantes de la région des Grands Lacs avec des comédiens et des musiciens qui savent aussi bien lire une partition que manier un couteau et où est inscrit, sur la voiture de tête du convoi, un ancien pick-up tiré par des chevaux, une devise qui résume la philosophie du roman, « Survivre ne suffit pas », une devise courageuse et digne qui est pourtant simplement empruntée à …un épisode de Star Trek.
On visitera aussi un aéroport d’importance secondaire où des dizaines de longs courriers ont atterri en catastrophe des années plus tôt et où la vie a continué, vaille que vaille, un aéroport où un nostalgique a patiemment élaboré un Musée de la Civilisation. Les enfants d’après la fin du monde peuvent y contempler des smartphones et des chaussures à talons aiguilles mais aussi les planches d’une mystérieuse et somptueuse bande dessinée de science-fiction, tirée seulement à quelques exemplaires et qui est l’œuvre prophétique de l’ex-femme de l’acteur foudroyé.
Un livre dédié à l’Homme
Emily St. John Mandel, et c’est ce qui rend Station Eleven si envoûtant, ne fait que suggérer la catastrophe par des détails violents, réalistes mais qui ne servent au bout du compte que de toile de fond à une mélancolie bien particulière, suscitant à l’occasion chez ses personnages qui nous ressemblent, des inventaires ayant tout du poème en prose : « Il savait, et depuis longtemps déjà, que les changements intervenus dans le monde étaient irréversibles, mais cette prise de conscience n’en jetait pas moins une lumière plus crue sur ses souvenirs. La dernière fois que j’ai mangé un cornet de glace dans un parc ensoleillé. La dernière fois que j’ai dansé dans une boite de nuit. La dernière fois que j’ai vu un bus circuler. La dernière fois que je suis monté dans un avion qui n’avait pas été converti en habitation, un avion qui décollait vraiment. La dernière fois que j’ai mangé une orange. »
Oui, Station Eleven est d’abord cela : un grand roman sur cette mélancolie bien particulière qu’il y aurait à faire partie des derniers représentants de cette admirable et étrange espèce qu’on appelait l’humanité. Et en explorant ce sentiment, en en détaillant tous les aspects, les mécanismes, les couleurs, Emily St. John Mandel se révèle la psychologue sensible de nos désastres futurs, un rôle que seul peut tenir un écrivain de haute-volée, ce qu’elle est manifestement.
Station Eleven d’Emily St John-Mandel (Editions Rivages )
Boutang, arpenteur de l’être

« Arpenteur de l’être » (Mattéi) ou «prophète d’une âge recommencé des saints et des héros » (Colosimo) ? Deux Jean-François de taille s’accordent pour définir Pierre Boutang (1916-1998) comme un géant. Dans ses Carnets noirs, Gabriel Matzneff a dit la terreur que le bretteur royaliste pouvait inspirer à ses contradicteurs en raison de sa double carrure, musculaire et cérébrale. Fut-il un autre Platon… dans un genre obscur ? Telle est la question qu’évoque un de ses disciples, le Provençal Rémi Soulié, dans un recueil de textes d’une piété quasi filiale. Vers 1990, khâgneux à peine guéri d’une méchante fièvre marxiste (inoculée, il est vrai, par un poète), le jeune Cathare de Toulouse tourne catholique contre-révolutionnaire – d’une chapelle l’autre. Des Rouges aux Blancs, avec le même panache. Soulié peut donc rencontrer Boutang, sur qui il livre aujourd’hui une somme de réflexions parfois profuses, notamment sur sa dette à l’égard de Joseph de Maistre (dont on sait l’influence sur Baudelaire) ou sur son admiration pour Bernanos, qu’il plaçait très haut. Soulié montre bien que l’un des multiples paradoxes du personnage est que, quoique fidèle à Maurras, dont il fut le plus brillant disciple avec Thierry Maulnier, Boutang ne partageait en rien le positivisme maurrassien : l’homme était avant tout théologien.
La partie la plus personnelle et la plus passionnante du recueil regroupe des fragments de journal de Rémi Soulié, qui fréquenta le maître jusqu’à sa mort. Et quel maître, capable de réciter le Parménide en grec, et Toulet, et Poe, et Scève, tout en ingurgitant des litres de vin (« Le vin, voilà quelque chose que le diable ne peut avoir créé », s’exclame ce drôle de paroissien) et en enguirlandant son disciple à propos de ponctuation, de Guénon (« lointain disciple de Maurras ») ou de l’Eglise, sa « mère ». Ce Grec qui avait trop lu l’Ancien Testament (d’où une prose un tantinet talmudique, bien éloignée de la clarté hellénique), cet inspiré (cet illuminé ?) fascine et laisse perplexe. Un génie, cet obsédé de transcendance absolue qui, paradoxe, trempa dans toutes sortes de complots (le Débarquement allié en Afrique du Nord, l’assassinat de l’amiral Darlan, le gaullisme révolutionnaire) ? Un fumiste ? Mais l’homme créa La Nation française, l’un des (rares) feux d’artifice de l’après-guerre littéraire ; mais il écrivit ce La Fontaine politique, mais il eut l’oreille du vieux Maurras. En vérité, Soulié ne tranche pas ; il rend grâce et hommage – avec une magnifique ferveur.
Une citation pour la route, à méditer, notamment par les professeurs tentés par le désespoir. A de jeunes royalistes qui l’interrogent sur la « fin » de la France, Boutang répond : « La France finie ! On la connaît depuis longtemps, cette petite histoire. On l’a dit au moment de Jeanne d’Arc, au moment de la Ligue. Lisez le « Procès de Jeanne d’Arc », lisez « La Satire Ménippée » ! Chaque fois qu’un petit enfant naît, tout recommence. Chaque fois que le langage est présent, tout reprend. Chaque fois que l’on parle français, nous retournons aux sources. » Vive Pierre Boutang !
Pour saluer Pierre Boutang, Rémi Soulié, ed. Pierre-Guillaume de Roux, 140 pages, 21€
La poésie sort du labo

Pourquoi ne lit-on plus de poésie aujourd’hui ? Pourquoi est-elle cantonnée à quelques colloques universitaires où des poètes chercheurs, mais qui ne cherchent plus depuis belle lurette l’or du temps cher à André Breton, s’échangent leurs publications subventionnées de laborantins du verbe ? Est-ce une raison pour autant, de désespérer de la poésie et de constater son avis de décès, au moins auprès du grand public ?
Il suffit pourtant d’un peu de curiosité pour trouver ces jours-ci, sur les tables des libraires, au moins deux poètes éminemment lisibles que rien ne paraît réunir. Rien sinon la volonté que la poésie soit le moyen privilégié de laisser nos sensations retrouver leur autonomie grâce à cette « écologie de l’imaginaire » que réclamait naguère Annie Le Brun dans Du trop de réalité, et ainsi de mieux lutter contre un monde saturé d’images invasives et préfabriquées.
Écologiste de l’imaginaire, voici une définition qui convient merveilleusement à Richard Brautigan (1935-1984), dont Le Castor Astral publie, en version bilingue, les œuvres poétiques complètes sous le titre C’est tout ce que j’ai à déclarer. On signalera d’emblée que cette édition est unique au monde. Même aux États-Unis, patrie de Brautigan, sa poésie est difficilement trouvable. Il est vrai que cet écrivain mythique, suicidé au mitan des années 1980, compagnon de route de la Beat generation, du flower power et du mouvement des Diggers[1. On pourra lire leur épopée romancée dans Ringolevio d’Emmett Grogan (éditions Gallimard).] de San Francisco – ces hippies anars et situationnistes, très provocateurs mais non violents –, est plus connu pour quelques romans et recueils de nouvelles qui jouent toujours, sur le mode de l’humour décalé, avec les mythes trop calibrés de la fiction américaine comme le polar ou le western.[2. Notamment Un privé à Babylone, Le Monstre des Hawkline, ou encore Un général sudiste de Big-Sur (éditions 10-18).]
Brautigan, pourtant, n’a cessé, toute sa vie, d’écrire de la poésie, une poésie où l’on retrouve également cette atmosphère d’étrangeté et d’humour, cet art subtil de la retombée qui, pour Barthes, définissait le style. On découvrira ici la vingtaine de recueils, parfois très courts, qui des années 1950 aux années 1970, tracent le portrait d’une époque, celle de la contre-culture, et d’une sensibilité, celle d’un Buster Keaton fasciné par le Japon, qui cache sa dépression dans des haïkus où s’inscrivent entre les lignes un mal de vivre qui ne hausse jamais le ton, comme dans ce « 7 avril 1969 » :
Ça va tellement mal aujourd’hui
que je vais écrire un poème.
Je m’en fiche, n’importe quel poème,
ce poème.
L’apparente facilité que l’on pourra qualifier de minimaliste et qui a donné à tant de faiseurs l’illusion que ce qui était de l’ordre de la grâce pouvait être imité, est en fait un piège. Il faut insister sur le soin que prenait Brautigan à la mise en page de ses textes, à sa science délicate du blanc entre les vers, à son art de mettre en perspective le presque rien, à sa vision du poème comme une plante en devenir qui poussera, plus tard, dans le lecteur, comme on le découvre, au sens littéral, dans S’il vous plaît, plantez ce livre (1968), dont l’édition originale comprenait des sachets de graines correspondant à chaque poème.
Brautigan n’aimait pas seulement, avec excès, les armes, l’alcool et les filles, il aimait aussi Baudelaire, héros de plusieurs de ses textes, parce que Baudelaire, avant lui, avait tenté de faire disparaître la frontière entre le vers et la prose, l’important pour lui, au bout du compte, se résumant en un axiome d’une simplicité lumineuse : « Toutes les filles devraient avoir un poème écrit rien que pour elles, même s’il faut pour ça retourner cette planète sens dessus dessous. »
Gérard Chaliand, et c’est peut-être son seul point commun biographique avec Richard Brautigan, est né presque la même année que le poète suicidé, en 1934. Il est avant tout connu pour ses interventions lors de débats télévisés où il est question de géopolitique, discipline qu’il a contribué à populariser à travers une série d’atlas publiés depuis les années 1980. C’est aussi un polémologue, c’est-à-dire un spécialiste de la guerre et de la stratégie. Comment imaginer que cet homme sérieux, voire austère, au verbe tranchant, soit aussi un poète[access capability= »lire_inedits »] depuis plus de soixante ans, remarqué à ses débuts par André Breton, comme on le verra dans Feu nomade et autres poèmes qui regroupe en un volume la plupart de ses poèmes. Est-il possible d’ailleurs de faire de la guerre, surtout de nos guerres contemporaines, un poème ? C’est oublier, par exemple, Apollinaire dont on a si mal compris l’extase effrayée quand il s’exclamait « Ah Dieu ! que la guerre est jolie. »
Chaliand, qui fut le spectateur plus ou moins engagé de toutes les guerres de décolonisation et de libération des dernières décennies, sait lui aussi cette souveraine ambiguïté. La guerre est atroce et belle, parce qu’elle est une expérience limite :
« Je me souviens du Viêt Nam sous les bombes.
Ai-je, en ce temps-là, appris ou découvert ce qui m’importe
j’aime me mettre le dos au mur.
J’ai vécu des moments rares,
où des peuples se haussent au-dessus d’eux-mêmes. »
La poésie de Chaliand est une poésie de l’autobiographie d’un monde violent où l’épopée côtoie le sordide, où les massacres ont lieu dans des cités peuplées depuis des millénaires et des paysages somptueux, où l’on éprouve l’honneur et l’horreur d’être un homme seulement dans ces circonstances ultimes où se redessinent les frontières, où se bouleversent les grands équilibres : « Une mappemonde qui tourne, c’est ma vie qui défile. »
Nous disions plus haut qu’il semblait difficile d’être plus éloignés l’un de l’autre que Chaliand et Brautigan. Finalement, peut-être nous trompions-nous. Peut-être, avec cet art de traverser le temps et la mort qui n’appartient qu’aux poètes, se retrouvent-ils parfois dans la même ville pour échanger des visions. Babylone ferait très bien l’affaire. Brautigan avoue ainsi : « À mon avis, l’une des raisons pour lesquelles je n’ai jamais fait un bon détective privé, c’est que je passe trop de temps à rêver de Babylone », tandis que Chaliand lui répond : « Qui n’a rêvé de passer son enfance/Dans les jardins suspendus de Babylone ? »
Alors, que ce soit en regardant Brautigan se réveiller aux côtés d’une femme qui ne quitte jamais sa montre ou en attendant en vain avec Chaliand son camarade Amilcar Cabral assassiné, allez les rejoindre, là-bas, au-delà du fleuve et sous les arbres.
C’est tout ce que j’ai à déclarer, de Richard Brautigan, Le Castor Astral, 2016.
Feu nomade et autres poèmes, de Gérard Chaliand, « Poésie/Gallimard », éditions Gallimard.[/access]
Plaisir d’offrir, joie de recevoir

Petit Pierrot, tête de piaf ou la crevette, toute sa jeunesse, Pierre Evian avait supporté ces surnoms de cours de récréation, maudissant la nature de lui avoir donné un corps de moineau. Deux bras pas plus épais que des mikados suspendus sur un buste de mulot. La vocation de tueur lui était venue de cette époque-là. Il faisait surtout trop de fautes d’orthographe pour prétendre à une carrière littéraire. La destinée tient parfois à peu de chose. Au lycée, quelques années plus tard, en classe de terminale, Pierre s’était presque fondu dans cette masse immonde, abjecte, d’élèves prétentieux et amoureux. Parfois, au détour d’un couloir, fusait une réflexion sur son physique malingre et sa bouille rachitique. Ces quolibets, venant des jolies filles, le faisaient sourire…de rage. Miné et meurtri par tant de bêtises, il prenait sur lui.
Pierre, comme tous les adolescents secrets et complexés de son âge, s’était enfermé dans un monde parallèle, la pendule bloquée sur les années 60. Des rêves de DS noires, de gabardines en cuir et d’alcools frelatés. Un monde idyllique où tous les truands ressemblaient à Ventura, portaient des costumes cintrés, des pompes de maquereaux et balançaient des répliques d’Audiard.
Un soir de décembre, rentrant de l’école, par mégarde, sans intention de nuire, Pierre avait vengé d’un coup, d’un geste, ses années de mépris. La charcutière, « Mademoiselle Rose », une épaisse femme couperosée s’était retrouvée sur le carreau de sa boutique. Raide. Les yeux grands ouverts. Inerte dans son sang violacé. La nuque brisée par l’angle de l’étal. Pas de cris, pas de témoins. Une insulte de trop, les commerçants sont souvent trop bavards !
A partir ce de jour-là, Pierre s’était dit que tuer serait une chose simple, à la portée d’un écolier chétif. Une affaire banale. Donc, il recommencerait. C’était même le seul domaine où il excellait. Ce regard inoffensif d’homme accablé en avait surpris plus d’un. Pierre vivait de ce commerce particulier, ce n’était ni une activité passionnante, ni excitante, juste le moyen de gagner sa vie et de régler ses factures d’électricité. A la différence des malades, des psychopathes, des serial-killers, qui tuent par plaisir, par amour ou par délire, Pierre menait une vie rangée de cadre moyen, de fonctionnaire pépère. Le matin, au lieu de se rendre au bureau, de se planter des heures devant l’écran de son ordinateur, de rêvasser à la belle secrétaire du service export, Pierre partait assassiner. Une épouse trompée, un journaliste trop zélé, un concurrent gênant ou un conseiller municipal scrupuleux. Pierre s’était fait un nom dans le métier. Il n’était pas de cette race de tueurs à gages, de spécialistes que l’on voit au cinéma, ou qu’on lit dans les romans d’espionnage. Pas le genre beau gosse, regard de braise et attaché-case d’agent secret. Pierre était un Monsieur-tout-le-monde, un modeste artisan du crime, un nettoyeur de salles polyvalentes. En trente ans de labeur, son seul titre de gloire était d’avoir renversé un chanteur de variété des années 70 à la sortie d’un gala minable. A la limite d’une ZUP pouilleuse, Pierre avait fauché au volant de sa Peugeot 404, la vedette déchue devant quelques fans qui n’en revenaient pas d’assister en direct à un meurtre. L’affaire avait fait la Une de la presse locale, l’ancienne star une dernière fois sortie de l’anonymat, lui l’oublié des plateaux de télévision et des stations musicales pour grands-mères en mal de tendresse. Un coup facile commandité par un autre artiste de seconde zone jaloux d’avoir perdu le mirifique contrat « des plages d’été ». Trois semaines de concerts dans les campings trois étoiles des Landes. L’aubaine inespérée de relancer une carrière moribonde.
Le plus souvent, Pierre préférait les coups « à la bonne franquette » comme il les appelait. Il s’était même fait une spécialité dans l’adultère et la succession crapuleuse. Deux secteurs en pleine expansion. Pierre avait une petite préférence pour les mères de famille qui désiraient supprimer leurs maris volages. En général, de belles femmes, la cinquantaine sonnée, dignes, accablées par les cabrioles nocturnes de leurs époux. Le plus facile dans le métier de tueur était sans aucun doute le crime politique. Pierre trouvait parmi les élus territoriaux, ses plus fidèles clients. L’intercommunalité l’avait sauvé. De sympathiques voyous, qui pour grappiller quelques voix auraient tué père, mère, enfants et voisins. Des opportunistes sans scrupules. L’avantage avec ces assassinats professionnels résidait dans le règlement immédiat en liquide et l’assurance d’une impunité totale. Le meurtre dans le milieu étant largement admis et pratiqué.
Le week-end, Pierre bricolait son antique Peugeot, millésime 1967, intérieur cuir havane, toit ouvrant et freinage hydrovac aussi perfide que puissant. Il écoutait à tue-tête dans son garage les tubes surannés des « Chats Sauvages », «Chaussettes Noires », et autres groupes à consonance américaine aujourd’hui disparus. L’injection de sa 404 lui donnait des sueurs depuis trois semaines, Elle toussotait. Souvent le dimanche, il partait en balade avec ses amis du club de voitures anciennes qui se faisaient appeler « les vieux rouleurs de mécanique ». Quelques kilomètres pour décrasser leurs vieilleries, de quoi amuser les promeneurs et les cyclistes. Pierre avait une vie bien réglée, comme tous les vieux garçons, un cérémonial bien huilé ; samedi : cambouis, musique sixties et film en noir et blanc ; dimanche : grasse matinée et tour du pâté de maison.
En refermant le capot, il entendit le téléphone sonner dans son salon, il remonta quatre à quatre l’escalier et réussit à décrocher à temps. L’appel ne dura que quelques secondes. Il raccrocha, un peu chagriné. Il n’avait pas l’habitude de tuer le dimanche juste avant Noël. Une urgence, des héritiers désireux d’abréger les souffrances de leur mère et pressés d’empocher ses titres de propriété. La dame logeait dans une maison bourgeoise, en bordure de Marne. Elle vivait seule, sans mari, sans amant et surtout sans clébard. Pierre détestait les animaux. Il ne comprenait pas pourquoi les retraités s’entichaient d’horribles chiens qui souillaient leurs maisons et pompaient leurs pensions. Pierre avait la phobie du Loulou de Poméranie, s’il avait fallu créer une association pour l’extermination de cette race, il en aurait été le Président d’honneur. Il exécrait leur couleur, leur odeur et leur côté misérabiliste. Si Pierre prenait un plaisir immense à restaurer sa voiture, il exultait lorsqu’il criblait de balles un Loulou perdu dans la ville. Les occasions d’en trucider un se faisaient rares. Leurs maîtresses les protégeaient, les chérissaient comme des enfants.
Ce dimanche matin-là, malgré une chute sévère des températures, Pierre s’était réveillé de bonne humeur. Finalement, cette histoire ne lui prendrait que deux ou trois heures. Il avait enfilé son costume rayé, sa cravate club, son duffle-coat beige et des souliers usés pour lesquels il avait une préférence. Le cuir craquelé, la couleur joliment patinée par les ans, et des semelles tellement fines qu’elles lui permettaient de pénétrer chez ses victimes en toute discrétion. La Peugeot démarra du premier coup, sans bruit suspect, en souplesse, les heures passées à triturer cette injection n’avaient pas été vaines. Pierre comprenait les enfants de cette femme, encore dix ans avant de décrocher le pactole. C’était décidément trop long pour un ménage qui devait finir de payer sa résidence secondaire, les études supérieures de leur fille aînée et les prochaines vacances au ski en février. Pour une somme tout à fait raisonnable, Pierre redonnait la joie de vivre à une famille en détresse.
Lorsqu’il arriva à l’entrée du bourg, la rue était complètement déserte, le quartier en pleine léthargie, repas dominical oblige. A travers la fenêtre, Pierre aperçut la vieille dame dans sa cuisine. La tête penchée sur des conserves de marrons, il la trouva d’emblée sympathique, une bonne grand-mère à l’ancienne. Elle regardait à peine le journal télévisé de France 2, surveillant parfois si le brushing de Laurent Delahousse tenait bon. Elle avait l’air en forme, Pierre comprit pourquoi ses enfants l’avaient mandaté. A la voir, on lui aurait donné dix ans de moins. Ce soir, elle dormirait à jamais sur son lit, entourée de tous ses proches en pleurs ne comprenant pas pourquoi ils avaient mérité un tel sort. Pierre s’activa, il avait encore trente minutes devant lui avant de retrouver ses amis du club. Pour la première fois de sa vie, il s’était trouvé des compagnons de route. Il était heureux. Sa différence physique n’était plus un lourd fardeau à porter. Il avait même songé en début de semaine, à raccrocher, à changer de métier. Il avait aussi pensé à trouver une épouse, il était temps. La vieille dame n’eut pas le temps de se retourner que déjà Pierre l’étranglait. Elle s’écroula sur le lino. Le générique annonçait la fin du journal. Pierre prit la fuite, mais dans le feu de l’action, ne fit pas attention aux marches glissantes du perron. Son pied partit comme une fusée. Il essaya bien de se raccrocher à la rambarde, sa tête vint se fracasser sur le marbre blanc, le tuant sur le coup. Des flocons commencèrent à voltiger dans les airs. Cette année, il neigerait à Noël.
Dans l’après-midi, avant que la gendarmerie n’arrive, un chien blanc, une sorte de Loulou renifla son cadavre et lui pissa dessus.
Mansplaining: à quand la réforme du collègue?

Visiblement, ça va mal en Suède ; assez mal en tout cas pour qu’Unionen, la principale confédération syndicale du pays, fonde un comité de vigilance contre un nouveau fléau des temps modernes : le mansplaining.
Le mansplaining, c’est l’« explication de mec », en clair la fâcheuse habitude que nous avons, nous autres mâles, de prendre nos collègues femmes pour des bécasses en leur expliquant sans cesse le pourquoi du comment. Vous croyez rendre service à votre voisine de bureau en lui détaillant avec une infinie patience les fonctionnalités de la dernière version du tableur Excel ? Mensonge, vous ne faites qu’ajouter de l’oppression patriarcale à la déjà pénible exploitation patronale.
Le syndicat est formel : le mansplaining est bel et bien une forme de harcèlement et donc un drame social que les salariées ne peuvent plus supporter. Voilà pourquoi on a créé un comité, bien sûr doté d’un site ad hoc et d’une hotline pour les urgences.
Hélas, nous apprend CNN qui a enquêté sur le phénomène, cette hotline a vite été détournée de son objet initial. La plupart des appels proviennent d’hommes, qui utilisent ce numéro pour savoir s’ils font, oui ou non, du mansplaining au travail. On espère, qu’en expliquant leur cas, ils ne seront pas paternalistes avec les téléopératrices…
Venezuela: le Père Noël est une ordure

C’est un épisode ubuesque que viennent de connaître les Vénézuéliens dans le cadre des interminables mésaventures tragicomiques de Nicolas Maduro, homme fort du Venezuela depuis trois longues années. Le 11 décembre dernier, cet homme jamais en reste de décisions pour le moins surprenantes, décrète le billet de cent bolivars – jusqu’alors la plus grosse coupure, soit un peu moins de cinq centimes d’euro- retiré de la circulation dans… les trois jours.
Selon le chef de l’Etat, cette mesure vise à lutter contre des mafias qui sévissent notamment à la frontière colombienne, et qui en auraient accumulé des milliers de liasses pour tenter de saboter l’économie du pays, ceci avec l’appui des Etats-Unis – l’ennemi de référence toujours pointé du doigt dans ce type de crise. Le problème, c’est que ce billet – illustré par un chouette portrait du général Bolivar – était utilisé dans les trois quarts des transactions en liquide. Que la mesure soit totalement absurde ou non, on pouvait donc difficilement faire mieux pour rendre le peuple – encore plus – fou à treize jours des fêtes. Un cadeau de Noël d’autant plus mal inspiré de la part du père Maduro que ce dernier répète en boucle vouloir servir le peuple vénézuélien en le protégeant de la mainmise des intérêts étrangers sur leur beau pays. Evidemment, le peuple s’est – une nouvelle fois – mis en rogne et a évacué sa colère. Bilan de ce que l’on sait des manifestations: trois morts, des dizaines de magasins pillés, des jets de pierres des manifestants contre coups de feu de la police, bref, le paradis bolivarien ressemble de plus en plus à un bordel sans nom.
La théorie du complot
Dans un éclair de lucidité, le président Maduro a finalement prolongé la validité des billets de cent bolivars jusqu’au 2 janvier. Problème de taille auquel il n’avait pas pensé: tandis que bon nombre de ses concitoyens s’étaient empressés de se débarrasser de leurs fameux billets – à travers l’achat de babioles de Noël dont ils se seraient sans doute bien passés – les nouveaux billets, de cinq cents bolivars, en prévision de la vertigineuse inflation qui semble ainsi officiellement légitimée –ont tardé à arriver.
Et voici le bon peuple vénézuélien littéralement sans le sou ! Déjà que ses billets ne valent rien… Un peu de bons sens aurait pu s’emparer de l’esprit de Nicolas Maduro, lui faire admettre qu’il n’a pas été très responsable au moins sur ce point et – à défaut de démissionner – présenter des excuses. Mais cela aurait été bien trop humiliant. Le vrai responsable c’est l’autre, les Etats-Unis et leurs alliés puisqu’il s’agit d’un « coup financier » de l’empire, une conspiration mondiale des mauvais capitalistes, une « guerre économique » visant à « renverser le gouvernement ». Pourquoi se remettre en question quand tout s’explique d’une façon si limpide ?

Nicolas Maduro, à l’instar des grands autocrates de ce monde – semble avoir atteint la phase terminale de la parano. Aurait-il néanmoins de vraies raisons de s’inquiéter ? Selon Ignacio Ramonet, journaliste fort cultivé et partisan du régime, il y aurait eu une réelle tentative de coup d’Etat l’année dernière. Problème: son article se base uniquement sur les dires du « président Maduro » et de ses partisans. Un peu léger. Ceci étant, on peut concevoir qu’au vu de l’éviction douteuse de Dilma Roussef au Brésil cette année, ou celle également infondée du président de gauche du Paraguay il y a quatre ans, le « président Maduro » rechigne à laisser le moindre millimètre de marge de manœuvre à ses adversaires.
Pendant ce temps-là, Maduro danse la salsa
Aussi étrange que ça puisse sembler au vu des performances du président, rien n’assure que la fin du chavisme déboucherait sur une situation moins tragique pour les Vénézuéliens: la venue d’un autocrate d’extrême droite n’est pas totalement à exclure, et je doute qu’elle arrangerait la situation du pays. Mais si le référendum révocatoire – une disposition constitutionnelle introduite par Chavez – avait maintenant lieu comme le souhaite l’opposition depuis des mois, il ne déboucherait plus sur des élections anticipées mais sur le simple remplacement du père Maduro par son actuel vice-président à la tête du pays. Il s’agit d’un dénommé Aristóbulo Istúriz, anciennement ministre de l’éducation sous Chavez – certes, un nom moins facile à retenir que Nicolas Maduro mais son titulaire pourra difficilement faire pire.
Les nouveaux billets eux – à l’effigie du général Francisco Miranda – sont finalement arrivés ! Livrés par avion, et en provenance de Suède : de quoi les Vénézuéliens se plaignent-ils ? En attendant les nouvelles péripéties de leur président, ils devront – ils en ont pris l’habitude – se débrouiller pour survivre. Maduro, lui, leur donnera du grain à moudre : le président ne manquera pas de leur offrir quelques laborieux pas de salsa dans son émission de radio. Avec un Père Noël pareil, les Vénézuéliens vont passer des fêtes inoubliables!
Une belle brune pour Noël

Tout le monde n’a pas la chance d’avoir des parents cinéphiles mais, pour les heureux élus, la collection « Hollywood Legends » offre une belle alternative aux chocolats de fin d’année.
Certes, quelques titres tiennent plus de l’anecdote pour collectionneurs que du chef-d’œuvre intemporel. L’influence de Rebecca d’Hitchcock sur Le Château du dragon de Mankiewicz n’est pas inintéressante en soi – de là à parier que ce dernier film ravira votre destinataire, il y a un pas qu’on ne franchira qu’avec prudence. Mais il y a aussi d’excellents films qui peuvent être vus en dehors de toute préoccupation d’érudition, tel le désopilant La Brune brûlante (1958), tourné en scope couleur et sous la direction d’un maître du comique, Leo McCarey. Le trio formé par Joanne Woodward, Joan Collins et Paul Newman, tous d’une incroyable fraîcheur, emporte cette satire de l’Amérique vers des sommets de rires. Ajoutons enfin que, pour chaque film de la collection, le supplément – l’interview d’un spécialiste – est toujours passionnant.
La Brune brûlante, DVD des éditions ESC, collection « Hollywood Legends ».













