Dans son précédent album, Antoine Chereau avait réussi à nous faire rire de la France sous l’emprise du Covid. Ce nouvel opus, coécrit avec son épouse Isabelle, nous déride face à l’antisémitisme.

Il manque un mot dans le titre de l’album … comme un Juif en France. Jadis, ce mot c’était « heureux ». L’expression rendait hommage à la décision d’accorder la citoyenneté française aux membres d’un peuple plus souvent exclu qu’élu et disait tout le bonheur que signifiait alors l’intégration à une société politique pour qui tous ceux qui la composent sont égaux. Mais ça, c’était avant. C’était même il y a longtemps. Et aujourd’hui ?
Terrible constat
Dans les trois points de suspension qui ouvrent le titre, il y a un terrible constat, celui de la dégradation de la condition des juifs de France et encore beaucoup d’espoir : il est peut-être possible d’éviter que l’expression commence par « chassé » ou « traqué ». Tout ce paradoxe est résumé dans le dessin de couverture, où l’on voit un personnage pris dans le halo d’un projecteur destiné à traquer les fuyards. Mais avec ses yeux tout rond, sa bouille sympathique, c’est l’effet comique qui l’emporte : on n’est clairement pas dans un thriller et si les auteurs sont conscients de la gravité du moment, ils n’ont pas oublié que le rire était « la politesse du désespoir ». Ils nous offrent même la grâce de la légèreté dans une époque pourtant bien plombée.
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Il y a, en effet, dans cette oscillation permanente entre le tragique et le rire qui traverse l’album d’Isabelle et Antoine Chereau, une forme de lucidité dépourvue d’amertume qui fait de chaque planche à la fois un moment de gravité et un temps de respiration. Et si les situations sont grinçantes, c’est quand même la tendresse qui l’emporte. Car ce qui domine à la lecture, c’est le sentiment du bouillonnement de la vie. Face à la haine antisémite, les personnages mis en scène ne sont pas dans l’appel à la vengeance, ils ne réclament pas le prix du sang, ils ne déshumanisent personne et ne perdent pas leur propre humanité, ils sont représentatifs du meilleur de ce que l’on nomme l’humour juif : un humour qui naît dans un contexte de violence et de persécution et qui est un pied-de-nez au malheur par simple amour de la vie, envers et contre tout. C’est un humour de la survie, pas du ressentiment. Un humour né dans le malheur mais préservé de l’aigreur, où l’autodérision n’est pas un abaissement mais une manière d’affirmer une forme de liberté face au tragique et à l’absurde. Comme dans cette planche où deux amis discutent et où l’un, catholique, dit son admiration du judaïsme et où l’autre, juif, tempère tellement son enthousiasme que le premier déclare : « C’est une chance que tu ne sois pas l’attaché de presse du judaïsme. » Ou encore cet autre où un juif pratiquant discute avec un coreligionnaire tout à fait détaché de la foi. Loin de s’offusquer du refus de pratique de ce dernier, le croyant se borne à lui faire remarquer que quoi qu’il fasse (et surtout quoi qu’il ne fasse pas), il sera toujours suffisamment juif pour un antisémite.
Mieux vaut rire que pleurer
« Être Juif est un destin », disait la romancière Vicki Baum. Aujourd’hui cela redevient une question. Une question existentielle. Rire est une façon de ne pas tout perdre quand on ne contrôle presque rien et que l’on ne maîtrise plus que la façon de raconter ce qui nous arrive. Et le rire d’Isabelle et d’Antoine Chereau, s’il est sans illusion, n’est pas sans exigence. Il a l’élégance de nous rappeler, par l’absurde et la dérision que l’antisémitisme n’est pas que la plaie du peuple juif, c’est un chancre pour l’humanité. Un chancre qui détruit ceux qui le subissent, ceux qui le pratiquent et ceux qui laissent faire et dont on ne se débarrasse qu’en acceptant de le combattre. C’est dire si nous sommes tous concernés. Chaque époque est mise un jour devant sa vérité. Nos prédécesseurs ont su vaincre le nazisme et ont reconnu dans le déchaînement de la haine antisémite la marque de la barbarie et de la monstruosité. Et nous ? En sommes-nous encore capables ? Pour l’instant nos sociétés prouvent le contraire, pour leur plus grand malheur car les antisémites sont capables d’aller tellement loin qu’il a fallu forger, pour prendre leur mesure après la Shoah, le concept de crime contre l’humanité. Mais il ne joue plus son rôle de frontière entre l’homme et la bête : Le 7-Octobre a montré que « plus jamais ça » n’était plus une promesse pour les générations futures, nous en avons fait notre plus grand échec. Alors si l’humour peut aider certains à ouvrir les yeux, d’autres à redresser la tête et la plupart à reprendre les armes rhétoriques et politiques, cela ne présage certes pas de l’issue du combat, mais du moins sera-t-il joyeux !
… comme un Juif en France, Isabelle et Antoine Chereau, Pixel Fever Edition, 2025. 184 pages

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