
Dans son récent ouvrage, La haine en toutes lettres (Éditions FYP, octobre 2025), Yana Grinshpun établit un répertoire des agents de l’antisémitisme contemporain à travers leurs discours. Car nous dit-elle, de nos jours, « la croyance dans la performativité du langage permet aussi de s’affranchir du principe de réalité. Il faut comprendre cette nouveauté idéologique dans une aire culturelle qui octroie un pouvoir exorbitant au discours en tant que creuset principal des réalités qui nous entourent. Dans cette perspective, l’histoire, la filiation, la mémoire, les origines, l’appartenance nationale n’existent pas, seuls existent des constructions narratives, des récits. »
Cambriolage idéologico-lexical
En linguiste aguerrie, Yana Grinshpun dissèque les récits et les mythes anti-Juifs pour y débusquer les mots-clés modernes qui sont autant de signaux codés de la vindicte judéophobe, et les connotations perverses qui résonnent en écho des antijudaïsmes ancestraux chrétiens ou musulmans. La perversion de la langue par l’antisémitisme est ainsi mise à nu, du négationnisme au palestinisme en passant par le révisionnisme historique, du discours savant au discours militant en passant par « le discours du droit », de la désinformation à la propagande en passant par « la langue anti-juive des intellectuels juifs et israéliens » eux-mêmes.
Les procédés de substitution et d’inversion victimaire sont essentiels dans le narratif anti-Juifs d’aujourd’hui. D’une part, « tout le récit palestinien est construit sur le cambriolage idéologico-lexical. Les termes de l’histoire juive, de la situation juive, des persécutions juives sont repris sur le compte d’une narration antijuive. Les Juifs sont ainsi expulsés de leur propre récit. » D’autre part, l’assimilation des Juifs aux nazis est désormais devenue courante, des manifestations contre « l’islamophobie » aux tags qui envahissent les murs des villes.
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Mais à l’origine, les promoteurs de cette inversion monstrueuse sont « les propagandistes soviétiques [qui] s’inspirent des nazis en recourant à l’inversion simple. Le « judéo-bolchévisme » des nazis est transformé en « nazi-sionisme ». » La connaissance intime de Yana Grinshpun de la réalité soviétique constitue en effet une des grandes qualités de cet ouvrage : les passages illustrés sur la propagande outrageusement antisémite diffusée en URSS dans les années 1960-70 sont extrêmement intéressant pour un public français peu au fait de cette caractéristique du totalitarisme soviétique. Sa maîtrise de la langue russe permet d’ailleurs également à Yana Grinshpun de démêler l’écheveau des fils entrecroisés entre l’expansionnisme russe poutinien et l’entrisme islamiste à travers la convergence anti-juive.
Compilation d’absurdités
Par des allers et retours entre passé et présent antisémites, Yana Grinshpun fait ainsi des rappels historiques indispensables pour déconstruire des affirmations mensongères d’aujourd’hui où, nous dit-elle, « à l’ère du relativisme culturel, l’une des croyances diffusées par l’idéologie dominante permet de postuler que tous les « récits » ou, comme on aime dire aujourd’hui, tous les « narratifs » se valent. » En historienne des idées -fausses-, elle revient notamment sur la situation des Arabes de la grande Syrie sous l’empire ottoman puis les plans de partage successifs de la région élaborés par les Britanniques, certains avec leurs partenaires arabes dès 1915, et avec les Français par ailleurs, dont les « territoires disputés » de Judée-Samarie en particulier sont d’une certaine façon les héritiers.
L’ouvrage très dense, compile également les théories tordues des incontournables figures tutélaires de la gauche intellectuelle, Eward Saïd, Noam Chomsky et Judith Butler en tête. Ne sont pas oubliés non plus les antisionistes juifs, « véritables coqueluches des antijuifs » comme Shlomo Sand, ou Ilan Pappé peut-être moins connu en France, à qui on doit la banalisation du terme « génocide progressif ». « Apparemment, torturé par la jalousie à l’égard de la créativité lexicale de son illustre compatriote, Yeshayaou Leibovitz, inventeur de l’expression « judéo-nazi », pour critiquer l’administration militaire des territoires disputés, Pappé a employé toute son énergie à diffuser le négationnisme le plus élémentaire dans le monde académique, associatif et militant. »
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Sous l’égide de Victor Klemperer décryptant « la langue du IIIème Reich », Yana Grinshpun analyse donc, selon sa formule, « la formation d’un ordre linguistique et politique qui a pénétré jusqu’aux usages de ceux contre qui il a été créé ». Et citant Vladimir Jankélévitch, elle met en évidence le travail de la langue, ce processus essentiel dans l’imprégnation idéologique car « en parlant, nous réveillons les stéréotypes tombés en léthargie et nous réactivons leur venin ; les radotages accumulés redeviennent virulents. Le rhéteur déclenche à nouveau une mécanique faite d’associations, de constellations verbales et d’idées reçues. Le langage, obéissant aux affinités et résonances qui se créent entre les mots, ne cesse de véhiculer des partis pris venus du fond des âges. »
Si Yana Grinshpun fait la part belle, pourrait-on dire, aux anti-Juifs de gauche, ne consacrant du côté droit, qu’un développement conséquent au fameux discours de Charles De gaulle en 1967, elle semble pourtant renvoyer dos-à-dos les antisémites de droite et de gauche ce qui est un peu troublant. Discutable également peut-être, son usage du concept « d’Eurabia » et certaines assertions à l’emporte-pièce qui affaiblissent parfois ses démonstrations linguistiques par ailleurs brillantes. Car le pessimisme que nous inspire l’époque irradie inévitablement cet excellent ouvrage. Pour Yana Grinshpun, « la haine des Juifs ne disparaîtra jamais ; elle change seulement de masques discursifs. La « bouillie sémantique » qui s’impose dans la langue commune n’est pas seulement ignorance, suivisme ou romantisme militant. Elle incarne « l’acmé de la destruction civilisationnelle », le signe du retour de la barbarie, où homo hominis Judeus est. »
288 pages

