Coproduction du Théâtre des Champs-Elysées, des opéras de Rennes, Nantes et Angers, soutenue par le Centre de Musique romantique française de Venise, cette plaisante résurrection d’un opéra comique d’Offenbach évoque un naufrage qui ne fera pas celui de ses auteurs.
Voilà un Robinson Crusoé qui ne risquera probablement plus d’être oublié, ni de croupir sur son île durant quarante nouvelles années. Quarante ans en effet se sont écoulés depuis que le Robinson Crusoé d’Offenbach a été pour la dernière fois porté à la scène en France. C’était en 1986, dans une réalisation menée par le spirituel Robert Dhéry. Et puis plus rien, quand tant de magnifiques productions d’ouvrages de Jacques Offenbach ont perpétué son génie comique. Et parmi elles, mieux peut-être, au-dessus d’elles, les exceptionnelles réalisations dues aux talents conjugués de Laurent Pelly et d’Agathe Mélinand, accompagnés de Marc Minkowski, et devenues des archétypes de ce qu’il faut savoir faire pour rendre justice au géant de l’opéra-bouffe.
Politiquement correct
Si Robinson s’est maintenu au répertoire en Allemagne, en Italie, en Grande-Bretagne ou en Russie, on soupçonne qu’en France le politiquement correct ait compromis la survie de cet opéra comique mettant en scène des Européens perdus parmi les sauvages. Car il y a bien évidemment des sauvages dans Robinson Crusoé. Et même d’effroyables anthropophages !
« On se retrouve donc, avance la dramaturge Agathe Mélinand, face à un problème racial et raciste qui ne peut raisonnablement se résoudre en mettant en scène un chœur dont les visages sont maquillés en noir, ou en acceptant les allusions à la suprématie des blancs ». Des allusions à l’évidence devenues fort délicates, sinon dangereuses, dans une société où les susceptibilités de beaucoup au sujet des confrontations entre cultures, origines ethniques et degrés de civilisation anéantissent effectivement toute velléité d’humour un peu grinçant ou carrément féroce.
On peut aussi penser que cette tentative d’opéra comique chez un Offenbach qui tenait à se dépêtrer de sa réputation glorieuse d’auteur d’opéras bouffes et aspirait à écrire de grands opéras labellisés comme tels, n’a pas été l’une de ses plus belles réussites et qu’on hésite à s’en saisir à nouveau. L’adaptation du roman de Defoe, malgré le livret très habile et très amusant d’Hector Crémieux et d’Eugène Cormon, ne débouche pas sur un scénario bien palpitant. Et la partition d’Offenbach, aussi soignée et ambitieuse soit-elle, n’a pas le panache de ceux de La Belle Hélène ou de La Grande duchesse de Gerolstein. Et il approche moins encore des splendeurs des Contes d’Hofmann.
Un îlot de misère
Il a fallu la volonté et la griffe de Laurent Pelly, l’esprit d’Agathe Mélinand et la fougue de Marc Minkovsky pour conférer autant d’éclat à cette résurrection. Et il faut beaucoup d’humour et de mordant pour donner vie à un scénario tout de même un peu mince. S’y ajoutent la remarquable participation du Choeur Accentus, l’intervention emballante des Musiciens du Louvre dirigés par Marc Minkowski et de toute une pléiade de solistes aussi remarquables chanteurs que bons acteurs.
De la demeure très convenue de membres de la gentry anglaise dans laquelle le jeune écervelé est né des amours de sir William et de lady Crusoé, jusqu’aux aux misérables tentes de sans-abris où, faute d’île déserte, c’est dans un îlot de misère qu’il a échoué, le naufrage de Robinson est surtout un naufrage social.

La brute de Washington
Tout comme Offenbach et ses librettistes prirent en 1867 de très audacieuses libertés avec le roman de Daniel Defoe paru en 1719, et à l’instar de Daniel Defoe lui-même avec les authentiques mésaventures du marin Alexander Selkirk (1676-1721), Laurent Pelly et Agathe Mélinand ont joyeusement chamboulé l’univers du Robinson Crusoé jadis créé Salle Favart.
Et les tableaux les plus réussis, ceux qui permettent aussi la plus grande fantaisie, représentent les amis de Robinson partis à leur tour à l’aventure pour retrouver leur cher disparu et tombant aux mains des ignobles cannibales. Ces derniers sont tous représentés sous les traits abominables de Donald Trump. Et cette formidable insolence déclenche au sein de public des rires et des applaudissements qui disent tout des sentiments que l’on porte en France à la brute de Washington.
Si le spectacle est si réussi, il le doit évidemment beaucoup à la qualité des solistes composant une distribution remarquable et campant excellemment leurs personnages. De très belles voix, surtout parmi les rôles féminins (Julie Fuchs, très bien en Edwige, Emma Fekete, délicieuse Suzanne, Adèle Charvet, excellent(e) Vendredi) ; des chanteurs-acteurs attachants (Julie Pasturaud, Laurent Naouri, Rodolphe Briand) et deux protagonistes vif-argent, Sahy Ratia (Robinson) et Marc Mauillon (son ami Toby). Tous concourent à ce que Robinson Crusoé reçoive un accueil véritablement triomphal du public. Mais si le Robinson Crusoé d’Offenbach doit rependre une place qu’il avait perdue depuis si longtemps au répertoire des théâtres, il faudra impérativement qu’il soit à l’avenir aussi spirituellement servi que par le trio qui a présidé à sa joyeuse renaissance.
Robinson Crusoé, de Jacques Offenbach.
Théâtre des Champs-Elysées Jusqu’au 14 décembre 2025.




