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Quand Tsahal et l’armée française comparent leurs muscles…

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Cette semaine, dans la presse, on ne parle plus que de bruits de bottes, de budgets militaires, d’armées professionnelles et d’armées de conscrits… Le monde se réarme


Après le spectaculaire lâchage de l’Ukraine par les États-Unis, l’Europe a retenti cette semaine d’une musique guerrière que beaucoup de pays avaient oubliée depuis 80 ans. Le président Macron a pris la tête de cette campagne laissant son Premier Ministre et son gouvernement dans une situation intérieure enchevêtrée et sans gloire.

La même semaine a vu des massacres en Syrie qui n’ont guère généré d’indignation, car peu de gens se préoccupent des Alaouites maintenant que Bachar a été chassé du pouvoir. Les optimistes espèrent que l’élégant Ahmed al-Sharaa (Abu Mohammed al-Jolani) finira par abandonner ses oripeaux religieux. Il en était de même quand, revenus à Kaboul en août 2021 les Talibans ont laissé les Occidentaux espérer qu’ils avaient changé. On a vu ce qu’il en était et il y a toutes les chances qu’il en soit de même en Syrie.

Enfin, en Israël, le nouveau chef d’Etat-major, le général Eyal Zamir annonçait que 2025 serait une année de guerre contre le Hamas et l’Iran.

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Alors que le public français, indifférent jusque-là aux budgets militaires, découvre face aux menaces russes les failles de son armée, l’enquête publiée par Tsahal confirme sans fard ses échecs opérationnels et stratégiques le jour du 7-Octobre.

Armée bonsaï

La France a une armée bonsaï, dotée de tous les équipements sophistiqués mais en trop petite quantité, l’armée israélienne se reproche d’avoir avant le 7-Octobre misé sur la technologie au détriment de l’intelligence humaine.

Sur le plan financier, le budget militaire israélien avait diminué à moins de 5% du PIB en 2022, incluant une aide américaine annuelle d’environ 3,5 milliards de dollars, que l’administration Biden, si décriée aujourd’hui, avait augmentée à près de 9 milliards après octobre 2023. En  2025 ce budget sera de plus de 5,5% du PIB, soit d’environ 30 milliards d’euros. On reste loin des chiffres d’après la guerre du Kippour, quand les dépenses militaires représentaient jusqu’à 30% du PIB, ce qui avait déclenché l’inflation et la crise du début des années 80, ce que les Israéliens ont appelé la décennie perdue.

Le casse-tête de l’exemption militaire des ultra-orthodoxes en Israël

Pour la France, le budget militaire, rogné depuis les années 60, a atteint son étiage de 1,4% du PIB en 2015. Ni notre pays, ni les autres membres de l’Otan qui s’étaient engagés en 2014 auprès des Américains à augmenter les dépenses à plus de 2% du PIB ne l’ont fait. Même si le pourcentage a augmenté depuis la présidence Macron et doit continuer de le faire, il n’atteint pas encore les 2% et les retraites des militaires revalorisées dans le passé dans le but de stimuler les départs (il fallait une «armée agile» et éviter tout embonpoint) pèsent sur les disponibilités en équipements.

Avec 68 millions d’habitants, la France compte environ 200 000 militaires d’active et 40 000 volontaires en réserve opérationnelle qui effectuent qu’un service 15 jours en moyenne par an en encadrement.

Sept fois moins peuplé, Israël compte une armée de 170 000 soldats d’active avec un service de 36 mois chez les hommes. Mais il dispose de plus de  450 000 réservistes, souvent combattants, qui passent six semaines par an dans l’armée jusqu’à 40 ans au moins.

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Si la France a depuis 1997 une armée professionnelle, Israël a une armée de conscrits, mais le service n’est pas obligatoire pour les Arabes israéliens et pour les ultra-orthodoxes, respectivement 21% et 14% de la population mais nettement plus parmi les jeunes adultes. Chaque année 60 000 jeunes israéliens non harédis effectuent leur service militaire. 13 000 ultra-orthodoxes atteignent aussi  18 ans, mais parmi  eux, moins de 2000 ont été enrôlés par l’armée l’an dernier. La Cour Suprême a statué en juin 2024 qu’il n’existait pas de cadre juridique  pour exempter les étudiants d’écoles religieuses, yeshivot et kollels, actuellement  150 000 dans le pays, un nombre qui croît chaque année d’environ 8%.

Menaces existentielles

L’effort militaire israélien avec des générations de jeunes engagés dans un service dur, long et dangereux est lié aux contraintes existentielles du pays. L’armée a forgé la mentalité des citoyens et la présence de soldats revenant de permission appartient au spectacle quotidien de la vie civile. L’admiration que l’armée rend l’échec du 7-Octobre d’autant plus incompréhensible.

Mais la conscription est aussi un facteur potentiel de fracture de la société israélienne. La plupart des dirigeants d’un monde ultra-orthodoxe en expansion numérique refusent que leurs jeunes prennent leur part de la défense du pays. Ils génèrent en retour une hostilité de plus en plus virulente et dans cette spirale désastreuse on n’entend pas de parole de sagesse qui porte et qui pourtant s’impose.

En France, la situation n’a rien de comparable, et l’armée n’a pas le rôle central qu’elle joue en Israël. Mais il existe des pans entiers de la  population qui pour des raisons de colère sociale, de messianisme écologiste ou de répulsion religieuse rejettent les principes de patriotisme, de débat d’opinions et de laïcité à la base de notre contrat national et pour lesquels le bruit de bottes pourrait être un nouveau motif de révolte.

Évidemment, l’ennemi n’est pas le même, Poutine est loin pour les Français, qui ont du mal à envisager les Russes aux portes de Paris, tandis que pour les Israéliens, la menace de l’islamisme est on ne peut plus concrète. Mais il ne faut pas oublier que Poutine a fait aussi alliance avec des islamistes et que l’islamisme radical a aussi déclaré la guerre à la France.

Si vis pacem, para bellum. Si tu veux la paix prépare la guerre. C’est en 1955 que mon professeur de latin nous avait fait écrire cette phrase en cours de 6e. Peut-être aurait-il recommencé ces jours-ci….

Le blues du businessman

Rien ne va plus entre les patrons et Emmanuel Macron. Depuis que le bloc central a instauré une surtaxe sur les grandes entreprises, des figures majeures de l’industrie menacent de délocaliser. Elles oublient la politique « pro-business » menée lors du premier quinquennat, et la promotion de la mondialisation qu’elles ont faite durant des décennies.


« J’entends beaucoup de débats en ce moment en France qui me paraissent fous. » Le 9 février dernier, après avoir vanté une demi-heure durant les mérites de son plan pour l’intelligence artificielle en direct du Grand Palais sur France 2, Emmanuel Macron change soudain de ton. Laurent Delahousse vient de lui poser une question sur la surtaxation des grandes entreprises actée dans le budget 2025, et sur la bronca inédite qu’elle a soulevée dans le monde des affaires. « Soyez patriotes vous-mêmes ! » cingle alors le président tandis que face à lui un écran géant projette les visages de plusieurs patrons du CAC 40. « Je ne vous ai parfois pas assez entendu, ces sept dernières années, quand on menait des réformes des retraites », maugrée-t-il.

Une surtaxe malvenue

Pour baroque que soit cette saillie, le chef de l’État n’a pas complètement tort. Depuis qu’il est aux affaires, sa politique a assurément rendu un peu d’oxygène au secteur privé français. Le PFU (prélèvement forfaitaire unique, la fameuse « flat tax »), c’est lui. La « double année » décrétée en 2019 pour le CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi), c’est encore lui. L’abaissement de l’IS (impôt sur les sociétés) à 25 %, c’est toujours lui !

À côté de cet arsenal de réformes « pro business », la surtaxe exceptionnelle que le gouvernement infligera cette année aux grandes entreprises – le temps, promet-il, d’un unique exercice fiscal – peut sembler bien peu de chose. Enfin, peu de chose… En majorant de 40 % l’IS des 440 groupes qui réalisent au moins un milliard d’euros de chiffre d’affaires en France, l’État prévoit quand même de ponctionner 8 milliards d’euros supplémentaires sur les champions de notre économie. Une folie si l’on en croit Sophie de Menthon (pages 54-55 du magazine).

C’est Guillaume Faury qui, le premier, a sonné l’alarme. Le 10 janvier, le PDG d’Airbus s’épanche lors de la cérémonie des vœux du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas): « Il y a trop de charges, trop de règlements, trop de contraintes, trop de taxes », lance-t-il avant de se faire presque menaçant : « On risque de voir beaucoup d’entreprises aller faire ce qu’elles savent faire ailleurs, parce que cela devient invivable. »

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Le 28 janvier, Bernard Arnault lui emboîte le pas. Saint patron du capitalisme français depuis qu’il a déboursé 200 millions d’euros pour la rénovation de Notre-Dame de Paris, l’homme le plus riche d’Europe sort de sa réserve coutumière et lâche, à l’issue de la présentation des résultats annuels de son groupe LVMH : « Quand on voit qu’on s’apprête à augmenter de 40 % les impôts des entreprises qui fabriquent en France, c’est incroyable. Pour pousser à la délocalisation, c’est idéal ! » Le 5 février, c’est au tour de Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, de monter au créneau : « Les propos de Bernard Arnault ne sont que du bon sens », tempête-t-il lors d’une visioconférence devant la presse financière internationale. Chez LFI, on appelle cela la solidarité de classe.

Des filières en danger

Surprise, au pays des gilets jaunes et des concerts de casserole contre l’augmentation de l’âge légal de la retraite, ces inhabituels coups de gueule patronaux s’avèrent plutôt payants dans l’opinion. Selon un sondage Odoxa, 51 % de nos concitoyens se déclarent à présent opposés à la surtaxation des entreprises, soit huit points de plus qu’en septembre dernier, l’époque où Michel Barnier envisageait déjà la mesure. À croire que les entrepreneurs gagneraient à davantage s’impliquer dans le débat public au lieu de laisser leurs représentants du Medef le faire à leur place.

Bref, quand Faury, Arnault et Pouyanné ruent dans les brancards, le grand public sait que ce n’est pas du chiqué. Il faut dire que ces trois-là ont du talent et qu’ils incarnent les rares secteurs d’activité (l’aéronautique, le luxe et le pétrole) dans lesquels la France a su conserver, voire accroître, son prestige au XXIe siècle. D’autres fiertés nationales comme l’énergie nucléaire, l’agroalimentaire ou l’automobile ne peuvent, hélas, pas en dire autant.

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Dernier exemple en date du « made in France » qui vacille : dans la filière automobile justement, Michelin a annoncé en novembre la fermeture de ses sites de Cholet et de Vannes. Deux mois plus tard, le 22 janvier, son PDG, Florent Menegaux, est auditionné au Sénat pour s’expliquer sur les 1 254 suppressions de postes occasionnées malgré les résultats record de son groupe : « La compétitivité en France s’est fortement dégradée au cours des cinq dernières années, justifie-t-il. On peut bien sûr augmenter les taxes sur les industries en France, mais si une équipe de foot à 11 joueurs est confrontée à une équipe qui en compte 22 et qui peut prendre la balle avec la main, ce n’est plus le même jeu. »

Patrons, ne nous quittez pas !

Filons la métaphore footballistique. Sans adhérer aux attaques haineuses de Sophie Binet contre les dirigeants des grands groupes, qu’elle accuse désormais carrément de n’avoir « plus rien à faire de l’intérêt général » (RTL, le 31 janvier), ni donner foi aux délires de Jean-Luc Mélenchon, selon qui « le libéralisme, c’est la catastrophe permanente qui a ruiné ce pays, ses finances et sa capacité d’invention » (discours prononcé à Angers, le 5 février dernier), on peut cependant se demander, comme Pierre Vermeren (pages 52-53 du magazine) si nos patrons ont toujours l’état d’esprit des joueurs de l’équipe de France, ou s’ils ne sont pas parfois davantage sensibles aux charmes du mercato et aux millions versés par leur club.

Depuis quarante ans, on ne compte plus les membres de l’élite des affaires qui ont prôné une mondialisation débridée et pris des décisions dignes de mercenaires, prompts à loger leurs actifs dans des structures offshore, à délocaliser leurs usines, voire à expatrier leurs sièges sociaux. Face à ce spectacle, il n’est guère étonnant que la droite, si éprise de Ronald Reagan et Margaret Thatcher dans les années 1980, ait retrouvé le goût de l’intervention de l’État, ce n’est pas Marine Le Pen qui dira le contraire.

Reste que les Français ne veulent pas que les patrons les quittent. Au contraire, ils sont 60 % à souhaiter que « l’État fasse davantage confiance aux entreprises et leur donne plus de liberté » selon le baromètre annuel de la confiance politique du Cevipof publié en février. Un chiffre en hausse de sept points par rapport à 2017. Sans doute nos concitoyens sont-ils conscients qu’une économie complètement administrée serait encore plus désastreuse pour le pays. Faute d’aimer les PDG, au moins éprouvent-ils un certain respect pour eux. Il paraît que ce sont les mariages de raison qui font les couples les plus heureux.

Merci patrons !

Suite à l’agacement compréhensible de Bernard Arnault, exaspéré par la récente volonté de surtaxer les grands groupes produisant en France, Causeur consacre un dossier de 16 pages aux patrons, en voulant, cette fois-ci et pour une fois, les remercier!


Les patrons se rebiffent. D’habitude, ils encaissent les coups en silence, acceptant de se faire déplumer par le gouvernement et insulter par des élus, syndicalistes et journalistes qui les décrivent comme des profiteurs-affameurs du peuple. La brillante idée de surtaxer les grands groupes produisant en France a fait sortir Bernard Arnault du bois. D’après un entrepreneur en colère, qui signe un texte dans nos colonnes (pages 50-51 du magazine), ces jours-ci, dans les milieux économiques, on ne parle pas seulement des affaires, très mauvaises au demeurant, mais de l’incompétence de gouvernants accusés d’emmener le pays dans le mur. Non sans quelques solides arguments.

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Certes, les patrons ne sont pas dénués de responsabilités dans notre situation. Beaucoup ont délocalisé à tour de bras et favorisé outrageusement les actionnaires au détriment des salariés. Raison de plus pour ne pas s’attaquer à ceux qui ont continué à produire en France et d’ailleurs à produire tout court, quand des esprits forts assuraient que les usines, c’était fini et que seuls les services étaient dignes de nations évoluées. D’où la consternante mutation de notre machine productive en économie de consommation, analysée par Pierre Vermeren (pages 52-53 du magazine). Même la gauche, naguère productiviste et attachée à la défense de l’outil de travail, s’est vautrée dans l’illusion tertiaire : le mot « production » ne figurait pas dans l’affligeant programme de la défunte Nupes.

À ces reniements s’ajoute le fait que notre pays, englué dans sa merveilleuse culture du service public, est de longue date l’économie la plus soviétique du monde libre (lire la démonstration sans appel de Stéphane Germain, pages 46-47 du magazine). Nulle part ailleurs, on ne regarde avec une telle méfiance l’initiative privée, suspecte a priori de charrier les eaux glacées du calcul égoïste. En réalité, il ne faut pas gratter longtemps derrière les belles proclamations égalitaires pour tomber sur les passions tristes (brillamment analysées par Jeremy Stubbs, pages 48-49 du magazine). Dans ces conditions, on devrait plutôt décerner des lauriers aux chefs d’entreprise qui, en dépit des taxes et des normes, croient encore à la France. Merci patrons !

« Elles » ou la cuisse

Nos musées n’en finissent pas de mettre à l’honneur des femmes artistes victimes de l’odieux patriarcat. Il n’est pas question de valoriser leur talent mais d’offrir une revanche à ces «invisibilisées», ce qui suppose évidemment de condamner le regard que les peintres ont porté sur les femmes. Deux expositions parisiennes réécrivent l’histoire de l’art.


« Elles : les élèves de Jean-Jacques Henner ».Pour fêter ses 100 ans, le musée Jean-Jacques Henner (Paris, 17e arrondissement) a décidé de jouer la carte de l’originalité en proposant au public une exposition sur les artistes femmes qui suivirent l’enseignement du maître à l’Atelier des Dames ou à son atelier de la place Pigalle : Louise Abbéma, Mélanie Balleyguier-Duchâtelet, Hortense Bücher, Marie Cayron-Vasselon, Germaine Dawis, Ida Deurbergue, Noémie Guillaume, Laura Leroux, Jeanne Mazeau, Marie Petiet, Ottilie W. Roederstein, Juana Romani, Madeleine Smith, Dorothy Tenant et tant d’autres. Victimes du patriarcat systémique de ce xixe siècle finissant, méprisées par les critiques qui voulurent les cantonner aux « peintures de fleurs, aux portraits de maman ou aux rêveries » (Albert Pinard), gommées de la mémoire collective et de l’histoire de l’art, elles font aujourd’hui l’objet – elles sont, pardon, le sujet – d’une indispensable « (re)-découverte » et d’une salutaire « désinvisibilisation ». Quant à Jean-Jacques Henner (1829-1905), il était temps qu’on l’admire pour autre chose que ses œuvres. Le peintre des Marie-Madeleine pénitentes et des nymphes endormies est donc désormais un « passeur », un « esprit bienveillant » et un professeur « soucieux de partager son amour pour l’art et les maîtres anciens ». Une belle personne, en somme.

Des artistes oubliées à redécouvrir

« Elles ». Les noms de ces femmes talentueuses sont égrenés comme la liste de Schindler des rescapées de l’androcentrisme artistique occidental. Hiérarchiser leurs noms nuirait à la cause : on n’est pas là pour comparer. On n’est pas là non plus pour commenter lignes, formes, couleurs, matières et regards mais pour parler sororité, émulation, entraide et sociabilités féminines. Rien sur la lumière du jour dont s’abrite Thérèse Schwartze (1851-1918) dans son Autoportrait, rien sur le rendu des étoffes dans l’œuvre de Noémie Guillaume (1849-1916) ou sur le mouvement de La Bouquetière de Jeanne Choppard-Mazeau (1861-1896). Muses, élèves et artistes : on apprend que certaines ont fait fortune, que d’autres ont acquis une forme de notoriété quand d’autres encore ont peiné à se faire connaître et n’ont pas eu la « chance » (sic) de voir leurs œuvres intégrer des collections publiques. Au lieu d’admirer leurs toiles, on les plaint d’avoir été accusées par la critique de n’être restées que les pâles reflets de leur maître. On pleure enfin sur leurs tristes destins : Jeanne Mazeau mourut à l’âge de 35 ans, Juana Romani finit sa vie en asile psychiatrique après un début de carrière fulgurant, Aniela Pajakowna fut « inhumée dans une tranchée gratuite du cimetière de Bagneux dont il ne reste rien ». On en oublierait presque les refus, les déboires et les souffrances de ceux qu’il est désormais convenu d’appeler leurs « homologues masculins ». Amedeo Modigliani est pourtant mort lui aussi à 35 ans, Vincent Van Gogh n’était pas, semble-t-il, d’une incroyable stabilité psychique et Alphonse Mucha fut jeté dans une fosse commune sans avoir droit à ces néolarmichettes militantes.

À côté d’« Elles », il y a « elle », Suzanne Valadon (1865-1938), actuellement exposée au Centre Pompidou : muse de tous – Toulouse-Lautrec, Puvis de Chavannes, Degas, Renoir, Satie – élève de personne et peintre du siècle (le nôtre, évidemment). On pourrait l’aimer pour son Nu à la couverture rayée (1922), pour cette jeune femme lisant seule, assise nue au bord de son lit défait, la porte de sa chambre soigneusement fermée, le livre ouvert, les jambes jointes, les pieds croisés sur le tapis. Une belle représentation de ce qu’est un monde à soi : tout n’y est pas totalement clos ou impénétrable, mais une partie des choses et des êtres se dérobe subtilement au regard. Non. Ce qu’on doit aimer chez elle, c’est qu’elle bénéficie très tôt d’une « programmation outrageusement dominée par les hommes », qu’elle « sabote les stéréotypes » de genre, montre aussi bien « la vulnérabilité masculine que la puissance féminine », « repousse les conventions du corps féminin gracieux » et que, grâce à elle, les femmes sont enfin « nues pour elles-mêmes » sans avoir à « sentir éternellement peser sur leurs corps un regard réifiant ». Bien fait pour André Utter, de vingt ans son cadet, s’il devient son Adam (Adam et Ève, 1909) : « Elle a assez posé pour les autres, il est bien temps que les hommes posent pour elle. » Haro sur son fils, Maurice Utrillo (1883-1955) dont les tableaux se sont mieux vendus que les siens : « Après avoir mangé le sang de sa mère, il lui mange son succès. » Et, sororité oblige, au diable ses aînées, les Berthe Morisot et autres Mary Cassatt, avec « leurs pages émouvantes bourgeoisement en vogue ». C’est beau, le néoféminisme.

Une critique du néoféminisme artistique

C’est beau comme du Linda Nochlin (1931-2017). Pour la théoricienne de la libération des femmes dans l’art, auteur (sans -e, mille excuses) en 1971 de Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? – sorte de manifeste révolutionnaire qu’elle augmenta de quelques pages inspirantes en 2006 –, on doit débarrasser la société des notions de génie, de talent et de grandeur qui sont autant de concepts semi-religieux forgés par des mâles blancs et bourgeois. Ce qui compte n’est pas d’avoir du talent mais d’être créative, de faire entendre sa voix et de laisser une trace : à l’heure de la post-grandeur, les chefs-d’œuvre n’ont plus d’intérêt, seules comptent les œuvres innovantes et provocatrices. Détail important : la créativité n’est pas un don, mais le résultat d’un soutien institutionnel et éducatif. Réjouissons-nous, car vu le nombre d’ateliers pour enfants proposés aujourd’hui dans les musées et les livres de sensibilisation à l’art destinés aux tout-petits, nous sommes en train de fabriquer, à défaut de génies, une foule d’artistes inventifs et de créateurs hors pair.

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L’exposition Suzanne Valadon prône la féminité sans concession, c’est-à-dire débarrassée du male gaze (« regard masculin »). Les seins qui tombent, des cuisses de percheron à l’air, la clope au bec au lit : ça s’appelle être nue pour soi-même.

Quant à l’exposition sur les élèves de Jean-Jacques Henner, elle donne l’impression de lire le menu d’un restaurant affichant fièrement que le plat principal sera accompagné de ses « petits légumes oubliés », ou bien de feuilleter une thèse qui prétend avoir découvert chez un écrivain de quinzième zone de quoi révolutionner l’histoire de la littérature. On n’est pas obligé de manger des racines comme Scarlett O’Hara à son retour à Tara, ni de trouver systématiquement intéressants des auteurs que la mémoire collective n’a pas jugé inoubliables. Les élèves de Jean-Jacques Henner n’ont pas à partager le destin des thèses universitaires ou des petits légumes oubliés de nos assiettes créatives. Aucune raison ne justifie que l’on goûte leur peinture parce que ce sont des femmes ou qu’on ne lise dans leurs tableaux que le poids de la misogynie artistique dont elles ont été les victimes.

Un regard contrasté sur la Journée des femmes

Les femmes méritent mieux que ce misérabilisme et ce rien-à-foutrisme. Après tout, le 8 mars est leur jour. On est bien sûr libre de vouloir être nue pour soi-même ou de se sentir comme un petit légume oublié. Mais on peut aussi aimer se voir à travers le désir, le rêve et l’imagination des hommes artistes. Il ne leur est pas plus interdit de nous peindre comme ils le souhaitent, qu’il ne doit être imposé aux femmes artistes de se limiter aux portraits d’enfants et aux compositions florales. Qui sommes-nous pour eux ? que cherchent-ils en nous ? nous ont-ils comprises ? sont des questions auxquelles les œuvres peintes ou écrites par des hommes répondent toutes un peu, à leur manière. N’en déplaise à la grande consœurie des allergiques au regard que ces hommes ont posé sur d’autres qu’elles, il est bien doux de pouvoir faire porter aux femmes d’une Suzanne Valadon « la Robe de Désir frémissant et onduleux » d’un Charles Baudelaire (La Madone), et bien douloureux de lire sous la plume d’un Milan Kundera que le regard amoureux de Jean-Marc ne consolera pas Chantal de savoir que les hommes ne se retournent plus sur elle (L’Identité). Dans une société qui est en train de remplacer l’incompréhension entre hommes et femmes par l’indifférence forcée entre les sexes, laissons le dernier mot à Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842). Portraitiste officielle de Marie-Antoinette, peintre au fort caractère ayant vécu de son art, elle raconte dans ses Souvenirs (1755-1842) qu’elle se dérobait aux hommes dont elle faisait le portrait et qui « voulaient lui faire des yeux tendres », en les peignant « à regards perdus », c’est-à-dire en les obligeant à regarder au loin. Elle confie aussi avoir été flattée que Voltaire « embrasse à plusieurs reprises » et « après l’avoir regardé longtemps », le portrait d’elle qu’avait peint le miniaturiste suédois Pierre Adolphe Hall.

Que la Journée des femmes garde, dans l’art et dans la vie, la saveur de cette merveilleuse contradiction.

À voir :

« Elles : les élèves de Jean-Jacques Henner », musée national Jean-Jacques Henner, 43 avenue de Villiers, 75017 Paris. Jusqu’au 28 avril 2025.

« Suzanne Valadon », Centre Pompidou, place Georges Pompidou, 75004 Paris. Jusqu’au 25 mai 2025.

Le rêve américain, d’Ayn Rand à Brady Corbet

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Ce qui rend le film The Brutalist si parlant et si fort, au-delà de ses qualités artistiques et cinématographiques, c’est son sujet à la fois tellement universel et tellement américain (et juif américain). Analyse d’un succès pleinement justifié.


Parmi les très nombreux articles portant sur The Brutalist, le film primé et acclamé de Brady Corbet – acteur et réalisateur américain dont c’est le troisième film – très peu ont prêté attention à une possible source d’inspiration : le roman d’Ayn Rand La source vive (The Fountainhead). Publié aux États-Unis en 1943, ce roman fut le premier grand succès de la romancière américaine et il fut adapté à l’écran en 1949 par King Vidor, avec Gary Cooper et Patricia Neal dans les rôles principaux.

Une référence influente

La source vive raconte l’histoire d’un architecte individualiste et rebelle, dans le New York des années 1920. Son titre fait écho à une citation d’Ayn Rand : “L’ego de l’Homme est la source vive du progrès humain”. Née en 1905 dans une famille juive de St-Pétersbourg, nourrie de littérature russe et française, Rand avait émigré aux États-Unis en 1925. Sa philosophie individualiste et son éloge de “l’égoïsme rationnel” en ont fait une égérie des courants libertariens. Certains commentateurs décèlent aujourd’hui son influence dans la politique économique de Donald Trump.

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Malgré la ressemblance des thèmes du film de Corbet et du roman de Rand, la romancière juive américaine et le héros du “Brutalist” incarnent pourtant une facette bien différente de l’histoire des immigrants juifs aux États-Unis. Le parcours d’Ayn Rand est en effet une “success story” sans faute. La jeune fille juive, arrivée à l’âge de 20 ans dans son nouveau pays, y connaît une réussite impressionnante, à la fois littéraire, commerciale et intellectuelle (au point que son roman le plus connu, La Grève, est parfois cité comme le livre le plus influent après la Bible). Des chefs d’État aussi différents que Ronald Reagan, Hillary Clinton ou Donald Trump se réfèrent à elle.

L’histoire universelle du combat pour la vie et pour la survie

The Brutalist, de son côté, relate plutôt la “face sombre” du rêve (juif) américain. Lorsque Laszlo Toth, le héros du film, débarque à Ellis-Island, il a derrière lui un parcours réussi d’architecte à Budapest, mais sa carrière est brisée par le nazisme. Rescapés de Dachau et de Buchenwald, lui et sa femme finiront par se retrouver aux États-Unis, après des années de séparation. Au-delà du traumatisme durable de la Shoah, c’est surtout l’ambivalence de l’attitude américaine envers les Juifs qui est relatée avec talent par le film de Corbet. L’admiration que voue à Toth son bienfaiteur Harrison von Buren se double en effet d’un mépris à peine voilé, qui culmine dans la scène marquante du viol en Italie.

Grand film à petit budget, porté par l’excellent acteur Adrien Brody (Le pianiste), The Brutalist raconte l’histoire universelle du combat pour la vie et pour la survie, dans un environnement étranger et souvent hostile. Comme l’expliquait Le Corbusier, à propos du courant architectural “brutaliste” – qui donne au film son titre – “l’urbanisme est brutal parce que la vie est brutale”. Mais le film de Corbet réussit à décrire cette brutalité avec retenue et de manière subtile. Son succès planétaire bien mérité est la preuve que le cinéma a encore et toujours quelque chose à nous dire.

Le juge Falcone, une tragédie moderne

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Giovanni Falcone, né à Palerme le 18 mai 1939 et mort le 23 mai 1992, est un juge italien qui s’était spécialisé dans la lutte anti-mafia. Il fut notamment, grâce à un travail inlassable d’enquête et de recueil de preuves, mené avec son ami le juge Paolo Borsellino, à l’origine du « maxi procès » contre la mafia qui jugea 474 accusés de février 86 à décembre 87


Giovanni Falcone a payé de sa vie son courage. Un livre vient de paraître en France qui raconte son combat, sous la plume de Roberto Saviano, journaliste et écrivain, qui vit sous protection policière depuis la parution d’un ouvrage « explosif » contre la Camorra napolitaine : Gomorra. 600 pages qui filent comme la course d’un homme, que la mort va rejoindre, et qui le sait, et qui pourtant continue sa route, sans se retourner, au nom de la vérité. Des pages que l’on tourne avec respect, avec angoisse, avec amitié, avec tendresse, pour ce juge que l’on pourrait qualifier de héros, mais qui est bien plus que cela : un homme tout simplement. Un homme qui aime, un homme qui a peur, un homme qui doute, qui se décourage, mais qui toujours reprend sa quête. Malgré la menace qui rôde, impossible à oublier, malgré l’inexorable qui donne à chaque instant de bonheur volé, d’amitié partagée, d’amour reçu, d’amour donné, la densité incandescente d’une vie qu’il aime passionnément et qu’il sait lui échapper.

Roberto Saviano © Mauro Scrobogna/LaPresse/Shutter/SIPA

Force d’âme

Le livre de Roberto Saviano nous prend par la main, et par le cœur, pour nous partager les combats de Giovanni Falcone contre Cosa Nostra, la mafia sicilienne. Contre la mafia mais aussi contre les complicités, les abandons, les lâchetés qui, même au sein des institutions politiques et judiciaires, s’efforcent par bêtise ou par intérêt, d’entraver son travail, au point d’en faire parfois un Sisyphe, que seule la force d’âme, et la conviction d’agir pour le bien commun, lui font remonter inlassablement le chemin.

À lire aussi, Philippe Bilger : Giovanni Falcone: vivre, mourir comme lui?

Du premier chapitre « Feu », au dernier « Le courage est solitaire », ce sont 75 brèves séquences extraordinairement vivantes auxquelles nous participons en témoins proches, grâce à une écriture à la fois factuelle et qui, dans le même temps, commente avec une bouleversante humanité l’action dans laquelle nous sommes immergés. Nous voyons les évènements avec précision, et sans temps mort, comme dans un film passionnant et, dans le même temps, Saviano explique ce que nous avons besoin de comprendre, mais aussi parle à notre cœur en restituant avec une touchante sincérité la puissante dimension émotionnelle de cette tragédie moderne.

Un beau récit

Un livre de grand journaliste, où tout est vrai, précis (cf. les nombreuses annexes en fin de livre qui documentent tout). Un livre de grand écrivain qui, entre les faits, sait imaginer et raconter avec son cœur, les petites choses de la vie qui en font toute la douceur et la déchirante beauté.

Je voudrais citer ici les dernières lignes de ce chef-d’œuvre. Paolo Borsellino, grand ami de Giovanni Falcone, autre juge courageux, et qui sera assassiné lui aussi quelques semaines plus tard, vient de recueillir le dernier souffle de Giovanni : « Pas une seule fois, mais à répétition, sans trève, il a suivi son éternelle et formidable obsession. La pensée d’un monde sans plus de mafia brûlait dans sa poitrine, et quand une pensée habite les corps, peuple les esprits, un jour ou l’autre elle finit par peupler également la terre. Tout cela Paolo Borsellino le sait. Et c’est pour ça que maintenant il donne des coups de de poing dans le mur de son salon en criant « Giovanni ! Giovanni ! » le visage sillonné de larmes qui roulent sur ses joues rasées et tombent sur ses chaussures noires. Lui non plus n’a jamais cessé d’y croire. Seulement, maintenant il se sent seul. Et il est inévitable qu’il en soit ainsi, car le courage est solitaire. »

Giovanni Falcone, éd. Gallimard, 608 pages

Giovanni Falcone

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L’État de droit, c’est plus fort que toi !

Qu’est ce qui permet de fermer une chaîne de télé populaire ou d’interdire l’expulsion de terroristes étrangers ? L’État de droit ! Une poignée de hauts magistrats biberonnés au progressisme ont prééminance sur les pouvoirs exécutif et législatif issus des urnes. Un dispositif conçu pour dissuader les gouvernants d’abuser de leur pouvoir leur interdit désormais de l’exercer.


L’État de droit a encore frappé. Sa dernière fantaisie, décrétée par ses plus hautes instances, a été de fermer une chaîne de télévision. Sans doute celle-ci n’était-elle pas le royaume de la distinction, mais on ignorait que les régulateurs fussent si intraitables sur les bonnes manières. De plus, C8 ayant déjà été lourdement sanctionnée pour ses manquements, il faut croire que dans ce domaine, la « double peine », si contraire aux droits de l’homme quand il s’agit de délinquants étrangers, est parfaitement légitime. S’ils avaient pu embastiller Hanouna pour protéger la jeunesse et les bonnes mœurs, les conseillers d’État, qui ont validé la condamnation à mort prononcée par l’Arcom, l’auraient certainement fait.

La sauvegarde du pluralisme…

Cyril Hanouna n’est pas Voltaire qu’on assassine. Mais son émission séduisait la jeunesse des banlieues autant que celle des campagnes, des mélenchonistes comme des lepénistes. Peut-être parce que tous les points de vue et tous les sujets y avaient droit de cité et que, entre commentaires oiseux sur les dernières frasques des people et grosses blagues qui tachent, on pouvait y voir de vrais débats sur le mode castagne. C’est le seul plateau où j’ai pu croiser le fer avec un islamiste qui menaçait une prof, un ex-dealer et futur député extrême gauchiste, un chroniqueur cochant toutes les cases de la rien-pensance. Et ce n’était pas du chiqué.

Qui l’eût cru, les magistrats de la section du contentieux du Conseil d’État ont de l’humour. S’ils ont entériné la fermeture de C8, c’est… pour sauvegarder le pluralisme. Dans sa décision du 19 février, le Conseil affirme que l’Arcom choisit « les projets qui contribuent le mieux à la sauvegarde du pluralisme des courants d’expression socioculturels, lequel participe de l’objectif de valeur constitutionnelle de pluralisme des courants de pensée et d’opinion […] ». Pour Jean-Éric Schoettl qui pratique cette langue obscure, c’est une jurisprudence anti-Bolloré qui s’inscrit dans le droit fil de la jurisprudence Hersant concoctée il y a quarante ans. À la manœuvre alors, le Conseil constitutionnel présidé par Robert Badinter ne s’était pas contenté de censurer la loi « communication » de François Léotard, il avait dicté au législateur une série de dispositions supposées protéger le pluralisme et limiter les concentrations1. Nul n’ignorait à l’époque que l’objectif était de contenir les appétits de Robert Hersant, surnommé le « Papivore » par la gauche pour sa boulimie de journaux – les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître ce temps où la presse écrite était un pouvoir.

Liberté d’oppression

L’actualité est coquine. Deux jours avant que le Conseil rende sa sentence, J. D. Vance fustigeait un recul de la liberté d’expression en Europe et exhortait les dirigeants à ne pas avoir peur de leurs peuples. On pourrait demander au vice-président américain de garder ses leçons de maintien (et de défendre la liberté de porter la burqa chez lui si ça lui chante). N’empêche, à en juger par le déferlement de protestations, il a visé juste.

Imaginons, par pure hypothèse, comme dit Gilles-William, que cela arrive au pays de Poutine ou Orban, qu’une chaîne de télévision appartenant à un homme d’affaires en délicatesse avec le pouvoir et en rupture avec la doxa médiatique soit fermée sur décision d’une haute juridiction (dans les régimes autoritaires, il y a toujours un tribunal pour faire le sale boulot). Les éditocrates progressistes hurleraient à la démocratie confisquée. Ici, ils jurent que la lutte continue – CNews émet toujours. Ça se passe en France en 2025, des élus et des journalistes applaudissent bruyamment la fermeture d’une chaîne de télévision. Ils ont le droit : c’est l’État de droit. Et l’État de droit, c’est sacré. Les ploucs qui regardaient C8 n’ont qu’à écouter France Inter.

C’est l’État de droit qui prétend obliger Robert Ménard à célébrer le mariage d’un homme qui n’a rien à faire sur notre territoire. C’est l’État de droit qui espionne un ancien président et le condamne sur la base d’intentions supposées. C’est l’État de droit qui nous interdit de maintenir en détention un terroriste en fin de peine que son pays refuse de reprendre, nous empêche d’expulser un imam vociférant, nous somme de reprendre un Tchétchène radicalisé (ce que d’ailleurs nous n’avons pas fait), et sacrifie la sécurité du grand nombre au respect sourcilleux des droits des criminels. Personne n’a eu la cruauté de comptabiliser ses victimes, ni de recenser les dommages qu’il inflige à la société. Mais dans les bistrots, on a compris : l’État de droit, c’est ce qui emmerde les gens ordinaires et fait plaisir aux belles âmes prodigues en leçons de vivre-ensemble et de sans-frontiérisme.

Au départ, bien sûr, une belle et grande idée, inséparable de la démocratie elle-même. Elle garantit que la loi s’impose à tous, particulièrement au gouvernement. C’est une protection contre l’arbitraire du pouvoir, mais aussi contre celui de la majorité. N’en déplaise aux intégristes de la souveraineté populaire, le peuple ne peut pas tout faire, il ne peut pas supprimer la démocratie elle-même.

Le pouvoir des juges

Le contrôle de constitutionnalité élaboré par le duo Debré/de Gaulle, au demeurant une concession à l’air du temps post-totalitaire, visait à s’assurer que gouvernants et gouvernés respectaient la Constitution, sanctifiée par le vote populaire. Ils n’imaginaient pas que, par une série de coups d’État feutrés, des juges s’arrogeraient non seulement un pouvoir de définition et d’extension illimitée du « bloc constitutionnel » qui s’impose à tous, mais aussi un pouvoir normatif considérable. Le législateur, comme le pouvoir exécutif, doit respecter, en plus de la Constitution, une panoplie extensible de grands principes aussi élastiques qu’imprécis, sans oublier les normes européennes. Ainsi les citoyens ont-ils perdu la main sur des sujets essentiels pour la vie de la nation. Exemple, tout le monde admet, pour s’en réjouir ou la déplorer, l’existence d’un grand remplacement démographique et culturel. L’immigration est donc une question politique majeure. Or, la politique migratoire a été préemptée par des hauts magistrats et orientée dans une direction exactement opposée à celle que souhaite la majorité (lire Jean-Éric Schoettl, pages 24-25 du magazine). À la sortie de cet alambic aux mille tuyaux, des principes supérieurs interdisent aux Français de décider qui ils accueillent, empêchent nos banques de financer notre industrie d’armement ou décident quelle télévision le public peut voir. Dans ces conditions, pourquoi se déplacer pour aller voter ?

Toutes sortes de hauts magistrats (juges stricto sensu, membres du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État ou d’autorités « indépendantes » investies d’un pouvoir de police) ont désormais prééminence sur les pouvoirs exécutif et législatif issus des urnes. De sorte qu’un dispositif conçu pour dissuader les gouvernants d’abuser de leur pouvoir leur interdit désormais de l’exercer. Ce renversement a accompagné le triomphe de l’idéologie des droits de l’Homme, implacablement décrypté par Marcel Gauchet, fin observateur de l’impotence des pouvoirs démocratiques : « En 1971, explique-t-il, le Conseil constitutionnel a décidé que la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 et le préambule de la Constitution de 1946, qui énoncent de grands principes, faisaient désormais partie du droit positif, donnant libre cours au juge pour les accommoder à leur sauce. Pour la petite histoire, le président du Conseil, un gaulliste historique, voulait enquiquiner Pompidou. C’est le début de la mutation qui verra l’État de droit devenir l’État des droits de l’Homme. » Face aux droits sacrés de tout individu, serait-il la dernière des ordures, l’État et la collectivité n’en ont aucun et certainement pas celui de se protéger.

Dans ce nouveau rapport de forces, ce n’est pas l’arbitraire des gouvernants qui fait peur, mais celui des juges qui les tiennent en joue, lesquels ont en commun de ne pas être élus et de n’avoir aucun compte à rendre. L’État de droit a un visage et un numéro de téléphone – en réalité, quelques dizaines. Les décisions qui changent la grammaire de la vie collective sont prises par des êtres humains. Souvent surdiplômés, parfois très intelligents, ils officient au sein des hautes juridictions nationales et européennes ou des instances de régulation spécifiques.

L’État de droit est un État de gauche

Des esprits soupçonneux sont d’autant plus portés à voir dans la fermeture de C8 une décision politique que la fréquence libérée a été attribuée à un macroniste bon teint, parfaitement estimable par ailleurs. Ils se trompent. Emmanuel Macron n’a nullement besoin de prendre son téléphone. Les gens qui décident pensent comme lui (en moins performant sans doute). Il en a nommé certains car, comme l’écrit Samuel Fitoussi dans une chronique hilarante, l’indépendance de la Justice étant un principe fondamental, il vaut mieux s’en assurer en y nommant ses amis – mais de toute façon, l’alignement des planètes mentales est spontané2. Notre enquête sur l’Arcom montre que l’État de droit est gouverné par un petit monde endogame dont les membres ont fréquenté les bonnes écoles, les cabinets ministériels (de gauche, faut-il le préciser) et les cénacles de la bonne société progressiste avant, pour certains, de faire un petit tour dans l’audiovisuel public ou la culture subventionnée. Tous ces gens convaincus de détenir le monopole de la raison et d’incarner la résistance au populisme ont baigné dans la même saumure idéologique. Ce qui inspire à Fitoussi une croustillante définition de la dictature de la majorité : « Écueil dans lequel peut tomber la démocratie (rappeler qu’il a été magistralement décrit par Tocqueville). Lui préférer la dictature de la minorité (de l’Arcom, du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel). »

Dans ce paysage, il n’est pas si surprenant qu’Emmanuel Macron choisisse comme président du Conseil constitutionnel, non pas son cheval certes, mais un homme qui n’a ni la stature morale, ni l’envergure intellectuelle nécessaires à une telle charge et dont le seul mérite est sa loyauté envers lui (voir le portrait de Joseph Macé-Scaron). Rue Montpensier, Richard Ferrand retrouvera Véronique Malbec qui, lorsqu’elle était procureur général à Rennes, a laissé le parquet de Brest, placé sous ses ordres directs, classer la crapoteuse affaire des Mutuelles de Bretagne, finalement prescrite deux ans plus tard3. Le nouveau pape de l’État de droit dialoguera d’égal à égal avec le président de la section du contentieux du Conseil d’État, Christophe Chantepy, ancien dircab de Jean-Marc Ayrault, et avec celui de la Cour des comptes, le hiérarque socialiste Pierre Moscovici. D’aucuns évoquent une république de copains. On préférera l’expression fleurie de l’ami Stéphane Germain : l’État de droit est un État de gauche.


  1. Lire son texte sur le site de la Revue politique et parlementaire : « Conseil constitutionnel, Conseil d’État, Arcom : hier
    Hersant, aujourd’hui Bolloré », 25 février 2025. ↩︎
  2. Samuel Fitoussi, « De l’État de droit aux fake news, un petit dictionnaire de la classe politique macroniste », Figarovox, 24
    février 2025. ↩︎
  3. Richard Ferrand n’a pas contesté les faits. Lorsqu’il était directeur général des Mutuelles de Bretagne, sa compagne a pu
    acquérir un bien immobilier sans débourser un centime (intégralement financé par l’emprunt) grâce à une garantie de
    location…des Mutuelles de Bretagne. ↩︎

Antoine Dupont s’ennuie

La grave blessure d’Antoine Dupont, lors d’un Irlande-France d’anthologie, permettra-t-elle au capitaine des Bleus de surmonter la crise existentielle qui visiblement le ronge ? Quand on a tout gagné, reste-t-il une vie dans le sport ? se demande notre chroniqueur.


Dans The Queen’s Gambit, mini-série en sept épisodes dont j’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que j’en pense, l’héroïne, Elisabeth Harmon, en route vers les plus hautes sphères des échecs, écrase un tout jeune joueur russe d’une douzaine d’années. Comme celui-ci lui confie qu’il a un plan de carrière qui doit infailliblement le mener au sommet des classements, Harmon le déconcerte en lui lançant : « Et après ? Qu’est-ce que tu feras, après ? »

Le monde d’après

C’est le genre de scène qui fait d’un téléfilm convenu une grande expérience cinématographique. Les films « sportifs » se soucient rarement de cet « après » — sinon sous la forme « comment gèrera-t-il ses millions ? » Mais les échecs sont un sport cérébral, où l’esprit, tendu vers la victoire, ne s’en satisfait jamais.

« Et après ? » C’est la question que s’est posée Bobby Fisher un beau jour de 1973, après être devenu champion du monde en battant Boris Spassky. Il ne s’en est jamais remis.

Nombre de champions arrivés au sommet ont vu le gouffre devant eux, et ont reculé. Numéro 1 mondial, Björn Borg s’est mis sur la touche à 25 ans, expliquant : « Je sais que cela paraît fou, mais je n’ai absolument pas été déçu (sa défaite à Wimbledon en 1981). De retour au vestiaire, je n’étais pas triste. C’était étrange. Lorsque je suis rentré à l’hôtel, je n’ai plus repensé à la défaite. J’ai alors réalisé que quelque chose ne tournait plus rond. Ce scénario s’est répété à l’US Open, quelques mois plus tard. Après la victoire de John McEnroe, j’ai directement filé à la maison que je possédais alors à Long Island. J’ai sauté dans la piscine comme un vacancier. Là, en me prélassant, j’ai réalisé que la motivation n’était plus là. Ce jour-là, âgé de 25 ans, j’ai décidé d’arrêter ma carrière. Décision que je n’ai jamais regrettée. J’avais été n°1, devenir n°2 ne m’intéressait pas. » Et quelque temps plus tard, il a fait une probable tentative de suicide. Plus récemment, Ashleigh Barty, l’Australienne qui écrasait tout sur son passage, a pris sa retraite sportive à 25 ans, cédant ainsi sa place de numéro 1 mondiale à la jeune Polonaise Iga Świątek. « Et après ? » lui a murmuré la petite voix.

Si jeunesse savait…

Antoine Dupont a tout gagné très jeune. À 28 ans, il détient quatre championnats de France, deux Coupes d’Europe, une médaille d’or en rugby à sept aux derniers Jeux Olympiques, et il est désigné comme le meilleur joueur au monde. « Et puis ? » demanderait Elisabeth Harmon…

Sa contre-performance lors d’Angleterre-France (et quand Dupont renifle, toute l’équipe tousse) n’a à mon sens d’autre origine que cet ennui qui se lit dans ses yeux, pour peu que l’on y prête attention. Il est surdoué, et intelligent — une distinction dont ne s’embarrassent guère certaines des gloires de son équipe…

Il y a deux « ennuis » en français. Le plus courant, ce sentiment d’inoccupation, vient du bas latin inodiare, formé sur la locution usuelle en latin classique in odio esse « être un objet de haine » — pour les autres ou pour soi-même. C’est déjà du lourd : lorsque Racine écrit dans Bérénice « Dans l’Orient désert quel devint mon ennui… », ou quand Baudelaire traite l’Ennui (majuscule, s’il vous plaît) de « monstre », il faut comprendre qu’il y a là un sens métaphysique dont la simple inoccupation est loin de rendre compte.

C’est là que nous retrouvons le second mot, bien plus savant : l’acédie.

L’acédie est à l’origine un terme à connotation christique : c’est un oubli, une négligence des obligations religieuses. Le pape Grégoire le Grand intègre l’acédie dans la tristesse, dont elle procède. Thomas d’Aquin en fait le péché-pivot, celui dont tous les autres procèdent. Car pourquoi se vautrer dans la gourmandise ou la luxure si ce n’est par ennui ?

La blessure de Dupont est très sérieuse. Une rupture des ligaments croisés du genou ne se soigne pas en deux semaines, ni même en deux mois. Peut-être lui évitera-t-elle la confrontation avec soi-même dont naît immanquablement l’acédie. Nous lui souhaitons de revenir à son meilleur niveau — et ce travailleur acharné, qui est devenu ambidextre (des mains et des pieds) par un fabuleux effort de volonté, en est bien capable. Oui — mais après ?
Il lui manque la Coupe du Monde — mais cela dépend autant de lui que de son équipe, pleine de brillantes individualités dont on espère qu’elles dureront jusqu’en 2027. Dupont a-t-il envie d’aller jusque-là ? Il aura 31 ans — oui, mais après ?

Un autre Saint Louis… qui n’a pas été roi

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Jean de La Rochefoucauld publie Le duc de Bourgogne, promesses et mirages du petit-fils de Louis XIV (Perrin)


Un autre Saint Louis ? Mais lui n’aura pas eu la chance de régner. Petit-fils du Roi Soleil, le duc de Bourgogne s’éteint en 1712, âgé de 29 ans à peine. Le vieux Louis XIV lui survivra jusqu’en 1715. Le duc d’Anjou, troisième fils du duc de Bourgogne et donc arrière-petit-fils du Roi Soleil, sera le futur Louis XV dont le règne, après la Régence exercée comme l’on sait par le duc d’Orléans, sera fort long. Si Bourgogne avait vécu, l’ancien régime aurait-il connu un sort tout différent ? On peut en rêver.

En parallèle à ses activités professionnelles au Sénat, le très bien-né Jean de La Rochefoucauld a donc trouvé le loisir de se pencher sur cette personnalité méconnue du Grand siècle, le duc de Bourgogne, auquel il consacre une remarquable biographie. Le temps de sa courte vie, le fils aîné de Louis de France, dit Le Grand Dauphin, aura été pourtant au centre de l’attention du microcosme curial :  ce prince tellement chéri de son grand-père assurait potentiellement, dans l’exercice de la primogéniture mâle, la précieuse continuité de la dynastie.

Bossu, malingre, boiteux

Au-delà du portrait qu’en dresse cette biographie avec une constante élégance de style, un univers d’intrigues de palais, de préséances jalouses, d’instrumentalisations matrimoniales, de cabales ou de joutes théologiques se déploie sous nos yeux, sur fond de conflits territoriaux – cf. la sanglante et funeste Guerre de succession d’Espagne dont le duc de Bourgogne, promis en mariage (ce dès les deux ans révolus de la princesse !) à la Turinoise Marie-Adélaïde de Savoie, la fille de Victor-Amédée II, ennemi de la monarchie française, aura été tout à la fois un enjeu, un témoin, et un acteur vaillant mais malheureux…

La superbe toile de Rigaud qui illustre la couverture de l’ouvrage nous montre un bel adolescent emperruqué, en armure : portait trompeur, car le fils du Grand Dauphin était en réalité fort « mal conformé », selon l’expression consacrée : bossu, malingre, boiteux. Pour pédagogue, on lui donne Fénelon : l’auteur des Aventures de Télémaque indique à son studieux élève « une direction éloignée du luxe de Versailles et des guerres de son grand-père ». Jusqu’à sa mort, le pieux duc de Bourgogne demeurera très attaché à son précepteur, même au-delà de la disgrâce qui contraint ce dernier, exilé à Cambrai sur ordre royal, à garder ses distances avec le rejeton princier.

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Les tractations, festivités, dépenses somptuaires, voyages, intrinsèquement liés au statut du duc de Bourgogne au sein (et même au sommet) de cette société d’ordres implacablement hiérarchisée font tout le sel de l’ouvrage de Jean de La Rochefoucauld, lequel sait de quoi il parle : en filigrane, c’est tout un monde disparu qui transparaît lumineusement dans ces pages. Ce monde d’étiquette rigide, de cérémonials implacables, de rites religieux aussi contraignants qu’incoercibles, mais aussi bien ce microcosme vibrionnant de haines sourdes et de rivalités féroces, clapotant dans les badinages et les secrets d’alcôves, où les seigneurs de haut rang, leurs épouses, leurs maîtresses, leurs progénitures constituent autour des princes et des bâtards, légitimés ou pas, une courtisanerie servile, perpétuellement en quête d’honneurs, de préséances, de charges lucratives…  C’est ce tissu sociologique si particulier, si étonnant pour le regard contemporain, que nous restitue Jean de La Rochefoucauld dans toute son épaisseur et sa vitalité.  

Rival du duc de Vendôme sur le terrain de la guerre, déconsidéré bientôt, à tort ou à raison, par sa défaite à Audenarde en 1708 face à la coalition, le duc de Bourgogne se mue peu à peu en bigot : « le dimanche 12 mai [1709], à Marly, convoquant de façon inédite un conseil de guerre, le roi [Louis XIV] l’y invite, « en lui disant un peu aigrement » [dixit Saint-Simon] : ‘’A moins que vous n’aimiez mieux aller à vêpres’’ »… Au fil des pages, d’ailleurs, les extraits des fielleux et si plaisants Mémoires du célèbre « duc et pair » servent de fil conducteur au récit, qui puise assez copieusement ses sources, également, dans les extraordinaires Mémoires du marquis de Sourches sur le règne de Louis XIV.  

Trois dauphins meurent en une année

Se confiant sur le tard à l’amitié fidèle du génial mémorialiste Saint-Simon, bien plus proche de son grand-père que de son père le Grand Dauphin (lequel meurt en 1711) « dans l’atmosphère macabre qui continue d’envelopper la cour » en cette fin de règne calamiteuse, l’héritier de la couronne et père du futur Louis XV est passé, par un mauvais coup du sort, à côté du destin qui lui avait été promis. Maltraité par la postérité (en particulier par l’historiographie, – Michelet en tête), l’homme était intelligent, de grande culture, profondément bon, intègre et généreux. Eperdument amoureux de son épouse Marie-Adélaïde, laquelle rend son dernier souffle à peine âgée de 26 ans, il ne lui survit que de quelques jours, en ce mois de février 1712 ! Saint-Simon pleure « la disparition de celui qu’il considère comme un saint ». Le 8 mars, c’est au tour du second fils survivant de Louis et Marie-Adélaïde, le duc de Bretagne, de rendre l’âme : il avait 5 ans.  Ainsi ne reste, pour assurer la succession, que le troisième arrière-petit fils de Louis XIV, le duc d’Anjou. Saint-Simon, toujours : « Trois dauphins moururent donc en moins d’un an, dont un seul enfant, et, en vingt-quatre jours, le père, la mère et le fils aîné ».

De ce personnage comme éclipsé par l’histoire, cette excellente biographie donne une juste mesure. Car le duc de Bourgogne, contrairement à tant d’autres princes de sang, n’a pas suscité de légende, ni de geste poétique autour de son nom. Comme l’exprime fort bien le sous-titre du livre, celui qui aurait dû être roi ne demeure, en somme, que l’incarnation d’une promesse qui finit en mirage.       

A lire : Le duc de Bourgogne, promesses et mirages du petit-fils de Louis XIV. Jean de La Rochefoucauld. Perrin, 2025. En librairies. 384 pages.

Macron: entre menace russe et menace terroriste, pourquoi choisir?

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En invoquant le « droit à la vie tranquille » lors de sa visite du chantier du futur siège de la DGSI, Emmanuel Macron engage l’État à rendre des comptes, estime notre chroniqueur Ivan Rioufol. Dans son discours, le président a également affirmé que la nation devait combattre « en même temps » les menaces géopolitiques et « terroristes ». C’était la moindre des choses.


Qui a mis la France dans cette insécurité permanente ? En proclamant, mardi à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), un « droit à la vie tranquille », Emmanuel Macron a voulu corriger ses prédictions anxiogènes sur une possible guerre contre la Russie.

Génération désenchantée

Mais le président s’est épargné d’aller à la source des désordres et des menaces qui abiment la nation, vantée jadis pour sa gaîté et ses joyeuses insolences. Le président a fait cette déclaration à l’occasion de la pose de la première pierre de la DGSI (direction générale de la sécurité intérieure). Ayant eu la chance de connaître la légèreté des années soixante et soixante-dix, je mesure l’angoisse de la jeune génération. Déjà confrontée à une violence désinhibée, elle est priée de s’enthousiasmer à la perspective d’une défense de la nation en danger. Or ce qu’endure cette jeunesse maltraitée est le résultat d’un demi-siècle d’incuries politiques, de décisions irréfléchies, d’idéologies farfelues. Le chef de l’Etat, dans sa défense satisfaite des sociétés ouvertes, est la synthèse de ces erreurs cumulées. Il est vertigineux de se pencher sur le déclin français, en ayant en mémoire ce que fut la grandeur du pays. Michelet, dans son introduction à L’histoire de la révolution française (1) le rappelle : « Dès le dernier siècle (ndlr : le XVIIIe), Paris était déjà la voix du globe. La planète parlait par trois hommes : Voltaire, Jean-Jacques et Montesquieu ». Aujourd’hui, la France a dû céder sa place d’arbitre à l’Arabie Saoudite, où se traite la paix en Ukraine. Ceux qui alertent sur notre dégringolade continuent d’être qualifiés, par la pensée clonée, de « déclinistes », comme s’ils se réjouissaient de cette chute, tandis que les politiques s’empressent de se garder, plus que jamais, de toute nostalgie.

A lire aussi, Elisabeth Lévy: L’État de droit, c’est plus fort que toi !

En même temps

Il y a, chez Macron, une perversion masochiste à évoquer ce droit à la vie tranquille tout en instillant dans l’opinion, depuis le 5 mars, la peur d’un conflit nucléaire et en appelant à protéger la patrie et ses frontières, deux mots jusqu’alors sulfureux chez les progressistes. Hier, le président a d’ailleurs tenté de rééquilibrer son analyse initiale, focalisée sur le seul « danger existentiel » russe, en y replaçant « en même temps » le terrorisme islamiste parmi les ennemis de la France. La moindre des choses. Reste que ce nouveau droit à la sécurité élémentaire, clairement reconnu par l’Elysée (même si l’annonce est passée inaperçue), fait désormais obligation au chef de l’Etat et au gouvernement de le respecter. Sera-ce l’occasion pour les citoyens abandonnés de demander des comptes à l’Etat défaillant ? Ce dernier a déjà été condamné par la justice administrative, sur recours des écologistes, pour « inaction climatique » après des engagements non tenus pour lutter contre le carbone et le réchauffement climatique. Les manquements sécuritaires sont autrement plus dangereux. J’ai déjà eu l’occasion de noter ici la révolte, récente, de certaines victimes contre les pouvoirs publics. « La France a tué mon époux », avait notamment accusé en août dernier la veuve du gendarme Eric Comyn. En réalité l’Etat, délabré, est trop souvent à la source de mises en danger de la vie d’autrui, de non-assistances à personne en danger, d’abus de confiance, d’abandons de poste, etc. Il serait temps que les fauteurs de trouble, à l’abri de leurs hautes fonctions, répondent devant des juges de leurs incuries.

(1) Tome I, page 70, La Pléiade

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Quand Tsahal et l’armée française comparent leurs muscles…

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Le général Eyal Zamir, nouveau chef d'etat-major de l'armée israélienne, photographié à Jérusalem le 5 mars 2025 © Ohad Zwigenberg/AP/SIPA

Cette semaine, dans la presse, on ne parle plus que de bruits de bottes, de budgets militaires, d’armées professionnelles et d’armées de conscrits… Le monde se réarme


Après le spectaculaire lâchage de l’Ukraine par les États-Unis, l’Europe a retenti cette semaine d’une musique guerrière que beaucoup de pays avaient oubliée depuis 80 ans. Le président Macron a pris la tête de cette campagne laissant son Premier Ministre et son gouvernement dans une situation intérieure enchevêtrée et sans gloire.

La même semaine a vu des massacres en Syrie qui n’ont guère généré d’indignation, car peu de gens se préoccupent des Alaouites maintenant que Bachar a été chassé du pouvoir. Les optimistes espèrent que l’élégant Ahmed al-Sharaa (Abu Mohammed al-Jolani) finira par abandonner ses oripeaux religieux. Il en était de même quand, revenus à Kaboul en août 2021 les Talibans ont laissé les Occidentaux espérer qu’ils avaient changé. On a vu ce qu’il en était et il y a toutes les chances qu’il en soit de même en Syrie.

Enfin, en Israël, le nouveau chef d’Etat-major, le général Eyal Zamir annonçait que 2025 serait une année de guerre contre le Hamas et l’Iran.

A lire aussi: Emmanuel Macron accusé de tirer profit de la guerre en Ukraine

Alors que le public français, indifférent jusque-là aux budgets militaires, découvre face aux menaces russes les failles de son armée, l’enquête publiée par Tsahal confirme sans fard ses échecs opérationnels et stratégiques le jour du 7-Octobre.

Armée bonsaï

La France a une armée bonsaï, dotée de tous les équipements sophistiqués mais en trop petite quantité, l’armée israélienne se reproche d’avoir avant le 7-Octobre misé sur la technologie au détriment de l’intelligence humaine.

Sur le plan financier, le budget militaire israélien avait diminué à moins de 5% du PIB en 2022, incluant une aide américaine annuelle d’environ 3,5 milliards de dollars, que l’administration Biden, si décriée aujourd’hui, avait augmentée à près de 9 milliards après octobre 2023. En  2025 ce budget sera de plus de 5,5% du PIB, soit d’environ 30 milliards d’euros. On reste loin des chiffres d’après la guerre du Kippour, quand les dépenses militaires représentaient jusqu’à 30% du PIB, ce qui avait déclenché l’inflation et la crise du début des années 80, ce que les Israéliens ont appelé la décennie perdue.

Le casse-tête de l’exemption militaire des ultra-orthodoxes en Israël

Pour la France, le budget militaire, rogné depuis les années 60, a atteint son étiage de 1,4% du PIB en 2015. Ni notre pays, ni les autres membres de l’Otan qui s’étaient engagés en 2014 auprès des Américains à augmenter les dépenses à plus de 2% du PIB ne l’ont fait. Même si le pourcentage a augmenté depuis la présidence Macron et doit continuer de le faire, il n’atteint pas encore les 2% et les retraites des militaires revalorisées dans le passé dans le but de stimuler les départs (il fallait une «armée agile» et éviter tout embonpoint) pèsent sur les disponibilités en équipements.

Avec 68 millions d’habitants, la France compte environ 200 000 militaires d’active et 40 000 volontaires en réserve opérationnelle qui effectuent qu’un service 15 jours en moyenne par an en encadrement.

Sept fois moins peuplé, Israël compte une armée de 170 000 soldats d’active avec un service de 36 mois chez les hommes. Mais il dispose de plus de  450 000 réservistes, souvent combattants, qui passent six semaines par an dans l’armée jusqu’à 40 ans au moins.

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Si la France a depuis 1997 une armée professionnelle, Israël a une armée de conscrits, mais le service n’est pas obligatoire pour les Arabes israéliens et pour les ultra-orthodoxes, respectivement 21% et 14% de la population mais nettement plus parmi les jeunes adultes. Chaque année 60 000 jeunes israéliens non harédis effectuent leur service militaire. 13 000 ultra-orthodoxes atteignent aussi  18 ans, mais parmi  eux, moins de 2000 ont été enrôlés par l’armée l’an dernier. La Cour Suprême a statué en juin 2024 qu’il n’existait pas de cadre juridique  pour exempter les étudiants d’écoles religieuses, yeshivot et kollels, actuellement  150 000 dans le pays, un nombre qui croît chaque année d’environ 8%.

Menaces existentielles

L’effort militaire israélien avec des générations de jeunes engagés dans un service dur, long et dangereux est lié aux contraintes existentielles du pays. L’armée a forgé la mentalité des citoyens et la présence de soldats revenant de permission appartient au spectacle quotidien de la vie civile. L’admiration que l’armée rend l’échec du 7-Octobre d’autant plus incompréhensible.

Mais la conscription est aussi un facteur potentiel de fracture de la société israélienne. La plupart des dirigeants d’un monde ultra-orthodoxe en expansion numérique refusent que leurs jeunes prennent leur part de la défense du pays. Ils génèrent en retour une hostilité de plus en plus virulente et dans cette spirale désastreuse on n’entend pas de parole de sagesse qui porte et qui pourtant s’impose.

En France, la situation n’a rien de comparable, et l’armée n’a pas le rôle central qu’elle joue en Israël. Mais il existe des pans entiers de la  population qui pour des raisons de colère sociale, de messianisme écologiste ou de répulsion religieuse rejettent les principes de patriotisme, de débat d’opinions et de laïcité à la base de notre contrat national et pour lesquels le bruit de bottes pourrait être un nouveau motif de révolte.

Évidemment, l’ennemi n’est pas le même, Poutine est loin pour les Français, qui ont du mal à envisager les Russes aux portes de Paris, tandis que pour les Israéliens, la menace de l’islamisme est on ne peut plus concrète. Mais il ne faut pas oublier que Poutine a fait aussi alliance avec des islamistes et que l’islamisme radical a aussi déclaré la guerre à la France.

Si vis pacem, para bellum. Si tu veux la paix prépare la guerre. C’est en 1955 que mon professeur de latin nous avait fait écrire cette phrase en cours de 6e. Peut-être aurait-il recommencé ces jours-ci….

Le blues du businessman

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Bernard Arnault, à la tête de LVMH, présente les résultats annuels 2022 du groupe, Paris, 26 janvier 2023 © Nicolas Messyasz/SIPA

Rien ne va plus entre les patrons et Emmanuel Macron. Depuis que le bloc central a instauré une surtaxe sur les grandes entreprises, des figures majeures de l’industrie menacent de délocaliser. Elles oublient la politique « pro-business » menée lors du premier quinquennat, et la promotion de la mondialisation qu’elles ont faite durant des décennies.


« J’entends beaucoup de débats en ce moment en France qui me paraissent fous. » Le 9 février dernier, après avoir vanté une demi-heure durant les mérites de son plan pour l’intelligence artificielle en direct du Grand Palais sur France 2, Emmanuel Macron change soudain de ton. Laurent Delahousse vient de lui poser une question sur la surtaxation des grandes entreprises actée dans le budget 2025, et sur la bronca inédite qu’elle a soulevée dans le monde des affaires. « Soyez patriotes vous-mêmes ! » cingle alors le président tandis que face à lui un écran géant projette les visages de plusieurs patrons du CAC 40. « Je ne vous ai parfois pas assez entendu, ces sept dernières années, quand on menait des réformes des retraites », maugrée-t-il.

Une surtaxe malvenue

Pour baroque que soit cette saillie, le chef de l’État n’a pas complètement tort. Depuis qu’il est aux affaires, sa politique a assurément rendu un peu d’oxygène au secteur privé français. Le PFU (prélèvement forfaitaire unique, la fameuse « flat tax »), c’est lui. La « double année » décrétée en 2019 pour le CICE (crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi), c’est encore lui. L’abaissement de l’IS (impôt sur les sociétés) à 25 %, c’est toujours lui !

À côté de cet arsenal de réformes « pro business », la surtaxe exceptionnelle que le gouvernement infligera cette année aux grandes entreprises – le temps, promet-il, d’un unique exercice fiscal – peut sembler bien peu de chose. Enfin, peu de chose… En majorant de 40 % l’IS des 440 groupes qui réalisent au moins un milliard d’euros de chiffre d’affaires en France, l’État prévoit quand même de ponctionner 8 milliards d’euros supplémentaires sur les champions de notre économie. Une folie si l’on en croit Sophie de Menthon (pages 54-55 du magazine).

C’est Guillaume Faury qui, le premier, a sonné l’alarme. Le 10 janvier, le PDG d’Airbus s’épanche lors de la cérémonie des vœux du Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales (Gifas): « Il y a trop de charges, trop de règlements, trop de contraintes, trop de taxes », lance-t-il avant de se faire presque menaçant : « On risque de voir beaucoup d’entreprises aller faire ce qu’elles savent faire ailleurs, parce que cela devient invivable. »

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Le 28 janvier, Bernard Arnault lui emboîte le pas. Saint patron du capitalisme français depuis qu’il a déboursé 200 millions d’euros pour la rénovation de Notre-Dame de Paris, l’homme le plus riche d’Europe sort de sa réserve coutumière et lâche, à l’issue de la présentation des résultats annuels de son groupe LVMH : « Quand on voit qu’on s’apprête à augmenter de 40 % les impôts des entreprises qui fabriquent en France, c’est incroyable. Pour pousser à la délocalisation, c’est idéal ! » Le 5 février, c’est au tour de Patrick Pouyanné, PDG de TotalEnergies, de monter au créneau : « Les propos de Bernard Arnault ne sont que du bon sens », tempête-t-il lors d’une visioconférence devant la presse financière internationale. Chez LFI, on appelle cela la solidarité de classe.

Des filières en danger

Surprise, au pays des gilets jaunes et des concerts de casserole contre l’augmentation de l’âge légal de la retraite, ces inhabituels coups de gueule patronaux s’avèrent plutôt payants dans l’opinion. Selon un sondage Odoxa, 51 % de nos concitoyens se déclarent à présent opposés à la surtaxation des entreprises, soit huit points de plus qu’en septembre dernier, l’époque où Michel Barnier envisageait déjà la mesure. À croire que les entrepreneurs gagneraient à davantage s’impliquer dans le débat public au lieu de laisser leurs représentants du Medef le faire à leur place.

Bref, quand Faury, Arnault et Pouyanné ruent dans les brancards, le grand public sait que ce n’est pas du chiqué. Il faut dire que ces trois-là ont du talent et qu’ils incarnent les rares secteurs d’activité (l’aéronautique, le luxe et le pétrole) dans lesquels la France a su conserver, voire accroître, son prestige au XXIe siècle. D’autres fiertés nationales comme l’énergie nucléaire, l’agroalimentaire ou l’automobile ne peuvent, hélas, pas en dire autant.

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Dernier exemple en date du « made in France » qui vacille : dans la filière automobile justement, Michelin a annoncé en novembre la fermeture de ses sites de Cholet et de Vannes. Deux mois plus tard, le 22 janvier, son PDG, Florent Menegaux, est auditionné au Sénat pour s’expliquer sur les 1 254 suppressions de postes occasionnées malgré les résultats record de son groupe : « La compétitivité en France s’est fortement dégradée au cours des cinq dernières années, justifie-t-il. On peut bien sûr augmenter les taxes sur les industries en France, mais si une équipe de foot à 11 joueurs est confrontée à une équipe qui en compte 22 et qui peut prendre la balle avec la main, ce n’est plus le même jeu. »

Patrons, ne nous quittez pas !

Filons la métaphore footballistique. Sans adhérer aux attaques haineuses de Sophie Binet contre les dirigeants des grands groupes, qu’elle accuse désormais carrément de n’avoir « plus rien à faire de l’intérêt général » (RTL, le 31 janvier), ni donner foi aux délires de Jean-Luc Mélenchon, selon qui « le libéralisme, c’est la catastrophe permanente qui a ruiné ce pays, ses finances et sa capacité d’invention » (discours prononcé à Angers, le 5 février dernier), on peut cependant se demander, comme Pierre Vermeren (pages 52-53 du magazine) si nos patrons ont toujours l’état d’esprit des joueurs de l’équipe de France, ou s’ils ne sont pas parfois davantage sensibles aux charmes du mercato et aux millions versés par leur club.

Depuis quarante ans, on ne compte plus les membres de l’élite des affaires qui ont prôné une mondialisation débridée et pris des décisions dignes de mercenaires, prompts à loger leurs actifs dans des structures offshore, à délocaliser leurs usines, voire à expatrier leurs sièges sociaux. Face à ce spectacle, il n’est guère étonnant que la droite, si éprise de Ronald Reagan et Margaret Thatcher dans les années 1980, ait retrouvé le goût de l’intervention de l’État, ce n’est pas Marine Le Pen qui dira le contraire.

Reste que les Français ne veulent pas que les patrons les quittent. Au contraire, ils sont 60 % à souhaiter que « l’État fasse davantage confiance aux entreprises et leur donne plus de liberté » selon le baromètre annuel de la confiance politique du Cevipof publié en février. Un chiffre en hausse de sept points par rapport à 2017. Sans doute nos concitoyens sont-ils conscients qu’une économie complètement administrée serait encore plus désastreuse pour le pays. Faute d’aimer les PDG, au moins éprouvent-ils un certain respect pour eux. Il paraît que ce sont les mariages de raison qui font les couples les plus heureux.

Merci patrons !

Guillaume Faury, PDG d'Airbus, présente les résultats du groupe à Blagnac, 15 février 2024. Lors de ses vœux à la presse, le 9 janvier 2025, il déplore que « trop de charges, de règlements, de contraintes et de taxes » rendent le climat français « invivable » pour les affaires © Fred Scheiber/AP/SIPA

Suite à l’agacement compréhensible de Bernard Arnault, exaspéré par la récente volonté de surtaxer les grands groupes produisant en France, Causeur consacre un dossier de 16 pages aux patrons, en voulant, cette fois-ci et pour une fois, les remercier!


Les patrons se rebiffent. D’habitude, ils encaissent les coups en silence, acceptant de se faire déplumer par le gouvernement et insulter par des élus, syndicalistes et journalistes qui les décrivent comme des profiteurs-affameurs du peuple. La brillante idée de surtaxer les grands groupes produisant en France a fait sortir Bernard Arnault du bois. D’après un entrepreneur en colère, qui signe un texte dans nos colonnes (pages 50-51 du magazine), ces jours-ci, dans les milieux économiques, on ne parle pas seulement des affaires, très mauvaises au demeurant, mais de l’incompétence de gouvernants accusés d’emmener le pays dans le mur. Non sans quelques solides arguments.

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Certes, les patrons ne sont pas dénués de responsabilités dans notre situation. Beaucoup ont délocalisé à tour de bras et favorisé outrageusement les actionnaires au détriment des salariés. Raison de plus pour ne pas s’attaquer à ceux qui ont continué à produire en France et d’ailleurs à produire tout court, quand des esprits forts assuraient que les usines, c’était fini et que seuls les services étaient dignes de nations évoluées. D’où la consternante mutation de notre machine productive en économie de consommation, analysée par Pierre Vermeren (pages 52-53 du magazine). Même la gauche, naguère productiviste et attachée à la défense de l’outil de travail, s’est vautrée dans l’illusion tertiaire : le mot « production » ne figurait pas dans l’affligeant programme de la défunte Nupes.

À ces reniements s’ajoute le fait que notre pays, englué dans sa merveilleuse culture du service public, est de longue date l’économie la plus soviétique du monde libre (lire la démonstration sans appel de Stéphane Germain, pages 46-47 du magazine). Nulle part ailleurs, on ne regarde avec une telle méfiance l’initiative privée, suspecte a priori de charrier les eaux glacées du calcul égoïste. En réalité, il ne faut pas gratter longtemps derrière les belles proclamations égalitaires pour tomber sur les passions tristes (brillamment analysées par Jeremy Stubbs, pages 48-49 du magazine). Dans ces conditions, on devrait plutôt décerner des lauriers aux chefs d’entreprise qui, en dépit des taxes et des normes, croient encore à la France. Merci patrons !

« Elles » ou la cuisse

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Suzanne Valadon, Joie de vivre, 1911 © The Metropolitan Museum of Art, Dist. GrandPalaisRmn / image of the MMA

Nos musées n’en finissent pas de mettre à l’honneur des femmes artistes victimes de l’odieux patriarcat. Il n’est pas question de valoriser leur talent mais d’offrir une revanche à ces «invisibilisées», ce qui suppose évidemment de condamner le regard que les peintres ont porté sur les femmes. Deux expositions parisiennes réécrivent l’histoire de l’art.


« Elles : les élèves de Jean-Jacques Henner ».Pour fêter ses 100 ans, le musée Jean-Jacques Henner (Paris, 17e arrondissement) a décidé de jouer la carte de l’originalité en proposant au public une exposition sur les artistes femmes qui suivirent l’enseignement du maître à l’Atelier des Dames ou à son atelier de la place Pigalle : Louise Abbéma, Mélanie Balleyguier-Duchâtelet, Hortense Bücher, Marie Cayron-Vasselon, Germaine Dawis, Ida Deurbergue, Noémie Guillaume, Laura Leroux, Jeanne Mazeau, Marie Petiet, Ottilie W. Roederstein, Juana Romani, Madeleine Smith, Dorothy Tenant et tant d’autres. Victimes du patriarcat systémique de ce xixe siècle finissant, méprisées par les critiques qui voulurent les cantonner aux « peintures de fleurs, aux portraits de maman ou aux rêveries » (Albert Pinard), gommées de la mémoire collective et de l’histoire de l’art, elles font aujourd’hui l’objet – elles sont, pardon, le sujet – d’une indispensable « (re)-découverte » et d’une salutaire « désinvisibilisation ». Quant à Jean-Jacques Henner (1829-1905), il était temps qu’on l’admire pour autre chose que ses œuvres. Le peintre des Marie-Madeleine pénitentes et des nymphes endormies est donc désormais un « passeur », un « esprit bienveillant » et un professeur « soucieux de partager son amour pour l’art et les maîtres anciens ». Une belle personne, en somme.

Des artistes oubliées à redécouvrir

« Elles ». Les noms de ces femmes talentueuses sont égrenés comme la liste de Schindler des rescapées de l’androcentrisme artistique occidental. Hiérarchiser leurs noms nuirait à la cause : on n’est pas là pour comparer. On n’est pas là non plus pour commenter lignes, formes, couleurs, matières et regards mais pour parler sororité, émulation, entraide et sociabilités féminines. Rien sur la lumière du jour dont s’abrite Thérèse Schwartze (1851-1918) dans son Autoportrait, rien sur le rendu des étoffes dans l’œuvre de Noémie Guillaume (1849-1916) ou sur le mouvement de La Bouquetière de Jeanne Choppard-Mazeau (1861-1896). Muses, élèves et artistes : on apprend que certaines ont fait fortune, que d’autres ont acquis une forme de notoriété quand d’autres encore ont peiné à se faire connaître et n’ont pas eu la « chance » (sic) de voir leurs œuvres intégrer des collections publiques. Au lieu d’admirer leurs toiles, on les plaint d’avoir été accusées par la critique de n’être restées que les pâles reflets de leur maître. On pleure enfin sur leurs tristes destins : Jeanne Mazeau mourut à l’âge de 35 ans, Juana Romani finit sa vie en asile psychiatrique après un début de carrière fulgurant, Aniela Pajakowna fut « inhumée dans une tranchée gratuite du cimetière de Bagneux dont il ne reste rien ». On en oublierait presque les refus, les déboires et les souffrances de ceux qu’il est désormais convenu d’appeler leurs « homologues masculins ». Amedeo Modigliani est pourtant mort lui aussi à 35 ans, Vincent Van Gogh n’était pas, semble-t-il, d’une incroyable stabilité psychique et Alphonse Mucha fut jeté dans une fosse commune sans avoir droit à ces néolarmichettes militantes.

À côté d’« Elles », il y a « elle », Suzanne Valadon (1865-1938), actuellement exposée au Centre Pompidou : muse de tous – Toulouse-Lautrec, Puvis de Chavannes, Degas, Renoir, Satie – élève de personne et peintre du siècle (le nôtre, évidemment). On pourrait l’aimer pour son Nu à la couverture rayée (1922), pour cette jeune femme lisant seule, assise nue au bord de son lit défait, la porte de sa chambre soigneusement fermée, le livre ouvert, les jambes jointes, les pieds croisés sur le tapis. Une belle représentation de ce qu’est un monde à soi : tout n’y est pas totalement clos ou impénétrable, mais une partie des choses et des êtres se dérobe subtilement au regard. Non. Ce qu’on doit aimer chez elle, c’est qu’elle bénéficie très tôt d’une « programmation outrageusement dominée par les hommes », qu’elle « sabote les stéréotypes » de genre, montre aussi bien « la vulnérabilité masculine que la puissance féminine », « repousse les conventions du corps féminin gracieux » et que, grâce à elle, les femmes sont enfin « nues pour elles-mêmes » sans avoir à « sentir éternellement peser sur leurs corps un regard réifiant ». Bien fait pour André Utter, de vingt ans son cadet, s’il devient son Adam (Adam et Ève, 1909) : « Elle a assez posé pour les autres, il est bien temps que les hommes posent pour elle. » Haro sur son fils, Maurice Utrillo (1883-1955) dont les tableaux se sont mieux vendus que les siens : « Après avoir mangé le sang de sa mère, il lui mange son succès. » Et, sororité oblige, au diable ses aînées, les Berthe Morisot et autres Mary Cassatt, avec « leurs pages émouvantes bourgeoisement en vogue ». C’est beau, le néoféminisme.

Une critique du néoféminisme artistique

C’est beau comme du Linda Nochlin (1931-2017). Pour la théoricienne de la libération des femmes dans l’art, auteur (sans -e, mille excuses) en 1971 de Pourquoi n’y a-t-il pas eu de grands artistes femmes ? – sorte de manifeste révolutionnaire qu’elle augmenta de quelques pages inspirantes en 2006 –, on doit débarrasser la société des notions de génie, de talent et de grandeur qui sont autant de concepts semi-religieux forgés par des mâles blancs et bourgeois. Ce qui compte n’est pas d’avoir du talent mais d’être créative, de faire entendre sa voix et de laisser une trace : à l’heure de la post-grandeur, les chefs-d’œuvre n’ont plus d’intérêt, seules comptent les œuvres innovantes et provocatrices. Détail important : la créativité n’est pas un don, mais le résultat d’un soutien institutionnel et éducatif. Réjouissons-nous, car vu le nombre d’ateliers pour enfants proposés aujourd’hui dans les musées et les livres de sensibilisation à l’art destinés aux tout-petits, nous sommes en train de fabriquer, à défaut de génies, une foule d’artistes inventifs et de créateurs hors pair.

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L’exposition Suzanne Valadon prône la féminité sans concession, c’est-à-dire débarrassée du male gaze (« regard masculin »). Les seins qui tombent, des cuisses de percheron à l’air, la clope au bec au lit : ça s’appelle être nue pour soi-même.

Quant à l’exposition sur les élèves de Jean-Jacques Henner, elle donne l’impression de lire le menu d’un restaurant affichant fièrement que le plat principal sera accompagné de ses « petits légumes oubliés », ou bien de feuilleter une thèse qui prétend avoir découvert chez un écrivain de quinzième zone de quoi révolutionner l’histoire de la littérature. On n’est pas obligé de manger des racines comme Scarlett O’Hara à son retour à Tara, ni de trouver systématiquement intéressants des auteurs que la mémoire collective n’a pas jugé inoubliables. Les élèves de Jean-Jacques Henner n’ont pas à partager le destin des thèses universitaires ou des petits légumes oubliés de nos assiettes créatives. Aucune raison ne justifie que l’on goûte leur peinture parce que ce sont des femmes ou qu’on ne lise dans leurs tableaux que le poids de la misogynie artistique dont elles ont été les victimes.

Un regard contrasté sur la Journée des femmes

Les femmes méritent mieux que ce misérabilisme et ce rien-à-foutrisme. Après tout, le 8 mars est leur jour. On est bien sûr libre de vouloir être nue pour soi-même ou de se sentir comme un petit légume oublié. Mais on peut aussi aimer se voir à travers le désir, le rêve et l’imagination des hommes artistes. Il ne leur est pas plus interdit de nous peindre comme ils le souhaitent, qu’il ne doit être imposé aux femmes artistes de se limiter aux portraits d’enfants et aux compositions florales. Qui sommes-nous pour eux ? que cherchent-ils en nous ? nous ont-ils comprises ? sont des questions auxquelles les œuvres peintes ou écrites par des hommes répondent toutes un peu, à leur manière. N’en déplaise à la grande consœurie des allergiques au regard que ces hommes ont posé sur d’autres qu’elles, il est bien doux de pouvoir faire porter aux femmes d’une Suzanne Valadon « la Robe de Désir frémissant et onduleux » d’un Charles Baudelaire (La Madone), et bien douloureux de lire sous la plume d’un Milan Kundera que le regard amoureux de Jean-Marc ne consolera pas Chantal de savoir que les hommes ne se retournent plus sur elle (L’Identité). Dans une société qui est en train de remplacer l’incompréhension entre hommes et femmes par l’indifférence forcée entre les sexes, laissons le dernier mot à Élisabeth Vigée Le Brun (1755-1842). Portraitiste officielle de Marie-Antoinette, peintre au fort caractère ayant vécu de son art, elle raconte dans ses Souvenirs (1755-1842) qu’elle se dérobait aux hommes dont elle faisait le portrait et qui « voulaient lui faire des yeux tendres », en les peignant « à regards perdus », c’est-à-dire en les obligeant à regarder au loin. Elle confie aussi avoir été flattée que Voltaire « embrasse à plusieurs reprises » et « après l’avoir regardé longtemps », le portrait d’elle qu’avait peint le miniaturiste suédois Pierre Adolphe Hall.

Que la Journée des femmes garde, dans l’art et dans la vie, la saveur de cette merveilleuse contradiction.

À voir :

« Elles : les élèves de Jean-Jacques Henner », musée national Jean-Jacques Henner, 43 avenue de Villiers, 75017 Paris. Jusqu’au 28 avril 2025.

« Suzanne Valadon », Centre Pompidou, place Georges Pompidou, 75004 Paris. Jusqu’au 25 mai 2025.

Le rêve américain, d’Ayn Rand à Brady Corbet

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The Brutalist © Universal Pictures

Ce qui rend le film The Brutalist si parlant et si fort, au-delà de ses qualités artistiques et cinématographiques, c’est son sujet à la fois tellement universel et tellement américain (et juif américain). Analyse d’un succès pleinement justifié.


Parmi les très nombreux articles portant sur The Brutalist, le film primé et acclamé de Brady Corbet – acteur et réalisateur américain dont c’est le troisième film – très peu ont prêté attention à une possible source d’inspiration : le roman d’Ayn Rand La source vive (The Fountainhead). Publié aux États-Unis en 1943, ce roman fut le premier grand succès de la romancière américaine et il fut adapté à l’écran en 1949 par King Vidor, avec Gary Cooper et Patricia Neal dans les rôles principaux.

Une référence influente

La source vive raconte l’histoire d’un architecte individualiste et rebelle, dans le New York des années 1920. Son titre fait écho à une citation d’Ayn Rand : “L’ego de l’Homme est la source vive du progrès humain”. Née en 1905 dans une famille juive de St-Pétersbourg, nourrie de littérature russe et française, Rand avait émigré aux États-Unis en 1925. Sa philosophie individualiste et son éloge de “l’égoïsme rationnel” en ont fait une égérie des courants libertariens. Certains commentateurs décèlent aujourd’hui son influence dans la politique économique de Donald Trump.

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Malgré la ressemblance des thèmes du film de Corbet et du roman de Rand, la romancière juive américaine et le héros du “Brutalist” incarnent pourtant une facette bien différente de l’histoire des immigrants juifs aux États-Unis. Le parcours d’Ayn Rand est en effet une “success story” sans faute. La jeune fille juive, arrivée à l’âge de 20 ans dans son nouveau pays, y connaît une réussite impressionnante, à la fois littéraire, commerciale et intellectuelle (au point que son roman le plus connu, La Grève, est parfois cité comme le livre le plus influent après la Bible). Des chefs d’État aussi différents que Ronald Reagan, Hillary Clinton ou Donald Trump se réfèrent à elle.

L’histoire universelle du combat pour la vie et pour la survie

The Brutalist, de son côté, relate plutôt la “face sombre” du rêve (juif) américain. Lorsque Laszlo Toth, le héros du film, débarque à Ellis-Island, il a derrière lui un parcours réussi d’architecte à Budapest, mais sa carrière est brisée par le nazisme. Rescapés de Dachau et de Buchenwald, lui et sa femme finiront par se retrouver aux États-Unis, après des années de séparation. Au-delà du traumatisme durable de la Shoah, c’est surtout l’ambivalence de l’attitude américaine envers les Juifs qui est relatée avec talent par le film de Corbet. L’admiration que voue à Toth son bienfaiteur Harrison von Buren se double en effet d’un mépris à peine voilé, qui culmine dans la scène marquante du viol en Italie.

Grand film à petit budget, porté par l’excellent acteur Adrien Brody (Le pianiste), The Brutalist raconte l’histoire universelle du combat pour la vie et pour la survie, dans un environnement étranger et souvent hostile. Comme l’expliquait Le Corbusier, à propos du courant architectural “brutaliste” – qui donne au film son titre – “l’urbanisme est brutal parce que la vie est brutale”. Mais le film de Corbet réussit à décrire cette brutalité avec retenue et de manière subtile. Son succès planétaire bien mérité est la preuve que le cinéma a encore et toujours quelque chose à nous dire.

Le juge Falcone, une tragédie moderne

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Le journaliste et écrivain italien Giampaolo Pansa avec le magistrat italien Giovanni Falcone © Pino Granata/Mondadori Portfolio/SIPA

Giovanni Falcone, né à Palerme le 18 mai 1939 et mort le 23 mai 1992, est un juge italien qui s’était spécialisé dans la lutte anti-mafia. Il fut notamment, grâce à un travail inlassable d’enquête et de recueil de preuves, mené avec son ami le juge Paolo Borsellino, à l’origine du « maxi procès » contre la mafia qui jugea 474 accusés de février 86 à décembre 87


Giovanni Falcone a payé de sa vie son courage. Un livre vient de paraître en France qui raconte son combat, sous la plume de Roberto Saviano, journaliste et écrivain, qui vit sous protection policière depuis la parution d’un ouvrage « explosif » contre la Camorra napolitaine : Gomorra. 600 pages qui filent comme la course d’un homme, que la mort va rejoindre, et qui le sait, et qui pourtant continue sa route, sans se retourner, au nom de la vérité. Des pages que l’on tourne avec respect, avec angoisse, avec amitié, avec tendresse, pour ce juge que l’on pourrait qualifier de héros, mais qui est bien plus que cela : un homme tout simplement. Un homme qui aime, un homme qui a peur, un homme qui doute, qui se décourage, mais qui toujours reprend sa quête. Malgré la menace qui rôde, impossible à oublier, malgré l’inexorable qui donne à chaque instant de bonheur volé, d’amitié partagée, d’amour reçu, d’amour donné, la densité incandescente d’une vie qu’il aime passionnément et qu’il sait lui échapper.

Roberto Saviano © Mauro Scrobogna/LaPresse/Shutter/SIPA

Force d’âme

Le livre de Roberto Saviano nous prend par la main, et par le cœur, pour nous partager les combats de Giovanni Falcone contre Cosa Nostra, la mafia sicilienne. Contre la mafia mais aussi contre les complicités, les abandons, les lâchetés qui, même au sein des institutions politiques et judiciaires, s’efforcent par bêtise ou par intérêt, d’entraver son travail, au point d’en faire parfois un Sisyphe, que seule la force d’âme, et la conviction d’agir pour le bien commun, lui font remonter inlassablement le chemin.

À lire aussi, Philippe Bilger : Giovanni Falcone: vivre, mourir comme lui?

Du premier chapitre « Feu », au dernier « Le courage est solitaire », ce sont 75 brèves séquences extraordinairement vivantes auxquelles nous participons en témoins proches, grâce à une écriture à la fois factuelle et qui, dans le même temps, commente avec une bouleversante humanité l’action dans laquelle nous sommes immergés. Nous voyons les évènements avec précision, et sans temps mort, comme dans un film passionnant et, dans le même temps, Saviano explique ce que nous avons besoin de comprendre, mais aussi parle à notre cœur en restituant avec une touchante sincérité la puissante dimension émotionnelle de cette tragédie moderne.

Un beau récit

Un livre de grand journaliste, où tout est vrai, précis (cf. les nombreuses annexes en fin de livre qui documentent tout). Un livre de grand écrivain qui, entre les faits, sait imaginer et raconter avec son cœur, les petites choses de la vie qui en font toute la douceur et la déchirante beauté.

Je voudrais citer ici les dernières lignes de ce chef-d’œuvre. Paolo Borsellino, grand ami de Giovanni Falcone, autre juge courageux, et qui sera assassiné lui aussi quelques semaines plus tard, vient de recueillir le dernier souffle de Giovanni : « Pas une seule fois, mais à répétition, sans trève, il a suivi son éternelle et formidable obsession. La pensée d’un monde sans plus de mafia brûlait dans sa poitrine, et quand une pensée habite les corps, peuple les esprits, un jour ou l’autre elle finit par peupler également la terre. Tout cela Paolo Borsellino le sait. Et c’est pour ça que maintenant il donne des coups de de poing dans le mur de son salon en criant « Giovanni ! Giovanni ! » le visage sillonné de larmes qui roulent sur ses joues rasées et tombent sur ses chaussures noires. Lui non plus n’a jamais cessé d’y croire. Seulement, maintenant il se sent seul. Et il est inévitable qu’il en soit ainsi, car le courage est solitaire. »

Giovanni Falcone, éd. Gallimard, 608 pages

Giovanni Falcone

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L’État de droit, c’est plus fort que toi !

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Cyril Hanouna et le producteur Lionel Stan auditionnés à l'Assemblée nationale par la commission d'enquête parlementaire sur l'attribution des autorisations de service de télévision, Paris, 14 mars 2024 © Jacques Witt/SIPA

Qu’est ce qui permet de fermer une chaîne de télé populaire ou d’interdire l’expulsion de terroristes étrangers ? L’État de droit ! Une poignée de hauts magistrats biberonnés au progressisme ont prééminance sur les pouvoirs exécutif et législatif issus des urnes. Un dispositif conçu pour dissuader les gouvernants d’abuser de leur pouvoir leur interdit désormais de l’exercer.


L’État de droit a encore frappé. Sa dernière fantaisie, décrétée par ses plus hautes instances, a été de fermer une chaîne de télévision. Sans doute celle-ci n’était-elle pas le royaume de la distinction, mais on ignorait que les régulateurs fussent si intraitables sur les bonnes manières. De plus, C8 ayant déjà été lourdement sanctionnée pour ses manquements, il faut croire que dans ce domaine, la « double peine », si contraire aux droits de l’homme quand il s’agit de délinquants étrangers, est parfaitement légitime. S’ils avaient pu embastiller Hanouna pour protéger la jeunesse et les bonnes mœurs, les conseillers d’État, qui ont validé la condamnation à mort prononcée par l’Arcom, l’auraient certainement fait.

La sauvegarde du pluralisme…

Cyril Hanouna n’est pas Voltaire qu’on assassine. Mais son émission séduisait la jeunesse des banlieues autant que celle des campagnes, des mélenchonistes comme des lepénistes. Peut-être parce que tous les points de vue et tous les sujets y avaient droit de cité et que, entre commentaires oiseux sur les dernières frasques des people et grosses blagues qui tachent, on pouvait y voir de vrais débats sur le mode castagne. C’est le seul plateau où j’ai pu croiser le fer avec un islamiste qui menaçait une prof, un ex-dealer et futur député extrême gauchiste, un chroniqueur cochant toutes les cases de la rien-pensance. Et ce n’était pas du chiqué.

Qui l’eût cru, les magistrats de la section du contentieux du Conseil d’État ont de l’humour. S’ils ont entériné la fermeture de C8, c’est… pour sauvegarder le pluralisme. Dans sa décision du 19 février, le Conseil affirme que l’Arcom choisit « les projets qui contribuent le mieux à la sauvegarde du pluralisme des courants d’expression socioculturels, lequel participe de l’objectif de valeur constitutionnelle de pluralisme des courants de pensée et d’opinion […] ». Pour Jean-Éric Schoettl qui pratique cette langue obscure, c’est une jurisprudence anti-Bolloré qui s’inscrit dans le droit fil de la jurisprudence Hersant concoctée il y a quarante ans. À la manœuvre alors, le Conseil constitutionnel présidé par Robert Badinter ne s’était pas contenté de censurer la loi « communication » de François Léotard, il avait dicté au législateur une série de dispositions supposées protéger le pluralisme et limiter les concentrations1. Nul n’ignorait à l’époque que l’objectif était de contenir les appétits de Robert Hersant, surnommé le « Papivore » par la gauche pour sa boulimie de journaux – les moins de 50 ans ne peuvent pas connaître ce temps où la presse écrite était un pouvoir.

Liberté d’oppression

L’actualité est coquine. Deux jours avant que le Conseil rende sa sentence, J. D. Vance fustigeait un recul de la liberté d’expression en Europe et exhortait les dirigeants à ne pas avoir peur de leurs peuples. On pourrait demander au vice-président américain de garder ses leçons de maintien (et de défendre la liberté de porter la burqa chez lui si ça lui chante). N’empêche, à en juger par le déferlement de protestations, il a visé juste.

Imaginons, par pure hypothèse, comme dit Gilles-William, que cela arrive au pays de Poutine ou Orban, qu’une chaîne de télévision appartenant à un homme d’affaires en délicatesse avec le pouvoir et en rupture avec la doxa médiatique soit fermée sur décision d’une haute juridiction (dans les régimes autoritaires, il y a toujours un tribunal pour faire le sale boulot). Les éditocrates progressistes hurleraient à la démocratie confisquée. Ici, ils jurent que la lutte continue – CNews émet toujours. Ça se passe en France en 2025, des élus et des journalistes applaudissent bruyamment la fermeture d’une chaîne de télévision. Ils ont le droit : c’est l’État de droit. Et l’État de droit, c’est sacré. Les ploucs qui regardaient C8 n’ont qu’à écouter France Inter.

C’est l’État de droit qui prétend obliger Robert Ménard à célébrer le mariage d’un homme qui n’a rien à faire sur notre territoire. C’est l’État de droit qui espionne un ancien président et le condamne sur la base d’intentions supposées. C’est l’État de droit qui nous interdit de maintenir en détention un terroriste en fin de peine que son pays refuse de reprendre, nous empêche d’expulser un imam vociférant, nous somme de reprendre un Tchétchène radicalisé (ce que d’ailleurs nous n’avons pas fait), et sacrifie la sécurité du grand nombre au respect sourcilleux des droits des criminels. Personne n’a eu la cruauté de comptabiliser ses victimes, ni de recenser les dommages qu’il inflige à la société. Mais dans les bistrots, on a compris : l’État de droit, c’est ce qui emmerde les gens ordinaires et fait plaisir aux belles âmes prodigues en leçons de vivre-ensemble et de sans-frontiérisme.

Au départ, bien sûr, une belle et grande idée, inséparable de la démocratie elle-même. Elle garantit que la loi s’impose à tous, particulièrement au gouvernement. C’est une protection contre l’arbitraire du pouvoir, mais aussi contre celui de la majorité. N’en déplaise aux intégristes de la souveraineté populaire, le peuple ne peut pas tout faire, il ne peut pas supprimer la démocratie elle-même.

Le pouvoir des juges

Le contrôle de constitutionnalité élaboré par le duo Debré/de Gaulle, au demeurant une concession à l’air du temps post-totalitaire, visait à s’assurer que gouvernants et gouvernés respectaient la Constitution, sanctifiée par le vote populaire. Ils n’imaginaient pas que, par une série de coups d’État feutrés, des juges s’arrogeraient non seulement un pouvoir de définition et d’extension illimitée du « bloc constitutionnel » qui s’impose à tous, mais aussi un pouvoir normatif considérable. Le législateur, comme le pouvoir exécutif, doit respecter, en plus de la Constitution, une panoplie extensible de grands principes aussi élastiques qu’imprécis, sans oublier les normes européennes. Ainsi les citoyens ont-ils perdu la main sur des sujets essentiels pour la vie de la nation. Exemple, tout le monde admet, pour s’en réjouir ou la déplorer, l’existence d’un grand remplacement démographique et culturel. L’immigration est donc une question politique majeure. Or, la politique migratoire a été préemptée par des hauts magistrats et orientée dans une direction exactement opposée à celle que souhaite la majorité (lire Jean-Éric Schoettl, pages 24-25 du magazine). À la sortie de cet alambic aux mille tuyaux, des principes supérieurs interdisent aux Français de décider qui ils accueillent, empêchent nos banques de financer notre industrie d’armement ou décident quelle télévision le public peut voir. Dans ces conditions, pourquoi se déplacer pour aller voter ?

Toutes sortes de hauts magistrats (juges stricto sensu, membres du Conseil constitutionnel, du Conseil d’État ou d’autorités « indépendantes » investies d’un pouvoir de police) ont désormais prééminence sur les pouvoirs exécutif et législatif issus des urnes. De sorte qu’un dispositif conçu pour dissuader les gouvernants d’abuser de leur pouvoir leur interdit désormais de l’exercer. Ce renversement a accompagné le triomphe de l’idéologie des droits de l’Homme, implacablement décrypté par Marcel Gauchet, fin observateur de l’impotence des pouvoirs démocratiques : « En 1971, explique-t-il, le Conseil constitutionnel a décidé que la Déclaration des droits de l’Homme de 1789 et le préambule de la Constitution de 1946, qui énoncent de grands principes, faisaient désormais partie du droit positif, donnant libre cours au juge pour les accommoder à leur sauce. Pour la petite histoire, le président du Conseil, un gaulliste historique, voulait enquiquiner Pompidou. C’est le début de la mutation qui verra l’État de droit devenir l’État des droits de l’Homme. » Face aux droits sacrés de tout individu, serait-il la dernière des ordures, l’État et la collectivité n’en ont aucun et certainement pas celui de se protéger.

Dans ce nouveau rapport de forces, ce n’est pas l’arbitraire des gouvernants qui fait peur, mais celui des juges qui les tiennent en joue, lesquels ont en commun de ne pas être élus et de n’avoir aucun compte à rendre. L’État de droit a un visage et un numéro de téléphone – en réalité, quelques dizaines. Les décisions qui changent la grammaire de la vie collective sont prises par des êtres humains. Souvent surdiplômés, parfois très intelligents, ils officient au sein des hautes juridictions nationales et européennes ou des instances de régulation spécifiques.

L’État de droit est un État de gauche

Des esprits soupçonneux sont d’autant plus portés à voir dans la fermeture de C8 une décision politique que la fréquence libérée a été attribuée à un macroniste bon teint, parfaitement estimable par ailleurs. Ils se trompent. Emmanuel Macron n’a nullement besoin de prendre son téléphone. Les gens qui décident pensent comme lui (en moins performant sans doute). Il en a nommé certains car, comme l’écrit Samuel Fitoussi dans une chronique hilarante, l’indépendance de la Justice étant un principe fondamental, il vaut mieux s’en assurer en y nommant ses amis – mais de toute façon, l’alignement des planètes mentales est spontané2. Notre enquête sur l’Arcom montre que l’État de droit est gouverné par un petit monde endogame dont les membres ont fréquenté les bonnes écoles, les cabinets ministériels (de gauche, faut-il le préciser) et les cénacles de la bonne société progressiste avant, pour certains, de faire un petit tour dans l’audiovisuel public ou la culture subventionnée. Tous ces gens convaincus de détenir le monopole de la raison et d’incarner la résistance au populisme ont baigné dans la même saumure idéologique. Ce qui inspire à Fitoussi une croustillante définition de la dictature de la majorité : « Écueil dans lequel peut tomber la démocratie (rappeler qu’il a été magistralement décrit par Tocqueville). Lui préférer la dictature de la minorité (de l’Arcom, du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel). »

Dans ce paysage, il n’est pas si surprenant qu’Emmanuel Macron choisisse comme président du Conseil constitutionnel, non pas son cheval certes, mais un homme qui n’a ni la stature morale, ni l’envergure intellectuelle nécessaires à une telle charge et dont le seul mérite est sa loyauté envers lui (voir le portrait de Joseph Macé-Scaron). Rue Montpensier, Richard Ferrand retrouvera Véronique Malbec qui, lorsqu’elle était procureur général à Rennes, a laissé le parquet de Brest, placé sous ses ordres directs, classer la crapoteuse affaire des Mutuelles de Bretagne, finalement prescrite deux ans plus tard3. Le nouveau pape de l’État de droit dialoguera d’égal à égal avec le président de la section du contentieux du Conseil d’État, Christophe Chantepy, ancien dircab de Jean-Marc Ayrault, et avec celui de la Cour des comptes, le hiérarque socialiste Pierre Moscovici. D’aucuns évoquent une république de copains. On préférera l’expression fleurie de l’ami Stéphane Germain : l’État de droit est un État de gauche.


  1. Lire son texte sur le site de la Revue politique et parlementaire : « Conseil constitutionnel, Conseil d’État, Arcom : hier
    Hersant, aujourd’hui Bolloré », 25 février 2025. ↩︎
  2. Samuel Fitoussi, « De l’État de droit aux fake news, un petit dictionnaire de la classe politique macroniste », Figarovox, 24
    février 2025. ↩︎
  3. Richard Ferrand n’a pas contesté les faits. Lorsqu’il était directeur général des Mutuelles de Bretagne, sa compagne a pu
    acquérir un bien immobilier sans débourser un centime (intégralement financé par l’emprunt) grâce à une garantie de
    location…des Mutuelles de Bretagne. ↩︎

Antoine Dupont s’ennuie

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Antoine Dupont après la défaite du XV de France en 1/4 de finale de la coupe du monde contre l'Afrique du Sud, Paris, 15 octobre 2023 © JEANNE ACCORSINI/SIPA

La grave blessure d’Antoine Dupont, lors d’un Irlande-France d’anthologie, permettra-t-elle au capitaine des Bleus de surmonter la crise existentielle qui visiblement le ronge ? Quand on a tout gagné, reste-t-il une vie dans le sport ? se demande notre chroniqueur.


Dans The Queen’s Gambit, mini-série en sept épisodes dont j’ai déjà eu l’occasion de dire tout le bien que j’en pense, l’héroïne, Elisabeth Harmon, en route vers les plus hautes sphères des échecs, écrase un tout jeune joueur russe d’une douzaine d’années. Comme celui-ci lui confie qu’il a un plan de carrière qui doit infailliblement le mener au sommet des classements, Harmon le déconcerte en lui lançant : « Et après ? Qu’est-ce que tu feras, après ? »

Le monde d’après

C’est le genre de scène qui fait d’un téléfilm convenu une grande expérience cinématographique. Les films « sportifs » se soucient rarement de cet « après » — sinon sous la forme « comment gèrera-t-il ses millions ? » Mais les échecs sont un sport cérébral, où l’esprit, tendu vers la victoire, ne s’en satisfait jamais.

« Et après ? » C’est la question que s’est posée Bobby Fisher un beau jour de 1973, après être devenu champion du monde en battant Boris Spassky. Il ne s’en est jamais remis.

Nombre de champions arrivés au sommet ont vu le gouffre devant eux, et ont reculé. Numéro 1 mondial, Björn Borg s’est mis sur la touche à 25 ans, expliquant : « Je sais que cela paraît fou, mais je n’ai absolument pas été déçu (sa défaite à Wimbledon en 1981). De retour au vestiaire, je n’étais pas triste. C’était étrange. Lorsque je suis rentré à l’hôtel, je n’ai plus repensé à la défaite. J’ai alors réalisé que quelque chose ne tournait plus rond. Ce scénario s’est répété à l’US Open, quelques mois plus tard. Après la victoire de John McEnroe, j’ai directement filé à la maison que je possédais alors à Long Island. J’ai sauté dans la piscine comme un vacancier. Là, en me prélassant, j’ai réalisé que la motivation n’était plus là. Ce jour-là, âgé de 25 ans, j’ai décidé d’arrêter ma carrière. Décision que je n’ai jamais regrettée. J’avais été n°1, devenir n°2 ne m’intéressait pas. » Et quelque temps plus tard, il a fait une probable tentative de suicide. Plus récemment, Ashleigh Barty, l’Australienne qui écrasait tout sur son passage, a pris sa retraite sportive à 25 ans, cédant ainsi sa place de numéro 1 mondiale à la jeune Polonaise Iga Świątek. « Et après ? » lui a murmuré la petite voix.

Si jeunesse savait…

Antoine Dupont a tout gagné très jeune. À 28 ans, il détient quatre championnats de France, deux Coupes d’Europe, une médaille d’or en rugby à sept aux derniers Jeux Olympiques, et il est désigné comme le meilleur joueur au monde. « Et puis ? » demanderait Elisabeth Harmon…

Sa contre-performance lors d’Angleterre-France (et quand Dupont renifle, toute l’équipe tousse) n’a à mon sens d’autre origine que cet ennui qui se lit dans ses yeux, pour peu que l’on y prête attention. Il est surdoué, et intelligent — une distinction dont ne s’embarrassent guère certaines des gloires de son équipe…

Il y a deux « ennuis » en français. Le plus courant, ce sentiment d’inoccupation, vient du bas latin inodiare, formé sur la locution usuelle en latin classique in odio esse « être un objet de haine » — pour les autres ou pour soi-même. C’est déjà du lourd : lorsque Racine écrit dans Bérénice « Dans l’Orient désert quel devint mon ennui… », ou quand Baudelaire traite l’Ennui (majuscule, s’il vous plaît) de « monstre », il faut comprendre qu’il y a là un sens métaphysique dont la simple inoccupation est loin de rendre compte.

C’est là que nous retrouvons le second mot, bien plus savant : l’acédie.

L’acédie est à l’origine un terme à connotation christique : c’est un oubli, une négligence des obligations religieuses. Le pape Grégoire le Grand intègre l’acédie dans la tristesse, dont elle procède. Thomas d’Aquin en fait le péché-pivot, celui dont tous les autres procèdent. Car pourquoi se vautrer dans la gourmandise ou la luxure si ce n’est par ennui ?

La blessure de Dupont est très sérieuse. Une rupture des ligaments croisés du genou ne se soigne pas en deux semaines, ni même en deux mois. Peut-être lui évitera-t-elle la confrontation avec soi-même dont naît immanquablement l’acédie. Nous lui souhaitons de revenir à son meilleur niveau — et ce travailleur acharné, qui est devenu ambidextre (des mains et des pieds) par un fabuleux effort de volonté, en est bien capable. Oui — mais après ?
Il lui manque la Coupe du Monde — mais cela dépend autant de lui que de son équipe, pleine de brillantes individualités dont on espère qu’elles dureront jusqu’en 2027. Dupont a-t-il envie d’aller jusque-là ? Il aura 31 ans — oui, mais après ?

Un autre Saint Louis… qui n’a pas été roi

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© Perrin

Jean de La Rochefoucauld publie Le duc de Bourgogne, promesses et mirages du petit-fils de Louis XIV (Perrin)


Un autre Saint Louis ? Mais lui n’aura pas eu la chance de régner. Petit-fils du Roi Soleil, le duc de Bourgogne s’éteint en 1712, âgé de 29 ans à peine. Le vieux Louis XIV lui survivra jusqu’en 1715. Le duc d’Anjou, troisième fils du duc de Bourgogne et donc arrière-petit-fils du Roi Soleil, sera le futur Louis XV dont le règne, après la Régence exercée comme l’on sait par le duc d’Orléans, sera fort long. Si Bourgogne avait vécu, l’ancien régime aurait-il connu un sort tout différent ? On peut en rêver.

En parallèle à ses activités professionnelles au Sénat, le très bien-né Jean de La Rochefoucauld a donc trouvé le loisir de se pencher sur cette personnalité méconnue du Grand siècle, le duc de Bourgogne, auquel il consacre une remarquable biographie. Le temps de sa courte vie, le fils aîné de Louis de France, dit Le Grand Dauphin, aura été pourtant au centre de l’attention du microcosme curial :  ce prince tellement chéri de son grand-père assurait potentiellement, dans l’exercice de la primogéniture mâle, la précieuse continuité de la dynastie.

Bossu, malingre, boiteux

Au-delà du portrait qu’en dresse cette biographie avec une constante élégance de style, un univers d’intrigues de palais, de préséances jalouses, d’instrumentalisations matrimoniales, de cabales ou de joutes théologiques se déploie sous nos yeux, sur fond de conflits territoriaux – cf. la sanglante et funeste Guerre de succession d’Espagne dont le duc de Bourgogne, promis en mariage (ce dès les deux ans révolus de la princesse !) à la Turinoise Marie-Adélaïde de Savoie, la fille de Victor-Amédée II, ennemi de la monarchie française, aura été tout à la fois un enjeu, un témoin, et un acteur vaillant mais malheureux…

La superbe toile de Rigaud qui illustre la couverture de l’ouvrage nous montre un bel adolescent emperruqué, en armure : portait trompeur, car le fils du Grand Dauphin était en réalité fort « mal conformé », selon l’expression consacrée : bossu, malingre, boiteux. Pour pédagogue, on lui donne Fénelon : l’auteur des Aventures de Télémaque indique à son studieux élève « une direction éloignée du luxe de Versailles et des guerres de son grand-père ». Jusqu’à sa mort, le pieux duc de Bourgogne demeurera très attaché à son précepteur, même au-delà de la disgrâce qui contraint ce dernier, exilé à Cambrai sur ordre royal, à garder ses distances avec le rejeton princier.

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Les tractations, festivités, dépenses somptuaires, voyages, intrinsèquement liés au statut du duc de Bourgogne au sein (et même au sommet) de cette société d’ordres implacablement hiérarchisée font tout le sel de l’ouvrage de Jean de La Rochefoucauld, lequel sait de quoi il parle : en filigrane, c’est tout un monde disparu qui transparaît lumineusement dans ces pages. Ce monde d’étiquette rigide, de cérémonials implacables, de rites religieux aussi contraignants qu’incoercibles, mais aussi bien ce microcosme vibrionnant de haines sourdes et de rivalités féroces, clapotant dans les badinages et les secrets d’alcôves, où les seigneurs de haut rang, leurs épouses, leurs maîtresses, leurs progénitures constituent autour des princes et des bâtards, légitimés ou pas, une courtisanerie servile, perpétuellement en quête d’honneurs, de préséances, de charges lucratives…  C’est ce tissu sociologique si particulier, si étonnant pour le regard contemporain, que nous restitue Jean de La Rochefoucauld dans toute son épaisseur et sa vitalité.  

Rival du duc de Vendôme sur le terrain de la guerre, déconsidéré bientôt, à tort ou à raison, par sa défaite à Audenarde en 1708 face à la coalition, le duc de Bourgogne se mue peu à peu en bigot : « le dimanche 12 mai [1709], à Marly, convoquant de façon inédite un conseil de guerre, le roi [Louis XIV] l’y invite, « en lui disant un peu aigrement » [dixit Saint-Simon] : ‘’A moins que vous n’aimiez mieux aller à vêpres’’ »… Au fil des pages, d’ailleurs, les extraits des fielleux et si plaisants Mémoires du célèbre « duc et pair » servent de fil conducteur au récit, qui puise assez copieusement ses sources, également, dans les extraordinaires Mémoires du marquis de Sourches sur le règne de Louis XIV.  

Trois dauphins meurent en une année

Se confiant sur le tard à l’amitié fidèle du génial mémorialiste Saint-Simon, bien plus proche de son grand-père que de son père le Grand Dauphin (lequel meurt en 1711) « dans l’atmosphère macabre qui continue d’envelopper la cour » en cette fin de règne calamiteuse, l’héritier de la couronne et père du futur Louis XV est passé, par un mauvais coup du sort, à côté du destin qui lui avait été promis. Maltraité par la postérité (en particulier par l’historiographie, – Michelet en tête), l’homme était intelligent, de grande culture, profondément bon, intègre et généreux. Eperdument amoureux de son épouse Marie-Adélaïde, laquelle rend son dernier souffle à peine âgée de 26 ans, il ne lui survit que de quelques jours, en ce mois de février 1712 ! Saint-Simon pleure « la disparition de celui qu’il considère comme un saint ». Le 8 mars, c’est au tour du second fils survivant de Louis et Marie-Adélaïde, le duc de Bretagne, de rendre l’âme : il avait 5 ans.  Ainsi ne reste, pour assurer la succession, que le troisième arrière-petit fils de Louis XIV, le duc d’Anjou. Saint-Simon, toujours : « Trois dauphins moururent donc en moins d’un an, dont un seul enfant, et, en vingt-quatre jours, le père, la mère et le fils aîné ».

De ce personnage comme éclipsé par l’histoire, cette excellente biographie donne une juste mesure. Car le duc de Bourgogne, contrairement à tant d’autres princes de sang, n’a pas suscité de légende, ni de geste poétique autour de son nom. Comme l’exprime fort bien le sous-titre du livre, celui qui aurait dû être roi ne demeure, en somme, que l’incarnation d’une promesse qui finit en mirage.       

A lire : Le duc de Bourgogne, promesses et mirages du petit-fils de Louis XIV. Jean de La Rochefoucauld. Perrin, 2025. En librairies. 384 pages.

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Macron: entre menace russe et menace terroriste, pourquoi choisir?

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À Saint-Ouen (93), le chantier du futur siège de la DGSI est lancé par le président Macron, 11 mars 2025. DR.

En invoquant le « droit à la vie tranquille » lors de sa visite du chantier du futur siège de la DGSI, Emmanuel Macron engage l’État à rendre des comptes, estime notre chroniqueur Ivan Rioufol. Dans son discours, le président a également affirmé que la nation devait combattre « en même temps » les menaces géopolitiques et « terroristes ». C’était la moindre des choses.


Qui a mis la France dans cette insécurité permanente ? En proclamant, mardi à Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), un « droit à la vie tranquille », Emmanuel Macron a voulu corriger ses prédictions anxiogènes sur une possible guerre contre la Russie.

Génération désenchantée

Mais le président s’est épargné d’aller à la source des désordres et des menaces qui abiment la nation, vantée jadis pour sa gaîté et ses joyeuses insolences. Le président a fait cette déclaration à l’occasion de la pose de la première pierre de la DGSI (direction générale de la sécurité intérieure). Ayant eu la chance de connaître la légèreté des années soixante et soixante-dix, je mesure l’angoisse de la jeune génération. Déjà confrontée à une violence désinhibée, elle est priée de s’enthousiasmer à la perspective d’une défense de la nation en danger. Or ce qu’endure cette jeunesse maltraitée est le résultat d’un demi-siècle d’incuries politiques, de décisions irréfléchies, d’idéologies farfelues. Le chef de l’Etat, dans sa défense satisfaite des sociétés ouvertes, est la synthèse de ces erreurs cumulées. Il est vertigineux de se pencher sur le déclin français, en ayant en mémoire ce que fut la grandeur du pays. Michelet, dans son introduction à L’histoire de la révolution française (1) le rappelle : « Dès le dernier siècle (ndlr : le XVIIIe), Paris était déjà la voix du globe. La planète parlait par trois hommes : Voltaire, Jean-Jacques et Montesquieu ». Aujourd’hui, la France a dû céder sa place d’arbitre à l’Arabie Saoudite, où se traite la paix en Ukraine. Ceux qui alertent sur notre dégringolade continuent d’être qualifiés, par la pensée clonée, de « déclinistes », comme s’ils se réjouissaient de cette chute, tandis que les politiques s’empressent de se garder, plus que jamais, de toute nostalgie.

A lire aussi, Elisabeth Lévy: L’État de droit, c’est plus fort que toi !

En même temps

Il y a, chez Macron, une perversion masochiste à évoquer ce droit à la vie tranquille tout en instillant dans l’opinion, depuis le 5 mars, la peur d’un conflit nucléaire et en appelant à protéger la patrie et ses frontières, deux mots jusqu’alors sulfureux chez les progressistes. Hier, le président a d’ailleurs tenté de rééquilibrer son analyse initiale, focalisée sur le seul « danger existentiel » russe, en y replaçant « en même temps » le terrorisme islamiste parmi les ennemis de la France. La moindre des choses. Reste que ce nouveau droit à la sécurité élémentaire, clairement reconnu par l’Elysée (même si l’annonce est passée inaperçue), fait désormais obligation au chef de l’Etat et au gouvernement de le respecter. Sera-ce l’occasion pour les citoyens abandonnés de demander des comptes à l’Etat défaillant ? Ce dernier a déjà été condamné par la justice administrative, sur recours des écologistes, pour « inaction climatique » après des engagements non tenus pour lutter contre le carbone et le réchauffement climatique. Les manquements sécuritaires sont autrement plus dangereux. J’ai déjà eu l’occasion de noter ici la révolte, récente, de certaines victimes contre les pouvoirs publics. « La France a tué mon époux », avait notamment accusé en août dernier la veuve du gendarme Eric Comyn. En réalité l’Etat, délabré, est trop souvent à la source de mises en danger de la vie d’autrui, de non-assistances à personne en danger, d’abus de confiance, d’abandons de poste, etc. Il serait temps que les fauteurs de trouble, à l’abri de leurs hautes fonctions, répondent devant des juges de leurs incuries.

(1) Tome I, page 70, La Pléiade

Journal d'un paria: Bloc-notes 2020-21

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