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Panthéoniser Dominique de Villepin de son vivant

Voilà un revenant de la vie politique française. Dominique de Villepin refait surface, et ses ambitions présidentielles pour 2027 sont omniprésentes dans des médias pourtant aux mains de qui vous savez! L’orateur flamboyant, qui a fait fortune dans l’art et dans le conseil, est désormais accueilli les bras ouverts par les étudiants de la Sorbonne ou à la Fête de l’Humanité, et suffisamment riche pour partir en campagne seul. Mais, son positionnement international pro-arabe réel ou supposé est autant une force qu’une faiblesse pour séduire une majorité de Français.


De Clearstream à mainstream

Il est l’homme du moment, l’homme dans le vent, le vent dans les cheveux, les cheveux en poupe. On pensait avoir enterré, avec Jean-Louis Debré, le dernier vestige du chiraquisme. C’était sans compter sur le retour tonitruant de Dominique de Villepin, depuis quelques semaines personnalité préférée des sondages. À soixante-et-onze ans, en Une de Marianne, l’ancien Premier ministre écume les plateaux télé. Sur Quotidien, il dément ses ambitions présidentielles, pour mieux faire glousser le public. Villepin 2025, c’est l’alliance inattendue de la gravitas laconique et du ricanement d’Anne-Elisabeth Lemoine.

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De Hollande à Sarkozy, de Juppé à Fillon, on a un temps pensé que le nouveau monde macronien avait mis à la retraite toute une génération. Celle qui ne se serait jamais remise du massacre de l’hiver 2016. Il était écrit que la fin de règne de Macron se ferait avec les ringards du monde ancien qui n’avaient pas été décimés : Bayrou, et même Barnier, pendant quelques mois. À l’époque où le vintage est partout, où les tournées des chanteurs des années 80 triomphent, où la guerre des étoiles en est à son vingtième volet, le retour de Villepin, c’est l’éternel retour du kitsch. Dans des temps géopolitiques troublés, le phrasé de Galouzeau rassure, de la mamie de La Baule aux fumeuses de joints de la fête de l’Huma, en passant par vos anciens copains de fac en lutte jadis contre le CPE. Il faudra au moins ça, pour arrêter les chars russes et reconstruire Gaza.

Pro-trans, avant que ça ne soit cool

Il avait déjà tenté un premier retour. En 2012, il avait lancé son micro-parti, République solidaire. Déjà, à l’époque, il rendait chèvre une partie de la gauche, très heureuse de s’être trouvé un allié pour faire chuter Sarkozy. Au programme : création d’un service public du logement, modération des loyers et sécurité juridique des familles homo et trans… avant que ça ne soit cool. Pour sa campagne 2027, l’ancien locataire du Quai d’Orsay n’aura qu’à se repencher sur son catalogue de propositions socialisantes proposées il y a 13 ans. Enfin, proposées… faute de parrainages officiellement, ou faute d’envie officieusement, Villepin avait finalement renoncé à sa candidature.

Sur Al-Jazeera, comme à la maison

Surtout, si Villepin est revenu du purgatoire des anciens Premiers ministres, c’est à cause de ses positions sur le Proche-Orient. Sur les plateaux français comme sur celui d’Al-Jazeera, le chiraquien parle comme un député LFI. Suffisant pour que Lucie Castets, Première ministre virtuelle de l’été dernier, ambitionne de le nommer ministre des Affaires étrangères. Un projet à peine moins fantasmagorique que sa propre désignation à Matignon.

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Dans la mémoire collective, Villepin est resté comme l’homme de 2003, du discours à l’ONU, du non à la guerre d’Irak. Le monde a changé, Villepin aussi. Quand il s’exprime sur la chaîne qatarienne Al-Jazeera, l’ancien Premier ministre joue quasiment à domicile. Sa seconde carrière de conseiller de régimes politiques douteux lui permet, lit-on dans Marianne, de mener une campagne sur ses propres fonds : « Il lui suffira d’apporter un de ses tableaux de Zao Woo-Ki en gage à la banque. Il récupérera ensuite son prêt », glisse un proche. Rien que dans les parties communes de l’appartement de l’avenue Foch, il y en aurait pour plusieurs dizaines de millions d’euros. Thierry Lhermitte avait incarné Villepin dans un film poussif (Quai d’Orsay); aujourd’hui, Villepin est monsieur Brochant et ses tableaux de maitres accrochés au mur. La société Villepin International affichait 2,6 millions de bénéfices l’année de sa création, puis plus rien. Villepin préfère payer des amendes que publier ses comptes.

Panthéon subito

Combien de temps la bulle Villepin va-t-elle planer en tête dans les sondages ? On n’imagine guère le patron de la France Insoumise laisser passer son tour, et la bataille au centre risque d’être embouteillée. Le landerneau pour l’instant ébahi n’oubliera pas de rappeler en temps voulu les casseroles de son sombre héros, à commencer par Clearstream. N’est-il pas temps d’arrêter maintenant une campagne gonflée à l’hélium et que la perversité médiatique fera crever dès que la dernière ligne droite approchera ? Dernière incarnation de la voix particulière de la France et d’un certain lyrisme grandiloquent, Villepin doit être panthéonisé de son vivant, enfermé dans les dalles froides de l’église Sainte-Geneviève, en présence de Bernadette Chirac… avant que tout cela n’aille trop loin.

SOS Bordeaux

Depuis une vingtaine d’années, les vins de Bordeaux traversent une crise profonde. Boudé par les consommateurs branchés, qui boivent de moins en moins, ce vignoble serait passéiste et démodé, en un mot de droite ! Mais les vignerons girondins, qui en ont vu d’autres, savent se réinventer. À nous de les soutenir…


« Les femmes et le bordeaux, je crois que ce sont les deux seules raisons de survivre. » Pierre Desproges

Paleron de bœuf braisé au vin rouge, légumes confits, mousseline de pomme de terre, le 114 Faubourg, la meilleure brasserie de Paris © Hannah Assouline

Pour Flaubert, un écrivain « sonne juste » quand il écrit au plus près de ce qu’il ressent, là où se trouve « sa vérité ». S’agissant des vins de Bordeaux, dont je me propose ici de dire du bien, alors qu’il est d’usage depuis vingt ans d’en dire du mal, j’avoue avoir toujours été à leur égard un amateur poli et distant, dépourvu de toute passion amoureuse. Révolté aujourd’hui par l’opprobre qui les frappe, j’aimerais mieux les aimer ! J’aimerais qu’un guide me prenne par la main et me fasse découvrir de l’intérieur ce vignoble tellement riche et complexe, monde secret à la François Mauriac, peuplé, comme l’écrivait si bien Jacques Dupont, « de gens bizarres, contradictoires, rarement heureux, souvent torturés et qui ne laissent pas indifférents ». Car le vin, c’est d’abord de l’humain !

Le Bordeaux en crise !

Actuellement, les vins de Bordeaux ne trouvent plus acheteurs, des milliers d’hectares de vignes sont arrachés des deux côtés de la Gironde, et à Saint-Émilion même, une quarantaine de châteaux grands crus classés sont mis en vente.

Pendant ce temps, en province comme à Paris, les restaurants « branchés » d’Homo Festivus continuent à pratiquer l’interdit en excluant les vins de Bordeaux de leur carte au profit de « vins » à la couleur orange et au nez de plumes de canard. Passéistes et démodés, les bordeaux y sont présentés comme les symboles d’une France rance et réactionnaire vouée à disparaître. Des vins « de droite », pour parler simplement, auxquels il convient d’opposer ceux de « gauche » : « naturels », « vivants », « pas trafiqués », « authentiques »… Rousseau contre Voltaire ! Le retour à la nature contre la civilisation corrompue ! Le vin, pourtant, n’est rien d’autre, précisément, qu’un acte de civilisation, une décision, un choix humain, une façon de domestiquer la plante afin de sublimer son jus.

Quand il était otage au Liban, Jean-Paul Kauffmann entretenait sa mémoire en se récitant chaque jour le classement de 1855 des meilleurs crus du Médoc, un classement génial, jamais remis en question, dont le déroulé poétique lui permettait d’échapper à la barbarie de ses ravisseurs.

Bref historique

Depuis 1453, l’histoire du vignoble de Bordeaux n’est qu’une alternance ininterrompue d’âges d’or et de crises débouchant sur un nouveau développement. En 1904, les vignerons crevaient de faim : « Les prix de nos vins sont tombés au point de ne plus couvrir nos frais. » Exactement comme aujourd’hui ! (Précisons que les grands crus classés qui, eux, continuent à se vendre ne représentent que 5 % du vignoble.) En 1956, le gel avait tout détruit, les vignerons étaient ruinés, les châteaux à l’abandon… Bordeaux produisait alors plus de petits vins blancs que de grands rouges. Pour sortir de la crise, on se mit à arracher puis à planter des cépages rouges (89 % du vignoble) et à faire de la qualité de type AOC. Il est très probable que nous assistions à une crise de croissance analogue, comme Bordeaux en a tant connu, de laquelle sortira quelque chose de très beau.

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Victime, depuis vingt ans, du désir bien français de tuer le père et de renverser les idoles, Bordeaux subit aussi de plein fouet un phénomène mondial d’effondrement de la consommation de vin : en 2023, on comptait ainsi 16 millions d’hectolitres de vin en surplus sur le marché. Les gens en consomment de moins en moins. C’est un fait culturel. Autrefois, on en donnait aux enfants à la cantine. Au restaurant, on commandait une ou deux bouteilles. On boit aussi plus de blanc que de rouge, hors des repas, et on privilégie les vins sur le fruit, plus faciles d’accès. Bordeaux souffre de tout cela, comme un cavalier élégant au bord de l’autoroute, car ses vins rouges étaient taillés pour la garde et pour les plats en sauce ! Or ses vignerons sont en train de s’adapter pour survivre et le moins que l’on puisse faire est de les encourager. Ils produisent désormais des rouges bio délicieux autour de 20 euros, gourmands, pleins de fruit et de fraîcheur, fins, soyeux, peu extraits (très loin des années Robert Parker). Goûtez par exemple le Château des Annereaux, à Lalande-de-Pomerol, et vous m’en direz des nouvelles. Ils se remettent aussi à faire de superbes vins blancs, amples et tendus, comme celui du Château Magence dans les Graves, à base de sauvignon et de sémillon. Dans l’insolite, certains font même d’excellents crémants aux bulles fines et aux notes de fruits jaunes confits, comme celui du domaine Lateyron qui peut, à prix modique, remplacer un champagne.

Suprématie bordelaise

Par rapport à la Bourgogne triomphante, dont l’actuel appât du gain rappelle celui de ses ancêtres qui avaient vendu Jeanne d’Arc aux Anglais, Bordeaux offre de surcroît l’avantage d’une plus grande variété de terroirs et de cépages : quoi de commun entre un pomerol sensuel à base de merlot et un pauillac janséniste à base de cabernet-sauvignon ? Ceci, qui définit le style bordelais : une sensation de fraîcheur (sans le végétal) et de douceur (sans le sucre) ; un grain, une empreinte tactile semblable au velours ; et surtout, l’équilibre, l’harmonie… Sans compter que les vins de Bordeaux vieillissent bien mieux que ceux de Bourgogne (cinquante ans contre vingt-cinq) et qu’il vaut mieux un bon bordeaux à 15 euros qu’un bourgogne surévalué à 35 !

Agneau en déclinaison, carotte confite aux épices douces, pois chiches et chermoula © Hanna Assouline

Créée à l’intérieur de l’hôtel Bristol, 114 Faubourg, la meilleure brasserie de Paris, fait de la résistance et met aujourd’hui un point d’honneur à défendre les nectars de Bordeaux auprès de ses clients qui avaient oublié qu’ils étaient aussi bons… Chaque année, du 15 mars au 15 avril, les sommeliers passionnés Serge Arce et Baptiste Gillet-Delrieu proposent sur table de grands vins à prix abordables, à l’image du légendaire Château Léoville Las Cases 2009, deuxième cru classé de Saint-Julien (vous savez, le vin que déguste à l’aveugle Louis de Funès dans L’Aile ou la Cuisse !) à 105 euros la bouteille. Un nectar velouté et charnu qui se marie bien avec le paleron de bœuf braisé au vin rouge, légumes confits et mousseline de pomme de terre du chef trois étoiles Arnaud Faye. Chapeau bas, messieurs !

114 Faubourg
114, rue du Faubourg Saint-Honoré, 75008 Paris
https://www.oetkercollection.com/fr/hotels/le-bristol-paris/restaurants-et-bar/114-faubourg

La Bretagne au soleil-levant

À la mi-mars, avant la saison des cerisiers en fleurs au Japon, Monsieur Nostalgie a soif de nature et nous parle d’Henri Rivière (1864-1951), l’empereur de l’estampe, le Montmartrois du Chat noir qui capta la lumière de Bretagne, du Paris ouvrier mais aussi du pourtour méditerranéen dans des lithographies devenues célèbres…


L’art d’Henri Rivière n’est pas hautain. Il ne surplombe pas celui qui observe son travail avec prétention. Il n’est pas idéologique, dans le sens où il imposerait une pensée dirigiste et voudrait, coûte que coûte, que l’on adhère à un quelconque message. Il ne nous prive pas de notre libre-arbitre. Et, en même temps, il est faussement décoratif, c’est-à-dire qu’il saisit la nature en rendant hommage à sa plénitude. Il se délecte d’une beauté qui serait un peu trop précise, un peu trop soignée, un peu trop élaborée et susciterait cependant une vague de nostalgie. Les lithographies de l’artiste sont des joyaux qui agissent en contraste, comme un double foyer, d’abord l’étendue, la quiétude, l’enracinement, le labeur de ces paysages vus mille fois, et quelque chose de plus intime, de personnel qui vient se nicher dans le regard, quelque chose qui est son propre rapport à la géographie des lieux et des hommes, quelque chose qui absorbe et évade. De l’ordre d’une imagerie populaire rassurante, de la carte postale reproduite à l’infini qui ne serait pas seulement jolie ou folklorique, patrimoniale ou maritime, mais bien nourriture de l’esprit, une sorte d’échappatoire au monde des vivants. Il y a chez Rivière de l’extrêmement vivant, ornementé, parcheminé, et aussi la trace d’un songe, une profonde rêverie sur notre passé. Depuis plusieurs années, deux experts, Olivier Levasseur et Yann Le Bohec, à l’initiative du catalogue raisonné paru en deux volumes et d’ouvrages aux éditions Locus Solus, sont d’indispensables passeurs. Ils font référence. Ils nous montrent évidemment ce talent qui aurait pu être négligé face aux démiurges des musées et des sachants, l’évolution de ses techniques, de l’eau-forte, à la gravure sur bois, pour arriver à la lithographie et à l’aquarelle à la fin de sa vie. Ce cheminement est le parcours d’un esthète doublé d’un graveur de haute volée, capable de « superposer » 8 à 12 couleurs, pour obtenir le mirage d’un décor. Son miroitement flottant. Son onde féérique. Rivière a été imprégné de Japonisme. Il fut l’un des plus grands collectionneurs d’art japonais de son temps, il possédait plus de 800 œuvres alors que Monet, lui aussi admiratif de ce mouvement n’en avait « que » 250.

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Rivière, entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème, va créer des lithographies remarquables grâce à « la collaboration active de l’imprimeur et lithographe Eugène Verneau ». Des séries qui ont fixé un imaginaire plein d’arabesques et de saisissement du réel. Car, Rivière est au plus près de son sujet, de ses personnages bien ancrés dans la vie quotidienne. Sa série sur le beau pays de Bretagne est magistrale. Il se fait même construire dans ce bout de la terre une maison, dans le lieu-dit la lande de Mélus (Côtes d’Armor). Rivière est un reporter élégant des activités d’alors, il nous conte le lent écoulement du temps présent : le départ des bateaux à Tréboul, une paysanne le soir à Loguivy, des sardiniers, un lavoir ou un vieux moulin, la vie de nos aïeux dans leur simplicité, leur rusticité et leur béatitude, l’histoire des nôtres se met alors en marche du côté de Bréhat ou du port de Ploumanac’h. Une forme de sagesse respectueuse nous étreint. Des signes d’éternité à l’horizon. Rivière, pur Parisien de la Butte, a également laissé son empreinte sur la capitale avec ses trente-six vues de la Tour Eiffel. Sous la neige, vue du Trocadéro, on voit la construction de la tour boulonnée s’édifier, le premier étage vient d’être atteint. Rivière a le culte des travailleurs et d’un Paris en transformation, les mariniers du quai d’Austerlitz cohabitent avec les fortifications et les maraîchers de Grenelle. Du quai de Passy aux gargouilles de Notre-Dame, un Paris gris fumeux et perlé nous appelle. Rivière a su quitter la grisaille du pavé pour s’abreuver de Méditerranée. Jusqu’au 2 novembre, le Musée d’Histoire et d’Art de Bormes dans le Var lui consacre une exposition intitulée « Artisan de la lumière – Du chat noir aux paysages du Sud » recueillant une centaine d’œuvres. Et si, à l’arrivée des beaux jours, vous effectuiez la diagonale entre Douarnenez et Bormes-les-Mimosas.

Henri Rivière, Artisan de la lumière, Du Chat noir aux paysages du Sud. Informations pratiques ici.

Hymne à la joie

Après Dernier royaume, cycle de douze livres publiés de 2002 à 2023, Pascal Quignard renoue avec la forme romanesque pour le plus grand bonheur de ses lecteurs.


L’on se souvient de Tous les matins du monde ou de Villa Amalia, tous deux adaptés au cinéma. Le premier par Alain Corneau, le second par Benoît Jacquot. Trésor caché, dernier roman de Pascal Quignard, est de cette veine-là. Tout commence comme dans un conte. Une femme, Louise, obligée de faire piquer Peer son chat adoré, décide de l’enterrer dans son jardin. Là, tandis que ses mains fouissent la terre, elle découvre un trésor. Une vieille boîte détrempée contenant bagues, bracelets et louis d’or. Correctrice free-lance pour différentes maisons d’édition, rien n’oblige Louise à rester travailler dans sa maison qui, comme celle de Pascal Quignard, se trouve sur la rive de l’Yonne. La quinquagénaire décide alors de mettre à profit son butin pour voyager. Direction Naples puis les îles Phlégréennes. Nisica, Procida, Ischia et Vivara. Un périple enchanteur au cours duquel elle va rencontrer Luigi, un homme plus âgé qu’elle. Entre promenades et baignades, le couple va vivre des heures bénies. Hélas la Dolce Vita ne durera pas. Luigi souffre d’un mal incurable et bientôt sa vie va en être transformée. « Quand le destin plonge un homme dans le terrible esseulement de la mort, il ne lui reste plus qu’à chérir sa solitude. Qu’à lui faire la cour, qu’à la couvrir de présents. C’est la future compagne. Elle mérite les plus grands égards ». A la mort de sa mère, le mal de Luigi va empirer et Louise n’aura d’autres choix que de l’accompagner dans ses derniers instants. Dans le même temps, du côté de Dinard, son père qui a perdu la mémoire se meurt dans un EHPAD. En l’espace d’un été, Louise va perdre son mari, son père et son amant. Heureusement il y a les chats qui ont ce pouvoir enchanteur d’atténuer le désespoir, de guérir toutes les douleurs. Il y a Peer, donc, le chat qui partageait la vie de Louise depuis dix sept ans mais aussi Bee la petite chatte de l’enfance ou encore Bach et Petit Ruisseau. L’on sait l’amour de l’auteur pour les félidés qui lui inspirent parmi les plus belles pages de ce livre. Il y a aussi celui de la musique. Celui de la nature. S’il est bel et bien un trésor dans ce roman c’est moins celui que découvre l’héroïne dans ses premières pages que celui de toutes les splendeurs du monde. La neige de l’enfance qui tombait en silence. La chaleur des îles qui obligeait les passants à sauter d’ombre en ombre, comme au jeu de marelle. Les petites pommes muries longtemps sous le soleil. Les bains de mer aux premières lueurs de l’aube. Louise va s’en repaître et apprendre à vivre avec les morts qui l’entourent. Ces morts qui reviennent hanter les vivants, auxquels elle a fini par s’habituer depuis que sa mère l’a abandonnée quand elle avait sept ans. Nulle frontière chez Pascal Quignard entre morts et vivants, rêve et réalité, passé et présent. Tout communique et s’enrichit mutuellement. « Le bonheur est farouche -nous dit-il- : il faut savoir l’accueillir ». C’est ce que fait Trésor caché avec infiniment de grâce et de poésie dans une langue de toute beauté.

304 pages

Trésor caché: Prix Jean Monnet de littérature européenne 2025

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Emmanuel Godefroy peint son intérieur

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Le peintre et dessinateur Emmanuel Godefroy  – qui peint depuis quarante ans – expose actuellement au magasin Cavavin, 8, rue des Vergeaux, à Amiens (et jusqu’au 2 avril), quatorze œuvres, toiles et portraits sur papier. « Des portraits intérieurs pour des images extérieures », explique-t-il lorsqu’on l’interroge sur le thème proposé. Le vernissage de l’exposition s’est déroulé le vendredi 7 mars en fin d’après-midi ; je m’y suis rendu d’un pas vif et assuré en compagnie de ma Sauvageonne, rayonnante et intéressée elle qui, non seulement joue la comédie, mais peint aussi comme elle respire. (Et elle respire bien.)

Nous arrivâmes avec un quart d’heure de retard ; il y avait du monde et de l’ambiance. Le caviste, François Lefèvre, maître des lieux, avait bien fait les choses. Le vin blanc qu’on nous a servi bien frais, était un mélange de sauvignon et de chardonnay si mes souvenirs sont bons. (Ils doivent être bons car j’ai bien plus de mémoire pour le sang du Christ que pour mes cours de mathématiques de 3ème D au collège Joliot-Curie de Tergnier, dans l’Aisne). François Lefèvre ne propose pas seulement d’excellentes bouteilles ; il aime aussi l’art. Ainsi, régulièrement, il invite les artistes d’Amiens et des alentours à venir exposer dans son magasin ; c’est tout à son honneur. Il y a peu, c’était donc le tour d’Emmanuel Godefroy.

Rollin and Tumbin

C’est euphémisme de dire que sa peinture interpelle. On y voit des êtres au regard inquiet, voire angoissé ; on les dirait rongés par la désespérance de la vie, par son absurdité totale, par l’inéluctabilité de la chute. Si Cioran avait peint, il eût pu le faire à la manière d’Emmanuel Godefroy. Ce dernier avoue qu’il ne fait que reproduire le ressenti de ses états intérieurs, « le reflet de mes états d’âme. » Comment a-t-il choisi ces quatorze toiles ? « Il y en a de récentes mais aussi des anciennes, à l’image de ce tableau du fond de mon atelier, réalisé en 2005 sur lequel je nettoyais mes pinceaux. J’ai finalement décidé d’en faire une création. » Les visages qu’il nous donne à voir détiennent souvent quelque chose de christique. Volonté ou simple impression ? « C’est vrai mais pourtant, je ne le souhaite pas. Nous sommes tous imprégnés de culture religieuse », dit-il. « Mais je ne veux pas être taxé de peintre religieux ; ce n’est pas mon propos ; cependant, il m’arrive de pleurer devant l’ange de la cathédrale d’Amiens. » Deux heures plus tard, alors que nous baguenaudions dans l’obscurité naissante, nous nous rendîmes au Charleston où se produisait le groupe Rollin’and Tumbin’. C’était plein à craquer et sacrément bien. Le combo s’adonne à des reprises de grands standards du rock et du blues anglo-américain, des morceaux de Creedence Clearwater Revival, Lynyrd Skynyrd, Led Zeppelin, Eric Clapton, Chuck Berry, Elvis Presley, The Beatles, The Rolling Stones, The Kinks… ça dépotait ! Pierre, le guitariste-chanteur, assure ; il en est de même pour les trois membres des Rabeats à ses côtés : Marcel (guitare), Flamm (batterie) et François (basse). Le bouillonnant Laurent Goulet y est allé que quelques solos d’harmonica très bluesy. Puis, ma Sauvageonne et moi, nous fondîmes dans la nuit amiénoise, la tête dans les étoiles.

Fini la romance

Les statistiques montrent que les films romantiques sont inexorablement sur le déclin.


Le romantisme est-il en train de disparaître au cinéma ? C’est ce que suggèrent les analyses du Britannique Stephen Follows, blogueur spécialiste du grand écran1. En compilant les données du site IMDb pour la Saint-Valentin, il a constaté que les films romantiques n’avaient en effet plus du tout la cote.

Si en 2000, 34,8 % des films réalisés étaient encore classés comme « Romance » sur IMDb, ce chiffre a chuté continuellement pour tomber à moins de 10 % aujourd’hui.

Ensuite, travaillant à partir d’une base de données répertoriant 17 430 films sortis depuis les années 1930, Follows a mis en évidence un déclin global qui s’est accentué au cours des vingt-cinq dernières années. Courbes détaillées à l’appui, il démontre que les intrigues romantiques deviennent moins centrales dans la production de films depuis le début du siècle, mais qu’elles restent parfois présentes sous forme de sous-intrigues. Certains sous-genres romantiques ont quasiment disparu, notamment les films montrant des clichés sur l’« amour interdit » ou des héros passant d’« ennemis » à amoureux. Adieu Roméo et Juliette ! En revanche, les bluettes dans lesquelles les amours prennent du temps à se concrétiser ou les héros se donnent une seconde chance résistent un peu. Cette évolution générale des goûts du public interpelle. Si le genre romantique reste présent dans la production des services de streaming ou dans la fiction « New Romance » que plébiscitent beaucoup de jeunes femmes, on dirait que la consommation de ce type d’histoire a quitté les salles de cinéma pour se réfugier dans l’espace intime de la maison ou de la lecture. La société est-elle devenue plus pudique ? En 2024, Follows a découvert que la présence du sexe dans les films a chuté de 40 % depuis 2000. Pouvons-nous compter sur le dernier Bridget Jones dans les salles pour sauver l’amour ? Malheureusement, il est reconnu assez unanimement comme médiocre… même si IMDb lui donne tout de même une note généreuse de 6,8 sur 10.

  1. https://stephenfollows.com/p/is-romance-in-movies-dying ↩︎

Action !

Thierry Frémaux met en lumière les films des premiers temps du cinématographe, témoins fascinants de l’incroyable précocité du septième art.


Thierry Frémaux, le patron des festivals du film de Cannes et de Lyon, poursuit sa fabuleuse mise en valeur des premiers films tournés par les frères Lumière et leurs opérateurs envoyés à travers le monde.

Inventé en 1895, le cinématographe n’en finit pas de nous émerveiller comme un nouveau-né dont on connaît la magnifique postérité mais dont on redécouvre l’incroyable précocité. Tout y était déjà ou presque : la fiction, le documentaire, le travelling, le comique, le burlesque et cette fenêtre ouverte sur le monde. On est sidéré par ces petits films de moins d’une minute qui racontent une histoire, décrivent un décor, font ressentir une ambiance. On a beau se dire que nous ne voyons là que des fantômes, des vivants bientôt morts… plus d’un siècle après, ils sont au contraire la jeunesse du cinéma, sa vitalité, son allant, sa croyance en une vie éternelle qui serait à l’intérieur même des images.

Certains se gargarisent de la mort du cinéma. Qu’ils aillent voir ces films pour comprendre que le cadavre n’a pas fini de bouger !

Weber: la clarinette élégante d’Arthur Stockel

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Un disque met à l’honneur trois chefs-d’œuvre de Weber pour clarinette, sublimés par l’interprétation épurée et virtuose d’Arthur Stockel, accompagné du Quatuor Hanson et de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg.


Le compositeur du Freischütz (1820), œuvre fondatrice du lyrisme romantique allemand, entretenait pour la clarinette une passion qui n’a rien d’anecdotique : il suffit pour s’en convaincre de réécouter la sublime ouverture du célébrissime opéra.  Dès 1811, Carl Maria von Weber, alors âgé de 25 ans, composait ses deux concertos pour clarinette, ainsi que le fameux quintette pour clarinette, achevé, celui-ci, en 1815. Trois chef-d’œuvres absolus du répertoire, tous trois écrits pour son ami munichois et instrumentiste virtuose Joseph Baermann (1784-1847). Rappelons que la tuberculose emportera Weber en 1826, à l’âge de 39 ans à peine !

Ces trois morceaux majeurs étaient donnés en concert dans la petite salle Cortot, à Paris, le 7 mars dernier, dans une version chambriste, par le Quatuor Hanson, complice de longue date du jeune clarinettiste français Arthur Stockel, formé au Gustav Mahler JungenOrchester et à la Mahler Chamber Orchestra Academy, et qui, à l’âge de 21 ans, a été nommé clarinettiste solo de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg. Ce récital célébrait la sortie concomitante d’un premier album réunissant ces trois pièces majeures du compositeur, enregistrées en 2023 avec un Orchestre Philharmonique du Luxembourg dirigé par le chef britannique Leo McFall et, pour le quintette, le Quatuor Hanson susnommé.

Il faut saluer comme il se doit la parution de ce CD, et pas seulement pour l’excellente qualité de la prise de son : elle privilégie, sur la mise en avant parfois un peu artificielle de la partie solo, son immersion dans l’étoffe polyphonique. Mais surtout, Arthur Stockel, à distance des tentations ornementales véhiculées par ces trois partitions d’extrême virtuosité, prend le parti d’épurer au maximum la merveilleuse ligne mélodique de la clarinette, instrument qui, par excellence, allie les plus bouleversantes sonorités élégiaques et l’expression éclatante d’une précaire allégresse. Le résultat ? Captivant de bout en bout.


Carl Maria von Weber, concertos pour clarinette 1 et 2, quintette pour clarinette. Arthur Stockel, clarinette, Orchestre Philharmonique du Luxembourg, direction Leo Mcfall, Quatuor Hanson

1CD Aparté.

Weber: Clarinet Concertos, Clarinet Quintet

Price: 17,03 €

16 used & new available from 14,72 €

L’affaire de la rue du Bac

Dans une série d’articles un peu sordide et sur une « Une » publiées en juin 2024, le journal Libération avançait que l’Académicien Jean-François Revel (1924-2006) aurait fait partie d’une bande de pédocriminels. Mais aucune preuve solide n’est venue confirmer cette allégation depuis.


On dirait un titre à la Simenon. À ceci près qu’ici le sordide est encore plus oppressant, plus étouffant qu’il peut l’être dans les intrigues les plus noires, les plus glauques du père de Maigret. Nous sommes devant une de ces affaires de pédocriminalité qui soulèvent le cœur et révoltent l’esprit. Une de plus, direz-vous. Cette fois elle a pour décor les beaux quartiers et pour protagonistes de beaux esprits.

En juin dernier, le journal Libération sort une enquête fleuve en six volets, Les hommes de la rue du Bac[1]. L’existence d’un ancien réseau de pédocriminels ayant sévi à Paris, rive gauche, donc, notamment entre les années 1977 et 1980 y est révélée. Des personnalités connues de l’époque, appartenant à ce qu’on peut appeler l’intelligentsia, se seraient constituées en bande pour infliger à des enfants d’abominables sévices sexuels. Parmi ces enfants, Inès Chatin, la fille adoptive du docteur Jean-François Lemaire, médecin, chroniqueur de presse, au domicile duquel – 97 rue du Bac – ces prédateurs se retrouvaient. Des noms sont publiés. Celui du docteur Lemaire, bien sûr, qui apparaît comme l’organisateur, celui de l’écrivain Gabriel Maztneff, mais, beaucoup plus inattendus, ceux de Claude Imbert, fondateur et directeur du Point, et de Jean-François Revel, directeur de l’Express, philosophe, essayiste de renom et membre de l’Académie française. Figure également le nom d’un avocat, François Gibault, qui encore en vie aujourd’hui (92 ans) – contrairement à Revel et Imbert, tous deux décédés – a démenti toute implication dans ces horreurs et porté plainte pour diffamation et dénonciation calomnieuse à la suite de la publication des articles de Libération. Ce point est à souligner.

C’est sur la base du dossier qu’Ines Chatin a déposé auprès de l’OFMIN (Office mineurs), avec copie au journal, que celui-ci déroule son enquête.

Aujourd’hui âgée de cinquante ans, elle y révèle que dans son enfance, entre quatre et sept ans, de 1977 à 1980, elle subit de ces hommes des agressions sadiques et qu’elle a été régulièrement violée jusqu’en 1987. Elle a alors quatorze ans.

À l’appui de son témoignage, des documents : agendas, courriers, livres d’or du docteur Lemaire, le père adoptif, et surtout des enregistrements dans lesquels, à la fin de sa vie, celui-ci reconnaît les faits et, précise Libération, « mouille certains de ses amis à des degrés différents, surtout Gabriel Maztneff (…) et Claude Imbert. » Et dans une moindre mesure, l’avocat Gibault. Jean-François Revel quant à lui n’est nullement évoqué dans ces confessions. De plus, il n’apparaît pas dans le paysage Lemaire avant les années 1980, c’est-à-dire qu’on n’y trouve sa trace qu’après la période où les faits criminels ont été commis. Et encore, n’y figure-t-il, dans ce paysage, qu’à la manière d’une vague relation, en aucun cas comme un proche ou un intime. C’est ce que montre fort bien la contre-enquête de Martin Bernier publiée par le Figaro[2] le 11 mars.

À la lecture de ce rigoureux travail d’investigation on se demande ce que ce pauvre Revel vient faire dans cette galère. Ou plus exactement comment se fait-il qu’il se retrouve – et à une telle place ! – dans ces articles de Libération. La source en est une des affirmations de la plaignante, Ines Chatin. C’est donc la mémoire de cette petite fille de sept ans, mémoire différée de quelque quarante-trois années, qui seule fait référence, puisque, en réalité, aucun élément probant ne vient étayer l’accusation.

Les enfants de Jean-François Revel le déclarent eux-mêmes, avec une retenue et une bienveillance qui, d’ailleurs, les honorent : il n’est aucunement question de mettre en doute, si peu que ce soit, la sincérité du témoignage de la fille adoptive de Lemaire, non plus – bien évidemment – de nier sa douleur de victime. Dont acte.

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Nous savons bien, tous autant que nous sommes, que la mémoire se plaît à nous jouer des tours, que la confusion est un des plus fréquents. Confusion de lieux, de personnes, de dates, etc. De Revel, elle dit qu’il pesait lourd, qu’il « sentait mauvais et que même sous quarante masques et quarante capes (les monstres se déguisaient ainsi), elle le reconnaîtrait ». Alors, on en vient à aller chercher des témoignages de proches, par exemple de telle collaboratrice au quotidien et au long cours, pour savoir si l’intéressé sentait bon ou pas. « Il était propre comme un sou neuf » témoigne la collaboratrice… Être réduit à en appeler à l’odeur de sainteté, comme au temps des procédures obscurantistes de la chasse aux sorcières, pour tenter d’innocenter celui qui se retrouve cloué au pilori ! On se pince.

Il semble fort que Libération soit allé un peu vite en besogne sur le cas Revel dans cette affaire. Un peu vite et surtout un peu trop loin. Parmi d’autres rapprochements d’une pathétique indigence, la rédaction n’est-elle pas allée chercher dans la relative proximité de la tombe de ce dernier avec celle de la femme qui aurait facilité l’adoption d’Ines Chatin, un indice à charge ? Là aussi, on se pince. Cette ineptie a depuis été supprimée.

Et puis, il y a le nom Revel en une du journal, en bonnes grosses lettres rouges. Du propre aveu de l’un des auteurs des articles auprès de Nicolas Revel, le fils de Jean-François, ces auteurs eux-mêmes y étaient plutôt opposés. Mais « l’exercice de la une est collégial à Libé (…), s’est défendu le journaliste. Le nombre a parlé (…) L’idée qu’une « une » doit parler immédiatement à un lecteur passant devant un kiosque ou une gare l’a emporté. » Édifiant.

Affaire à suivre, cela dit, puisque la famille se déclare prête à saisir la justice sur le chef d’atteinte à la mémoire. En fait, Libération, qui adore donner des leçons de méthode journalistique et de déontologie à la profession entière, vient, avec ces articles, de nous en administrer une qui doit porter bien au-delà de la sphère médiatique : pour parer à toute éventualité, on doit s’efforcer autant qu’on peut de sentir bon et se montrer vigilant quant au voisinage qui sera le sien au cimetière.

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[1] https://www.liberation.fr/dossier/hommes-rue-du-bac/

[2] https://www.lefigaro.fr/vox/societe/affaire-pedocriminelle-de-la-rue-du-bac-contre-enquete-sur-l-accusation-visant-jean-francois-revel-20250311

Lyrique: «Amour tyrannique, cesse ta cruauté!»


Terrée dans les sous-sols peu avenants de l’Opéra-Bastille, la petite salle en rotonde de l’Amphithéâtre Olivier Messiaen est en placement libre. Au seuil de la représentation, les spectateurs demeurent rivés à leurs smartphones, la plupart d’entre eux curieusement indifférents au beau danseur brun (Nicolas Fayol, formé au breakdance) qui, sa flexible nudité enveloppée d’un simple caleçon couleur chair, le chef coiffé de petites cornes animales, bondit telle la biche sur le massif rocher central, ou arpente à quatre pattes le sol charbonneux du plateau, sur fond de pépiements d’oiseaux.

Opéra en format poche

Prélude à L’isola disabitata (L’île déserte), « azione teatrale » chantée en italien, comme il se doit, courte partition (moins d’une heure et demi) composée en 1779 par Joseph Haydn, sur un livret de Métastase, déjà maintes fois exploité alors par le genre lyrique. Un opéra en format de poche, en quelque sorte. À main gauche de la salle s’installe, en gradins, la petite formation de l’orchestre Ostinato, dirigé par le maestro hispano-américain François Lopez-Ferrer (lauréat du prix Sir Georg Solti en 2024). Pour les parties chantées alternent, selon les représentations, plusieurs artistes en résidence à l’Académie maison. Pas de chœur dans cette œuvre qui ne mobilise que deux mezzo ou soprano pour les voix de femmes, un ténor et un baryton pour les rôles masculins.

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L’intrigue se résume à presque rien. Constanza et sa petite sœur Silvia, pris dans une tempête, échouent sur une île déserte. Capturé par des pirates, Gernando, l’époux de Constanza, a pu s’échapper avec son ami Enrico. Treize ans ont passé. Les deux garçons débarquent sur l’île où Constanza, se croyant trompée et abandonnée, a transmis à la virginale Silvia sa défiance vis-à-vis de la gent masculine. Mais les sens de la candide Silvia s’éveillent irrésistiblement au contact d’Enrico. Par chance, tous ces fâcheux malentendus finiront par se voir levés et, dans un réjouissant quatuor final, les deux couples hissent les voiles pour convoler en justes noces.

Intelligent et raffiné

Au départ danseur du Corps de ballet de l’Opéra de Paris, puis metteur en scène en résidence à l’Opéra de Paris, Simon Valastro signe ici une nouvelle production : intelligente, discrète et raffinée. Selon sa position dans l’espace scénique, le rocher pivotant se transforme en refuge voire, au dénouement, en proue du navire où, sur fond d’écume figurée par une fumée blanchâtre à ras de sol, une voile bleue victorieusement levée, embarqueront Costanza et Gernando, Silvia et Enrico, rescapés voguant désormais vers le bonheur conjugal.

La même sobriété allusive s’attache aux costumes imaginés par Angelina Uliashova pour ces quatre rôles : ils se déplacent, pieds nus, dans la lumière changeante du huis-clos insulaire, vêtus d’étoffes blanches ou beiges qui les caractérisent chacun – nuisette immaculée pour la candide adolescente Silvia, robe à traîne pour l’âpre Costanza, par exemple… Laquelle finira par avouer à sa cadette :  « Les hommes ne sont pas, comme je te le disais, inhumains et infidèles ». Par les temps qui courent, en 2025, la leçon est bonne à prendre.

Au soir de la première, une ovation nourrie s’adressait tout autant à la remarquable performance de l’orchestre qu’aux quatre interprètes en piste ce 11 mars –  mezzo Amandine Portelli (Costanza), ténor Liang Wei (Gernando), baryton Clemens Frank (Enrico), soprano américaine Isobel Anthony (Silvia). A cette dernière, surtout, vont mes suffrages personnels, si je puis me permettre : vibrato serré d’une grande expressivité, subtilité, douceur de l’émission vocale, articulation parfaite dans les vocalises, jeu d’une vitalité, d’une sincérité touchantes.  


L’isola disabitata, de Joseph Haydn. Direction : François Lopez-Ferrer. Mise en scène : Simon Valastro. Orchestre Ostinato. Artistes en résidence à l’Académie de l’Opéra national de Paris.
Durée : 1h30
Opéra Bastille, amphithéâtre Olivier Messiaen, les 14, 15, 18 et 21 mars à 20h.

Panthéoniser Dominique de Villepin de son vivant

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Dominique de Villepin en 2018 © RTL-BUKAJLO/RTL/SIPA

Voilà un revenant de la vie politique française. Dominique de Villepin refait surface, et ses ambitions présidentielles pour 2027 sont omniprésentes dans des médias pourtant aux mains de qui vous savez! L’orateur flamboyant, qui a fait fortune dans l’art et dans le conseil, est désormais accueilli les bras ouverts par les étudiants de la Sorbonne ou à la Fête de l’Humanité, et suffisamment riche pour partir en campagne seul. Mais, son positionnement international pro-arabe réel ou supposé est autant une force qu’une faiblesse pour séduire une majorité de Français.


De Clearstream à mainstream

Il est l’homme du moment, l’homme dans le vent, le vent dans les cheveux, les cheveux en poupe. On pensait avoir enterré, avec Jean-Louis Debré, le dernier vestige du chiraquisme. C’était sans compter sur le retour tonitruant de Dominique de Villepin, depuis quelques semaines personnalité préférée des sondages. À soixante-et-onze ans, en Une de Marianne, l’ancien Premier ministre écume les plateaux télé. Sur Quotidien, il dément ses ambitions présidentielles, pour mieux faire glousser le public. Villepin 2025, c’est l’alliance inattendue de la gravitas laconique et du ricanement d’Anne-Elisabeth Lemoine.

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De Hollande à Sarkozy, de Juppé à Fillon, on a un temps pensé que le nouveau monde macronien avait mis à la retraite toute une génération. Celle qui ne se serait jamais remise du massacre de l’hiver 2016. Il était écrit que la fin de règne de Macron se ferait avec les ringards du monde ancien qui n’avaient pas été décimés : Bayrou, et même Barnier, pendant quelques mois. À l’époque où le vintage est partout, où les tournées des chanteurs des années 80 triomphent, où la guerre des étoiles en est à son vingtième volet, le retour de Villepin, c’est l’éternel retour du kitsch. Dans des temps géopolitiques troublés, le phrasé de Galouzeau rassure, de la mamie de La Baule aux fumeuses de joints de la fête de l’Huma, en passant par vos anciens copains de fac en lutte jadis contre le CPE. Il faudra au moins ça, pour arrêter les chars russes et reconstruire Gaza.

Pro-trans, avant que ça ne soit cool

Il avait déjà tenté un premier retour. En 2012, il avait lancé son micro-parti, République solidaire. Déjà, à l’époque, il rendait chèvre une partie de la gauche, très heureuse de s’être trouvé un allié pour faire chuter Sarkozy. Au programme : création d’un service public du logement, modération des loyers et sécurité juridique des familles homo et trans… avant que ça ne soit cool. Pour sa campagne 2027, l’ancien locataire du Quai d’Orsay n’aura qu’à se repencher sur son catalogue de propositions socialisantes proposées il y a 13 ans. Enfin, proposées… faute de parrainages officiellement, ou faute d’envie officieusement, Villepin avait finalement renoncé à sa candidature.

Sur Al-Jazeera, comme à la maison

Surtout, si Villepin est revenu du purgatoire des anciens Premiers ministres, c’est à cause de ses positions sur le Proche-Orient. Sur les plateaux français comme sur celui d’Al-Jazeera, le chiraquien parle comme un député LFI. Suffisant pour que Lucie Castets, Première ministre virtuelle de l’été dernier, ambitionne de le nommer ministre des Affaires étrangères. Un projet à peine moins fantasmagorique que sa propre désignation à Matignon.

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Dans la mémoire collective, Villepin est resté comme l’homme de 2003, du discours à l’ONU, du non à la guerre d’Irak. Le monde a changé, Villepin aussi. Quand il s’exprime sur la chaîne qatarienne Al-Jazeera, l’ancien Premier ministre joue quasiment à domicile. Sa seconde carrière de conseiller de régimes politiques douteux lui permet, lit-on dans Marianne, de mener une campagne sur ses propres fonds : « Il lui suffira d’apporter un de ses tableaux de Zao Woo-Ki en gage à la banque. Il récupérera ensuite son prêt », glisse un proche. Rien que dans les parties communes de l’appartement de l’avenue Foch, il y en aurait pour plusieurs dizaines de millions d’euros. Thierry Lhermitte avait incarné Villepin dans un film poussif (Quai d’Orsay); aujourd’hui, Villepin est monsieur Brochant et ses tableaux de maitres accrochés au mur. La société Villepin International affichait 2,6 millions de bénéfices l’année de sa création, puis plus rien. Villepin préfère payer des amendes que publier ses comptes.

Panthéon subito

Combien de temps la bulle Villepin va-t-elle planer en tête dans les sondages ? On n’imagine guère le patron de la France Insoumise laisser passer son tour, et la bataille au centre risque d’être embouteillée. Le landerneau pour l’instant ébahi n’oubliera pas de rappeler en temps voulu les casseroles de son sombre héros, à commencer par Clearstream. N’est-il pas temps d’arrêter maintenant une campagne gonflée à l’hélium et que la perversité médiatique fera crever dès que la dernière ligne droite approchera ? Dernière incarnation de la voix particulière de la France et d’un certain lyrisme grandiloquent, Villepin doit être panthéonisé de son vivant, enfermé dans les dalles froides de l’église Sainte-Geneviève, en présence de Bernadette Chirac… avant que tout cela n’aille trop loin.

SOS Bordeaux

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Serge Ace, sommelier en chef au 114 Faubourg, à l'hôtel Bristol, Paris © Hannah Assouline

Depuis une vingtaine d’années, les vins de Bordeaux traversent une crise profonde. Boudé par les consommateurs branchés, qui boivent de moins en moins, ce vignoble serait passéiste et démodé, en un mot de droite ! Mais les vignerons girondins, qui en ont vu d’autres, savent se réinventer. À nous de les soutenir…


« Les femmes et le bordeaux, je crois que ce sont les deux seules raisons de survivre. » Pierre Desproges

Paleron de bœuf braisé au vin rouge, légumes confits, mousseline de pomme de terre, le 114 Faubourg, la meilleure brasserie de Paris © Hannah Assouline

Pour Flaubert, un écrivain « sonne juste » quand il écrit au plus près de ce qu’il ressent, là où se trouve « sa vérité ». S’agissant des vins de Bordeaux, dont je me propose ici de dire du bien, alors qu’il est d’usage depuis vingt ans d’en dire du mal, j’avoue avoir toujours été à leur égard un amateur poli et distant, dépourvu de toute passion amoureuse. Révolté aujourd’hui par l’opprobre qui les frappe, j’aimerais mieux les aimer ! J’aimerais qu’un guide me prenne par la main et me fasse découvrir de l’intérieur ce vignoble tellement riche et complexe, monde secret à la François Mauriac, peuplé, comme l’écrivait si bien Jacques Dupont, « de gens bizarres, contradictoires, rarement heureux, souvent torturés et qui ne laissent pas indifférents ». Car le vin, c’est d’abord de l’humain !

Le Bordeaux en crise !

Actuellement, les vins de Bordeaux ne trouvent plus acheteurs, des milliers d’hectares de vignes sont arrachés des deux côtés de la Gironde, et à Saint-Émilion même, une quarantaine de châteaux grands crus classés sont mis en vente.

Pendant ce temps, en province comme à Paris, les restaurants « branchés » d’Homo Festivus continuent à pratiquer l’interdit en excluant les vins de Bordeaux de leur carte au profit de « vins » à la couleur orange et au nez de plumes de canard. Passéistes et démodés, les bordeaux y sont présentés comme les symboles d’une France rance et réactionnaire vouée à disparaître. Des vins « de droite », pour parler simplement, auxquels il convient d’opposer ceux de « gauche » : « naturels », « vivants », « pas trafiqués », « authentiques »… Rousseau contre Voltaire ! Le retour à la nature contre la civilisation corrompue ! Le vin, pourtant, n’est rien d’autre, précisément, qu’un acte de civilisation, une décision, un choix humain, une façon de domestiquer la plante afin de sublimer son jus.

Quand il était otage au Liban, Jean-Paul Kauffmann entretenait sa mémoire en se récitant chaque jour le classement de 1855 des meilleurs crus du Médoc, un classement génial, jamais remis en question, dont le déroulé poétique lui permettait d’échapper à la barbarie de ses ravisseurs.

Bref historique

Depuis 1453, l’histoire du vignoble de Bordeaux n’est qu’une alternance ininterrompue d’âges d’or et de crises débouchant sur un nouveau développement. En 1904, les vignerons crevaient de faim : « Les prix de nos vins sont tombés au point de ne plus couvrir nos frais. » Exactement comme aujourd’hui ! (Précisons que les grands crus classés qui, eux, continuent à se vendre ne représentent que 5 % du vignoble.) En 1956, le gel avait tout détruit, les vignerons étaient ruinés, les châteaux à l’abandon… Bordeaux produisait alors plus de petits vins blancs que de grands rouges. Pour sortir de la crise, on se mit à arracher puis à planter des cépages rouges (89 % du vignoble) et à faire de la qualité de type AOC. Il est très probable que nous assistions à une crise de croissance analogue, comme Bordeaux en a tant connu, de laquelle sortira quelque chose de très beau.

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Victime, depuis vingt ans, du désir bien français de tuer le père et de renverser les idoles, Bordeaux subit aussi de plein fouet un phénomène mondial d’effondrement de la consommation de vin : en 2023, on comptait ainsi 16 millions d’hectolitres de vin en surplus sur le marché. Les gens en consomment de moins en moins. C’est un fait culturel. Autrefois, on en donnait aux enfants à la cantine. Au restaurant, on commandait une ou deux bouteilles. On boit aussi plus de blanc que de rouge, hors des repas, et on privilégie les vins sur le fruit, plus faciles d’accès. Bordeaux souffre de tout cela, comme un cavalier élégant au bord de l’autoroute, car ses vins rouges étaient taillés pour la garde et pour les plats en sauce ! Or ses vignerons sont en train de s’adapter pour survivre et le moins que l’on puisse faire est de les encourager. Ils produisent désormais des rouges bio délicieux autour de 20 euros, gourmands, pleins de fruit et de fraîcheur, fins, soyeux, peu extraits (très loin des années Robert Parker). Goûtez par exemple le Château des Annereaux, à Lalande-de-Pomerol, et vous m’en direz des nouvelles. Ils se remettent aussi à faire de superbes vins blancs, amples et tendus, comme celui du Château Magence dans les Graves, à base de sauvignon et de sémillon. Dans l’insolite, certains font même d’excellents crémants aux bulles fines et aux notes de fruits jaunes confits, comme celui du domaine Lateyron qui peut, à prix modique, remplacer un champagne.

Suprématie bordelaise

Par rapport à la Bourgogne triomphante, dont l’actuel appât du gain rappelle celui de ses ancêtres qui avaient vendu Jeanne d’Arc aux Anglais, Bordeaux offre de surcroît l’avantage d’une plus grande variété de terroirs et de cépages : quoi de commun entre un pomerol sensuel à base de merlot et un pauillac janséniste à base de cabernet-sauvignon ? Ceci, qui définit le style bordelais : une sensation de fraîcheur (sans le végétal) et de douceur (sans le sucre) ; un grain, une empreinte tactile semblable au velours ; et surtout, l’équilibre, l’harmonie… Sans compter que les vins de Bordeaux vieillissent bien mieux que ceux de Bourgogne (cinquante ans contre vingt-cinq) et qu’il vaut mieux un bon bordeaux à 15 euros qu’un bourgogne surévalué à 35 !

Agneau en déclinaison, carotte confite aux épices douces, pois chiches et chermoula © Hanna Assouline

Créée à l’intérieur de l’hôtel Bristol, 114 Faubourg, la meilleure brasserie de Paris, fait de la résistance et met aujourd’hui un point d’honneur à défendre les nectars de Bordeaux auprès de ses clients qui avaient oublié qu’ils étaient aussi bons… Chaque année, du 15 mars au 15 avril, les sommeliers passionnés Serge Arce et Baptiste Gillet-Delrieu proposent sur table de grands vins à prix abordables, à l’image du légendaire Château Léoville Las Cases 2009, deuxième cru classé de Saint-Julien (vous savez, le vin que déguste à l’aveugle Louis de Funès dans L’Aile ou la Cuisse !) à 105 euros la bouteille. Un nectar velouté et charnu qui se marie bien avec le paleron de bœuf braisé au vin rouge, légumes confits et mousseline de pomme de terre du chef trois étoiles Arnaud Faye. Chapeau bas, messieurs !

114 Faubourg
114, rue du Faubourg Saint-Honoré, 75008 Paris
https://www.oetkercollection.com/fr/hotels/le-bristol-paris/restaurants-et-bar/114-faubourg

La Bretagne au soleil-levant

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Soir d’été, 1897, Henri Rivière.

À la mi-mars, avant la saison des cerisiers en fleurs au Japon, Monsieur Nostalgie a soif de nature et nous parle d’Henri Rivière (1864-1951), l’empereur de l’estampe, le Montmartrois du Chat noir qui capta la lumière de Bretagne, du Paris ouvrier mais aussi du pourtour méditerranéen dans des lithographies devenues célèbres…


L’art d’Henri Rivière n’est pas hautain. Il ne surplombe pas celui qui observe son travail avec prétention. Il n’est pas idéologique, dans le sens où il imposerait une pensée dirigiste et voudrait, coûte que coûte, que l’on adhère à un quelconque message. Il ne nous prive pas de notre libre-arbitre. Et, en même temps, il est faussement décoratif, c’est-à-dire qu’il saisit la nature en rendant hommage à sa plénitude. Il se délecte d’une beauté qui serait un peu trop précise, un peu trop soignée, un peu trop élaborée et susciterait cependant une vague de nostalgie. Les lithographies de l’artiste sont des joyaux qui agissent en contraste, comme un double foyer, d’abord l’étendue, la quiétude, l’enracinement, le labeur de ces paysages vus mille fois, et quelque chose de plus intime, de personnel qui vient se nicher dans le regard, quelque chose qui est son propre rapport à la géographie des lieux et des hommes, quelque chose qui absorbe et évade. De l’ordre d’une imagerie populaire rassurante, de la carte postale reproduite à l’infini qui ne serait pas seulement jolie ou folklorique, patrimoniale ou maritime, mais bien nourriture de l’esprit, une sorte d’échappatoire au monde des vivants. Il y a chez Rivière de l’extrêmement vivant, ornementé, parcheminé, et aussi la trace d’un songe, une profonde rêverie sur notre passé. Depuis plusieurs années, deux experts, Olivier Levasseur et Yann Le Bohec, à l’initiative du catalogue raisonné paru en deux volumes et d’ouvrages aux éditions Locus Solus, sont d’indispensables passeurs. Ils font référence. Ils nous montrent évidemment ce talent qui aurait pu être négligé face aux démiurges des musées et des sachants, l’évolution de ses techniques, de l’eau-forte, à la gravure sur bois, pour arriver à la lithographie et à l’aquarelle à la fin de sa vie. Ce cheminement est le parcours d’un esthète doublé d’un graveur de haute volée, capable de « superposer » 8 à 12 couleurs, pour obtenir le mirage d’un décor. Son miroitement flottant. Son onde féérique. Rivière a été imprégné de Japonisme. Il fut l’un des plus grands collectionneurs d’art japonais de son temps, il possédait plus de 800 œuvres alors que Monet, lui aussi admiratif de ce mouvement n’en avait « que » 250.

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Rivière, entre la fin du XIXème siècle et le début du XXème, va créer des lithographies remarquables grâce à « la collaboration active de l’imprimeur et lithographe Eugène Verneau ». Des séries qui ont fixé un imaginaire plein d’arabesques et de saisissement du réel. Car, Rivière est au plus près de son sujet, de ses personnages bien ancrés dans la vie quotidienne. Sa série sur le beau pays de Bretagne est magistrale. Il se fait même construire dans ce bout de la terre une maison, dans le lieu-dit la lande de Mélus (Côtes d’Armor). Rivière est un reporter élégant des activités d’alors, il nous conte le lent écoulement du temps présent : le départ des bateaux à Tréboul, une paysanne le soir à Loguivy, des sardiniers, un lavoir ou un vieux moulin, la vie de nos aïeux dans leur simplicité, leur rusticité et leur béatitude, l’histoire des nôtres se met alors en marche du côté de Bréhat ou du port de Ploumanac’h. Une forme de sagesse respectueuse nous étreint. Des signes d’éternité à l’horizon. Rivière, pur Parisien de la Butte, a également laissé son empreinte sur la capitale avec ses trente-six vues de la Tour Eiffel. Sous la neige, vue du Trocadéro, on voit la construction de la tour boulonnée s’édifier, le premier étage vient d’être atteint. Rivière a le culte des travailleurs et d’un Paris en transformation, les mariniers du quai d’Austerlitz cohabitent avec les fortifications et les maraîchers de Grenelle. Du quai de Passy aux gargouilles de Notre-Dame, un Paris gris fumeux et perlé nous appelle. Rivière a su quitter la grisaille du pavé pour s’abreuver de Méditerranée. Jusqu’au 2 novembre, le Musée d’Histoire et d’Art de Bormes dans le Var lui consacre une exposition intitulée « Artisan de la lumière – Du chat noir aux paysages du Sud » recueillant une centaine d’œuvres. Et si, à l’arrivée des beaux jours, vous effectuiez la diagonale entre Douarnenez et Bormes-les-Mimosas.

Henri Rivière, Artisan de la lumière, Du Chat noir aux paysages du Sud. Informations pratiques ici.

Hymne à la joie

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L'écrivain Pascal Quignard © ERIC BAUDET/JDD/SIPA

Après Dernier royaume, cycle de douze livres publiés de 2002 à 2023, Pascal Quignard renoue avec la forme romanesque pour le plus grand bonheur de ses lecteurs.


L’on se souvient de Tous les matins du monde ou de Villa Amalia, tous deux adaptés au cinéma. Le premier par Alain Corneau, le second par Benoît Jacquot. Trésor caché, dernier roman de Pascal Quignard, est de cette veine-là. Tout commence comme dans un conte. Une femme, Louise, obligée de faire piquer Peer son chat adoré, décide de l’enterrer dans son jardin. Là, tandis que ses mains fouissent la terre, elle découvre un trésor. Une vieille boîte détrempée contenant bagues, bracelets et louis d’or. Correctrice free-lance pour différentes maisons d’édition, rien n’oblige Louise à rester travailler dans sa maison qui, comme celle de Pascal Quignard, se trouve sur la rive de l’Yonne. La quinquagénaire décide alors de mettre à profit son butin pour voyager. Direction Naples puis les îles Phlégréennes. Nisica, Procida, Ischia et Vivara. Un périple enchanteur au cours duquel elle va rencontrer Luigi, un homme plus âgé qu’elle. Entre promenades et baignades, le couple va vivre des heures bénies. Hélas la Dolce Vita ne durera pas. Luigi souffre d’un mal incurable et bientôt sa vie va en être transformée. « Quand le destin plonge un homme dans le terrible esseulement de la mort, il ne lui reste plus qu’à chérir sa solitude. Qu’à lui faire la cour, qu’à la couvrir de présents. C’est la future compagne. Elle mérite les plus grands égards ». A la mort de sa mère, le mal de Luigi va empirer et Louise n’aura d’autres choix que de l’accompagner dans ses derniers instants. Dans le même temps, du côté de Dinard, son père qui a perdu la mémoire se meurt dans un EHPAD. En l’espace d’un été, Louise va perdre son mari, son père et son amant. Heureusement il y a les chats qui ont ce pouvoir enchanteur d’atténuer le désespoir, de guérir toutes les douleurs. Il y a Peer, donc, le chat qui partageait la vie de Louise depuis dix sept ans mais aussi Bee la petite chatte de l’enfance ou encore Bach et Petit Ruisseau. L’on sait l’amour de l’auteur pour les félidés qui lui inspirent parmi les plus belles pages de ce livre. Il y a aussi celui de la musique. Celui de la nature. S’il est bel et bien un trésor dans ce roman c’est moins celui que découvre l’héroïne dans ses premières pages que celui de toutes les splendeurs du monde. La neige de l’enfance qui tombait en silence. La chaleur des îles qui obligeait les passants à sauter d’ombre en ombre, comme au jeu de marelle. Les petites pommes muries longtemps sous le soleil. Les bains de mer aux premières lueurs de l’aube. Louise va s’en repaître et apprendre à vivre avec les morts qui l’entourent. Ces morts qui reviennent hanter les vivants, auxquels elle a fini par s’habituer depuis que sa mère l’a abandonnée quand elle avait sept ans. Nulle frontière chez Pascal Quignard entre morts et vivants, rêve et réalité, passé et présent. Tout communique et s’enrichit mutuellement. « Le bonheur est farouche -nous dit-il- : il faut savoir l’accueillir ». C’est ce que fait Trésor caché avec infiniment de grâce et de poésie dans une langue de toute beauté.

304 pages

Trésor caché: Prix Jean Monnet de littérature européenne 2025

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Emmanuel Godefroy peint son intérieur

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Le peintre Emmanuel Godefroy en mars 2025 © Philippe Lacoche

Chaque semaine, Philippe Lacoche nous donne des nouvelles de Picardie…


Le peintre et dessinateur Emmanuel Godefroy  – qui peint depuis quarante ans – expose actuellement au magasin Cavavin, 8, rue des Vergeaux, à Amiens (et jusqu’au 2 avril), quatorze œuvres, toiles et portraits sur papier. « Des portraits intérieurs pour des images extérieures », explique-t-il lorsqu’on l’interroge sur le thème proposé. Le vernissage de l’exposition s’est déroulé le vendredi 7 mars en fin d’après-midi ; je m’y suis rendu d’un pas vif et assuré en compagnie de ma Sauvageonne, rayonnante et intéressée elle qui, non seulement joue la comédie, mais peint aussi comme elle respire. (Et elle respire bien.)

Nous arrivâmes avec un quart d’heure de retard ; il y avait du monde et de l’ambiance. Le caviste, François Lefèvre, maître des lieux, avait bien fait les choses. Le vin blanc qu’on nous a servi bien frais, était un mélange de sauvignon et de chardonnay si mes souvenirs sont bons. (Ils doivent être bons car j’ai bien plus de mémoire pour le sang du Christ que pour mes cours de mathématiques de 3ème D au collège Joliot-Curie de Tergnier, dans l’Aisne). François Lefèvre ne propose pas seulement d’excellentes bouteilles ; il aime aussi l’art. Ainsi, régulièrement, il invite les artistes d’Amiens et des alentours à venir exposer dans son magasin ; c’est tout à son honneur. Il y a peu, c’était donc le tour d’Emmanuel Godefroy.

Rollin and Tumbin

C’est euphémisme de dire que sa peinture interpelle. On y voit des êtres au regard inquiet, voire angoissé ; on les dirait rongés par la désespérance de la vie, par son absurdité totale, par l’inéluctabilité de la chute. Si Cioran avait peint, il eût pu le faire à la manière d’Emmanuel Godefroy. Ce dernier avoue qu’il ne fait que reproduire le ressenti de ses états intérieurs, « le reflet de mes états d’âme. » Comment a-t-il choisi ces quatorze toiles ? « Il y en a de récentes mais aussi des anciennes, à l’image de ce tableau du fond de mon atelier, réalisé en 2005 sur lequel je nettoyais mes pinceaux. J’ai finalement décidé d’en faire une création. » Les visages qu’il nous donne à voir détiennent souvent quelque chose de christique. Volonté ou simple impression ? « C’est vrai mais pourtant, je ne le souhaite pas. Nous sommes tous imprégnés de culture religieuse », dit-il. « Mais je ne veux pas être taxé de peintre religieux ; ce n’est pas mon propos ; cependant, il m’arrive de pleurer devant l’ange de la cathédrale d’Amiens. » Deux heures plus tard, alors que nous baguenaudions dans l’obscurité naissante, nous nous rendîmes au Charleston où se produisait le groupe Rollin’and Tumbin’. C’était plein à craquer et sacrément bien. Le combo s’adonne à des reprises de grands standards du rock et du blues anglo-américain, des morceaux de Creedence Clearwater Revival, Lynyrd Skynyrd, Led Zeppelin, Eric Clapton, Chuck Berry, Elvis Presley, The Beatles, The Rolling Stones, The Kinks… ça dépotait ! Pierre, le guitariste-chanteur, assure ; il en est de même pour les trois membres des Rabeats à ses côtés : Marcel (guitare), Flamm (batterie) et François (basse). Le bouillonnant Laurent Goulet y est allé que quelques solos d’harmonica très bluesy. Puis, ma Sauvageonne et moi, nous fondîmes dans la nuit amiénoise, la tête dans les étoiles.

Fini la romance

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© Studio Canal

Les statistiques montrent que les films romantiques sont inexorablement sur le déclin.


Le romantisme est-il en train de disparaître au cinéma ? C’est ce que suggèrent les analyses du Britannique Stephen Follows, blogueur spécialiste du grand écran1. En compilant les données du site IMDb pour la Saint-Valentin, il a constaté que les films romantiques n’avaient en effet plus du tout la cote.

Si en 2000, 34,8 % des films réalisés étaient encore classés comme « Romance » sur IMDb, ce chiffre a chuté continuellement pour tomber à moins de 10 % aujourd’hui.

Ensuite, travaillant à partir d’une base de données répertoriant 17 430 films sortis depuis les années 1930, Follows a mis en évidence un déclin global qui s’est accentué au cours des vingt-cinq dernières années. Courbes détaillées à l’appui, il démontre que les intrigues romantiques deviennent moins centrales dans la production de films depuis le début du siècle, mais qu’elles restent parfois présentes sous forme de sous-intrigues. Certains sous-genres romantiques ont quasiment disparu, notamment les films montrant des clichés sur l’« amour interdit » ou des héros passant d’« ennemis » à amoureux. Adieu Roméo et Juliette ! En revanche, les bluettes dans lesquelles les amours prennent du temps à se concrétiser ou les héros se donnent une seconde chance résistent un peu. Cette évolution générale des goûts du public interpelle. Si le genre romantique reste présent dans la production des services de streaming ou dans la fiction « New Romance » que plébiscitent beaucoup de jeunes femmes, on dirait que la consommation de ce type d’histoire a quitté les salles de cinéma pour se réfugier dans l’espace intime de la maison ou de la lecture. La société est-elle devenue plus pudique ? En 2024, Follows a découvert que la présence du sexe dans les films a chuté de 40 % depuis 2000. Pouvons-nous compter sur le dernier Bridget Jones dans les salles pour sauver l’amour ? Malheureusement, il est reconnu assez unanimement comme médiocre… même si IMDb lui donne tout de même une note généreuse de 6,8 sur 10.

  1. https://stephenfollows.com/p/is-romance-in-movies-dying ↩︎

Action !

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© Institut Lumière

Thierry Frémaux met en lumière les films des premiers temps du cinématographe, témoins fascinants de l’incroyable précocité du septième art.


Thierry Frémaux, le patron des festivals du film de Cannes et de Lyon, poursuit sa fabuleuse mise en valeur des premiers films tournés par les frères Lumière et leurs opérateurs envoyés à travers le monde.

Inventé en 1895, le cinématographe n’en finit pas de nous émerveiller comme un nouveau-né dont on connaît la magnifique postérité mais dont on redécouvre l’incroyable précocité. Tout y était déjà ou presque : la fiction, le documentaire, le travelling, le comique, le burlesque et cette fenêtre ouverte sur le monde. On est sidéré par ces petits films de moins d’une minute qui racontent une histoire, décrivent un décor, font ressentir une ambiance. On a beau se dire que nous ne voyons là que des fantômes, des vivants bientôt morts… plus d’un siècle après, ils sont au contraire la jeunesse du cinéma, sa vitalité, son allant, sa croyance en une vie éternelle qui serait à l’intérieur même des images.

Certains se gargarisent de la mort du cinéma. Qu’ils aillent voir ces films pour comprendre que le cadavre n’a pas fini de bouger !

Weber: la clarinette élégante d’Arthur Stockel

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Le musicien Arthur Stockel, salle Cortot, à Paris © Clara Evens

Un disque met à l’honneur trois chefs-d’œuvre de Weber pour clarinette, sublimés par l’interprétation épurée et virtuose d’Arthur Stockel, accompagné du Quatuor Hanson et de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg.


Le compositeur du Freischütz (1820), œuvre fondatrice du lyrisme romantique allemand, entretenait pour la clarinette une passion qui n’a rien d’anecdotique : il suffit pour s’en convaincre de réécouter la sublime ouverture du célébrissime opéra.  Dès 1811, Carl Maria von Weber, alors âgé de 25 ans, composait ses deux concertos pour clarinette, ainsi que le fameux quintette pour clarinette, achevé, celui-ci, en 1815. Trois chef-d’œuvres absolus du répertoire, tous trois écrits pour son ami munichois et instrumentiste virtuose Joseph Baermann (1784-1847). Rappelons que la tuberculose emportera Weber en 1826, à l’âge de 39 ans à peine !

Ces trois morceaux majeurs étaient donnés en concert dans la petite salle Cortot, à Paris, le 7 mars dernier, dans une version chambriste, par le Quatuor Hanson, complice de longue date du jeune clarinettiste français Arthur Stockel, formé au Gustav Mahler JungenOrchester et à la Mahler Chamber Orchestra Academy, et qui, à l’âge de 21 ans, a été nommé clarinettiste solo de l’Orchestre Philharmonique du Luxembourg. Ce récital célébrait la sortie concomitante d’un premier album réunissant ces trois pièces majeures du compositeur, enregistrées en 2023 avec un Orchestre Philharmonique du Luxembourg dirigé par le chef britannique Leo McFall et, pour le quintette, le Quatuor Hanson susnommé.

Il faut saluer comme il se doit la parution de ce CD, et pas seulement pour l’excellente qualité de la prise de son : elle privilégie, sur la mise en avant parfois un peu artificielle de la partie solo, son immersion dans l’étoffe polyphonique. Mais surtout, Arthur Stockel, à distance des tentations ornementales véhiculées par ces trois partitions d’extrême virtuosité, prend le parti d’épurer au maximum la merveilleuse ligne mélodique de la clarinette, instrument qui, par excellence, allie les plus bouleversantes sonorités élégiaques et l’expression éclatante d’une précaire allégresse. Le résultat ? Captivant de bout en bout.


Carl Maria von Weber, concertos pour clarinette 1 et 2, quintette pour clarinette. Arthur Stockel, clarinette, Orchestre Philharmonique du Luxembourg, direction Leo Mcfall, Quatuor Hanson

1CD Aparté.

Weber: Clarinet Concertos, Clarinet Quintet

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L’affaire de la rue du Bac

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Le journaliste et essayiste français Jean-François Revel, date inconnue © ANDANSON/SIPA

Dans une série d’articles un peu sordide et sur une « Une » publiées en juin 2024, le journal Libération avançait que l’Académicien Jean-François Revel (1924-2006) aurait fait partie d’une bande de pédocriminels. Mais aucune preuve solide n’est venue confirmer cette allégation depuis.


On dirait un titre à la Simenon. À ceci près qu’ici le sordide est encore plus oppressant, plus étouffant qu’il peut l’être dans les intrigues les plus noires, les plus glauques du père de Maigret. Nous sommes devant une de ces affaires de pédocriminalité qui soulèvent le cœur et révoltent l’esprit. Une de plus, direz-vous. Cette fois elle a pour décor les beaux quartiers et pour protagonistes de beaux esprits.

En juin dernier, le journal Libération sort une enquête fleuve en six volets, Les hommes de la rue du Bac[1]. L’existence d’un ancien réseau de pédocriminels ayant sévi à Paris, rive gauche, donc, notamment entre les années 1977 et 1980 y est révélée. Des personnalités connues de l’époque, appartenant à ce qu’on peut appeler l’intelligentsia, se seraient constituées en bande pour infliger à des enfants d’abominables sévices sexuels. Parmi ces enfants, Inès Chatin, la fille adoptive du docteur Jean-François Lemaire, médecin, chroniqueur de presse, au domicile duquel – 97 rue du Bac – ces prédateurs se retrouvaient. Des noms sont publiés. Celui du docteur Lemaire, bien sûr, qui apparaît comme l’organisateur, celui de l’écrivain Gabriel Maztneff, mais, beaucoup plus inattendus, ceux de Claude Imbert, fondateur et directeur du Point, et de Jean-François Revel, directeur de l’Express, philosophe, essayiste de renom et membre de l’Académie française. Figure également le nom d’un avocat, François Gibault, qui encore en vie aujourd’hui (92 ans) – contrairement à Revel et Imbert, tous deux décédés – a démenti toute implication dans ces horreurs et porté plainte pour diffamation et dénonciation calomnieuse à la suite de la publication des articles de Libération. Ce point est à souligner.

C’est sur la base du dossier qu’Ines Chatin a déposé auprès de l’OFMIN (Office mineurs), avec copie au journal, que celui-ci déroule son enquête.

Aujourd’hui âgée de cinquante ans, elle y révèle que dans son enfance, entre quatre et sept ans, de 1977 à 1980, elle subit de ces hommes des agressions sadiques et qu’elle a été régulièrement violée jusqu’en 1987. Elle a alors quatorze ans.

À l’appui de son témoignage, des documents : agendas, courriers, livres d’or du docteur Lemaire, le père adoptif, et surtout des enregistrements dans lesquels, à la fin de sa vie, celui-ci reconnaît les faits et, précise Libération, « mouille certains de ses amis à des degrés différents, surtout Gabriel Maztneff (…) et Claude Imbert. » Et dans une moindre mesure, l’avocat Gibault. Jean-François Revel quant à lui n’est nullement évoqué dans ces confessions. De plus, il n’apparaît pas dans le paysage Lemaire avant les années 1980, c’est-à-dire qu’on n’y trouve sa trace qu’après la période où les faits criminels ont été commis. Et encore, n’y figure-t-il, dans ce paysage, qu’à la manière d’une vague relation, en aucun cas comme un proche ou un intime. C’est ce que montre fort bien la contre-enquête de Martin Bernier publiée par le Figaro[2] le 11 mars.

À la lecture de ce rigoureux travail d’investigation on se demande ce que ce pauvre Revel vient faire dans cette galère. Ou plus exactement comment se fait-il qu’il se retrouve – et à une telle place ! – dans ces articles de Libération. La source en est une des affirmations de la plaignante, Ines Chatin. C’est donc la mémoire de cette petite fille de sept ans, mémoire différée de quelque quarante-trois années, qui seule fait référence, puisque, en réalité, aucun élément probant ne vient étayer l’accusation.

Les enfants de Jean-François Revel le déclarent eux-mêmes, avec une retenue et une bienveillance qui, d’ailleurs, les honorent : il n’est aucunement question de mettre en doute, si peu que ce soit, la sincérité du témoignage de la fille adoptive de Lemaire, non plus – bien évidemment – de nier sa douleur de victime. Dont acte.

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Nous savons bien, tous autant que nous sommes, que la mémoire se plaît à nous jouer des tours, que la confusion est un des plus fréquents. Confusion de lieux, de personnes, de dates, etc. De Revel, elle dit qu’il pesait lourd, qu’il « sentait mauvais et que même sous quarante masques et quarante capes (les monstres se déguisaient ainsi), elle le reconnaîtrait ». Alors, on en vient à aller chercher des témoignages de proches, par exemple de telle collaboratrice au quotidien et au long cours, pour savoir si l’intéressé sentait bon ou pas. « Il était propre comme un sou neuf » témoigne la collaboratrice… Être réduit à en appeler à l’odeur de sainteté, comme au temps des procédures obscurantistes de la chasse aux sorcières, pour tenter d’innocenter celui qui se retrouve cloué au pilori ! On se pince.

Il semble fort que Libération soit allé un peu vite en besogne sur le cas Revel dans cette affaire. Un peu vite et surtout un peu trop loin. Parmi d’autres rapprochements d’une pathétique indigence, la rédaction n’est-elle pas allée chercher dans la relative proximité de la tombe de ce dernier avec celle de la femme qui aurait facilité l’adoption d’Ines Chatin, un indice à charge ? Là aussi, on se pince. Cette ineptie a depuis été supprimée.

Et puis, il y a le nom Revel en une du journal, en bonnes grosses lettres rouges. Du propre aveu de l’un des auteurs des articles auprès de Nicolas Revel, le fils de Jean-François, ces auteurs eux-mêmes y étaient plutôt opposés. Mais « l’exercice de la une est collégial à Libé (…), s’est défendu le journaliste. Le nombre a parlé (…) L’idée qu’une « une » doit parler immédiatement à un lecteur passant devant un kiosque ou une gare l’a emporté. » Édifiant.

Affaire à suivre, cela dit, puisque la famille se déclare prête à saisir la justice sur le chef d’atteinte à la mémoire. En fait, Libération, qui adore donner des leçons de méthode journalistique et de déontologie à la profession entière, vient, avec ces articles, de nous en administrer une qui doit porter bien au-delà de la sphère médiatique : pour parer à toute éventualité, on doit s’efforcer autant qu’on peut de sentir bon et se montrer vigilant quant au voisinage qui sera le sien au cimetière.

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[1] https://www.liberation.fr/dossier/hommes-rue-du-bac/

[2] https://www.lefigaro.fr/vox/societe/affaire-pedocriminelle-de-la-rue-du-bac-contre-enquete-sur-l-accusation-visant-jean-francois-revel-20250311

Lyrique: «Amour tyrannique, cesse ta cruauté!»

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"L'Isola disabitata", de Haydn, Opéra-Bastille © Vincent Lappartient / Studio j'adore ce que vous faites / Opéra national de Paris

Terrée dans les sous-sols peu avenants de l’Opéra-Bastille, la petite salle en rotonde de l’Amphithéâtre Olivier Messiaen est en placement libre. Au seuil de la représentation, les spectateurs demeurent rivés à leurs smartphones, la plupart d’entre eux curieusement indifférents au beau danseur brun (Nicolas Fayol, formé au breakdance) qui, sa flexible nudité enveloppée d’un simple caleçon couleur chair, le chef coiffé de petites cornes animales, bondit telle la biche sur le massif rocher central, ou arpente à quatre pattes le sol charbonneux du plateau, sur fond de pépiements d’oiseaux.

Opéra en format poche

Prélude à L’isola disabitata (L’île déserte), « azione teatrale » chantée en italien, comme il se doit, courte partition (moins d’une heure et demi) composée en 1779 par Joseph Haydn, sur un livret de Métastase, déjà maintes fois exploité alors par le genre lyrique. Un opéra en format de poche, en quelque sorte. À main gauche de la salle s’installe, en gradins, la petite formation de l’orchestre Ostinato, dirigé par le maestro hispano-américain François Lopez-Ferrer (lauréat du prix Sir Georg Solti en 2024). Pour les parties chantées alternent, selon les représentations, plusieurs artistes en résidence à l’Académie maison. Pas de chœur dans cette œuvre qui ne mobilise que deux mezzo ou soprano pour les voix de femmes, un ténor et un baryton pour les rôles masculins.

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L’intrigue se résume à presque rien. Constanza et sa petite sœur Silvia, pris dans une tempête, échouent sur une île déserte. Capturé par des pirates, Gernando, l’époux de Constanza, a pu s’échapper avec son ami Enrico. Treize ans ont passé. Les deux garçons débarquent sur l’île où Constanza, se croyant trompée et abandonnée, a transmis à la virginale Silvia sa défiance vis-à-vis de la gent masculine. Mais les sens de la candide Silvia s’éveillent irrésistiblement au contact d’Enrico. Par chance, tous ces fâcheux malentendus finiront par se voir levés et, dans un réjouissant quatuor final, les deux couples hissent les voiles pour convoler en justes noces.

Intelligent et raffiné

Au départ danseur du Corps de ballet de l’Opéra de Paris, puis metteur en scène en résidence à l’Opéra de Paris, Simon Valastro signe ici une nouvelle production : intelligente, discrète et raffinée. Selon sa position dans l’espace scénique, le rocher pivotant se transforme en refuge voire, au dénouement, en proue du navire où, sur fond d’écume figurée par une fumée blanchâtre à ras de sol, une voile bleue victorieusement levée, embarqueront Costanza et Gernando, Silvia et Enrico, rescapés voguant désormais vers le bonheur conjugal.

La même sobriété allusive s’attache aux costumes imaginés par Angelina Uliashova pour ces quatre rôles : ils se déplacent, pieds nus, dans la lumière changeante du huis-clos insulaire, vêtus d’étoffes blanches ou beiges qui les caractérisent chacun – nuisette immaculée pour la candide adolescente Silvia, robe à traîne pour l’âpre Costanza, par exemple… Laquelle finira par avouer à sa cadette :  « Les hommes ne sont pas, comme je te le disais, inhumains et infidèles ». Par les temps qui courent, en 2025, la leçon est bonne à prendre.

Au soir de la première, une ovation nourrie s’adressait tout autant à la remarquable performance de l’orchestre qu’aux quatre interprètes en piste ce 11 mars –  mezzo Amandine Portelli (Costanza), ténor Liang Wei (Gernando), baryton Clemens Frank (Enrico), soprano américaine Isobel Anthony (Silvia). A cette dernière, surtout, vont mes suffrages personnels, si je puis me permettre : vibrato serré d’une grande expressivité, subtilité, douceur de l’émission vocale, articulation parfaite dans les vocalises, jeu d’une vitalité, d’une sincérité touchantes.  


L’isola disabitata, de Joseph Haydn. Direction : François Lopez-Ferrer. Mise en scène : Simon Valastro. Orchestre Ostinato. Artistes en résidence à l’Académie de l’Opéra national de Paris.
Durée : 1h30
Opéra Bastille, amphithéâtre Olivier Messiaen, les 14, 15, 18 et 21 mars à 20h.