Réalisé par Michael Winner, le film La sentinelle des maudits (1977) s’inscrit dans la fascination américaine pur les films de possession démoniaque.
La Sentinelle des maudits s’inscrit de toute évidence dans la lignée de ces films hollywoodiens évoquant une présence démoniaque en milieu urbain. Alison Parker est un mannequin qui souhaite emménager dans un appartement qui soit à elle, même si elle a une liaison avec un avocat en vue. Elle trouve son bonheur dans un vieil immeuble au cœur de New-York où habite également un vieux prêtre aveugle qui passe ses journées à sa fenêtre du dernier étage. Peu à peu, Alison fait connaissance avec ses voisins dont le comportement est pour le moins étrange…
La grande réussite du film de Michael Winner, c’est qu’il est constamment surprenant. Généralement, face à un film fantastique, le spectateur parvient à anticiper plus ou moins les situations et s’attend peu ou prou à ce qui va se passer. Dans La Sentinelle des maudits, le mystère est permanent. Au départ, on imagine que le cinéaste va loucher du côté de Rosemary’s Baby, le film de Polanski pouvant être considéré comme le précurseur de cette mode du film « diabolique » que poursuivront L’Exorciste de Friedkin et La Malédiction de Richard Donner.
Outre les mystérieux maux de tête qui la saisissent abruptement, Alison s’avère entourée de voisins étranges comme chez Polanski : un vieillard excentrique avec son chat, deux lesbiennes plutôt démonstratives… La nuit, elle entend des bruits bizarres et est assaillie par des rêves assez torturants renvoyant à une scène traumatisante de sa jeunesse (la découverte de son père en pleine orgie, une tentative de suicide…). La mise en scène joue de manière assez habile sur la frontière floue séparant le rêve de la réalité. Mais avant d’aller plus loin, recommandons à ceux qui n’auraient pas vu le film de suspendre leur lecture à cet instant précis car je vais dévoiler quelques éléments de l’intrigue qui ne sont pas pour rien dans le plaisir pris en le découvrant.
Lorsqu’elle insiste auprès d’un agent immobilier (Ava Gardner, tout de même !) pour éclaircir le mystère entourant ces voisins, celle-ci lui rétorque et lui prouve que tous les autres appartements sont…inhabités. Le spectateur est alors un brin déconcerté : s’agit-il d’un glissement vers le fantastique « pur » (alors que Rosemary’s Baby restait ambigu jusqu’à la fin) ou va-t-on assister à une sorte de vaste machination puisqu’un meurtre a lieu et que le compagnon d’Alison ne semble pas forcément étranger à ce crime ?
Nous n’en dirons pas plus mais la réussite de Winner est de parvenir à maintenir un certain équilibre entre une inscription forte dans la réalité new-yorkaise (l’immeuble ancien où se déroule l’action est fort bien mis en valeur et participe à l’atmosphère inquiétante du long-métrage), des éléments fantastiques liés à la présence du diable, avec notamment cette « sentinelle » (cette figure du vieux prêtre aveugle qui sait, rappelant des personnages assez semblables dans L’Exorciste et La Malédiction) et même quelques visions horrifiques assez « gore ». A ce titre, le finale du film est assez impressionnant, entre Freaks de Browning (les « maudits » de l’Enfer sont incarnés par de véritables « monstres ») et L’Au-delà de Fulci et ses exactions sanguinolentes carnavalesques.
Tout n’est pas parfait dans ce film et on pourra trouver quelques points plutôt obscurs dans le scénario. D’autre part, comme souvent avec ces films mettant en scène le diable et ses manifestations, on sourira devant un côté un tantinet puritain et bigot.
C’est évidemment un crucifix qui mettra un terme aux agissements des « maudits » et dans cette légion de damnés, on trouvera comme par hasard un couple de lesbiennes particulièrement lubriques (l’une d’elle n’hésitant pas à se masturber frénétiquement devant l’héroïne). Pour Winner, outre le suicide, la luxure semble être le plus grave péché méritant châtiment. Mais venant du réalisateur d’Un justicier dans la ville (plutôt doué, là n’est pas la question), on ne s’attendait pas à un film démesurément subversif.
Reste que la mise en scène est au cordeau (on songe à Don Siegel qui avait été contacté en premier pour réaliser ce film) et que certaines visions infernales sont marquantes. Winner fut un cinéaste hanté par la question du Bien et du Mal et la perte des repères « moraux » dans une Amérique post-utopies (celles des années 60) et engluée dans le conflit vietnamien. A sa manière, La Sentinelle des maudits témoigne de ce sentiment de déréliction (on ne peut rêver milieu plus superficiel que celui de la pub où évolue Alison) et de ce sentiment qu’il ne reste désormais plus de barrières pour que s’ouvrent les portes des enfers…
La Sentinelle des maudits (1977) de Michael Winner avec Cristina Raines, Chris Sarandon, Ava Gardner, John Carradine, Jose Ferrer, Eli Wallach, Christopher Walken, Jeff Goldblum (Editions Elephant Films)
Plus de dix ans après avoir annoncé sa collaboration en grande pompe avec Isabelle Adjani, Pascal Obispo semble incapable de sortir l’album promis. Le costume serait-il trop grand pour lui ?
« J’suis dans un état proche de l’Ohio, j’ai le moral à zéro », chantait Isabelle Adjani en 1983. Aujourd’hui, elle pourrait remplacer Ohio par Obispo. Car après son album culte signé Gainsbourg, serti de l’inoubliable single « Pull marine », Adjani avait confié en 2007 son retour discographique en long format entre les mains d’Obispo. Je ne m’étendrai pas sur le différentiel artistique qui existe entre l’auteur de « La Javanaise » et celui de « Plus que tout au monde », mais toujours est-il que ce dernier semble incapable de sortir la « suite » attendue des « Ohio », « Beau oui comme Bowie » et autres perles de Gainsbarre, plus de dix ans après avoir annoncé sa collaboration en grande pompe avec l’actrice. Le costume était-il trop grand pour lui ?
La question se situe peut-être ailleurs. Toujours est-il que lorsqu’un film ou un disque quasi achevé ne sort pas, c’est qu’il y a anguille sous roche. Et cette anguille prend ici des allures de serpent de mer : le sujet revient sur le tapis régulièrement, à la faveur d’une actualité du chanteur ou de la star du grand écran. Quand on a la prétention de passer après l’homme à tête de chou, de faire défiler dans son studio du Cap Ferret une dizaine d’invités prestigieux de la scène nationale et internationale (Daho, Christophe, Daniel Darc, Akhenaton, Seal, Simon Le Bon de Duran Duran, David Sylvian, Peter Murphy de Bauhaus) pour enregistrer des duos avec la comédienne la plus césarisée de France, la moindre des choses est de se montrer à la hauteur des ambitions. Parce que l’impuissance, pour un artiste, c’est dur.
Obispo semble ne pas vouloir trop balancer, mais il ne manque pas de préciser à la moindre occasion qu’il n’est pas seul responsable de cette situation. Adjani étant mise hors de cause (elle aime le disque, veut qu’il sorte et renvoie la balle à son sparring-partner quand elle évoque le sujet), la personne fautive ne peut se trouver que dans les rangs de la maison de disques. Il est de notoriété publique que les leviers sont aujourd’hui tenus à l’intérieur de sphères cultureuses et autres abbatiales modernes vides d’esprit sain.
Ainsi, à l’aube des années 2010, j’ai assisté à une discussion surréaliste entre le responsable d’un label et un animateur de radio fraîchement retraité. La conversation glissa sur Carla Bruni, hébergée sur le label en question. « Son nouvel album est prêt, mais je ne sais pas comment le sortir, comment le vendre », lâche le jeune boss de la structure. Et d’ajouter : « Qui va l’acheter ? » Juste avant, il avait indiqué que le précédent opus de madame Bruni-Sarkozy avait été un vrai succès, qu’il s’était écoulé à près de 500 000 exemplaires, dont 300 000 à l’étranger. Face à un telle prospective à 6 chiffres, j’ai pensé en mon for intérieur : « Qui va l’acheter ? Hé bien, son public, les gens qui ont aimé son précédent disque pardi, et les curieux attirés par la promo qui ne manquera pas d’être massive, soit un paquet de clients tout de même au total. »
Mais les choses ne sont pas si évidentes pour les directeurs de labels du 21ème siècle, confrontés à des interrogations existentielles insensées : « Mais où est donc le nouvel artiste maison qui arrive toujours en retard ? » ,« Être ou ne pas être au brainstorming de 16h45 pour le choix de la coupe de cheveux de Chris, qui va présenter sa nouvelle identité à la presse » et bien sûr « Comment vais-je vendre l’album d’Adjani signé Obispo ? (il faudrait peut-être rajouter un duo avec Vianney pour rajeunir le cœur de cible) ».
Le nœud gordien du blocage de B. O. – titre de l’album d’Adjani et Obispo – se trouve sans doute dans ce genre d’élucubrations ésotériques. Toujours est-il que Carla Bruni a finalement changé de maison de disques pour permettre à son album de paraître enfin.
B.O. connaît donc la même destinée que le Black Album de Prince (sorti au bout de sept ans de mystère savamment entretenu) et le légendaire Smile, disque des Beach Boys attendu pendant près de quarante ans (mis en chantier en 1967, puis finalisé et réarrangé en dernier chef par Brian Wilson, leader du groupe, en 2004). L’opus – dont les bandes des sessions originales furent publiées officiellement en 2011 – a obtenu le titre de « the most legendary unreleased album in the history of popular music ». B. O. sera-t-il le Smile français ? Réponse dans quarante ans ?
Si le brûlot de Gainsbourg « Je t’aime… moi non plus », version Bardot, est resté vingt ans dans les cartons, tout le monde en connaît la raison. Mais pour le disque d’Adjani, le flou artistique reste entier, la vase commence à tacher le fond de la piscine. Obispo a beau vouloir minimiser la déroute en affirmant que certains projets n’aboutissent pas, on parle quand même, ici, d’un album avec des stars internationales, pas d’un projet de centre de loisirs.
Ce monstre – hydre à dix têtes royales cachée à la vue du public – va finir par lui coller à la peau comme le sparadrap du Capitaine Haddock. Aux dernières nouvelles, Obispo aurait changé de maison de disques, ce qui pourrait laisser entrevoir un espoir quant à la commercialisation de l’œuvre aux relents d’étés meurtriers.
Une question se pose encore : Obispo a-t-il trop lu Platon ? Depuis le philosophe grec, on sait bien que l’idée du Beau est une réalité supérieure, reléguant le monde sensible à un brouillon. L’album d’Adjani devrait donc se calquer sur l’idéal qu’il revêt, bien réel lui – puisque Gainsbourg a eu la bonne idée de passer par là – pour correspondre au fantasme que son chantier a suscité. Seulement, un autre philosophe de tradition orale – Botul probablement – aurait prévenu : « Ne pas réaliser ses fantasmes, c’est en garder toute la puissance. » C’est ce penseur qu’Obispo aurait dû écouter, même s’il n’existe pas.
Dernier exemple en date d’un paquebot qui prend l’eau : celui de l’Amiral américain Polnareff. Mille fois annoncé et repoussé, son nouvel album a finalement envahi les bacs fin novembre, trois ans après le single grotesque « L’Homme en rouge ». Dommage que les Gilets jaunes n’aient pas pu bloquer ce pensum musical. On regrette aussi que Platon ne soit plus là pour répondre à la question qui se pose à la vue de la pochette hideuse de l’objet : « C’est quoi l’idée ? »
En 1967, j’ai longuement conversé avec Bernard Steele, premier éditeur du Voyage au bout de la nuit que Céline traitait de juif vénal…
C’était durant l’hiver 1967, au Buffet de la gare de Genève. Bernard Steele qui dirigeait alors les éditions du Mont-Blanc, m’annonçait qu’il publierait un livre que j’avais écrit sur les troubles de l’adolescence. J’avais en face de moi l’homme qui avait édité Louis-Ferdinand Céline. Je ne manquais pas de lui poser la question qu’il avait dû entendre cent fois : « Si c’était à refaire, publierez-vous aujourd’hui les œuvres de Céline ? », question que je jugeais aussitôt idiote et qui l’amena à sourire de ma naïveté. « Question oiseuse entre toutes, me répondit-il. Le même homme peut-il traverser deux fois la même rivière ? »
Ecrire après Proust
Il me raconta ensuite son enfance à Chicago au début du siècle, sa rencontre avec Robert Denoël à Paris dans une librairie, la création de leur maison d’édition : Denoël et Steele , l’histoire rocambolesque du manuscrit du Voyage au bout de la nuit, les sentiments que lui inspirait Céline, son engagement dans l’U.S. Navy durant la Deuxième Guerre mondiale (il la qualifiait de divertissement désastreux), sa passion pour la psychanalyse et, finalement, son installation à Genève où il publiait des ouvrages de psychologie.
Il avait l’allure d’un intellectuel plutôt austère, attentif et indulgent. Surpris surtout par le cours qu’avait pris son existence après la parution du Voyage au bout de la nuit. « Si je considère cette période avec le recul des années, me dit-il, il me semble avoir assisté à un drame. La littérature française avait alors atteint son apogée, avec Proust notamment, et un renouveau s’imposait. Céline, avec son Bardamu et son Fernand, avait été choisi par l’Esprit du Temps, le Zeitgeist comme aurait dit Hegel, pour devenir l’un de ses démolisseurs. Il a admirablement rempli son rôle : après son passage, la place était nette… Les Nouvelles Vagues pouvaient enfin déferler. Elles ne risquaient plus de trouver d’obstacles. »
L’homme Céline lui déplaisait
Je voulus en savoir plus sur Céline. Bernard Steele, avec une moue de répulsion, me fit comprendre à quel point l’homme lui déplaisait. « J’étais perplexe face à l’indulgence des intellectuels et des artistes français face à l’antisémitisme et à la lourdeur des blagues contre les youpins. Céline, incontestablement, l’était, antisémite. J’étais juif, encore jeune, étranger aux mœurs parisiennes, mal à l’aise dans un milieu que j’avais sans doute idéalisé. Ce fut d’ailleurs la cause de ma rupture avec Robert Denoël qui décida de collaborer à L’Assaut, le journal d’Alfred Fabre-Luce. Je conservai cependant un certaine sympathie pour ce Belge jovial que j’ai revu peu avant qu’il ne soit assassiné. En revanche, les pamphlets antisémites de Céline m’avaient écœuré. Il ne m’a jamais inspiré de sympathie, car il se jouait continuellement la comédie. Je dirais aujourd’hui qu’il était paranoïaque et que, comme tous les paranoïaques que j’ai connus, il cherchait à faire peur en hurlant, en calomniant, en prétendant que je lui volais ses droits d’auteur parce que j’étais juif… oui, ce qui me reste de lui, c’est cette capacité de compenser sa propre peur par le besoin de faire peur. »
Les paranos sont insupportables
Proustien sans partage, j’avais alors peu lu Céline – seule sa thèse sur Semmelweiss m’avait emballé – et je comprenais parfaitement ce que ressentait Bernard Steele. Il n’était pas homme à juger qui que ce soit, mais les réserves qu’il exprimait trouvaient en moi un singulier écho. D’une voix lasse, presque brisée – il était déjà affaibli par la maladie qui allait l’emporter -, il conclut : « Chacun est victime de son destin. Céline le fut tout comme moi. Que le destin ait fait que nos destins se croisent et que je sois, financièrement au moins, à l’origine d’une œuvre tout à la fois géniale et abjecte, demeure un de ces mystères insondables qui restera toujours sans réponse. »
Après ce déjeuner en compagnie de Bernard Steele, je n’ai jamais pu lire Céline de manière innocente. Et, je le reconnais volontiers, les paranoïaques me sont devenus insupportables, quelle que soit la forme que leur génie puisse prendre.
T’inquiète ! Ce titre n’annonce pas une énième chronique sur mon appétence pour le nonsense ou mon goût du paradoxe… Non, ces temps-ci, c’est le réel qui n’est plus rationnel. DTC, Hegel !
Le Brésil vote contre le droit de vote
Dimanche 28 octobre
France Info, 7 h 30 : « Aujourd’hui, le Brésil choisit entre la démocratie et la dictature. »
Ibid., 23 h : « Le candidat d’extrême droite l’emporte avec 55 % des voix. »
C’est quoi, cette rupture de ton ? Pourquoi ils ne disent pas tout simplement : « 55 % des Brésiliens ont plébiscité la dictature » ?
Le barbier de Bruxelles
Vendredi 2 novembre
Succès mérité pour le clip de propagande du gouvernement sur les européennes ! Une sorte de QCM apparemment conçu pour (et par) des crétins des Alpes, genre « Europe : paix ou guerre ? », « Chômage : pour ou contre ? », etc.
Pour justifier cette pignolade, une voix autorisée s’élève aujourd’hui (en boucle) sur BFM TV : celle de Christophe Barbier, infatigable barde de la Macronie. « Il est temps aujourd’hui de faire de la propagande électorale ! s’énerve-t-il. On ne peut plus dire : “Votez pour qui vous voulez”. Ça ne peut pas être un clip neutre, parce qu’il n’y a plus rien de neutre dans l’Europe politique ! » Sans blague ? Et tu dates ça de quand, Christophe ?
Soirée pourrie au flore
Jeudi 8 novembre
Non seulement je n’ai pas eu le Prix, mais en sortant j’ai cru qu’on m’avait volé mon vélo. En fait, il avait juste changé de poteau.
Brague à part
Mardi 13 novembre
Vu sur KTO, dans « La foi prise au mot », une passionnante interview du philosophe Rémi Brague. Je vous recommande notamment son Règne de l’homme (2015) – dont le sous-titre, « Genèse et échec du projet moderne », annule d’emblée le titre.
Ce projet, nous dit-il, c’est celui de l’humanisme au sens qu’on donne à ce mot depuis le mitan du xixe siècle : l’idéal d’une humanité qui ne devrait rendre de comptes qu’à elle-même. Or, explique Brague à son intervieweur, visiblement attaché au concept, « cet humanisme exclusif se détruit lui-même. S’il n’existe aucune instance supérieure à l’homme, comment celui-ci, privé de toute référence, pourrait-il se justifier lui-même ? Qu’est-ce qui me permet de dire que ce “bipède sans plumes”, selon le mot de Platon, mérite d’exister ? »
L’homme moderne marche dans le vide, et ça ne dure jamais bien longtemps, nous prévient aimablement Rémi.
Les Jalons en gilets
Samedi 17 novembre
Cet après-midi, une délégation du groupe Jalons, à la pointe de toutes les modes, a participé au « Fashion Weekend » organisé sur les Champs-Élysées par « Gilets jaunes », la nouvelle marque dont tout le monde parle.
Trêve de métaphores ! Une fois de plus, comme dans tous les grands moments de la vie culturelle et politique de ce pays depuis trente-six ans, du Froid assassin au Grand Réchauffement, Jalons pourra dire : « J’y étais. »
Sur les pancartes brandies par nos militants, on pouvait notamment lire : « L’existence précède l’essence » et « Lagerfeld avec nous ! » Interviews à la presse audiovisuelle, fraternisation avec les militants du cortège concurrent, ralliement de sympathisants désœuvrés : le bilan de cette opération est globalement triomphal, surtout pour un budget de 182 euros TTC (hors boissons).
À la fin du cortège, en signe de solidarité avec nos camarades à quatre roues, les pistards du Groupe d’intervention culturelle ont bloqué la piste cyclable de l’avenue des Champs-Élysées pour protester contre la hausse du prix des pompes à vélo.
Au vu du succès, et face aux enjeux, le BuroPoli de Jalons a décidé en fin de nuit de voter à main levée et à l’unanimité la motion suivante, pour valoir ce que deux doigts :
« Camarades et amis,
Après cette victoire, en avant vers d’autres cimes, à toute vapeur, dans la boue ! »
Chapeau bas devant la casquette !
Dimanche 18 novembre
Ce soir, exceptionnellement, j’ai décidé de jeter un œil à « On n’est pas couché ». Pas tellement pour Zaz, mais pour le général de Villiers, censé dévoiler en exclusivité les grandes lignes de son programme pour 2022 : Qu’est-ce qu’un chef ? (Fayard)
Eh bien, je ne regrette pas mes 55 minutes ! La simplicité et la hauteur de vues du bonhomme ont fait taire toutes les critiques, pourtant prévisibles, à l’égard de cette culotte de peau au nom chelou.
Courtois mais ferme, le général a désarmé en quelques phrases tous ses adversaires présomptifs, des deux côtés de l’écran. Les antimilitaristes à la Ruquier : « Je suis un homme de paix, parce que la guerre, je l’ai faite ! » Les fossoyeurs de la France : « La France n’est pas un pays comme les autres, réductible à son PIB. Elle a un destin singulier. Le génie français, moi j’y crois ! » Les éternels cabris européistes : « Il faut construire la défense de l’Europe, pas la“défense européenne”. On ne peut pas mourir pour l’Union européenne »… Et même l’Élysée en personne : « Quand la confiance est trompée, l’autorité s’effondre. »
À la fin de l’entretien, on ne voyait plus qu’une seule tête !
Tombeau pour souris
Lundi 26 novembre
Amis parisiens, jusqu’au 22 décembre, courez découvrir à la galerie Perrotin la double exposition de Sophie Calle – ou au moins sa partie intitulée « Souris Calle » et consacrée à son chat.
Car le petit chat de Sophie Calle est mort, et il s’appelait Souris. En fait, c’était il y a quatre ans et demi, mais il fallait à l’artiste le temps d’achever son travail de deuil.
C’est que Souris n’était pas, aux yeux de Sophie, un greffier ordinaire. Dix-sept ans durant, il fut son compagnon de tous les instants. Même que la nuit, raconte-t-elle, il la rejoignait volontiers, « de sa démarche à la John Wayne » (sic), pour se masturber sur elle.
Avant de tourner la page, voire de se mettre avec un autre chat, on comprendra que Sophie ait voulu lui rendre un ultime hommage. Présenté en exclusivité à l’occasion de l’expo, il s’agit d’un somptueux triple album vinyle, feat. Une quarantaine d’amis-artistes-de-premier-plan, dont Pharrell Williams, Bono, Biolay, Miossec, etc.
L’objet, déjà collector, n’a été pressé qu’à 1 000 exemplaires – dont 100 tirages collector dédicacés par l’artiste au prix défiant toute concurrence de 1 500 €.
Mais la vraie richesse est celle du cœur, et Sophie a tenu à le faire savoir d’emblée : pour les nostalgiques de Souris pauvres et moyens-pauvres, l’œuvre est disponible en streaming.
« Les idées des autres »
Hommages idiosyncratiques à Simon Leys
« L’Univers est désormais sans mystère. » (Marcellin Berthelot, 1887)
« À 690 ans, Mathusalem était si bien conservé qu’il en paraissait 376 » (Tristan Bernard)
« L’homme est un animal capable de promesses » (Nietzsche)
« Grâce à Capillox, mes cheveux tombent sans se casser » (Jacques Audiberti)
« Je ne vois pas pourquoi j’écrirais des mémoires. Je n’ai rien à me reprocher. » (Général de Castelnau)
« La vie est trop courte, et Proust est trop long. » (Anatole France)
« Lire de la poésie en traduction, c’est comme prendre une douche en imperméable. » (Paterson, de Jim Jarmusch)
LeCul de la femme, album inédit de photographies prises par Pierre Louÿs, est éditépour la première fois. L’occasion de redécouvrir un des grands noms de la littérature finde siècle et son érotomanie à mille lieues de la pornographie calibrée et du sexuellementcorrect contemporain.
Il y a quelque chose de plaisant à se dire que Pierre Louÿs (1870-1925) a été décoré de la Légion d’honneur en 1909. On la donne vraiment à n’importe qui. Si le nom de Louÿs dit encore quelque chose aujourd’hui, c’est surtout comme celui d’un écrivain érotomane, d’un pornographe émérite, d’un taxinomiste voluptueux de toutes les pratiques sexuelles. Il y a quelques années, déjà, la collection Bouquins avait publié son Œuvre érotique : plus de mille pages, pour la plupart découvertes après sa mort. On y trouvait des romans, des contes, des poèmes, mais aussi des études variées sur la prostitution, des lexiques très spécialisés et même un « Catalogue descriptif et chronologiques des femmes avec qui j’ai couché » dont le simple intitulé des chapitres ferait mettre, aujourd’hui encore, aujourd’hui plus que jamais, Pierre Louÿs au pilori du sexuellement correct.
C’est que cette figure de la littérature fin de siècle et de la Belle Époque, ami du jeune André Gide, avait d’abord en son temps la réputation d’un érudit et d’un bibliophile de premier plan. C’est lui, par exemple, qui émet le premier l’hypothèse, encore discutée aujourd’hui, d’un Corneille qui serait en fait l’auteur des pièces de Molière. Il était aussi représentatif de cette sensibilité symboliste et décadente qui donna une profusion d’écrivains à la postérité diverse, mais qui demeurent malgré tout régulièrement réédités : Remy de Gourmont, Marcel Schwob, Hugh Rebell, Péladan, Jean Lorrain, Huysmans, Bloy… Le point commun : un certain mépris pour une société industrielle qui désenchante le monde et un goût parfois morbide pour une beauté qui n’est vraiment belle que si elle est vénéneuse. Parmi tous ces noms, Pierre Louÿs se démarque par ce qu’il conviendrait d’appeler une bonne humeur, une santé qui assume joyeusement ses appétits et un véritable amour pour ce monde d’avant qu’est l’Antiquité.
Bien entendu, l’œuvre officielle de Pierre Louÿs, celle qu’il ne publiait pas sous pseudonyme, était déjà fortement teintée d’érotisme, mais d’un érotisme qui pouvait plaire aux lettrés de son temps, à ce public de radicaux coquins notaires à Montargis, de socialistes gentiment libertins journalistes à Montpellier, voire d’anarchistes partisans de l’amour libre dans les communautés de Montmartre, qui refusaient de lancer des bombes comme Ravachol, mais préféraient ces histoires de nymphes qui chevauchent nues des branches d’arbres pour faire corps avec la nature.
Louÿs, helléniste hors pair, avait recréé sa propre Grèce, au point d’imaginer, de manière déjà très borgésienne, des faux plus vrais que nature. Dans Les Chansons de Bilitis, il invente le personnage d’une courtisane grecque de l’époque de Sapho à travers une série de poèmes en prose qui ont inspiré Debussy. Il montre là son art de la sensualité, de la clarté et restitue dans la pureté des commencements ce bleu grec des matins profonds. Ses romans, comme Aphrodite, La Femme et le Pantin ou Les Aventures du roi Pausole sont des succès. Il est un peu sulfureux, mais somme toute, il reste de bonne compagnie dans cette France de la III e République. À peine faut-il interdire sa lecture aux jeunes filles qui pourraient y connaître des émois trop précoces. On en a un témoignage amusé, dans Claudine à l’école, de Colette, où un médecin libidineux interroge l’adolescente délurée : « Pourquoi as-tu les yeux cernés ? –Hier, j’ai fini Aphrodite ; ce soir je commencerai La Femme et le Pantin. »
Pourtant, à l’exception de quelques amis proches, ses contemporains ne pouvaient nullement soupçonner une érotomanie aussi systématique. Non content de manier les mots avec une merveilleuse obscénité dans Trois filles de leur mère et Manuel de civilité pour les petitesfilles à l’usage des maisons d’éducation, une parodie des manuels de savoir-vivre tellement en vogue en ce temps-là, Pierre Louÿs avait besoin de l’image pour accompagner ses fantasmes et s’était fait photographe. C’est ce qui nous vaut aujourd’hui la parution de cet album, Le Cul de la femme.
L’histoire de ce livre est étonnante. Il s’agit d’une quarantaine de clichés, admirablement
léchés, où les corps ne sont pas calibrés selon les désirs du marché, mais apparaissent dans leur vérité, leur normalité, ce qui les rend infiniment plus troublants. C’est aussi une belle preuve de fétichisme assumé pour cette partie du corps féminin. Quand les poètes de la Renaissance célébraient dans leurs « blasons » la bouche ou les yeux de l’être désiré, Louÿs, lui préférait le voir de dos. Toutes ces paires de fesses, Pierre Louÿs les avait classées dans un album avec un mélange d’obsession maniaque et d’humour, de désir sincère d’explorer la sexualité féminine comme de laisser cours à son plaisir dans une liberté souveraine. Il avait ébauché un classement, comme d’habitude chez lui : « Retroussée », « Debout », « Hanchant », « Debout une jambe levée » « Position genu-pectorale » (nous laisserons au lecteur audacieux le soin de découvrir à quoi correspond cette position.), « Accroupie-suspendue ».
Il s’agissait évidemment d’un exemplaire unique. Il a été trouvé dans les archives de Pierre
Louÿs à sa mort, au milieu d’autres « curiosa » qui furent vendues pour quelques francs à des amateurs et des libraires spécialisés. Pascal Pia (1903-1979), critique et érudit, spécialiste d’Apollinaire et des surréalistes, mais aussi grand connaisseur de l’érotisme, raconte qu’il en amassa plus de 800 kilos ! Et il arrive encore aujourd’hui que des bouquinistes ou des amateurs chanceux trouvent des inédits dans les greniers. Le Cul de la femme, lui, termine ses pérégrinations dans la bibliothèque de l’acteur Michel Simon, membre éminent de la confrérie des érotomanes. À sa mort, sa collection est dispersée et cet album tombe entre les mains du libraire et collectionneur Alexandre Dupouy qui l’édite aujourd’hui à la Manufacture de livres, enrichi de quelques autres clichés inédits et de citations extraites des textes érotiques de Louÿs.
Ce qui est frappant, pour le public de 2018 coincé malgré lui dans le néopuritanisme à double face des porcs balancés et de la pornographie la plus violente accessible aux mineurs en deux clics sur Internet, c’est la sincérité de Pierre Louÿs : aucune pulsion de mort, de compétition ou de domination comme dans l’hypersexualité moderne. Sans doute parce que Pierre Louÿs aimait à se présenter comme « catholique de naissance et très sincèrement païen de foi. » Ce qui signifie que sa jouissance, au sens premier du terme, est innocente : elle refuse de nuire en même temps qu’elle récuse tous les tabous et toutes les injonctions paradoxales. Qu’elle est libre, tout simplement.
Pierre Louÿs, Le Cul de la femme (présentation d’Alexandre Dupouy), La Manufacture de livres, 2018.
Noël est aussi une fête du livre. En voici une sélection pour les rêveurs, les rigolards, les passéistes et les curieux de la chose écrite.
En France, on n’a pas de pétrole mais nos éditeurs ont des idées ! Ils continuent à extraire des centaines de livres de leurs caves pour alimenter les fêtes de fin d’année. Le mois de décembre est capital pour un exercice comptable réussi. BD, romans, essais, récits, guides, avec ou sans images, bien ou mal écrit, vu ou pas à la télé, l’imprimé résiste à la poussée du numérique. À défaut d’or noir, le trop-plein d’encre coulera sur les étals des librairies indépendantes. Cet hiver, on n’échappera donc ni aux taxes ni à cette surproduction scripturale. Doit-on s’en réjouir ou déplorer cette propension qu’a notre pays à fixer ses joies et ses peines sur du papier ? Un peuple qui lit est déjà à moitié pardonné. Alors dans ce bric-à-brac, voici quelques livres qui feront leur effet sous le sapin. Une sélection pour les rêveurs, les rigolards, les passéistes et les curieux de la chose écrite.
Reims, septembre 1914
Les cérémonies et les polémiques du centenaire semblent déjà loin. L’actualité des gilets jaunes a enterré les poilus dans les tranchées de l’Histoire. Les flammes des barricades ont remplacé celle du soldat inconnu. Afin de raviver la mémoire, la bibliothèque illustrée des histoires chez Gallimard vient de publier La Cathédrale incendiée de Thomas W. Gaehtgens excellemment traduit de l’allemand par Danièle Cohn. Le bombardement de la cathédrale de Reims par les Allemands en septembre 1914 a cristallisé les tensions entre nos deux nations. À la fois bataille médiatique, affrontement entre la Kultur à l’allemande et la civilisation à la française, traumatisme identitaire profond et questionnements sur l’invention même du gothique, cet incendie a déclenché un véritable séisme bien au-delà de Reims, ville du sacre des rois et de Jeanne la pucelle. Passionnantes pages sur la guerre de l’image où l’opinion publique, entre censure et travestissement de la vérité, a été la cible des journaux.
La Cathédrale incendiée – Reims, septembre 1914 de Thomas W. Gaehtgens – Gallimard
Si vous prévoyez de partir à Rome dans les prochains mois, deux conseils pour vous imprégner de cette ville, en déceler toute la magnificence et la mélancolie du temps qui passe : revoir la filmographie de Nanni Moretti et lire Un automne romain de Michel de Jaeghere publié aux Belles Lettres. En 1996, le journaliste du Figaro en charge de l’information religieuse y fut envoyé pour couvrir la mort de Jean-Paul II qu’on disait imminente (il disparut en 2005). Dans ce journal stendhalien, vous serez charmé par l’érudition de l’auteur jamais bavarde, distillée toujours à bonne température, la précision de l’historien quand il pose son regard sur une œuvre et puis cette pertinence du portrait lorsqu’il dévoile les papabile à la manœuvre. Jaeghere nous ouvre les portes d’une Rome à l’héritage qui s’effrite et d’une Cité du Vatican en proie aux destins fragiles.
Un automne romain de Michel De Jaeghere – Les Belles Lettres
La littérature a besoin de passeurs aussi discrets que déterminés. Les grands livres ne se claironnent pas dans le poste en prime time et ne s’affichent pas non plus sur les murs des villes endormies en 4 X 3. Il leur faut des enlumineurs patients dont le triptyque : vivre, lire et écrire résume les existences saines, débarrassées des oripeaux du succès. Ces hommes-là ont donné leur sang et leur sueur à la propagation d’œuvres majeures, à l’émancipation des lecteurs perdus et aussi à décloisonner les genres. Jean-Louis Kuffer, des hauteurs du lac Léman, rouage essentiel des éditions l’Âge d’Homme, figure de l’Helvétie, fait partie de ces derniers grands seigneurs de la critique qui pratique leur art sans oukases et ornières. Une leçon de maintien dans un monde chancelant. Le suisse a compilé des lectures et des rencontres au cours d’un demi-siècle passé dans Les jardins suspendus aux éditions Pierre-Guillaume de Roux. Il nous ouvre sa bibliothèque et on en prend plein les yeux (Vialatte, Céline, Marcel Aymé, Nabokov, Amiel, Jules Renard, etc..). Quant à ses entretiens, entre autres, avec Rebatet, Doris Lessing ou Patricia Highsmith, ils nous éclairent sur l’acte d’écrire.
Les jardins suspendus de Jean-Louis Kuffer – Éditions Pierre-Guillaume de Roux
Un Noël sans Blake et Mortimer, c’est un peu comme un réveillon sans belons. Le grand blond à fine bacchante et le rouquemoute barbu nous emmènent cette année sur l’île de Hong-Kong dans un premier tome intitulé La vallée des immortels. Le scénario est signé Yves Sente. Aux dessins, la doublette fantastique hollandaise Teun Berserik et Peter Van Dongen, fait des miracles graphiques. Au menu de cette aventure : le satanique Olrik conduit une Aile rouge qui décolle et atterrit verticalement grâce à des hélices révolutionnaires ; le Général Xi-Li, méchant à barbichette a des envies expansionnistes ; Mister Chou le balafré règle ses comptes au pistolet ; le professeur Bao-Dong est incollable sur l’histoire de l’empire et un parchemin dans une statuette attise les convoitises. Sur fond de lutte entre Mao-Zedong et Chiang Kai-shek, Hong-Kong tremble.
BD La vallée des immortels de Yves Sente, Teun Berserik et Peter Van Dongen – Tome 1 – Blake et Mortimer
L’esprit des Tontons flingueurs plane sur Atom Agency, la dernière BD de Yann (scénario) et Olivier Schwartz (dessin). Gouaille et bourre-pif entre la Riviera et Paname. Réseau de résistance arménien et vieilles dentelles. Simonin sort de ces planches. Ça embaume le petit salé et le fromage de tête. Lino serait aux anges en lisant cette enquête vintage. Le Dabe approuverait le second degré et la nostalgie d’un Paris titi. Atom Vercorian, un jeune détective accompagné de Mimi une gisquette fan de catch et de Jojo la toupie, un costaud au cœur tendre cherchent à retrouver les bijoux de la Begum. Alors, grisbi or not grisbi ?
Loin de réclamer la sollicitude des pouvoirs publics, nombre de « gilets jaunes » déplorent le coût et les excès de zèle d’un appareil administratif qui régente chaque année un pan supplémentaire de leur existence. Reportage à Quimper.
24 octobre. Ghislain Coutard, technicien spécialisé âgé de 36 ans, vivant à Narbonne, poste sur Facebook une vidéo proposant aux automobilistes de protester symboliquement contre la hausse des carburants, en posant en évidence sur le tableau de bord le gilet jaune de sécurité, obligatoire depuis 2008.
Trois semaines plus tard, la vidéo a été visionnée plus de 5 millions de fois. Relayé par les réseaux sociaux puis les médias, l’appel du gilet jaune s’est transformé en mouvement de masse inédit. Pas de leader, pas d’organisation pour l’encadrer, pas de liste officielle de revendications, mais une popularité énorme. De sondage en sondage, sept à huit Français sur dix déclarent leur sympathie pour les « gilets jaunes ». Un appel à manifester partout en France le samedi 17 novembre se diffuse spontanément. Des collectifs formés à la hâte déposent des demandes en préfecture. Au fil des jours, il devient évident que les manifestants seront nombreux.
À Quimper (Finistère), le 17 novembre, les premiers « gilets jaunes » convergent dès 9 h du matin vers la place de la Résistance, où se trouve la préfecture. Certains portent aussi le bonnet rouge, signe de ralliement de la fronde de 2013 contre l’écotaxe. La filiation entre les deux mouvements est souvent soulignée. Rodés par des décennies de manifestations de paysans, les services municipaux ont retiré les jardinières des ponts. Elles font des projectiles dangereux. Signe qu’on n’attend pas non plus des débordements inouïs, les abribus n’ont pas été démontés. Les premières heures de la matinée sont irréelles. Les « gilets jaunes » se regardent, étonnés. Nés sur les réseaux sociaux, ils se découvrent en chair et en os, comme un couple à un premier rendez-vous Meetic.
Le petit club des SDF quimpérois participe de bon cœur. L’un d’entre eux a enfilé un gilet jaune à son chien. Aucun parti et aucun syndicat n’a tenté la récupération. La foule, qui grossit d’heure en heure, va de la préfecture à la mairie et revient, sans consigne. Les manifestants ne portent aucun sigle, à part les gilets jaunes. Les drapeaux bretons sont de sortie, sans qu’il faille y voir une revendication régionaliste (concert, match de foot ou Tour de France, les Bretons adorent agiter leur Gwenn ha Du). Les pancartes et les banderoles, bricolées avec les moyens du bord, parlent de racket fiscal, demandent le rétablissement de l’ISF et appellent Macron à la démission. Pas un mot sur la hausse des taxes sur le gasoil, catalyseur présumé de la colère. « Il n’y a pas de moto au gasoil », soulignent sobrement Franck et David, appuyés sur leurs grosses cylindrées, gilet jaune par dessus le blouson renforcé. Derrière eux, un autre motard fait rugir son moteur. Pourquoi sont-ils venus ? « On en a marre. On a eu les radars, le 80 km/h, et maintenant on nous parle d’un permis supplémentaire et d’un contrôle technique pour les motos en 2019. Ça suffit. »
L’encombrante sollicitude administrative
Jean-René, quant à lui, est restaurateur à Edern, à quelques kilomètres de Quimper. La soixantaine, gilet jaune et bonnet rouge, il est volubile. « Je travaille dur, je gagne moins qu’il y a vingt ans et j’ai un fils qui entre en école de commerce à Bordeaux. Je suis fier qu’il se bouge et fasse des études – moi je suis parti travailler dans le Minnesota quand j’avais son âge –, mais l’école va me coûter 11 000 euros l’année. On va y arriver, on se bagarre. Mais pourquoi est-ce que j’ai eu deux contrôles Urssaf en deux ans ? Au premier, j’étais parfaitement en règle. On s’acharne sur les gens qui travaillent. » Constat partagé par Daniel, 50 mètres plus loin. Dans l’entreprise de BTP où il travaille, des salariés ont été redressés par l’Urssaf « parce qu’ils mangeaient trop près chez eux ! » Vérification faite, ce n’est pas un gag. L’Urssaf admet la déduction des repas comme frais professionnels, mais seulement si le salarié n’est pas en mesure de rentrer chez lui à la pause déjeuner. Un inspecteur a probablement croisé les adresses des salariés et celle du restaurant, qui figurait sur les notes… Daniel, par ailleurs, est là pour protester contre la taxe carbone, mais avec un argument rarement entendu. « Dans la construction, les entreprises ont appris en septembre qu’elles allaient perdre en janvier 2019 les exonérations partielles de taxe sur le gasoil non routier, c’est-à-dire celui qui est utilisé dans les engins de chantier. On veut nous faire croire que c’est pour nous inciter à changer nos habitudes. C’est se moquer du monde. Les engins de chantier électriques n’existent pas. »
Il est 10 h, le soleil pointe, la journée sera belle. À l’arrière d’un utilitaire, en marge du rassemblement, quatre jeunes marins pêcheurs du Guilvinec attaquent un pack de bières, en toute décontraction. Ils ne sont pas là pour les taxes sur le gasoil. Le carburant pour les bateaux de pêche est exonéré. La photo d’une station-service qui vend du diesel marin a d’ailleurs largement circulé sur les réseaux sociaux ces dernières semaines. Le panneau d’affichage permet de constater que le gasoil sans les taxes coûte 0,64 euro le litre, contre 1,47 euro pour le gasoil routier ! Le motif de colère des pêcheurs est une autre loi environnementale, qui provoque énormément de mécontentement dans toute la filière. Au 1er janvier 2019, doit entrer en vigueur l’« obligation de débarquement » de toutes les prises annexes, c’est-à-dire les poissons non commercialisables ramenés dans les filets, qui sont actuellement rejetés en mer. Les pêcheurs seront tenus de les ramener au port, afin de mesurer plus finement les ponctions sur la ressource. Le but ultime est de responsabiliser les pêcheurs et de les inciter à changer leurs méthodes. « Ça ne marchera jamais ! clament en chœur les quatre professionnels. Il n’y a pas assez de place sur les chalutiers pour stocker les prises annexes. »
David et Valérie, quant à eux, sont remontés contre le nouveau contrôle technique, entré en vigueur en mai 2018. De 200 défauts nécessitant une contre-visite, on est passé à 450, au nom de la sécurité routière. David sait que sa voiture âgée de vingt ans ne passera pas l’examen, dans deux ans. Chauffeur routier, habitant le village de Coray, il en a besoin pour tout, y compris, bien sûr, pour aller travailler. Il n’a pas assez d’argent pour en racheter une. Les primes à la conversion en faveur des hybrides ou des voitures électriques ne le laissent pas indifférent. Elles l’exaspèrent. « Quatre mille euros ou rien, c’est pareil. Une voiture électrique à 20 000 euros au lieu de 24 000, c’est toujours trop cher. »
Sébastien, qui écoutait la conversation, s’en mêle. Lui aussi est très remonté contre le nouveau contrôle technique, qu’il considère comme « une vraie mesure antipauvres ». Célibataire, 27 ans, il est intérimaire et s’en accommode. Passionné de surf et de kitesurf, il sillonne tous les spots de Bretagne dans un Iveco d’occasion acheté 6 000 euros, aménagé en camping-car par ses soins, à grand renfort de contreplaqué fixé à la perceuse. Son ingénieux bricolage ne passera jamais les nouveaux contrôles, instaurés au nom de la sécurité.
Une revendication : oubliez-nous
De témoin en témoin, un constat déconcertant émerge. Aucun de ces Français de la périphérie, que les analystes décrivent volontiers comme « abandonnés », ne réclame des aides ou un soutien de l’État. Remonte, au contraire, une exaspération flagrante devant les interventions incessantes de la puissance publique. Les « gilets jaunes » ressemblent à un mouvement de rejet de ce pouvoir « détaillé, régulier, prévoyant et doux », dénoncé dès 1840 par Alexis de Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique. Un pouvoir qui renforce sans cesse, dans l’espoir de faire le bonheur des citoyens, son réseau de « petites règles compliquées, minutieuses et uniformes », selon les termes prophétiques de Tocqueville[tooltips content= »De plus en plus compliquées, de plus en plus minutieuses… Le Conseil d’État a publié en 2016 sa troisième étude sur l’inflation législative. Depuis 1991, il déplore la « logorrhée législative et réglementaire » et l’instabilité « incessante et parfois sans cause » des normes. Sans succès. Les codes de l’environnement ou du travail 2018, édition Dalloz commentée et annotée, pèsent 1,3 kg chacun et dépassent les 3 400 pages. »]2[/tooltips]. Est-ce vraiment un hasard si le symbole du mouvement est un dispositif de protection obligatoire, le gilet jaune. Certes, il peut se révéler utile mais son absence dans le véhicule doit-elle valoir une amende de 135 euros au contrevenant ?
Florence est salariée de la CGT, à Quimper. Elle manifeste sans étiquette syndicale, contre la politique du gouvernement et contre les absurdités du système, y compris les absurdités généreuses. « Ma fille a 23 ans, une licence de psychologie en poche. On lui dit qu’elle n’aura pas de poste en master. Elle se retrouve à Pôle Emploi. Comme elle a travaillé tous les étés depuis ses 16 ans, le conseiller lui a proposé une allocation de 34 euros par jour, à condition de ne rien faire : pas de service civique, pas d’humanitaire. Elle est revenue en pleurs. Elle ne veut pas qu’on l’aide, elle veut travailler. »
Édouard Philippe et Emmanuel Macron répètent depuis des semaines qu’ils souhaitent « aider les Français dans la transition énergétique ». Le Premier ministre s’est auparavant montré inflexible dans sa décision de passer à 80 km/h sur les départementales, pour « aider », pour notre sécurité à tous. Il n’a convaincu personne. Comportement de beaufs avides de vitesse ? La réalité est plutôt que les accidents de la route sont devenus rares. À raison d’un mort pour quelque 135 millions de kilomètres parcourus, qui, en dehors des associations spécialisées, considère encore la délinquance routière comme la menace prioritaire, à contenir en urgence ? Dans les causes de mortalité, les accidents de la route arrivent loin derrière les différents cancers, les accidents cardiovasculaires, les suicides, les maladies nosocomiales, les accidents domestiques… Avec 3448 décès pour 603.000 au total en France, la route a représenté 0,57% de la mortalité en 2017.
Un discours environnemental inaudible
Quant à l’enjeu planétaire du réchauffement climatique et à sa déclinaison sous forme de taxe carbone… Les émissions annuelles de carbone de la France entière (environ 450 millions de tonnes) pèsent 1 % du total mondial (45 milliards de tonnes), lui-même estimé avec une marge d’erreur de 20 %. La suppression totale des émissions de CO2 de la France – hypothèse absurde – ne se verrait même pas dans les statistiques planétaires. Sur le terrain comme sur les réseaux sociaux, le discours de justification du gouvernement est perçu comme une vaste tentative d’enfumage. « J’étais pour l’écotaxe, précise d’emblée Patrick, résidant dans les Côtes-d’Armor, de passage à Quimper. Cette fois, l’objectif est seulement de faire des ronds, pour payer les cadeaux et les promesses de la campagne. »
Sur 37 milliards de recettes de la taxe intérieure sur la consommation des produits énergétiques (TICPE), 7 milliards seulement iront à la transition énergétique, cette année. Le reste abonde le budget de l’État (45 %) et ceux des collectivités. La taxe carbone, par ailleurs, souffre d’ambiguïtés redoutables qui n’ont pas échappé aux « gilets jaunes ». « Je préfère taxer le carburant plutôt que le travail », déclarait Emmanuel Macron début novembre. « Il préfère taxer les artisans en camionnette plutôt que ses copains banquiers en Tesla ! » interprète Fabrice, couvreur. Qui reste bouche bée en apprenant que les conducteurs de ces luxueuses voitures électriques, par ailleurs, se voient offrir le stationnement à Paris.
En termes plus courtois, le rapporteur du budget au Sénat, Albéric de Montgolfier (LR), a dénoncé dans son rapport sur le projet de loi de finances 2019 un problème plus grave de la taxe carbone. Elle vise à changer les comportements, et donc à baisser son propre rendement. Comment croire un gouvernement qui prétend remplacer un prélèvement sur une ressource stable, le travail, par un impôt sur des carburants fossiles voués à disparaître ? « Cette double dimension, pour ne pas dire cette ambiguïté [nuit à] l’acceptabilité au sein de la population » de la taxe carbone, relevait le sénateur. Bercy estime probablement, à juste titre, que l’immense majorité des usagers de véhicules thermiques n’a pas d’alternative sérieuse. Les automobilistes continueront à passer à la pompe dans les prochaines années.
15 h 45. La manifestation bat son plein. Les « gilets jaunes » sont plusieurs milliers (la police ne communiquera pas de chiffres précis), massés au bord de la rivière, le long de la préfecture. Faute de slogan fédérateur, la foule commence à chanter « c’est à bâbord qu’on chante le plus fort », slogan repris sur le quai d’en face, « c’est à tribord… », etc.
Les conversations avec les policiers et les CRS vont bon train, en toute décontraction. Il suffit de tendre l’oreille pour comprendre que les fonctionnaires ont plutôt de la sympathie pour le mouvement. Soudain, une canette de bière fuse de la foule. Elle s’écrase sur les boucliers en plexiglas du cordon de CRS qui protège l’accès à la porte principale de la préfecture. Une autre suit, puis encore une autre. Immédiatement, les CRS ripostent par des tirs de grenades lacrymogènes. Elles explosent en hauteur et se dispersent en petites capsules légères, qui ne blessent personne en tombant. Les manifestants expérimentés les écrasent d’un coup de pied, ce qui les empêche de fumer. Dany n’en fait pas partie. Ouvrière dans la confection, en retraite depuis deux ans, toute menue, elle se retire de la place, les yeux rougis. Elle se doutait que la manifestation pouvait finir ainsi, mais elle ne regrette pas d’être venue : « On en a assez. Avec nos petites retraites, on n’y arrive plus. » Un SDF insulte les CRS, son chien à gilet jaune dans les bras. L’animal a pris une grosse bouffée de gaz irritant.
Comme une préfiguration des Champs-Élysées
Dans les heures qui suivent, la préfecture du Finistère va préfigurer exactement les affrontements du 24 novembre sur les Champs-Élysées (où les drapeaux bretons n’auront échappé à personne). Les images sont très spectaculaires, mais la violence est contenue, limitée à un petit périmètre. Pendant trois heures, les CRS vont affronter les manifestants comme au théâtre, devant un parterre de centaines de spectateurs massés de l’autre côté de la rivière. Jets de bouteilles de bières et de cailloux, grenades lacrymogènes, grenades assourdissantes, fumigènes rouges. Le public est connaisseur.
« Une bouteille pleine va plus loin qu’une bouteille vide et le jet est plus précis.
– D’un autre côté, tu gâches une bière.
– C’est vrai. »
Le lendemain de la manifestation, la vidéo d’un handicapé en fauteuil roulant maltraité par des CRS à Quimper va circuler sur les réseaux sociaux. Une mystification dénoncée par le handicapé lui-même, Stéphane Le Bourdon, conseiller départemental PS. En réalité, les forces de l’ordre ont été irréprochables, face à un mouvement atypique. Difficile de distinguer les « casseurs » des manifestants. Quelques très jeunes activistes (16 ans ?) avaient la naïveté de se promener avec le masque blanc des Anonymous, ce qui les signalait comme fauteurs de trouble potentiels. Tous les observateurs ont vu aussi des quinquagénaires en gilets jaunes très offensifs.
Bilan de la journée, six policiers et un manifestant blessés. Quatre personnes ont été condamnées à de la prison ferme en comparution immédiate, dont un automobiliste ayant délibérément avancé sur les CRS. Sur les Champs-Élysées, le bilan du 24 novembre est de huit blessés et 35 interpellations, ce qui est sans commune mesure avec le climat de quasi-guerre civile suggéré par les images.
Tout cela pour un échec probable. L’excès de pouvoir brutal et coercitif saute aux yeux. Les excès de prévenance passent souvent inaperçus, y compris aux yeux de ceux qui les commettent. Les « gilets jaunes » n’arrêteront pas la machine à faire le bien. Face à la grogne, le gouvernement leur a proposé… des aides. Il faut protéger les poumons de l’enfant contre les particules fines, défendre les conducteurs contre eux-mêmes et réparer la machine climatique. Parce que les mesures tournaient autour de la voiture, beaucoup de commentateurs ont insisté, cette fois, sur un clivage métropole/périphérie. Savent-ils que de colloques en rapports, des experts défendent inlassablement l’idée d’obliger les copropriétés à engager des travaux de rénovation thermiques, pour améliorer le confort et limiter les émissions de gaz à effet de serre ? Comme pour la voiture électrique, les carottes fiscales existent, mais elles donnent des résultats peu probants. Reste le bâton. Les prochains « gilets jaunes » seront peut-être urbains.
Les féministes folles ont encore frappé : une publicité Aubade, accrochée à la façade des Galeries Lafayette à Paris, les défrise souverainement. « Un trop beau cul ! », hurlent-elles en substance. « Pas assez celluliteux ! Pas assez gras ! Pas assez réaliste ! »
« Sans compter que le modèle n’a pas de tête ! Les femmes ont-elles vocation à être décapitées ? Ne serons-nous jamais que des fesses sans cervelle ? Sortons tout de suite de trois mille ans de dictature machiste ! » Etc.
Le sexisme pour les nulles
D’ailleurs, peu de temps auparavant, une autre publicité pour un produit anti-cellulite avait également provoqué leur ire. « Marketing sexiste pour les Nuls ! La cellulite est un droit ! Cellulite ? #Me too ! Et tu n’as pas à me dicter ton standard de beauté, sale mâle blanc colonialiste… » Etc. (bis).
Reprenons.
Et d’abord, une p’tite chanson :
« Dans l’alphabet du corps, le Q est la consonne Qui m’occupe toujours particulièrement, Et même si tu te paies des yeux de diamant Mes yeux lâchent tes yeux pour lécher ta consonne… »
C’est de Nougaro et ça s’intitule finement « le K du Q ». Ça se trouve dans ce très bel album, Plume d’ange, très free jazz — et ça date de 1977. On était alors libre d’écrire et de chanter ce que l’on voulait. Et aucune femme ne se trouvait offensée par les délires des poètes. Ni Nougaro, ni Brassens, qui dans « Vénus Callipyge » osait chanter :
« C’est le duc de Bordeaux qui s’en va, tête basse Car il ressemble au mien comme deux gouttes d’eau S’il ressemblait au vôtre, on dirait, quand il passe « C’est un joli garçon que le duc de Bordeaux ! » »
Mais ça, c’était en 1964. La censure gaulliste sévissait si fort que Jean-Jacques Pauvert ou Régine Deforges éditaient des livres immédiatement interdits. De la Libération à 1975, près de 3000 films ont été censurés, tout ou partie. Pour certains, on a même détruit les négatifs par décision de justice : Torquemada pas mort !
Nous protestions, mais nous n’avions rien vu. Il nous restait à affronter les pétroleuses modernes.
Le néo-féminisme, un problème de culture
Les c**s, ça ose tout, c’est aussi à ça qu’on les reconnaît. Les c**nes aussi. Et les incultes itou.
Parce qu’en définitive, c’est un problème de culture.
On a guillotiné Olympe de Gouges non parce qu’elle avait écrit les Droits de la femme et de la citoyenne (une façon de faire du communautarisme déjà à l’époque), mais parce qu’elle était mauvaise latiniste. Elle ignorait qu’en latin, « homo », qui a donné « homme », signifie « l’être humain ». Pas le mâle — le « vir » abonné à la virilité et aux poils sur le torse. Les Droits de l’homme incluaient les femmes. Faute de traduction ? La bascule à Charlot !
Le cul, c’est toute une culture. Mais comment le faire comprendre à ces hilotes ? Elles en sont à croire que les fesses d’Aubade sont authentiques — on aurait dû leur expliquer que de la même manière que la pipe de Magritte n’est pas une pipe, le cul d’Aubade n’est pas un cul, mais une image. Juste une image. Une quintessence.
Alors, les revendications de fesses celluliteuses…
La crise des gilets jaunes aura été la convergence des faillites françaises. Antiparlementarisme, chômage, très bas salaires, violences et services publics déplorables sont le quotidien du champion du monde des impôts.
Avec sa hausse avortée des taxes sur le carburant, le tandem Macron-Philippe aura réussi à surclasser la gestion calamiteuse de l’écotaxe du duo Hollande-Ayrault en 2013. Le président normal avait calé devant les bonnets rouges et Jean-Marc Ayrault avait ensuite lâché un petit milliard pour parachever le démontage des portiques entamé par des Bretons irascibles. Le « nouveau monde » de Macron, et c’est bien normal compte tenu de la classe de ses dirigeants, n’a pas fait dans la demi-mesure : lui aussi il aura renoncé à ses 4 milliards de taxes, mais au prix d’a minima 10 milliards tous les ans. Epargnons-nous les calculs d’actualisation financière, mais pour faire court, les gilets Jaunes auront coûté à la France cent fois plus chers que les bonnets rouges. C’est à ces petits riens que l’on voit que l’on est gouverné par des champions (du monde de la dépense publique).
Nos policiers devraient rouler en Rolls
Il est vrai qu’il en faut du talent aux gestionnaires (!) d’un pays déclaré en faillite par son Premier ministre dès 2007 – 11 ans déjà – pour continuer à emprunter à tour de bras afin de financer une croissance qui ne vient pas, et pour cause.
Cette faillite constitue au demeurant le fil rouge des gilets jaunes, puisque loin d’être la convergence des luttes rêvées par la gauche, ce mouvement est le révélateur de la convergence des faillites françaises et d’une forme d’obstination à parfaire ces banqueroutes.
On sait que sur les ronds-points, on se lamente de la disparition des services publics. Dans les rangs des policiers chargés de maintenir l’ordre, on attend également le règlement de quelque 23 millions d’heures supplémentaires impayées. Les blessés des deux camps finiront dans des hôpitaux surchargés où le personnel médical est au bout du rouleau. Comment le pays champion du monde des impôts (ex-aequo avec la Finlande) peut-il avoir des services publics aussi miséreux ? C’est une question a priori légitime, mais dont ni la majorité ni les oppositions ni aucun des quelconques corps intermédiaires ne semblent vouloir s’emparer. Un Etat qui dépense 280 milliards de plus que l’Allemagne devrait pourtant voir ses policiers circuler en Rolls et des bureaux de poste high-tech sur chaque rond-point.
L’impôt sur l’infortune
Cette faillite du système, on peut concrètement la lire sur son bulletin de paie. Pour qu’un salarié touche 1 688 € net d’impôts (salaire médian), il en coûte 3 220 € à son employeur – la différence, 1 532 € étant constituée des prélèvements obligatoires. Alors certes, l’essence se trouve taxée à hauteur de 60%, mais les 46% de charges sur les salaires devraient nous révolter plus encore. Si elles n’étaient que de 30%, voilà près de 570 € qu’employeur et salarié pourraient se répartir. Pour Macron et l’ensemble des dirigeants depuis trente ans, cela semble plus simple d’augmenter les aides, subventions et autres niches que de se pencher sur ces chiffres affolants.
Notre président n’a en effet pas eu un mot, lors de sa dernière allocution, sur le caractère insoutenable du modèle social français, de sa dépense publique, de sa dette et du chômage de masse qui en découle. Il s’est contenté de remettre deux thunes dans le bastringue, pour laisser passer l’orage et se calfeutrer dans les institutions démocratiques de la Ve République.
Ces représentants qui ne représentent rien
Une démocratie en faillite, elle aussi, puisque la France des gilets jaunes ne se sent représentée par personne. On constatera avec elle que les 11 millions de voix de Marine Le Pen sont représentées par… sept députés à l’Assemblée, ou que le choix d’une société multiculturelle et ouverte à l’immigration n’a jamais été soumis à la volonté du peuple. A peine esquissé d’ailleurs par Macron, sa volonté d’inclure l’immigration dans le futur « Grand débat national » a vivement été critiquée par ses soutiens – à commencer par Laurent Berger, patron de la CFDT. Ce syndicaliste professionnel fut au demeurant totalement dépassé par les jaunes qui dénient toute légitimité au trio CGT, FO, CFDT. Berger, Martinez et consorts s’accommodent en effet fort bien du chômage de masse et de la hausse infinie des prélèvements. Ce sont eux les aveugles qui ne voient pas les 280 milliards sur lesquels ils sont assis confortablement, notamment les 32 milliards alloués à la formation professionnelle – qui ne forme personne. Ces cannes blanches ne peuvent définitivement rien pour les gilets jaunes, si ce n’est continuer à exciter leur jalousie en bêlant pour rétablir les 4 milliards de l’ISF. Aimer l’idée de taxer les riches au point de ne pas voir que cet impôt a détruit des centaines de milliers d’emplois constitue d’ailleurs un moteur puissant de la faillite.
Haine du capitalisme et tolérance de la violence
Cette haine du capitalisme, de l’argent et de l’entreprise, c’est bien sûr la faillite de l’Education nationale – là aussi, avec de tels prélèvements obligatoires, pourquoi diable ne sommes-nous pas premiers au classement PISA ? Gangréné par l’alter-mondialisme, notre enseignement présente le monde de l’entreprise comme celui de l’Antéchrist. Il n’est pas le seul, la justice française n’a pas de tendresse particulière pour l’employeur qui figure en haut du « mur des cons », alors qu’elle libère les casseurs le plus rapidement possible – sans doute les juges souhaitent-ils ne pas les exposer au prosélytisme islamiste en prison (délabrées elles aussi, mais enfin, où va l’argent ?).
Car les gilets jaunes auront également démontré la faillite de l’ordre public et la puissance dévastatrice des bandes de pillards venues des banlieues associées à des activistes chevronnés galvanisant du « plouc » enhardi. Mais dans les beaux quartiers de Paris, on paraissait peu au courant. A Nantes par exemple, en revanche, on savait : les zadistes et leurs amis black blocks, ont dévasté le centre-ville tous les six mois pendant dix ans avec une régularité métronomique. Il aura fallu que l’Arc de Triomphe soit profané pour qu’enfin la police soit autorisée à muscler (légèrement) son dispositif – et qu’à Paris on s’alarme.
Macron, c’est le vieux monde
Emmanuel Macron ne représente en aucune façon le renouveau qu’il prétendait incarner – quelqu’un qui poserait des questions simples du type : comment font les autres pour avoir 3% de chômeurs ? Il symbolise au contraire la faillite ultime, la sécession des élites européistes qui n’ont pas senti monter la colère de « la France des ronds-points » puis qui l’ont immédiatement méprisée. Au bout de dix-huit mois, ceux qui ont enfilé des gilets fluos obligent le pimpant marcheur Macron à revêtir le costume élimé de ses prédécesseurs, celui de syndic de faillite. Sous l’œil consterné des Européens, sous celui révolté des Italiens à qui Macron faisait la morale sur leur budget irresponsable il y a quinze jours encore, notre président s’apprête à faire comme Chirac, Sarkozy et Hollande – globalement plus rien, en attendant de refiler la grenade dégoupillée au prochain marcheur immobile.
"La sentinelle des maudits", un film de Michael Winner.
Réalisé par Michael Winner, le film La sentinelle des maudits (1977) s’inscrit dans la fascination américaine pur les films de possession démoniaque.
La Sentinelle des maudits s’inscrit de toute évidence dans la lignée de ces films hollywoodiens évoquant une présence démoniaque en milieu urbain. Alison Parker est un mannequin qui souhaite emménager dans un appartement qui soit à elle, même si elle a une liaison avec un avocat en vue. Elle trouve son bonheur dans un vieil immeuble au cœur de New-York où habite également un vieux prêtre aveugle qui passe ses journées à sa fenêtre du dernier étage. Peu à peu, Alison fait connaissance avec ses voisins dont le comportement est pour le moins étrange…
La grande réussite du film de Michael Winner, c’est qu’il est constamment surprenant. Généralement, face à un film fantastique, le spectateur parvient à anticiper plus ou moins les situations et s’attend peu ou prou à ce qui va se passer. Dans La Sentinelle des maudits, le mystère est permanent. Au départ, on imagine que le cinéaste va loucher du côté de Rosemary’s Baby, le film de Polanski pouvant être considéré comme le précurseur de cette mode du film « diabolique » que poursuivront L’Exorciste de Friedkin et La Malédiction de Richard Donner.
Outre les mystérieux maux de tête qui la saisissent abruptement, Alison s’avère entourée de voisins étranges comme chez Polanski : un vieillard excentrique avec son chat, deux lesbiennes plutôt démonstratives… La nuit, elle entend des bruits bizarres et est assaillie par des rêves assez torturants renvoyant à une scène traumatisante de sa jeunesse (la découverte de son père en pleine orgie, une tentative de suicide…). La mise en scène joue de manière assez habile sur la frontière floue séparant le rêve de la réalité. Mais avant d’aller plus loin, recommandons à ceux qui n’auraient pas vu le film de suspendre leur lecture à cet instant précis car je vais dévoiler quelques éléments de l’intrigue qui ne sont pas pour rien dans le plaisir pris en le découvrant.
Lorsqu’elle insiste auprès d’un agent immobilier (Ava Gardner, tout de même !) pour éclaircir le mystère entourant ces voisins, celle-ci lui rétorque et lui prouve que tous les autres appartements sont…inhabités. Le spectateur est alors un brin déconcerté : s’agit-il d’un glissement vers le fantastique « pur » (alors que Rosemary’s Baby restait ambigu jusqu’à la fin) ou va-t-on assister à une sorte de vaste machination puisqu’un meurtre a lieu et que le compagnon d’Alison ne semble pas forcément étranger à ce crime ?
Nous n’en dirons pas plus mais la réussite de Winner est de parvenir à maintenir un certain équilibre entre une inscription forte dans la réalité new-yorkaise (l’immeuble ancien où se déroule l’action est fort bien mis en valeur et participe à l’atmosphère inquiétante du long-métrage), des éléments fantastiques liés à la présence du diable, avec notamment cette « sentinelle » (cette figure du vieux prêtre aveugle qui sait, rappelant des personnages assez semblables dans L’Exorciste et La Malédiction) et même quelques visions horrifiques assez « gore ». A ce titre, le finale du film est assez impressionnant, entre Freaks de Browning (les « maudits » de l’Enfer sont incarnés par de véritables « monstres ») et L’Au-delà de Fulci et ses exactions sanguinolentes carnavalesques.
Tout n’est pas parfait dans ce film et on pourra trouver quelques points plutôt obscurs dans le scénario. D’autre part, comme souvent avec ces films mettant en scène le diable et ses manifestations, on sourira devant un côté un tantinet puritain et bigot.
C’est évidemment un crucifix qui mettra un terme aux agissements des « maudits » et dans cette légion de damnés, on trouvera comme par hasard un couple de lesbiennes particulièrement lubriques (l’une d’elle n’hésitant pas à se masturber frénétiquement devant l’héroïne). Pour Winner, outre le suicide, la luxure semble être le plus grave péché méritant châtiment. Mais venant du réalisateur d’Un justicier dans la ville (plutôt doué, là n’est pas la question), on ne s’attendait pas à un film démesurément subversif.
Reste que la mise en scène est au cordeau (on songe à Don Siegel qui avait été contacté en premier pour réaliser ce film) et que certaines visions infernales sont marquantes. Winner fut un cinéaste hanté par la question du Bien et du Mal et la perte des repères « moraux » dans une Amérique post-utopies (celles des années 60) et engluée dans le conflit vietnamien. A sa manière, La Sentinelle des maudits témoigne de ce sentiment de déréliction (on ne peut rêver milieu plus superficiel que celui de la pub où évolue Alison) et de ce sentiment qu’il ne reste désormais plus de barrières pour que s’ouvrent les portes des enfers…
La Sentinelle des maudits (1977) de Michael Winner avec Cristina Raines, Chris Sarandon, Ava Gardner, John Carradine, Jose Ferrer, Eli Wallach, Christopher Walken, Jeff Goldblum (Editions Elephant Films)
Isabelle Adjani. Sipa. Numéro de reportage : Shutterstock40650721_000090.
Plus de dix ans après avoir annoncé sa collaboration en grande pompe avec Isabelle Adjani, Pascal Obispo semble incapable de sortir l’album promis. Le costume serait-il trop grand pour lui ?
« J’suis dans un état proche de l’Ohio, j’ai le moral à zéro », chantait Isabelle Adjani en 1983. Aujourd’hui, elle pourrait remplacer Ohio par Obispo. Car après son album culte signé Gainsbourg, serti de l’inoubliable single « Pull marine », Adjani avait confié en 2007 son retour discographique en long format entre les mains d’Obispo. Je ne m’étendrai pas sur le différentiel artistique qui existe entre l’auteur de « La Javanaise » et celui de « Plus que tout au monde », mais toujours est-il que ce dernier semble incapable de sortir la « suite » attendue des « Ohio », « Beau oui comme Bowie » et autres perles de Gainsbarre, plus de dix ans après avoir annoncé sa collaboration en grande pompe avec l’actrice. Le costume était-il trop grand pour lui ?
La question se situe peut-être ailleurs. Toujours est-il que lorsqu’un film ou un disque quasi achevé ne sort pas, c’est qu’il y a anguille sous roche. Et cette anguille prend ici des allures de serpent de mer : le sujet revient sur le tapis régulièrement, à la faveur d’une actualité du chanteur ou de la star du grand écran. Quand on a la prétention de passer après l’homme à tête de chou, de faire défiler dans son studio du Cap Ferret une dizaine d’invités prestigieux de la scène nationale et internationale (Daho, Christophe, Daniel Darc, Akhenaton, Seal, Simon Le Bon de Duran Duran, David Sylvian, Peter Murphy de Bauhaus) pour enregistrer des duos avec la comédienne la plus césarisée de France, la moindre des choses est de se montrer à la hauteur des ambitions. Parce que l’impuissance, pour un artiste, c’est dur.
Obispo semble ne pas vouloir trop balancer, mais il ne manque pas de préciser à la moindre occasion qu’il n’est pas seul responsable de cette situation. Adjani étant mise hors de cause (elle aime le disque, veut qu’il sorte et renvoie la balle à son sparring-partner quand elle évoque le sujet), la personne fautive ne peut se trouver que dans les rangs de la maison de disques. Il est de notoriété publique que les leviers sont aujourd’hui tenus à l’intérieur de sphères cultureuses et autres abbatiales modernes vides d’esprit sain.
Ainsi, à l’aube des années 2010, j’ai assisté à une discussion surréaliste entre le responsable d’un label et un animateur de radio fraîchement retraité. La conversation glissa sur Carla Bruni, hébergée sur le label en question. « Son nouvel album est prêt, mais je ne sais pas comment le sortir, comment le vendre », lâche le jeune boss de la structure. Et d’ajouter : « Qui va l’acheter ? » Juste avant, il avait indiqué que le précédent opus de madame Bruni-Sarkozy avait été un vrai succès, qu’il s’était écoulé à près de 500 000 exemplaires, dont 300 000 à l’étranger. Face à un telle prospective à 6 chiffres, j’ai pensé en mon for intérieur : « Qui va l’acheter ? Hé bien, son public, les gens qui ont aimé son précédent disque pardi, et les curieux attirés par la promo qui ne manquera pas d’être massive, soit un paquet de clients tout de même au total. »
Mais les choses ne sont pas si évidentes pour les directeurs de labels du 21ème siècle, confrontés à des interrogations existentielles insensées : « Mais où est donc le nouvel artiste maison qui arrive toujours en retard ? » ,« Être ou ne pas être au brainstorming de 16h45 pour le choix de la coupe de cheveux de Chris, qui va présenter sa nouvelle identité à la presse » et bien sûr « Comment vais-je vendre l’album d’Adjani signé Obispo ? (il faudrait peut-être rajouter un duo avec Vianney pour rajeunir le cœur de cible) ».
Le nœud gordien du blocage de B. O. – titre de l’album d’Adjani et Obispo – se trouve sans doute dans ce genre d’élucubrations ésotériques. Toujours est-il que Carla Bruni a finalement changé de maison de disques pour permettre à son album de paraître enfin.
B.O. connaît donc la même destinée que le Black Album de Prince (sorti au bout de sept ans de mystère savamment entretenu) et le légendaire Smile, disque des Beach Boys attendu pendant près de quarante ans (mis en chantier en 1967, puis finalisé et réarrangé en dernier chef par Brian Wilson, leader du groupe, en 2004). L’opus – dont les bandes des sessions originales furent publiées officiellement en 2011 – a obtenu le titre de « the most legendary unreleased album in the history of popular music ». B. O. sera-t-il le Smile français ? Réponse dans quarante ans ?
Si le brûlot de Gainsbourg « Je t’aime… moi non plus », version Bardot, est resté vingt ans dans les cartons, tout le monde en connaît la raison. Mais pour le disque d’Adjani, le flou artistique reste entier, la vase commence à tacher le fond de la piscine. Obispo a beau vouloir minimiser la déroute en affirmant que certains projets n’aboutissent pas, on parle quand même, ici, d’un album avec des stars internationales, pas d’un projet de centre de loisirs.
Ce monstre – hydre à dix têtes royales cachée à la vue du public – va finir par lui coller à la peau comme le sparadrap du Capitaine Haddock. Aux dernières nouvelles, Obispo aurait changé de maison de disques, ce qui pourrait laisser entrevoir un espoir quant à la commercialisation de l’œuvre aux relents d’étés meurtriers.
Une question se pose encore : Obispo a-t-il trop lu Platon ? Depuis le philosophe grec, on sait bien que l’idée du Beau est une réalité supérieure, reléguant le monde sensible à un brouillon. L’album d’Adjani devrait donc se calquer sur l’idéal qu’il revêt, bien réel lui – puisque Gainsbourg a eu la bonne idée de passer par là – pour correspondre au fantasme que son chantier a suscité. Seulement, un autre philosophe de tradition orale – Botul probablement – aurait prévenu : « Ne pas réaliser ses fantasmes, c’est en garder toute la puissance. » C’est ce penseur qu’Obispo aurait dû écouter, même s’il n’existe pas.
Dernier exemple en date d’un paquebot qui prend l’eau : celui de l’Amiral américain Polnareff. Mille fois annoncé et repoussé, son nouvel album a finalement envahi les bacs fin novembre, trois ans après le single grotesque « L’Homme en rouge ». Dommage que les Gilets jaunes n’aient pas pu bloquer ce pensum musical. On regrette aussi que Platon ne soit plus là pour répondre à la question qui se pose à la vue de la pochette hideuse de l’objet : « C’est quoi l’idée ? »
Louis-Ferdinand Céline avec Arletty, 1958, AFP. LUC FOURNOL / PHOTO12.
En 1967, j’ai longuement conversé avec Bernard Steele, premier éditeur du Voyage au bout de la nuit que Céline traitait de juif vénal…
C’était durant l’hiver 1967, au Buffet de la gare de Genève. Bernard Steele qui dirigeait alors les éditions du Mont-Blanc, m’annonçait qu’il publierait un livre que j’avais écrit sur les troubles de l’adolescence. J’avais en face de moi l’homme qui avait édité Louis-Ferdinand Céline. Je ne manquais pas de lui poser la question qu’il avait dû entendre cent fois : « Si c’était à refaire, publierez-vous aujourd’hui les œuvres de Céline ? », question que je jugeais aussitôt idiote et qui l’amena à sourire de ma naïveté. « Question oiseuse entre toutes, me répondit-il. Le même homme peut-il traverser deux fois la même rivière ? »
Ecrire après Proust
Il me raconta ensuite son enfance à Chicago au début du siècle, sa rencontre avec Robert Denoël à Paris dans une librairie, la création de leur maison d’édition : Denoël et Steele , l’histoire rocambolesque du manuscrit du Voyage au bout de la nuit, les sentiments que lui inspirait Céline, son engagement dans l’U.S. Navy durant la Deuxième Guerre mondiale (il la qualifiait de divertissement désastreux), sa passion pour la psychanalyse et, finalement, son installation à Genève où il publiait des ouvrages de psychologie.
Il avait l’allure d’un intellectuel plutôt austère, attentif et indulgent. Surpris surtout par le cours qu’avait pris son existence après la parution du Voyage au bout de la nuit. « Si je considère cette période avec le recul des années, me dit-il, il me semble avoir assisté à un drame. La littérature française avait alors atteint son apogée, avec Proust notamment, et un renouveau s’imposait. Céline, avec son Bardamu et son Fernand, avait été choisi par l’Esprit du Temps, le Zeitgeist comme aurait dit Hegel, pour devenir l’un de ses démolisseurs. Il a admirablement rempli son rôle : après son passage, la place était nette… Les Nouvelles Vagues pouvaient enfin déferler. Elles ne risquaient plus de trouver d’obstacles. »
L’homme Céline lui déplaisait
Je voulus en savoir plus sur Céline. Bernard Steele, avec une moue de répulsion, me fit comprendre à quel point l’homme lui déplaisait. « J’étais perplexe face à l’indulgence des intellectuels et des artistes français face à l’antisémitisme et à la lourdeur des blagues contre les youpins. Céline, incontestablement, l’était, antisémite. J’étais juif, encore jeune, étranger aux mœurs parisiennes, mal à l’aise dans un milieu que j’avais sans doute idéalisé. Ce fut d’ailleurs la cause de ma rupture avec Robert Denoël qui décida de collaborer à L’Assaut, le journal d’Alfred Fabre-Luce. Je conservai cependant un certaine sympathie pour ce Belge jovial que j’ai revu peu avant qu’il ne soit assassiné. En revanche, les pamphlets antisémites de Céline m’avaient écœuré. Il ne m’a jamais inspiré de sympathie, car il se jouait continuellement la comédie. Je dirais aujourd’hui qu’il était paranoïaque et que, comme tous les paranoïaques que j’ai connus, il cherchait à faire peur en hurlant, en calomniant, en prétendant que je lui volais ses droits d’auteur parce que j’étais juif… oui, ce qui me reste de lui, c’est cette capacité de compenser sa propre peur par le besoin de faire peur. »
Les paranos sont insupportables
Proustien sans partage, j’avais alors peu lu Céline – seule sa thèse sur Semmelweiss m’avait emballé – et je comprenais parfaitement ce que ressentait Bernard Steele. Il n’était pas homme à juger qui que ce soit, mais les réserves qu’il exprimait trouvaient en moi un singulier écho. D’une voix lasse, presque brisée – il était déjà affaibli par la maladie qui allait l’emporter -, il conclut : « Chacun est victime de son destin. Céline le fut tout comme moi. Que le destin ait fait que nos destins se croisent et que je sois, financièrement au moins, à l’origine d’une œuvre tout à la fois géniale et abjecte, demeure un de ces mystères insondables qui restera toujours sans réponse. »
Après ce déjeuner en compagnie de Bernard Steele, je n’ai jamais pu lire Céline de manière innocente. Et, je le reconnais volontiers, les paranoïaques me sont devenus insupportables, quelle que soit la forme que leur génie puisse prendre.
Pierre de Villiers et Emmanuel Macron lors du défilé militaire du 14 juillet 2017 sur les Champs-Elysées à Paris. SIPA. 00815060_000013
T’inquiète ! Ce titre n’annonce pas une énième chronique sur mon appétence pour le nonsense ou mon goût du paradoxe… Non, ces temps-ci, c’est le réel qui n’est plus rationnel. DTC, Hegel !
Le Brésil vote contre le droit de vote
Dimanche 28 octobre
France Info, 7 h 30 : « Aujourd’hui, le Brésil choisit entre la démocratie et la dictature. »
Ibid., 23 h : « Le candidat d’extrême droite l’emporte avec 55 % des voix. »
C’est quoi, cette rupture de ton ? Pourquoi ils ne disent pas tout simplement : « 55 % des Brésiliens ont plébiscité la dictature » ?
Le barbier de Bruxelles
Vendredi 2 novembre
Succès mérité pour le clip de propagande du gouvernement sur les européennes ! Une sorte de QCM apparemment conçu pour (et par) des crétins des Alpes, genre « Europe : paix ou guerre ? », « Chômage : pour ou contre ? », etc.
Pour justifier cette pignolade, une voix autorisée s’élève aujourd’hui (en boucle) sur BFM TV : celle de Christophe Barbier, infatigable barde de la Macronie. « Il est temps aujourd’hui de faire de la propagande électorale ! s’énerve-t-il. On ne peut plus dire : “Votez pour qui vous voulez”. Ça ne peut pas être un clip neutre, parce qu’il n’y a plus rien de neutre dans l’Europe politique ! » Sans blague ? Et tu dates ça de quand, Christophe ?
Soirée pourrie au flore
Jeudi 8 novembre
Non seulement je n’ai pas eu le Prix, mais en sortant j’ai cru qu’on m’avait volé mon vélo. En fait, il avait juste changé de poteau.
Brague à part
Mardi 13 novembre
Vu sur KTO, dans « La foi prise au mot », une passionnante interview du philosophe Rémi Brague. Je vous recommande notamment son Règne de l’homme (2015) – dont le sous-titre, « Genèse et échec du projet moderne », annule d’emblée le titre.
Ce projet, nous dit-il, c’est celui de l’humanisme au sens qu’on donne à ce mot depuis le mitan du xixe siècle : l’idéal d’une humanité qui ne devrait rendre de comptes qu’à elle-même. Or, explique Brague à son intervieweur, visiblement attaché au concept, « cet humanisme exclusif se détruit lui-même. S’il n’existe aucune instance supérieure à l’homme, comment celui-ci, privé de toute référence, pourrait-il se justifier lui-même ? Qu’est-ce qui me permet de dire que ce “bipède sans plumes”, selon le mot de Platon, mérite d’exister ? »
L’homme moderne marche dans le vide, et ça ne dure jamais bien longtemps, nous prévient aimablement Rémi.
Les Jalons en gilets
Samedi 17 novembre
Cet après-midi, une délégation du groupe Jalons, à la pointe de toutes les modes, a participé au « Fashion Weekend » organisé sur les Champs-Élysées par « Gilets jaunes », la nouvelle marque dont tout le monde parle.
Trêve de métaphores ! Une fois de plus, comme dans tous les grands moments de la vie culturelle et politique de ce pays depuis trente-six ans, du Froid assassin au Grand Réchauffement, Jalons pourra dire : « J’y étais. »
Sur les pancartes brandies par nos militants, on pouvait notamment lire : « L’existence précède l’essence » et « Lagerfeld avec nous ! » Interviews à la presse audiovisuelle, fraternisation avec les militants du cortège concurrent, ralliement de sympathisants désœuvrés : le bilan de cette opération est globalement triomphal, surtout pour un budget de 182 euros TTC (hors boissons).
À la fin du cortège, en signe de solidarité avec nos camarades à quatre roues, les pistards du Groupe d’intervention culturelle ont bloqué la piste cyclable de l’avenue des Champs-Élysées pour protester contre la hausse du prix des pompes à vélo.
Au vu du succès, et face aux enjeux, le BuroPoli de Jalons a décidé en fin de nuit de voter à main levée et à l’unanimité la motion suivante, pour valoir ce que deux doigts :
« Camarades et amis,
Après cette victoire, en avant vers d’autres cimes, à toute vapeur, dans la boue ! »
Chapeau bas devant la casquette !
Dimanche 18 novembre
Ce soir, exceptionnellement, j’ai décidé de jeter un œil à « On n’est pas couché ». Pas tellement pour Zaz, mais pour le général de Villiers, censé dévoiler en exclusivité les grandes lignes de son programme pour 2022 : Qu’est-ce qu’un chef ? (Fayard)
Eh bien, je ne regrette pas mes 55 minutes ! La simplicité et la hauteur de vues du bonhomme ont fait taire toutes les critiques, pourtant prévisibles, à l’égard de cette culotte de peau au nom chelou.
Courtois mais ferme, le général a désarmé en quelques phrases tous ses adversaires présomptifs, des deux côtés de l’écran. Les antimilitaristes à la Ruquier : « Je suis un homme de paix, parce que la guerre, je l’ai faite ! » Les fossoyeurs de la France : « La France n’est pas un pays comme les autres, réductible à son PIB. Elle a un destin singulier. Le génie français, moi j’y crois ! » Les éternels cabris européistes : « Il faut construire la défense de l’Europe, pas la“défense européenne”. On ne peut pas mourir pour l’Union européenne »… Et même l’Élysée en personne : « Quand la confiance est trompée, l’autorité s’effondre. »
À la fin de l’entretien, on ne voyait plus qu’une seule tête !
Tombeau pour souris
Lundi 26 novembre
Amis parisiens, jusqu’au 22 décembre, courez découvrir à la galerie Perrotin la double exposition de Sophie Calle – ou au moins sa partie intitulée « Souris Calle » et consacrée à son chat.
Car le petit chat de Sophie Calle est mort, et il s’appelait Souris. En fait, c’était il y a quatre ans et demi, mais il fallait à l’artiste le temps d’achever son travail de deuil.
C’est que Souris n’était pas, aux yeux de Sophie, un greffier ordinaire. Dix-sept ans durant, il fut son compagnon de tous les instants. Même que la nuit, raconte-t-elle, il la rejoignait volontiers, « de sa démarche à la John Wayne » (sic), pour se masturber sur elle.
Avant de tourner la page, voire de se mettre avec un autre chat, on comprendra que Sophie ait voulu lui rendre un ultime hommage. Présenté en exclusivité à l’occasion de l’expo, il s’agit d’un somptueux triple album vinyle, feat. Une quarantaine d’amis-artistes-de-premier-plan, dont Pharrell Williams, Bono, Biolay, Miossec, etc.
L’objet, déjà collector, n’a été pressé qu’à 1 000 exemplaires – dont 100 tirages collector dédicacés par l’artiste au prix défiant toute concurrence de 1 500 €.
Mais la vraie richesse est celle du cœur, et Sophie a tenu à le faire savoir d’emblée : pour les nostalgiques de Souris pauvres et moyens-pauvres, l’œuvre est disponible en streaming.
« Les idées des autres »
Hommages idiosyncratiques à Simon Leys
« L’Univers est désormais sans mystère. » (Marcellin Berthelot, 1887)
« À 690 ans, Mathusalem était si bien conservé qu’il en paraissait 376 » (Tristan Bernard)
« L’homme est un animal capable de promesses » (Nietzsche)
« Grâce à Capillox, mes cheveux tombent sans se casser » (Jacques Audiberti)
« Je ne vois pas pourquoi j’écrirais des mémoires. Je n’ai rien à me reprocher. » (Général de Castelnau)
« La vie est trop courte, et Proust est trop long. » (Anatole France)
« Lire de la poésie en traduction, c’est comme prendre une douche en imperméable. » (Paterson, de Jim Jarmusch)
LeCul de la femme, album inédit de photographies prises par Pierre Louÿs, est éditépour la première fois. L’occasion de redécouvrir un des grands noms de la littérature finde siècle et son érotomanie à mille lieues de la pornographie calibrée et du sexuellementcorrect contemporain.
Il y a quelque chose de plaisant à se dire que Pierre Louÿs (1870-1925) a été décoré de la Légion d’honneur en 1909. On la donne vraiment à n’importe qui. Si le nom de Louÿs dit encore quelque chose aujourd’hui, c’est surtout comme celui d’un écrivain érotomane, d’un pornographe émérite, d’un taxinomiste voluptueux de toutes les pratiques sexuelles. Il y a quelques années, déjà, la collection Bouquins avait publié son Œuvre érotique : plus de mille pages, pour la plupart découvertes après sa mort. On y trouvait des romans, des contes, des poèmes, mais aussi des études variées sur la prostitution, des lexiques très spécialisés et même un « Catalogue descriptif et chronologiques des femmes avec qui j’ai couché » dont le simple intitulé des chapitres ferait mettre, aujourd’hui encore, aujourd’hui plus que jamais, Pierre Louÿs au pilori du sexuellement correct.
C’est que cette figure de la littérature fin de siècle et de la Belle Époque, ami du jeune André Gide, avait d’abord en son temps la réputation d’un érudit et d’un bibliophile de premier plan. C’est lui, par exemple, qui émet le premier l’hypothèse, encore discutée aujourd’hui, d’un Corneille qui serait en fait l’auteur des pièces de Molière. Il était aussi représentatif de cette sensibilité symboliste et décadente qui donna une profusion d’écrivains à la postérité diverse, mais qui demeurent malgré tout régulièrement réédités : Remy de Gourmont, Marcel Schwob, Hugh Rebell, Péladan, Jean Lorrain, Huysmans, Bloy… Le point commun : un certain mépris pour une société industrielle qui désenchante le monde et un goût parfois morbide pour une beauté qui n’est vraiment belle que si elle est vénéneuse. Parmi tous ces noms, Pierre Louÿs se démarque par ce qu’il conviendrait d’appeler une bonne humeur, une santé qui assume joyeusement ses appétits et un véritable amour pour ce monde d’avant qu’est l’Antiquité.
Bien entendu, l’œuvre officielle de Pierre Louÿs, celle qu’il ne publiait pas sous pseudonyme, était déjà fortement teintée d’érotisme, mais d’un érotisme qui pouvait plaire aux lettrés de son temps, à ce public de radicaux coquins notaires à Montargis, de socialistes gentiment libertins journalistes à Montpellier, voire d’anarchistes partisans de l’amour libre dans les communautés de Montmartre, qui refusaient de lancer des bombes comme Ravachol, mais préféraient ces histoires de nymphes qui chevauchent nues des branches d’arbres pour faire corps avec la nature.
Louÿs, helléniste hors pair, avait recréé sa propre Grèce, au point d’imaginer, de manière déjà très borgésienne, des faux plus vrais que nature. Dans Les Chansons de Bilitis, il invente le personnage d’une courtisane grecque de l’époque de Sapho à travers une série de poèmes en prose qui ont inspiré Debussy. Il montre là son art de la sensualité, de la clarté et restitue dans la pureté des commencements ce bleu grec des matins profonds. Ses romans, comme Aphrodite, La Femme et le Pantin ou Les Aventures du roi Pausole sont des succès. Il est un peu sulfureux, mais somme toute, il reste de bonne compagnie dans cette France de la III e République. À peine faut-il interdire sa lecture aux jeunes filles qui pourraient y connaître des émois trop précoces. On en a un témoignage amusé, dans Claudine à l’école, de Colette, où un médecin libidineux interroge l’adolescente délurée : « Pourquoi as-tu les yeux cernés ? –Hier, j’ai fini Aphrodite ; ce soir je commencerai La Femme et le Pantin. »
Pourtant, à l’exception de quelques amis proches, ses contemporains ne pouvaient nullement soupçonner une érotomanie aussi systématique. Non content de manier les mots avec une merveilleuse obscénité dans Trois filles de leur mère et Manuel de civilité pour les petitesfilles à l’usage des maisons d’éducation, une parodie des manuels de savoir-vivre tellement en vogue en ce temps-là, Pierre Louÿs avait besoin de l’image pour accompagner ses fantasmes et s’était fait photographe. C’est ce qui nous vaut aujourd’hui la parution de cet album, Le Cul de la femme.
L’histoire de ce livre est étonnante. Il s’agit d’une quarantaine de clichés, admirablement
léchés, où les corps ne sont pas calibrés selon les désirs du marché, mais apparaissent dans leur vérité, leur normalité, ce qui les rend infiniment plus troublants. C’est aussi une belle preuve de fétichisme assumé pour cette partie du corps féminin. Quand les poètes de la Renaissance célébraient dans leurs « blasons » la bouche ou les yeux de l’être désiré, Louÿs, lui préférait le voir de dos. Toutes ces paires de fesses, Pierre Louÿs les avait classées dans un album avec un mélange d’obsession maniaque et d’humour, de désir sincère d’explorer la sexualité féminine comme de laisser cours à son plaisir dans une liberté souveraine. Il avait ébauché un classement, comme d’habitude chez lui : « Retroussée », « Debout », « Hanchant », « Debout une jambe levée » « Position genu-pectorale » (nous laisserons au lecteur audacieux le soin de découvrir à quoi correspond cette position.), « Accroupie-suspendue ».
Il s’agissait évidemment d’un exemplaire unique. Il a été trouvé dans les archives de Pierre
Louÿs à sa mort, au milieu d’autres « curiosa » qui furent vendues pour quelques francs à des amateurs et des libraires spécialisés. Pascal Pia (1903-1979), critique et érudit, spécialiste d’Apollinaire et des surréalistes, mais aussi grand connaisseur de l’érotisme, raconte qu’il en amassa plus de 800 kilos ! Et il arrive encore aujourd’hui que des bouquinistes ou des amateurs chanceux trouvent des inédits dans les greniers. Le Cul de la femme, lui, termine ses pérégrinations dans la bibliothèque de l’acteur Michel Simon, membre éminent de la confrérie des érotomanes. À sa mort, sa collection est dispersée et cet album tombe entre les mains du libraire et collectionneur Alexandre Dupouy qui l’édite aujourd’hui à la Manufacture de livres, enrichi de quelques autres clichés inédits et de citations extraites des textes érotiques de Louÿs.
Ce qui est frappant, pour le public de 2018 coincé malgré lui dans le néopuritanisme à double face des porcs balancés et de la pornographie la plus violente accessible aux mineurs en deux clics sur Internet, c’est la sincérité de Pierre Louÿs : aucune pulsion de mort, de compétition ou de domination comme dans l’hypersexualité moderne. Sans doute parce que Pierre Louÿs aimait à se présenter comme « catholique de naissance et très sincèrement païen de foi. » Ce qui signifie que sa jouissance, au sens premier du terme, est innocente : elle refuse de nuire en même temps qu’elle récuse tous les tabous et toutes les injonctions paradoxales. Qu’elle est libre, tout simplement.
Pierre Louÿs, Le Cul de la femme (présentation d’Alexandre Dupouy), La Manufacture de livres, 2018.
La cathédrale de Reims incendiée en 1914 ; Le pape Jean-Paul II en 1996. SIPA. 51338083_000001 / 00289043_000002
Noël est aussi une fête du livre. En voici une sélection pour les rêveurs, les rigolards, les passéistes et les curieux de la chose écrite.
En France, on n’a pas de pétrole mais nos éditeurs ont des idées ! Ils continuent à extraire des centaines de livres de leurs caves pour alimenter les fêtes de fin d’année. Le mois de décembre est capital pour un exercice comptable réussi. BD, romans, essais, récits, guides, avec ou sans images, bien ou mal écrit, vu ou pas à la télé, l’imprimé résiste à la poussée du numérique. À défaut d’or noir, le trop-plein d’encre coulera sur les étals des librairies indépendantes. Cet hiver, on n’échappera donc ni aux taxes ni à cette surproduction scripturale. Doit-on s’en réjouir ou déplorer cette propension qu’a notre pays à fixer ses joies et ses peines sur du papier ? Un peuple qui lit est déjà à moitié pardonné. Alors dans ce bric-à-brac, voici quelques livres qui feront leur effet sous le sapin. Une sélection pour les rêveurs, les rigolards, les passéistes et les curieux de la chose écrite.
Reims, septembre 1914
Les cérémonies et les polémiques du centenaire semblent déjà loin. L’actualité des gilets jaunes a enterré les poilus dans les tranchées de l’Histoire. Les flammes des barricades ont remplacé celle du soldat inconnu. Afin de raviver la mémoire, la bibliothèque illustrée des histoires chez Gallimard vient de publier La Cathédrale incendiée de Thomas W. Gaehtgens excellemment traduit de l’allemand par Danièle Cohn. Le bombardement de la cathédrale de Reims par les Allemands en septembre 1914 a cristallisé les tensions entre nos deux nations. À la fois bataille médiatique, affrontement entre la Kultur à l’allemande et la civilisation à la française, traumatisme identitaire profond et questionnements sur l’invention même du gothique, cet incendie a déclenché un véritable séisme bien au-delà de Reims, ville du sacre des rois et de Jeanne la pucelle. Passionnantes pages sur la guerre de l’image où l’opinion publique, entre censure et travestissement de la vérité, a été la cible des journaux.
La Cathédrale incendiée – Reims, septembre 1914 de Thomas W. Gaehtgens – Gallimard
Si vous prévoyez de partir à Rome dans les prochains mois, deux conseils pour vous imprégner de cette ville, en déceler toute la magnificence et la mélancolie du temps qui passe : revoir la filmographie de Nanni Moretti et lire Un automne romain de Michel de Jaeghere publié aux Belles Lettres. En 1996, le journaliste du Figaro en charge de l’information religieuse y fut envoyé pour couvrir la mort de Jean-Paul II qu’on disait imminente (il disparut en 2005). Dans ce journal stendhalien, vous serez charmé par l’érudition de l’auteur jamais bavarde, distillée toujours à bonne température, la précision de l’historien quand il pose son regard sur une œuvre et puis cette pertinence du portrait lorsqu’il dévoile les papabile à la manœuvre. Jaeghere nous ouvre les portes d’une Rome à l’héritage qui s’effrite et d’une Cité du Vatican en proie aux destins fragiles.
Un automne romain de Michel De Jaeghere – Les Belles Lettres
La littérature a besoin de passeurs aussi discrets que déterminés. Les grands livres ne se claironnent pas dans le poste en prime time et ne s’affichent pas non plus sur les murs des villes endormies en 4 X 3. Il leur faut des enlumineurs patients dont le triptyque : vivre, lire et écrire résume les existences saines, débarrassées des oripeaux du succès. Ces hommes-là ont donné leur sang et leur sueur à la propagation d’œuvres majeures, à l’émancipation des lecteurs perdus et aussi à décloisonner les genres. Jean-Louis Kuffer, des hauteurs du lac Léman, rouage essentiel des éditions l’Âge d’Homme, figure de l’Helvétie, fait partie de ces derniers grands seigneurs de la critique qui pratique leur art sans oukases et ornières. Une leçon de maintien dans un monde chancelant. Le suisse a compilé des lectures et des rencontres au cours d’un demi-siècle passé dans Les jardins suspendus aux éditions Pierre-Guillaume de Roux. Il nous ouvre sa bibliothèque et on en prend plein les yeux (Vialatte, Céline, Marcel Aymé, Nabokov, Amiel, Jules Renard, etc..). Quant à ses entretiens, entre autres, avec Rebatet, Doris Lessing ou Patricia Highsmith, ils nous éclairent sur l’acte d’écrire.
Les jardins suspendus de Jean-Louis Kuffer – Éditions Pierre-Guillaume de Roux
Un Noël sans Blake et Mortimer, c’est un peu comme un réveillon sans belons. Le grand blond à fine bacchante et le rouquemoute barbu nous emmènent cette année sur l’île de Hong-Kong dans un premier tome intitulé La vallée des immortels. Le scénario est signé Yves Sente. Aux dessins, la doublette fantastique hollandaise Teun Berserik et Peter Van Dongen, fait des miracles graphiques. Au menu de cette aventure : le satanique Olrik conduit une Aile rouge qui décolle et atterrit verticalement grâce à des hélices révolutionnaires ; le Général Xi-Li, méchant à barbichette a des envies expansionnistes ; Mister Chou le balafré règle ses comptes au pistolet ; le professeur Bao-Dong est incollable sur l’histoire de l’empire et un parchemin dans une statuette attise les convoitises. Sur fond de lutte entre Mao-Zedong et Chiang Kai-shek, Hong-Kong tremble.
BD La vallée des immortels de Yves Sente, Teun Berserik et Peter Van Dongen – Tome 1 – Blake et Mortimer
L’esprit des Tontons flingueurs plane sur Atom Agency, la dernière BD de Yann (scénario) et Olivier Schwartz (dessin). Gouaille et bourre-pif entre la Riviera et Paname. Réseau de résistance arménien et vieilles dentelles. Simonin sort de ces planches. Ça embaume le petit salé et le fromage de tête. Lino serait aux anges en lisant cette enquête vintage. Le Dabe approuverait le second degré et la nostalgie d’un Paris titi. Atom Vercorian, un jeune détective accompagné de Mimi une gisquette fan de catch et de Jojo la toupie, un costaud au cœur tendre cherchent à retrouver les bijoux de la Begum. Alors, grisbi or not grisbi ?
Loin de réclamer la sollicitude des pouvoirs publics, nombre de « gilets jaunes » déplorent le coût et les excès de zèle d’un appareil administratif qui régente chaque année un pan supplémentaire de leur existence. Reportage à Quimper.
24 octobre. Ghislain Coutard, technicien spécialisé âgé de 36 ans, vivant à Narbonne, poste sur Facebook une vidéo proposant aux automobilistes de protester symboliquement contre la hausse des carburants, en posant en évidence sur le tableau de bord le gilet jaune de sécurité, obligatoire depuis 2008.
Trois semaines plus tard, la vidéo a été visionnée plus de 5 millions de fois. Relayé par les réseaux sociaux puis les médias, l’appel du gilet jaune s’est transformé en mouvement de masse inédit. Pas de leader, pas d’organisation pour l’encadrer, pas de liste officielle de revendications, mais une popularité énorme. De sondage en sondage, sept à huit Français sur dix déclarent leur sympathie pour les « gilets jaunes ». Un appel à manifester partout en France le samedi 17 novembre se diffuse spontanément. Des collectifs formés à la hâte déposent des demandes en préfecture. Au fil des jours, il devient évident que les manifestants seront nombreux.
À Quimper (Finistère), le 17 novembre, les premiers « gilets jaunes » convergent dès 9 h du matin vers la place de la Résistance, où se trouve la préfecture. Certains portent aussi le bonnet rouge, signe de ralliement de la fronde de 2013 contre l’écotaxe. La filiation entre les deux mouvements est souvent soulignée. Rodés par des décennies de manifestations de paysans, les services municipaux ont retiré les jardinières des ponts. Elles font des projectiles dangereux. Signe qu’on n’attend pas non plus des débordements inouïs, les abribus n’ont pas été démontés. Les premières heures de la matinée sont irréelles. Les « gilets jaunes » se regardent, étonnés. Nés sur les réseaux sociaux, ils se découvrent en chair et en os, comme un couple à un premier rendez-vous Meetic.
Le petit club des SDF quimpérois participe de bon cœur. L’un d’entre eux a enfilé un gilet jaune à son chien. Aucun parti et aucun syndicat n’a tenté la récupération. La foule, qui grossit d’heure en heure, va de la préfecture à la mairie et revient, sans consigne. Les manifestants ne portent aucun sigle, à part les gilets jaunes. Les drapeaux bretons sont de sortie, sans qu’il faille y voir une revendication régionaliste (concert, match de foot ou Tour de France, les Bretons adorent agiter leur Gwenn ha Du). Les pancartes et les banderoles, bricolées avec les moyens du bord, parlent de racket fiscal, demandent le rétablissement de l’ISF et appellent Macron à la démission. Pas un mot sur la hausse des taxes sur le gasoil, catalyseur présumé de la colère. « Il n’y a pas de moto au gasoil », soulignent sobrement Franck et David, appuyés sur leurs grosses cylindrées, gilet jaune par dessus le blouson renforcé. Derrière eux, un autre motard fait rugir son moteur. Pourquoi sont-ils venus ? « On en a marre. On a eu les radars, le 80 km/h, et maintenant on nous parle d’un permis supplémentaire et d’un contrôle technique pour les motos en 2019. Ça suffit. »
L’encombrante sollicitude administrative
Jean-René, quant à lui, est restaurateur à Edern, à quelques kilomètres de Quimper. La soixantaine, gilet jaune et bonnet rouge, il est volubile. « Je travaille dur, je gagne moins qu’il y a vingt ans et j’ai un fils qui entre en école de commerce à Bordeaux. Je suis fier qu’il se bouge et fasse des études – moi je suis parti travailler dans le Minnesota quand j’avais son âge –, mais l’école va me coûter 11 000 euros l’année. On va y arriver, on se bagarre. Mais pourquoi est-ce que j’ai eu deux contrôles Urssaf en deux ans ? Au premier, j’étais parfaitement en règle. On s’acharne sur les gens qui travaillent. » Constat partagé par Daniel, 50 mètres plus loin. Dans l’entreprise de BTP où il travaille, des salariés ont été redressés par l’Urssaf « parce qu’ils mangeaient trop près chez eux ! » Vérification faite, ce n’est pas un gag. L’Urssaf admet la déduction des repas comme frais professionnels, mais seulement si le salarié n’est pas en mesure de rentrer chez lui à la pause déjeuner. Un inspecteur a probablement croisé les adresses des salariés et celle du restaurant, qui figurait sur les notes… Daniel, par ailleurs, est là pour protester contre la taxe carbone, mais avec un argument rarement entendu. « Dans la construction, les entreprises ont appris en septembre qu’elles allaient perdre en janvier 2019 les exonérations partielles de taxe sur le gasoil non routier, c’est-à-dire celui qui est utilisé dans les engins de chantier. On veut nous faire croire que c’est pour nous inciter à changer nos habitudes. C’est se moquer du monde. Les engins de chantier électriques n’existent pas. »
Il est 10 h, le soleil pointe, la journée sera belle. À l’arrière d’un utilitaire, en marge du rassemblement, quatre jeunes marins pêcheurs du Guilvinec attaquent un pack de bières, en toute décontraction. Ils ne sont pas là pour les taxes sur le gasoil. Le carburant pour les bateaux de pêche est exonéré. La photo d’une station-service qui vend du diesel marin a d’ailleurs largement circulé sur les réseaux sociaux ces dernières semaines. Le panneau d’affichage permet de constater que le gasoil sans les taxes coûte 0,64 euro le litre, contre 1,47 euro pour le gasoil routier ! Le motif de colère des pêcheurs est une autre loi environnementale, qui provoque énormément de mécontentement dans toute la filière. Au 1er janvier 2019, doit entrer en vigueur l’« obligation de débarquement » de toutes les prises annexes, c’est-à-dire les poissons non commercialisables ramenés dans les filets, qui sont actuellement rejetés en mer. Les pêcheurs seront tenus de les ramener au port, afin de mesurer plus finement les ponctions sur la ressource. Le but ultime est de responsabiliser les pêcheurs et de les inciter à changer leurs méthodes. « Ça ne marchera jamais ! clament en chœur les quatre professionnels. Il n’y a pas assez de place sur les chalutiers pour stocker les prises annexes. »
David et Valérie, quant à eux, sont remontés contre le nouveau contrôle technique, entré en vigueur en mai 2018. De 200 défauts nécessitant une contre-visite, on est passé à 450, au nom de la sécurité routière. David sait que sa voiture âgée de vingt ans ne passera pas l’examen, dans deux ans. Chauffeur routier, habitant le village de Coray, il en a besoin pour tout, y compris, bien sûr, pour aller travailler. Il n’a pas assez d’argent pour en racheter une. Les primes à la conversion en faveur des hybrides ou des voitures électriques ne le laissent pas indifférent. Elles l’exaspèrent. « Quatre mille euros ou rien, c’est pareil. Une voiture électrique à 20 000 euros au lieu de 24 000, c’est toujours trop cher. »
Sébastien, qui écoutait la conversation, s’en mêle. Lui aussi est très remonté contre le nouveau contrôle technique, qu’il considère comme « une vraie mesure antipauvres ». Célibataire, 27 ans, il est intérimaire et s’en accommode. Passionné de surf et de kitesurf, il sillonne tous les spots de Bretagne dans un Iveco d’occasion acheté 6 000 euros, aménagé en camping-car par ses soins, à grand renfort de contreplaqué fixé à la perceuse. Son ingénieux bricolage ne passera jamais les nouveaux contrôles, instaurés au nom de la sécurité.
Une revendication : oubliez-nous
De témoin en témoin, un constat déconcertant émerge. Aucun de ces Français de la périphérie, que les analystes décrivent volontiers comme « abandonnés », ne réclame des aides ou un soutien de l’État. Remonte, au contraire, une exaspération flagrante devant les interventions incessantes de la puissance publique. Les « gilets jaunes » ressemblent à un mouvement de rejet de ce pouvoir « détaillé, régulier, prévoyant et doux », dénoncé dès 1840 par Alexis de Tocqueville, dans De la démocratie en Amérique. Un pouvoir qui renforce sans cesse, dans l’espoir de faire le bonheur des citoyens, son réseau de « petites règles compliquées, minutieuses et uniformes », selon les termes prophétiques de Tocqueville[tooltips content= »De plus en plus compliquées, de plus en plus minutieuses… Le Conseil d’État a publié en 2016 sa troisième étude sur l’inflation législative. Depuis 1991, il déplore la « logorrhée législative et réglementaire » et l’instabilité « incessante et parfois sans cause » des normes. Sans succès. Les codes de l’environnement ou du travail 2018, édition Dalloz commentée et annotée, pèsent 1,3 kg chacun et dépassent les 3 400 pages. »]2[/tooltips]. Est-ce vraiment un hasard si le symbole du mouvement est un dispositif de protection obligatoire, le gilet jaune. Certes, il peut se révéler utile mais son absence dans le véhicule doit-elle valoir une amende de 135 euros au contrevenant ?
Florence est salariée de la CGT, à Quimper. Elle manifeste sans étiquette syndicale, contre la politique du gouvernement et contre les absurdités du système, y compris les absurdités généreuses. « Ma fille a 23 ans, une licence de psychologie en poche. On lui dit qu’elle n’aura pas de poste en master. Elle se retrouve à Pôle Emploi. Comme elle a travaillé tous les étés depuis ses 16 ans, le conseiller lui a proposé une allocation de 34 euros par jour, à condition de ne rien faire : pas de service civique, pas d’humanitaire. Elle est revenue en pleurs. Elle ne veut pas qu’on l’aide, elle veut travailler. »
Édouard Philippe et Emmanuel Macron répètent depuis des semaines qu’ils souhaitent « aider les Français dans la transition énergétique ». Le Premier ministre s’est auparavant montré inflexible dans sa décision de passer à 80 km/h sur les départementales, pour « aider », pour notre sécurité à tous. Il n’a convaincu personne. Comportement de beaufs avides de vitesse ? La réalité est plutôt que les accidents de la route sont devenus rares. À raison d’un mort pour quelque 135 millions de kilomètres parcourus, qui, en dehors des associations spécialisées, considère encore la délinquance routière comme la menace prioritaire, à contenir en urgence ? Dans les causes de mortalité, les accidents de la route arrivent loin derrière les différents cancers, les accidents cardiovasculaires, les suicides, les maladies nosocomiales, les accidents domestiques… Avec 3448 décès pour 603.000 au total en France, la route a représenté 0,57% de la mortalité en 2017.
Un discours environnemental inaudible
Quant à l’enjeu planétaire du réchauffement climatique et à sa déclinaison sous forme de taxe carbone… Les émissions annuelles de carbone de la France entière (environ 450 millions de tonnes) pèsent 1 % du total mondial (45 milliards de tonnes), lui-même estimé avec une marge d’erreur de 20 %. La suppression totale des émissions de CO2 de la France – hypothèse absurde – ne se verrait même pas dans les statistiques planétaires. Sur le terrain comme sur les réseaux sociaux, le discours de justification du gouvernement est perçu comme une vaste tentative d’enfumage. « J’étais pour l’écotaxe, précise d’emblée Patrick, résidant dans les Côtes-d’Armor, de passage à Quimper. Cette fois, l’objectif est seulement de faire des ronds, pour payer les cadeaux et les promesses de la campagne. »
Sur 37 milliards de recettes de la taxe intérieure sur la consommation des produits énergétiques (TICPE), 7 milliards seulement iront à la transition énergétique, cette année. Le reste abonde le budget de l’État (45 %) et ceux des collectivités. La taxe carbone, par ailleurs, souffre d’ambiguïtés redoutables qui n’ont pas échappé aux « gilets jaunes ». « Je préfère taxer le carburant plutôt que le travail », déclarait Emmanuel Macron début novembre. « Il préfère taxer les artisans en camionnette plutôt que ses copains banquiers en Tesla ! » interprète Fabrice, couvreur. Qui reste bouche bée en apprenant que les conducteurs de ces luxueuses voitures électriques, par ailleurs, se voient offrir le stationnement à Paris.
En termes plus courtois, le rapporteur du budget au Sénat, Albéric de Montgolfier (LR), a dénoncé dans son rapport sur le projet de loi de finances 2019 un problème plus grave de la taxe carbone. Elle vise à changer les comportements, et donc à baisser son propre rendement. Comment croire un gouvernement qui prétend remplacer un prélèvement sur une ressource stable, le travail, par un impôt sur des carburants fossiles voués à disparaître ? « Cette double dimension, pour ne pas dire cette ambiguïté [nuit à] l’acceptabilité au sein de la population » de la taxe carbone, relevait le sénateur. Bercy estime probablement, à juste titre, que l’immense majorité des usagers de véhicules thermiques n’a pas d’alternative sérieuse. Les automobilistes continueront à passer à la pompe dans les prochaines années.
15 h 45. La manifestation bat son plein. Les « gilets jaunes » sont plusieurs milliers (la police ne communiquera pas de chiffres précis), massés au bord de la rivière, le long de la préfecture. Faute de slogan fédérateur, la foule commence à chanter « c’est à bâbord qu’on chante le plus fort », slogan repris sur le quai d’en face, « c’est à tribord… », etc.
Les conversations avec les policiers et les CRS vont bon train, en toute décontraction. Il suffit de tendre l’oreille pour comprendre que les fonctionnaires ont plutôt de la sympathie pour le mouvement. Soudain, une canette de bière fuse de la foule. Elle s’écrase sur les boucliers en plexiglas du cordon de CRS qui protège l’accès à la porte principale de la préfecture. Une autre suit, puis encore une autre. Immédiatement, les CRS ripostent par des tirs de grenades lacrymogènes. Elles explosent en hauteur et se dispersent en petites capsules légères, qui ne blessent personne en tombant. Les manifestants expérimentés les écrasent d’un coup de pied, ce qui les empêche de fumer. Dany n’en fait pas partie. Ouvrière dans la confection, en retraite depuis deux ans, toute menue, elle se retire de la place, les yeux rougis. Elle se doutait que la manifestation pouvait finir ainsi, mais elle ne regrette pas d’être venue : « On en a assez. Avec nos petites retraites, on n’y arrive plus. » Un SDF insulte les CRS, son chien à gilet jaune dans les bras. L’animal a pris une grosse bouffée de gaz irritant.
Comme une préfiguration des Champs-Élysées
Dans les heures qui suivent, la préfecture du Finistère va préfigurer exactement les affrontements du 24 novembre sur les Champs-Élysées (où les drapeaux bretons n’auront échappé à personne). Les images sont très spectaculaires, mais la violence est contenue, limitée à un petit périmètre. Pendant trois heures, les CRS vont affronter les manifestants comme au théâtre, devant un parterre de centaines de spectateurs massés de l’autre côté de la rivière. Jets de bouteilles de bières et de cailloux, grenades lacrymogènes, grenades assourdissantes, fumigènes rouges. Le public est connaisseur.
« Une bouteille pleine va plus loin qu’une bouteille vide et le jet est plus précis.
– D’un autre côté, tu gâches une bière.
– C’est vrai. »
Le lendemain de la manifestation, la vidéo d’un handicapé en fauteuil roulant maltraité par des CRS à Quimper va circuler sur les réseaux sociaux. Une mystification dénoncée par le handicapé lui-même, Stéphane Le Bourdon, conseiller départemental PS. En réalité, les forces de l’ordre ont été irréprochables, face à un mouvement atypique. Difficile de distinguer les « casseurs » des manifestants. Quelques très jeunes activistes (16 ans ?) avaient la naïveté de se promener avec le masque blanc des Anonymous, ce qui les signalait comme fauteurs de trouble potentiels. Tous les observateurs ont vu aussi des quinquagénaires en gilets jaunes très offensifs.
Bilan de la journée, six policiers et un manifestant blessés. Quatre personnes ont été condamnées à de la prison ferme en comparution immédiate, dont un automobiliste ayant délibérément avancé sur les CRS. Sur les Champs-Élysées, le bilan du 24 novembre est de huit blessés et 35 interpellations, ce qui est sans commune mesure avec le climat de quasi-guerre civile suggéré par les images.
Tout cela pour un échec probable. L’excès de pouvoir brutal et coercitif saute aux yeux. Les excès de prévenance passent souvent inaperçus, y compris aux yeux de ceux qui les commettent. Les « gilets jaunes » n’arrêteront pas la machine à faire le bien. Face à la grogne, le gouvernement leur a proposé… des aides. Il faut protéger les poumons de l’enfant contre les particules fines, défendre les conducteurs contre eux-mêmes et réparer la machine climatique. Parce que les mesures tournaient autour de la voiture, beaucoup de commentateurs ont insisté, cette fois, sur un clivage métropole/périphérie. Savent-ils que de colloques en rapports, des experts défendent inlassablement l’idée d’obliger les copropriétés à engager des travaux de rénovation thermiques, pour améliorer le confort et limiter les émissions de gaz à effet de serre ? Comme pour la voiture électrique, les carottes fiscales existent, mais elles donnent des résultats peu probants. Reste le bâton. Les prochains « gilets jaunes » seront peut-être urbains.
Des publicités de la marque Aubade vendues aux enchères à Paris en 2009 / Hélène Bidard en décembre 2017 / Une statue grecque (MIGUEL MEDINA - AFP
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Les féministes folles ont encore frappé : une publicité Aubade, accrochée à la façade des Galeries Lafayette à Paris, les défrise souverainement. « Un trop beau cul ! », hurlent-elles en substance. « Pas assez celluliteux ! Pas assez gras ! Pas assez réaliste ! »
« Sans compter que le modèle n’a pas de tête ! Les femmes ont-elles vocation à être décapitées ? Ne serons-nous jamais que des fesses sans cervelle ? Sortons tout de suite de trois mille ans de dictature machiste ! » Etc.
Le sexisme pour les nulles
D’ailleurs, peu de temps auparavant, une autre publicité pour un produit anti-cellulite avait également provoqué leur ire. « Marketing sexiste pour les Nuls ! La cellulite est un droit ! Cellulite ? #Me too ! Et tu n’as pas à me dicter ton standard de beauté, sale mâle blanc colonialiste… » Etc. (bis).
Reprenons.
Et d’abord, une p’tite chanson :
« Dans l’alphabet du corps, le Q est la consonne Qui m’occupe toujours particulièrement, Et même si tu te paies des yeux de diamant Mes yeux lâchent tes yeux pour lécher ta consonne… »
C’est de Nougaro et ça s’intitule finement « le K du Q ». Ça se trouve dans ce très bel album, Plume d’ange, très free jazz — et ça date de 1977. On était alors libre d’écrire et de chanter ce que l’on voulait. Et aucune femme ne se trouvait offensée par les délires des poètes. Ni Nougaro, ni Brassens, qui dans « Vénus Callipyge » osait chanter :
« C’est le duc de Bordeaux qui s’en va, tête basse Car il ressemble au mien comme deux gouttes d’eau S’il ressemblait au vôtre, on dirait, quand il passe « C’est un joli garçon que le duc de Bordeaux ! » »
Mais ça, c’était en 1964. La censure gaulliste sévissait si fort que Jean-Jacques Pauvert ou Régine Deforges éditaient des livres immédiatement interdits. De la Libération à 1975, près de 3000 films ont été censurés, tout ou partie. Pour certains, on a même détruit les négatifs par décision de justice : Torquemada pas mort !
Nous protestions, mais nous n’avions rien vu. Il nous restait à affronter les pétroleuses modernes.
Le néo-féminisme, un problème de culture
Les c**s, ça ose tout, c’est aussi à ça qu’on les reconnaît. Les c**nes aussi. Et les incultes itou.
Parce qu’en définitive, c’est un problème de culture.
On a guillotiné Olympe de Gouges non parce qu’elle avait écrit les Droits de la femme et de la citoyenne (une façon de faire du communautarisme déjà à l’époque), mais parce qu’elle était mauvaise latiniste. Elle ignorait qu’en latin, « homo », qui a donné « homme », signifie « l’être humain ». Pas le mâle — le « vir » abonné à la virilité et aux poils sur le torse. Les Droits de l’homme incluaient les femmes. Faute de traduction ? La bascule à Charlot !
Le cul, c’est toute une culture. Mais comment le faire comprendre à ces hilotes ? Elles en sont à croire que les fesses d’Aubade sont authentiques — on aurait dû leur expliquer que de la même manière que la pipe de Magritte n’est pas une pipe, le cul d’Aubade n’est pas un cul, mais une image. Juste une image. Une quintessence.
Alors, les revendications de fesses celluliteuses…
La crise des gilets jaunes aura été la convergence des faillites françaises. Antiparlementarisme, chômage, très bas salaires, violences et services publics déplorables sont le quotidien du champion du monde des impôts.
Avec sa hausse avortée des taxes sur le carburant, le tandem Macron-Philippe aura réussi à surclasser la gestion calamiteuse de l’écotaxe du duo Hollande-Ayrault en 2013. Le président normal avait calé devant les bonnets rouges et Jean-Marc Ayrault avait ensuite lâché un petit milliard pour parachever le démontage des portiques entamé par des Bretons irascibles. Le « nouveau monde » de Macron, et c’est bien normal compte tenu de la classe de ses dirigeants, n’a pas fait dans la demi-mesure : lui aussi il aura renoncé à ses 4 milliards de taxes, mais au prix d’a minima 10 milliards tous les ans. Epargnons-nous les calculs d’actualisation financière, mais pour faire court, les gilets Jaunes auront coûté à la France cent fois plus chers que les bonnets rouges. C’est à ces petits riens que l’on voit que l’on est gouverné par des champions (du monde de la dépense publique).
Nos policiers devraient rouler en Rolls
Il est vrai qu’il en faut du talent aux gestionnaires (!) d’un pays déclaré en faillite par son Premier ministre dès 2007 – 11 ans déjà – pour continuer à emprunter à tour de bras afin de financer une croissance qui ne vient pas, et pour cause.
Cette faillite constitue au demeurant le fil rouge des gilets jaunes, puisque loin d’être la convergence des luttes rêvées par la gauche, ce mouvement est le révélateur de la convergence des faillites françaises et d’une forme d’obstination à parfaire ces banqueroutes.
On sait que sur les ronds-points, on se lamente de la disparition des services publics. Dans les rangs des policiers chargés de maintenir l’ordre, on attend également le règlement de quelque 23 millions d’heures supplémentaires impayées. Les blessés des deux camps finiront dans des hôpitaux surchargés où le personnel médical est au bout du rouleau. Comment le pays champion du monde des impôts (ex-aequo avec la Finlande) peut-il avoir des services publics aussi miséreux ? C’est une question a priori légitime, mais dont ni la majorité ni les oppositions ni aucun des quelconques corps intermédiaires ne semblent vouloir s’emparer. Un Etat qui dépense 280 milliards de plus que l’Allemagne devrait pourtant voir ses policiers circuler en Rolls et des bureaux de poste high-tech sur chaque rond-point.
L’impôt sur l’infortune
Cette faillite du système, on peut concrètement la lire sur son bulletin de paie. Pour qu’un salarié touche 1 688 € net d’impôts (salaire médian), il en coûte 3 220 € à son employeur – la différence, 1 532 € étant constituée des prélèvements obligatoires. Alors certes, l’essence se trouve taxée à hauteur de 60%, mais les 46% de charges sur les salaires devraient nous révolter plus encore. Si elles n’étaient que de 30%, voilà près de 570 € qu’employeur et salarié pourraient se répartir. Pour Macron et l’ensemble des dirigeants depuis trente ans, cela semble plus simple d’augmenter les aides, subventions et autres niches que de se pencher sur ces chiffres affolants.
Notre président n’a en effet pas eu un mot, lors de sa dernière allocution, sur le caractère insoutenable du modèle social français, de sa dépense publique, de sa dette et du chômage de masse qui en découle. Il s’est contenté de remettre deux thunes dans le bastringue, pour laisser passer l’orage et se calfeutrer dans les institutions démocratiques de la Ve République.
Ces représentants qui ne représentent rien
Une démocratie en faillite, elle aussi, puisque la France des gilets jaunes ne se sent représentée par personne. On constatera avec elle que les 11 millions de voix de Marine Le Pen sont représentées par… sept députés à l’Assemblée, ou que le choix d’une société multiculturelle et ouverte à l’immigration n’a jamais été soumis à la volonté du peuple. A peine esquissé d’ailleurs par Macron, sa volonté d’inclure l’immigration dans le futur « Grand débat national » a vivement été critiquée par ses soutiens – à commencer par Laurent Berger, patron de la CFDT. Ce syndicaliste professionnel fut au demeurant totalement dépassé par les jaunes qui dénient toute légitimité au trio CGT, FO, CFDT. Berger, Martinez et consorts s’accommodent en effet fort bien du chômage de masse et de la hausse infinie des prélèvements. Ce sont eux les aveugles qui ne voient pas les 280 milliards sur lesquels ils sont assis confortablement, notamment les 32 milliards alloués à la formation professionnelle – qui ne forme personne. Ces cannes blanches ne peuvent définitivement rien pour les gilets jaunes, si ce n’est continuer à exciter leur jalousie en bêlant pour rétablir les 4 milliards de l’ISF. Aimer l’idée de taxer les riches au point de ne pas voir que cet impôt a détruit des centaines de milliers d’emplois constitue d’ailleurs un moteur puissant de la faillite.
Haine du capitalisme et tolérance de la violence
Cette haine du capitalisme, de l’argent et de l’entreprise, c’est bien sûr la faillite de l’Education nationale – là aussi, avec de tels prélèvements obligatoires, pourquoi diable ne sommes-nous pas premiers au classement PISA ? Gangréné par l’alter-mondialisme, notre enseignement présente le monde de l’entreprise comme celui de l’Antéchrist. Il n’est pas le seul, la justice française n’a pas de tendresse particulière pour l’employeur qui figure en haut du « mur des cons », alors qu’elle libère les casseurs le plus rapidement possible – sans doute les juges souhaitent-ils ne pas les exposer au prosélytisme islamiste en prison (délabrées elles aussi, mais enfin, où va l’argent ?).
Car les gilets jaunes auront également démontré la faillite de l’ordre public et la puissance dévastatrice des bandes de pillards venues des banlieues associées à des activistes chevronnés galvanisant du « plouc » enhardi. Mais dans les beaux quartiers de Paris, on paraissait peu au courant. A Nantes par exemple, en revanche, on savait : les zadistes et leurs amis black blocks, ont dévasté le centre-ville tous les six mois pendant dix ans avec une régularité métronomique. Il aura fallu que l’Arc de Triomphe soit profané pour qu’enfin la police soit autorisée à muscler (légèrement) son dispositif – et qu’à Paris on s’alarme.
Macron, c’est le vieux monde
Emmanuel Macron ne représente en aucune façon le renouveau qu’il prétendait incarner – quelqu’un qui poserait des questions simples du type : comment font les autres pour avoir 3% de chômeurs ? Il symbolise au contraire la faillite ultime, la sécession des élites européistes qui n’ont pas senti monter la colère de « la France des ronds-points » puis qui l’ont immédiatement méprisée. Au bout de dix-huit mois, ceux qui ont enfilé des gilets fluos obligent le pimpant marcheur Macron à revêtir le costume élimé de ses prédécesseurs, celui de syndic de faillite. Sous l’œil consterné des Européens, sous celui révolté des Italiens à qui Macron faisait la morale sur leur budget irresponsable il y a quinze jours encore, notre président s’apprête à faire comme Chirac, Sarkozy et Hollande – globalement plus rien, en attendant de refiler la grenade dégoupillée au prochain marcheur immobile.