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Au revoir, Rika !

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Rika Zaraï, la chanteuse franco-israélienne, est décédée le 23 décembre. Courageuse, joyeuse, curieuse de tout et toujours ouverte au dialogue, elle a fait de son salon la deuxième ambassade d’Israël en France. 


Elle m’avait accueilli avec un immense sourire, au pied du grand escalier de sa somptueuse demeure villa Montmorency. J’avais vingt-deux ans. Savait-elle que j’avais été un bad-boy des milieux nationalistes ? Peut-être. Je suis sûr qu’elle n’en avait cure : j’étais invité par sa fille pour une boum, j’étais bien élevé – je venais de me fendre d’un baise-main – et ça lui suffisait. Et puis elle préférait les combatifs que les mous. La deuxième fois que nous nous sommes vus, nous avons sympathisé. Un an plus tôt je combattais à Beyrouth un ennemi qu’elle avait affronté dix ans avant moi. Ça nous a rapprochés. Rika posait plein de questions, toujours. Elle était curieuse de tout, et écoutait avec une grande attention. Dialoguer, permettre à des opinions contraires de s’affronter en toute sérénité, la remplissait de satisfaction. Durant les derniers temps de sa vie, c’était une auditrice attentive de Zemmour. Organiser des rencontres, des débats, avait été au cœur de sa vie : le salon de Rika était le discret lieu de rendez-vous improbables entre diplomates du Moyen-Orient, d’Israël et d’Europe. C’était la deuxième ambassade d’Israël en France. On y croisait Shimon Peres, bien sûr, mais aussi, plus tard, les conseillers d’Ariel Sharon venus rencontrer des gens qu’ils étaient censés n’avoir jamais vus.

Rika détestait voir la France se rabaisser. Elle en avait une grande idée.

Déjà, à mon mariage, elle avait voulu que je fasse venir Robert Hersant. J’avais présenté Rika à mon patron, qui l’avait très civilement complimentée sur sa voix, et elle lui avait présenté le Grand Rabbin Kaplan qui était là, comme par hasard, et l’ambassadeur d’Israël, Mordechaï Gazit. Je les ai laissés tous les quatre amorcer une conversation pas évidente, au moment où l’orchestre entamait à grand renfort de cymbales un classique populaire bavarois pour accompagner la colossale choucroute que l’on commençait à servir. C’était vaguement surréaliste. Il fallait l’oser. La musique, ce jour-là, était-elle adressée à Robert Hersant dont elle savait parfaitement qu’il avait eu, dans sa jeunesse, des sympathies pour le national-socialisme ? On était plus près de « Papy fait de la résistance » – elle aimait beaucoup rigoler – que de la culpabilisation mémorielle. Rika, d’ailleurs, détestait voir la France se rabaisser. Elle en avait une grande idée. Elle voulait réconcilier l’histoire, enterrer les passifs, pour le plus grand profit de ses deux passions, Israël et la France. C’était, en dehors de la chanson, le grand plaisir de cette discrète diplomate.

L’amour de la France

Car Rika, la « sabra », aimait la France passionnément et lui vouait une gratitude sincère pour le succès et la prospérité qu’elle lui avait donnés. La France, d’ailleurs, elle l’avait épousée. Par son mari d’abord, un Ch’ti pur jus, issu d’une historique famille d’accordéonistes, qui avait, excusez du peu, été le batteur de Jacques Brel. Pour élever sa fille Yaêl, elle avait choisi Louisette, une pied-noir de Saïda, inconsolable de la perte de son fiancé légionnaire, tué par les fellaghas. Par sa carrière où, adoptée par Charles Aznavour pour passer en première partie de ses spectacles, elle avait rapidement conquis un public populaire par sa voix juste et son accent particulier, bien adapté à distiller la bonne humeur. Sa chanson était sans prétention, comme elle. Elle était destinée à procurer de la joie, à donner du courage. Au temps de sa grande popularité, de « Sans chemise sans pantalon », elle a été le visage joyeux et dynamique de son pays d’origine, lui octroyant certainement des points de sympathie dans le public français.

Rika était une femme d’action, pas une pleureuse. Un accident de voiture l’avait bloquée dans une gangue de plâtre pendant un an, elle en était ressortie avec une volonté décuplée. Je l’ai vue pourtant plus d’une fois s’accrocher à la rampe de son grand escalier, quand des ondes de douleur la paralysaient d’un coup. Les chimies médicales qu’on lui proposait, endormant l’énergie en même temps que la souffrance, elle n’en voulait plus. De là son intérêt pour la médecine douce et les vertus des plantes. Et très vite, elle a eu le désir de faire partager aux plus grand nombre le bénéfice de son herboristerie personnelle, dans la droite ligne d’un Mességué. J’en avais des placards pleins. On l’a moquée, elle n’en avait cure. Il lui en fallait plus pour l’atteindre.

Côté courage, Rika avait été à bonne école, auprès de parents d’une solidité à toute épreuve. Lui, ingénieur-électricien venu à pied de Crimée dans les années 20, elle infirmière de Varsovie ayant tout quitté pour participer à la réalisation du rêve de Théodore Herzl : établir une vraie nation sur la terre ancestrale des juifs, Israël. Cette race de pionniers était opiniâtre, tenace et combative. Frouma et Eliezer vivaient dans un appartement tout blanc et tout simple, éclaboussé de lumière, de la vieille ville de Jérusalem. Ils ne vénéraient pas le veau d’or et n’avaient de respect que pour les valeurs qui font les fortes nations. Ils ont dû accueillir là-haut leur fille, enfin débarrassée de ses terribles douleurs, à bras ouverts. Et je suis sûr qu’elle a chanté pour eux. Elle ne pouvait pas s’en empêcher ! Au revoir, Rika.

L’antisémitisme « modéré »: une hypocrisie de trop

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Le propre de l’antisémite « modéré » est de pas se considérer comme antisémite, tout en proclamant que les juifs sont responsables de tout ce qui ne va pas dans le monde. Portrait-robot.


L’antisémite modéré ne supporte pas qu’on lui dise qu’il est antisémite. Il s’affirme plutôt antisioniste, en mettant en avant prioritairement les mauvaises actions éventuelles de l’Etat d’Israël sans trop insister sur celles commises par d’autres pays. Il a de la compassion pour les Palestiniens qu’il considère comme des résistants à une oppression et dont il justifie toujours les actions même lorsqu’elles ne sont conformes aux droits humains.  S’il ne nie pas la Shoah – en cela il n’est pas vraiment négationniste – il trouve que les juifs « en font trop » et qu’ils exploitent cyniquement ce malheur jusqu’à plus soif, en créant une hiérarchie factice entre les génocides du XXème siècle. Enfin, il cite toujours, et exclusivement, des noms juifs pour évoquer les auteurs des malheurs du temps, sans regarder si ces juifs se déclarent juifs et si c’est en tant que juifs qu’ils participent à une globalisation néfaste du monde. Sortir des phrases de leur contexte lui permet d’asseoir ses présupposés sur les paroles d’auteurs confirmés et peu soupçonnés d’antisémitisme.  « Ils en parlent tout le temps ».

Tous les génocides ne sont pas comparables. Pour avoir vécu et travaillé avec les bourreaux et les rescapés du génocide des Tutsis, je le sais bien.

Mon père avait perdu ses autres enfants, ses parents, ses grands-parents, ses frères et soeurs et tout le reste de la famille. Seul survivant, il a toujours refusé d’en parler. J’avais eu quatre frères et je ne l’ai jamais su avant la quarantaine, appris de la bouche d’un autre survivant. Ce sont surtout des Européens immigrationnistes à partir des années 70 qui ont placé la Shoah au centre de l’histoire pour justifier la nécessité d’accueillir l’Autre, l’étranger, et pour ne pas faire preuve d’intolérance à son égard, intolérance qui serait un sinistre rappel des « heures sombres et nauséabondes » de l’histoire de l’Europe. Tous les génocides ne sont pas comparables. Pour avoir vécu et travaillé avec les bourreaux et les rescapés du génocide des Tutsis, je le sais bien. La Shoah ne se distingue pas seulement par son extermination de masse sur un mode industriel mais elle fait suite à deux mille ans de persécutions, de pogromes et de tentatives d’extermination en Europe principalement. Les grands malheurs des peuples ne peuvent se comparer mais on ne pourra pas nier le caractère spécifique de l’extermination des juifs, qui se prolonge aujourd’hui dans un antisémitisme-antisionisme qui voit dans les juifs la cause première des malheurs du monde.

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Jean-Loup Bonnamy: « Le problème n’est pas l’autoritarisme, mais les mauvaises décisions »


Pour cet agrégé de philosophie, gouvernants et gouvernés ont surréagi par rapport à la réalité de la menace. Le résultat, c’est que, pour défendre les plus fragiles, on les a abandonnés. Reste à savoir si nous serons capables d’apprendre de nos erreurs. Propos recueillis par Elisabeth Lévy.


Causeur. Vous parlez d’une « psychose qui fait dérailler le monde ». Vous n’allez pas dire que cette épidémie n’existe pas.

Jean-Loup Bonnamy. Je vous rassure tout de suite. L’épidémie est bien réelle. Et elle pose un très grave problème de santé publique, notamment à cause de l’engorgement des hôpitaux.     De plus, je n’adhère absolument pas aux discours complotistes. Je pense que le virus, bien loin d’avoir été inventé dans je ne sais quel laboratoire, est une création de la Nature, tous comme les autres virus, bactéries et bacilles qui sont à l’origine des milliers d’épidémies que l’humanité a déjà affrontées. C’est d’ailleurs cette naturalité de l’épidémie qui me rend sceptique envers les procédés artificiels comme le confinement. Si je devais résumer ma position, je me qualifierais donc de « critique, mais pas barjo ».

À lire aussi, “Si le confinement était un essai médicamenteux, on l’arrêterait tout de suite à cause des effets secondaires terribles”

Cependant, le remède (le confinement) semble pire que le mal (le Covid-19). Nous sommes en pleine surréaction. L’épidémie est grave, mais n’a rien d’apocalyptique : elle a tué 1,4 million de personnes dans le monde, mais il meurt 60 millions de personnes chaque année. Tous les ans, le cancer fait 9 millions de morts. Idem pour la faim ! (Il suffit donc de 50 jours à la faim pour atteindre le bilan du Covid.) Les broncho-pneumopathies obstructives font, elles, 3 millions de morts chaque année.
De plus, la mortalité du Covid est bien inférieure à 0,5 %. Sur le Charles de Gaulle, le plus grand navire de guerre de la marine française, 1 046 marins ont été contaminés : aucun n’est mort. En France, 50 % des morts du Covid ont plus de 84 ans. La moyenne d’âge est de 81 ans, ce qui correspond à l’espérance de vie. Sur 45 000 morts français du Covid, seuls 28 avaient moins de 30 ans et l’écrasante majorité de ces 28 malheureux était en fait atteinte aussi d’autres pathologies très lourdes. Les démographes de l’INED ont calculé que le Covid-19 ne nous ferait perdre qu’un mois et demi d’espérance de vie. Était-il nécessaire de mettre le pays à l’arrêt, d’empêcher les proches de voir les cadavres des défunts, de suspendre les libertés publiques, de saccager l’économie et le tissu social pour une maladie aussi peu létale ? Je ne le pense pas. Notre réponse est disproportionnée.

En tout cas, la psychose frappe autant les gouvernants que les gouvernés, on peut même dire que celle des seconds répond à celle des premiers. N’est-ce pas un signe de civilisation de refuser d’abandonner à leur sort les fameux plus fragiles, qui sont aussi les moins actifs ?

Premièrement, dans votre question, vous faites comme s’il était certain que le confinement soit la solution la plus efficace sur le plan sanitaire pour lutter contre le Covid. Or, cela n’a rien d’évident. Avec un confinement moins long et moins strict, mais en s’appuyant bien davantage sur ses médecins de ville, en dépistant massivement et en soignant précocement, l’Allemagne a cinq fois moins de morts par habitant que la France.

Protection anti-Covid intégrale pour ce client d'un marchand de fruits et légumes, Paris, 23 avril 2020. © Karine Pierre / Hans Lucas / AFP
Protection anti-Covid intégrale pour ce client d’un marchand de fruits et légumes, Paris, 23 avril 2020. © Karine Pierre / Hans Lucas / AFP

Deuxièmement, les plus fragiles, sous prétexte de les protéger du Covid, ont bien été abandonnés. Regardez ce qui s’est passé dans les Ehpad au printemps : des personnes âgées séquestrées dans leur chambre, abandonnées et privées des soins les plus élémentaires.

Troisièmement, l’effort du confinement risque de provoquer des drames humains bien pires que le Covid. Le premier confinement a jeté un million de personnes en plus dans la pauvreté. Le nombre de bénéficiaires de la soupe populaire a bondi de 30 %. Les problèmes d’addiction, de violences conjugales et de dépression ont explosé. La crise économique et son impact sur les finances publiques vont encore appauvrir notre système hospitalier. C’est donc bien vers une société moins civilisée, plus violente, plus barbare que nous mène le confinement. 

Il est vrai que l’héroïsme a déserté nos sociétés. Faut-il regretter qu’on ne nous demande plus de mourir pour la patrie ?

Le recul des valeurs traditionnelles nous affaiblit face à nos ennemis, qui, eux, n’ont pas baissé les bras. Comment une société qui récuse toute forme d’héroïsme ou de courage, qui se calfeutre pour une maladie fort peu létale, pourra-t-elle faire face à des djihadistes prêts à tuer et à mourir ? Comment un État devenu une super-nounou obèse, juste bon à distribuer des aides sociales, empêtré dans sa lourdeur bureaucratique, peut-il encore bâtir une stratégie à long terme ?

Beaucoup de gens critiquent l’autoritarisme du gouvernement. N’est-ce pas plutôt son indécision et sa peur qui sont problématiques ?

Oui, le problème n’est pas tant l’autoritarisme des décisions que le fait qu’elles soient mauvaises, chaotiques et incohérentes. Mais les deux se tiennent : le gouvernement réprime, car il craint que sa fébrilité, son indécision, ses incohérences rendent ses choix difficilement acceptables.

Cela dit, quand on est au pouvoir, il y a des raisons d’avoir peur. Être accusé d’être responsable de la mort de gens, c’est déjà insupportable politiquement et moralement. Mais si on y ajoute le fameux risque pénal, cela devient carrément insupportable.

Certes, la tâche du pouvoir est aujourd’hui difficile. Mais elle l’a toujours été. Cette difficulté ne doit pas empêcher de garder ses nerfs. Par exemple, Olivier Véran a perdu son calme en pleine Assemblée nationale. Or, on n’a jamais vu le Général de Gaulle se mettre dans des états pareils, alors que la Seconde Guerre mondiale était bien plus stressante que la crise du Covid-19.

À lire aussi, Elisabeth Lévy: Peur sur l’État

Ce qui complique la tâche de nos gouvernants actuels est le fait qu’ils doivent gérer leur risque juridique, dans une époque dominée par « l’envie du pénal », selon l’expression de Philippe Muray. L’excès de volonté de punir inhibe l’action et empêche les retours d’expérience approfondis. Comment Édouard Philippe peut-il parler sincèrement devant une commission parlementaire (ce qu’il devrait pourtant faire afin que nous comprenions les erreurs du passé pour ne plus les commettre à nouveau), alors qu’il sait que tout ce qu’il dit pourra être retenu contre lui ? Comme l’analyse le sociologue Christian Morel, la non-punition des erreurs est un élément fondamental pour éviter les décisions absurdes.

Alors qu’on assiste à un défilé permanent de corporations plaintives, et qui ont des raisons de l’être, comment définir l’intérêt général ?

Il faut nous libérer de la dictature de l’émotion. Prenons enfin des décisions rationnelles sur la base d’un bilan global coûts/avantages. L’intérêt général, c’est ce qui va dans le sens d’un renforcement du pays, de son économie, de son système de santé, de sa sécurité, de sa puissance dans le monde à moyen et long terme.

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Lectures pour une fin de civilisation: la Haine de la culture

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L’essai du philosophe autrichien, Konrad Paul Liessmann, qui vient de paraître en France, met en lumière l’incompatibilité fondamentale entre la notion de culture et notre système éducatif actuel.


Fin août, nous avons fêté le 2500ème anniversaire de la bataille des Thermopyles… « Nous » ? Qui, nous ? Ceux pour qui Léonidas n’est pas seulement une marque de chocolats ? Ceux qui se souviennent que 300 Spartiates et 700 Thespiens moururent pour donner du temps aux Grecs, et sauver l’Europe d’une invasion majeure — comme Don Juan d’Autriche l’a sauvée à Lépante, comme Nicolas de Salm en 1529 et Jean III Sobieski en 1683 la sauvèrent devant Vienne des ambitions turques ? Qui s’en souvient ? Personne, dirait Konrad Paul Liessmann, dont l’essai argumenté paru cet automne, la Haine de la culture, explique en détail la façon dont notre civilisation entière, en dégradant l’Education, a remplacé la Culture par l’acquisition de « compétences » qui ruinent l’être même de l’Europe. Que le sacrifice de quelques hoplites (des quoi ?) ait inspiré les défenseurs d’Alamo face aux Mexicains ou les soldats britanniques qui se battirent à Rorke’s Drift (où ça ?) contre des hordes de Zoulous, peu nous chaut (du verbe défectif chaloir…). « S’il nous arrivait de croiser le chemin d’une personne cultivée au sens classique du terme, il est probable que cela provoquerait chez nous une certaine irritation, car elle incarne précisément tout ce dont le discours actuel sur l’éducation ne veut plus entendre parler », dit fort bien l’auteur.

Culture versus consommation

Qu’Eric Zemmour – qui a l’un des premiers signalé le livre de Liessmann – passe pour un homme cultivé auprès de ses thuriféraires (ses quoi ?) donne la mesure de la dégradation de la notion. Eric, ne m’en veux pas, mais George Steiner, disparu en février dernier, était réellement un homme cultivé. Le dernier, peut-être. Nous, nous surfons sur des bulles de savoir — et sur un océan d’ignorance. À vrai dire, s’il en reste, les gens cultivés se cachent, et ils font bien. Ils n’ont plus aucun rôle à jouer dans une civilisation qui a réduit comme peau de chagrin (lis donc Balzac, hé, patate !) l’enseignement du latin et du grec, et remplacé les savoirs par des savoir-faire (triomphe indiscuté de l’utilitarisme à la Bentham) et désormais des « savoir-être » : « faire groupe », avoir des soucis écologiques (je mets au défi nos écolos modernes qui bêlent après un référendum de me donner l’étymologie du mot), faire le ramadan par solidarité, et passer un Bac de couch potato, voilà des compétences modernes indispensables. « Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent »… Des vrais savoirs, nulles nouvelles, comme disait à peu près Montaigne — qui a disparu des programmes et des ambitions des enseignants : trop dur !

La culture littéraire, dit Liessmann, est une « provocation ».

On se souvient (mais non, on ne s’en souvient pas !) que dans la Crise de la culture (1968) Hannah Arendt analysait déjà la façon dont la culture était éparpillée désormais en unités de consommation par notre civilisation des loisirs. Mes étudiants sont persuadés qu’à la fin de Notre-Dame de Paris, Esmeralda épouse le beau Phébus tandis que Quasimodo fait des bonds de joie. La lecture de la pendaison de la jeune femme et le rapt de son cadavre par l’illustre bossu n’ont pas suffi à les convaincre : Disney avait forcément raison sur Hugo — qui d’ailleurs n’est pas cité au générique du dessin animé. Et 1831, c’est loin. 1996, ça leur parle davantage, leurs parents envisageaient sans doute de les engendrer. L’Histoire s’est fondue dans une absence épaisse, comme dit Valéry (qui c’est, cui-là ?).

L’apothéose de la pédadémagogie

La culture littéraire, dit Liessmann, est une « provocation ». Précisons bien — à l’usage de mes collègues les plus frais — qu’« on ne peut se prétendre cultivé après avoir lu cinq romans et trois nouvelles » : en revanche, « celui qui, dans le cadre d’une analyse critique, serait en mesure d’établir un lien entre Winnetou [le héros de Karl May] et Hegel, ou entre Harry Potter et Martin Heidegger, se rapprocherait davantage de l’idée de la culture littéraire, fondée sur le principe qu’il y a des livres sans lesquels le monde et les hommes qui y vivent seraient à tous égards plus pauvres. » Beati pauperes spiritu, disent les croyants et les utilitaristes. Bienheureux les pauvres en esprit — ils ne posent pas de questions.

Les « apprenants » (sans doute faut-il désormais entendre « ceux qui apprennent quelque chose à leurs maîtres ») sont invités à s’exprimer — et non plus à poser des questions. Le dialogue autrefois visait à approfondir une notion, il ne rime aujourd’hui qu’à confronter des idées reçues — étant entendu que les lieux communs des élèves ont le même poids que la parole de l’enseignant. Triomphe de la pédadémagogie. Mort d’une civilisation qui fut celle du livre — cet objet de papier qui périclite. « Tous les pays qui n’ont plus de légende / Seront condamnés à mourir de froid », disait très bien Patrice de la Tour du Pin. La « légende », c’est étymologiquement ce qui doit être lu — mais qui lit encore ? Il y a tant de séries sur Netflix…

Le fast-food « culturel » répugne aux digestions lentes.

Surtout qu’il ne suffit pas de lire, c’est-à-dire de consommer des mots. Il faut s’en saisir, de façon à ce qu’ils vous transforment. « Le lion est fait de mouton assimilé », disait Valéry. Mais le fast-food « culturel » répugne aux digestions lentes. On a désappris la notion même d’effort aux élèves. Ils veulent des enseignants la même chose que ce qu’ils mangent — du pré-vomi. Et, surtout, aucune interruption de leur sieste. Une collègue il y a quelques jours s’est fait rabrouer par une élève parce qu’elle parlait trop fort, ce qui l’empêchait de sommeiller, entre deux coups d’œil sur son portable. Qu’il y ait eu un complot pour en arriver là, rien ne le prouve, nos dirigeants ne sont au mieux que des demi-habiles. La vérité, c’est qu’une civilisation entière pourrit, et que l’école fut l’interstice par lequel est entré le ver.

La culture : une question de temps ?

Ce qui nous manque pour lire, disent les imbéciles, c’est le temps. Pas même : c’est l’otium, explique Liessmann. L’espace de loisir, le temps libre. Nietzsche dès 1882 (dans le Gai savoir) note avec sagacité : « On a déjà honte de se reposer : passer du temps à réfléchir cause presque des remords. On pense avec la montre à la main, comme on déjeune. » Nous ne savons plus nous détacher. Or, la culture s’insère dans les failles de nos activités. Mais quand nous ne travaillons pas, nous nous divertissons : ceux qui nous gouvernent veillent bien à ne pas nous laisser un instant de vacuité. Un élève doit être sans cesse « en activité ». En vérité je vous le dis : l’école à l’ancienne produisait de grandes plages d’ennui, et c’est dans cet ennui que s’insinuait paradoxalement la culture. Les enfants aujourd’hui tannent leurs parents en demandant sans cesse « qu’est-ce qu’on fait ? » Ils n’ont même pas l’idée de réfléchir, rêver, penser par eux-mêmes. Se bâtir des mondes.

A lire aussi : Jean-Paul Brighelli, Retour à Athènes

Je ne vais pas vous résumer entièrement un livre passionnant, irrésistible et déprimant. L’auteur appelle à de nouvelles Lumières — ou, pour parler sa langue puisqu’il est Autrichien, une nouvelle Aufklärung. Pour l’instant, il manque deux éléments pour que se produise cette renaissance : les hommes, et la volonté. Nous avons créé notre propre soumission, nous déplorons, de loin en loin, la baisse de niveau des élèves, puis nous retombons dans les tracas du quotidien, que la télévision alimente — car les soucis diffusés sur les chaines d’information font désormais partie de la panoplie du divertissement dans lequel nous nous abrutissons. Jusqu’à ce que des Barbares nous délivrent du souci même d’exister.

Quand les médias refusent d’admettre que Biden doit attendre pour être sûr d’être élu

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À une dizaine de jours de la validation des votes du collège électoral, le 6 janvier, Joe Biden semble assuré de succéder à Donald Trump avec 306 voix contre 232 pour son rival. Pourtant, ce dernier n’entend pas reconnaître la victoire du démocrate et agit sur plusieurs fronts que les médias n’abordent que superficiellement voire pas du tout concernant certains aspects, se contentant de les évacuer ou les présenter de façon biaisée.


S’ils se sont empressés de relayer la proclamation de la victoire de Biden par CNN, les médias français ont omis une analyse antérieure à l’élection de cette même chaîne sur une possibilité de victoire de Trump quand bien même le Collège électoral aurait attribué au moins 270 voix au candidat démocrate, minimum requis pour être élu sans que la Chambre des représentants ne tranche. Et c’est notamment l’une des pistes explorées par le Président américain qui, dès lors, devrait intéresser les médias pour comprendre sa stratégie. Il s’agit d’une hypothèse qui, même si les chances de Trump sont extrêmement minces, mérite d’être considérée dans un contexte où, selon un sondage Rasmussen publié le 7 décembre, 47 % des électeurs (contre 49) sont convaincus que Joe Biden a fraudé, une certitude partagée par 17 % de démocrates – avec une marge d’erreur estimée à +/- 3 % -, autre information évacuée par le journalisme en France.

Quand CNN expliquait comment « battu », Trump pourrait être « vainqueur »

Le 29 septembre dernier, le commentateur politique de CNN Fareed Zakaria expliquait comment le Président pourrait perdre les élections et cependant rester à la Maison-Blanche grâce au droit électoral. Fin novembre, des partisans de Trump relayaient à tort la vidéo de Zakaria en parlant de rétropédalage de CNN, omettant de la restituer dans son contexte pré-électoral. Cependant, même si Joe Biden a bien plus de chances que Donald Trump d’être élu, l’hypothèse émise par le journaliste vaut toujours.

À lire aussi, Erwan Seznec: Ce que cache la une du « Time » avec Assa Traoré

Dans son émission hébergée par la chaîne peu favorable à Trump, Zakaria établissait le scénario suivant en rappelant qu’il existe des mécanismes constitutionnels permettant au candidat ayant perdu de gagner. Le point central de sa démonstration est que des législatures des États fédérés pourraient ne pas tenir compte des résultats officiels du vote populaire et choisir des listes concurrentes de grands électeurs en faveur de Trump ; si jamais aucun des candidats n’obtient 270 voix, alors c’est la Chambre des représentants qui élit le Président. Mais il y a une subtilité : les démocrates sont majoritaires à la chambre basse, même s’ils y ont perdu des sièges le 3 novembre, cependant les électeurs seraient majoritairement républicains, car les États y enverraient chacun une délégation en vertu du XIIe Amendement. Or, 26 États sont républicains, la majorité.

Petit état des lieux par rapport à l’hypothèse de Zakaria

Avant de prolonger l’hypothèse jusqu’à ce stade, il faudrait que lors de l’ouverture des votes le 6 janvier, au moins un sénateur et un représentant contestent la légalité de la certification des votes de certains grands électeurs. Un droit déjà exercé, notamment par les élues démocrates des deux chambres, Barbara Boxer et Stephanie Tubb Jones, quant à la victoire de George W. Bush en 2004 dans l’Ohio. Dans cette optique, les républicains des États contestés ont envoyé des votes de « grands électeurs » alternatifs au Congrès ; ils espèrent qu’en cas d’invalidation des votes des grands électeurs envoyés par les gouverneurs, les leurs seront retenus. L’avocate constitutionnaliste de Donald Trump, Jenna Ellis, défend cette option, à condition que ce soient les législatures de ces États et non les partis qui envoient des listes alternatives à celles des gouverneurs. Ces républicains espèrent que les tribunaux leur donneront raison quant à la supposée illégalité et inconstitutionnalité des listes déjà certifiées, et que les législatures de leurs États pourront valider à temps leurs procédures alternatives.

Donald Trump en meeting à Omaha (Nebraska), 27 octobre 2020. © Steve Pope/Getty Images/AFP.
Donald Trump en meeting à Omaha (Nebraska), 27 octobre 2020. © Steve Pope/Getty Images/AFP.

Jusque-là, les juges se sont surtout prononcés sur des points de recevabilité, notamment l’intérêt à agir ou le délai, et non sur le fond, contrairement aux dires des médias pour qui ces décisions anéantissent les accusations de fraude. Les républicains entendent obtenir d’ici le 6 janvier des décisions sur le fond concernant le processus électoral. Il reste donc une possibilité théorique que les voix de Joe Biden soient rejetées : soit que les cours donnent raison sur le fond aux républicains ; soit que les législatures de ces sept États continuent d’enquêter et valident ultérieurement les listes concurrentes si elles démontrent les fraudes qu’elles allèguent, le droit électoral permettant de certifier des voix même après le 14 décembre. Donald Trump pourrait ainsi obtenir 270 voix. Mais on pourrait aussi arriver à l’hypothèse redoutée par Fareed Zakaria, celle où aucun des candidats n’aurait assez de votes. Dans ce cas, on recourrait au XIIe Amendement.

Si jamais la validation de l’élection du Président s’envasait le 6 janvier, en dépit de l’avance actuelle de Biden, les délégations des États réunis à la Chambre des représentants éliraient le Président. Cependant, bien qu’il y ait une majorité d’États républicains rien n’assure que, dans ce cas de figure, Donald Trump obtienne la majorité, les délégués n’étant pas tenus par leur affiliation politique.

Un double standard médiatique refusant les éventualités déplaisantes

Les chances de Trump ne sont donc pas inexistantes et les commentateurs ont tort de ridiculiser les multiples tentatives du républicain qui multiplie les flèches pour en avoir une ou plusieurs qui atteignent la cible. Elles sont très faibles, mais même George Bush avait été déclaré vainqueur en 2000 par la Cour suprême avec la voix du juge Breyer, proche des démocrates, alors que le juge Stevens, républicain, s’était prononcé contre l’interprétation de la majorité bénéficiant au futur vainqueur – cette année, la Cour semble vouloir éviter d’être mêlée à l’élection. Des médias relayant CNN qui déclare Joe Biden vainqueur se devraient ainsi d’être objectifs et suivre CNN quand elle explique comment Donald Trump peut gagner en étant donné perdant. On notera également le silence général sur le gain de plus de 11 millions de voix pour Trump par rapport à 2016, sur ses gains auprès des électorats noirs ou latinos, comme si la déontologie consistait à éviter que le public ne pense mal s’il disposait d’un maximum d’informations.

À lire aussi, Ingrid Riocreux: Quand la psy de France Info vous dit quoi penser de la victoire de Joe Biden

Ainsi, les médias ont choisi d’attendre plusieurs semaines après l’élection pour parler implicitement, comme le New York Times, des risques de conflits d’intérêt pour Joe Biden, alors que des enquêtes fédérales concernent son fils, ce après avoir refusé d’aborder le sujet ou l’avoir ridiculisé durant la campagne. Ou encore, des médias français (par exemple France Culture) ont mentionné la décision de la responsable de l’Administration des services généraux, Emily Murphy, d’accepter la transition avec les équipes de Joe Biden sans mentionner ce que même des médias américains démocrates relevaient, à savoir que dans sa lettre publique à Joe Biden elle déclarait céder alors qu’il y avait des menaces contre sa personne, son équipe, sa famille et ses animaux.

En ne retenant que ce qui va dans le sens de leurs préférences politiques et en présentant l’actualité sous des angles favorables ou défavorables selon le candidat qu’ils préfèrent, nombre de médias outrepassent la légitimité d’une inclination pour se contenter de faire du militantisme, qui plus est en infantilisant ceux qu’ils se proposent d’informer.

Pétain, Jean Moulin et Simone Veil – en même temps?

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Revenant dans L’Express sur sa tentative avortée de rendre hommage au Pétain de Verdun, Emmanuel Macron se prend à nouveau les pieds dans le tapis du en même temps.


Pour faire simple, notre Président regrette que la juste condamnation du Pétain de la collaboration l’ait empêché de reconnaître les mérites du Pétain de Verdun. Admettons que les deux soient également avérés, et que Pétain ait été admirable en un temps et abominable en un autre temps. Pour un historien, ou pour un prof d’histoire, cette dualité chronologique ne pose aucun problème. Dans la connaissance du passé historique, on ne choisit pas, on ne retranche pas. On rend à chacun son dû. On ne peut d’ailleurs pas expliquer l’extraordinaire popularité de Pétain dans l’opinion publique en France durant la période de sa collaboration avec l’Allemagne nazie si on ne rappelle pas l’image glorieuse du vainqueur de Verdun dans la mémoire de cette même opinion publique.

L’hommage national est un geste qui permet à un peuple de s’identifier à ceux qu’il honore, comme il s’identifie dans la condamnation de ceux qu’il rejette.

Une difficulté se présente seulement quand on passe du domaine de la connaissance à celui de l’hommage. S’agissant de l’hommage d’une nation à ses grands hommes, une once de simple bon sens aurait dû suffire à trancher sans états d’âme : un Président de la République française ne pouvait décemment pas demander aux descendants des victimes du Pétain chef de l’État français de Vichy, aux proches et aux descendants des juifs qui furent livrés aux nazis par sa police pour être exterminés, et aux proches et aux descendants des résistants fusillés par ce même État français, de communier dans un hommage rendu au nom de la France entière au Pétain de 1917. Dans la connaissance du passé historique, on ne choisit pas. Dans l’hommage, on choisit. Car l’hommage national est un geste qui permet à un peuple de s’identifier à ceux qu’il honore, comme il s’identifie dans la condamnation de ceux qu’il rejette. On ne peut pas faire entrer Jean Moulin et Simone Veil au Panthéon et rendre en même temps un hommage national à Pétain qui fut le premier responsable de leur martyre.

Les progressistes s’attaquent à James Bond

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L’invincible James Bond victime du politiquement correct. Deviendra-t-il le premier agent secret transgenre?


La diffusion de deux films James Bond il y a quelques semaines sur France 2 nous avertit qu’un prochain James Bond sera bientôt dans les salles, et nous rappelle que la production Broccoli & filles est liée à France Télévisions. Ce qui n’est pas le moindre des paradoxes quand on connaît le personnage et l’esprit d’une série qui s’inscrit davantage dans une optique marketing que d’une philosophie de service public.

James Bond, cet abominable réactionnaire

Certes, James est un fonctionnaire, mais il n’en a pas vraiment la mentalité. Il n’entre dans un bureau que pour flirter avec Money Penny, prendre ses ordres de M. ou du ministre de l’Intérieur. Le reste se joue entre des capitales prestigieuses, les mers turquoise et les lagons. Seule compte l’hôtellerie : Bond ne descend que dans les palaces.

L’agent 007 des Services Secrets de Sa Majesté est un abominable réactionnaire qui nous est apparu en 1962, prétendant que boire du Dom Pérignon 1955 au-dessus de 3° est aussi malsain que d’écouter les Beatles sans boules Quies. Un type froid, cynique, dépourvu d’émotions, tuant avec le sourire un minimum d’une trentaine de personnes par épisode, un type que rien ni personne n’impressionne, pas plus les grands de ce monde que les jolies femmes qui lui cèdent au premier regard. Le plus beau spécimen de mâle blanc dominant que l’Occident moderne ait pu engendrer, l’archétype que Delphine Ernotte rêve d’éliminer des couloirs de France Télévisions.

Une virilité pour préadolescent

Pour lui, l’argent non plus n’est pas un problème. Pas de notes de frais. Il lui suffit de donner son nom à l’accueil. Ce que la civilisation produit de plus cher et de plus sophistiqué est mis à sa disposition. Bond parcourt les plus merveilleux paysages du globe en Aston Martin, en jet ou en hélicoptère, qu’il pilote d’un doigt sans se soucier des cours du prix du pétrole.

À lire aussi, Thomas Morales: Sean Connery est éternel…

Tout ce qui, pour l’humain moyen, serait anxiogène, Bond l’ignore. D’où sans doute, cette extrême décontraction à se jeter, seul, à l’assaut de puissances supra-étatiques pour sauver le monde libre. Car il est né pour ça, au plus fort de la guerre froide, quand la littérature de gare pondait à la commande ce genre d’espion. Mais lui a survécu là où les autres n’ont su inspirer que des parodies. Aurait-il lu Lawrence Durrell qui disait : « Il faut affronter la réalité avec une pointe d’humour ; autrement, on passe à côté. » ?

Bref, cet idéal masculin pour préadolescent de sexe mâle terrorisé à l’idée de devoir se confronter à la réalité du monde n’était, aux yeux des adultes, qu’une amusante métaphore. Une virilité qui fait sourire. Sean Connery nous envoyait ses Bons baisers de Russie, éliminant les importuns tout en gardant son flegme et le pli de son pantalon impeccable. Il y avait un méchant derrière chaque porte. James l’abattait, puis saluait le défunt avec une bonne réplique et une vodka Martini – au shaker, surtout pas à la cuillère. Dans la scène suivante, on le retrouvait en smoking à la table d’un casino, séduisant en un clin d’œil la fiancée du méchant qui, l’instant suivant, le faisait assommer avant de l’inviter à visiter les installations fantastiques du futur maître du monde. On avait peur pour lui, mais pas pour de bon.

Quand James Bond se prend pour…James Bond

Dans les années 70, quand les anti-héros ont remplacé les John Wayne et autres cow-boys solitaires, Roger Moore s’est glissé dans le personnage, lui conférant un humour et une désinvolture nouvelle. Malgré les explosions en série et une sophistication technologique qui rendait parfois les enjeux incompréhensibles, on marchait. On souriait en le regardant mettre KO son adversaire avant de remettre en place sa mèche rebelle. Bond n’avait jamais autant souri de lui-même. Et c’était sans doute un peu trop.

Barbara Bach et Roger Moore dans "L'espion qui m'aimait' de Lewis Gilbert, juin 1977. SIPA. Shutterstock40511107_00000
Barbara Bach et Roger Moore dans « L’espion qui m’aimait’ de Lewis Gilbert, juin 1977. SIPA. Shutterstock40511107_00000

J’ai commencé à m’inquiéter pour lui quand on a confié à Timothy Dalton la charge délicate de le rendre plus réaliste et de lui donner des sentiments. Pierce Brosnan, qui lui a succédé, avait une beauté un peu trop parfaite, mais il gardait aux commissures le demi-sourire nécessaire. Hélas pour lui, on lui annonça, en 2004, qu’ayant franchi la barre des 50 ans, il entrait dans les critères de péremption du mâle blanc que partagent mesdames Broccoli et Ernotte.

Quand j’ai vu arriver Daniel Craig, avec sa gueule de chauffeur-routier, j’ai compris qu’on ne rigolait plus du tout. Fini le second degré. Bond ne rit plus de lui-même. Et pour cause : il est vrai. A sa façon de se présenter, de dire : « Bond… James Bond », il est clair que, désormais, il se prend pour lui. L’humour n’est plus que de situation. Non seulement le beauf peut y croire, mais, pour peu qu’il fréquente les salles de sport, il peut s’y voir. Il y a donc urgence à lui donner un profil politiquement présentable.

Bond, victime du politiquement correct ?

Dans l’un des derniers épisodes, par une réplique concédée à son meilleur ennemi, James laisse entendre qu’il serait bisexuel. Il s’humanise un peu. Une touche de psychanalyse ne faisant de mal à personne, on lui a inventé une enfance terrible. Bond se présente volontiers comme un tueur en série, cela expliquant ceci. Il n’ignore plus la peur mais la maîtrise comme personne. Et, par une fatalité à laquelle il fallait s’attendre, il tombe réellement amoureux. Il aime. Jusqu’à épargner le monstre qui dirige le Spectre pour satisfaire à l’extrême sensibilité de sa partenaire. Dans son beau regard bleu, tout est grave. Serait-il de gauche ?

À lire aussi, Didier Desrimais: Antiracisme, féminisme, écologie: un air bien connu

Comme si c’était de l’argent public, les budgets ont explosé. Les mises en scène sont de plus en plus spectaculaires, Bond fait sauter des quartiers entiers classés aux Monuments historiques et on ne lui demande toujours pas de rembourser un centime.

Mourir peut attendre, dont la sortie a dû être retardée pour cause de Covid, aura pour la dernière fois le visage de Daniel Craig, et peut-être un sens caché. La question n’est plus de savoir si James Bond vieillit bien mais comment il vieillit. A priori, compte tenu de sa propension à passer entre les balles, et cette aisance à courir au milieu des explosifs, il ne devrait jamais mourir. Seul le public pourrait en décider autrement. C’est sans doute ce qui turlupine ses producteurs.

L’agent 007, qui a vaincu seul bon nombre de dictatures, saura-t-il échapper à celle du politiquement correct ? Pas sûr. Si, sur le terrain, son triomphe ne fait aucun doute, il n’est jamais que la marionnette de ses auteurs. Pour lesquels, semble-t-il, la question est moins de le rendre crédible que conforme. Que le prochain Bond soit noir, pourquoi pas ? Que le héros s’adapte au métissage de nos sociétés ne devrait déranger personne (à l’exception, peut-être, de quelques racialistes considérant qu’un aussi vil individu ne peut être que blanc).

Mais qu’il soit, comme la rumeur le laisse entendre, une femme, là, c’est autre chose. Or si on l’a lancée, cette rumeur, c’est qu’on sonde. Le public est-il prêt à voir 007 changer de sexe ? Sauf à le dénaturer complètement en retirant au personnage le peu qu’il lui reste, il faut imaginer une charmante espionne, bienveillante mais tueuse de sang-froid, qui mettrait dans son lit quelques Jane Bond boys avant de sauver la planète d’un écocide ourdi par un horrible personnage, qu’on imagine, bien sûr, ressembler à Poutine ou à Trump.

Va-t-on donner au ridicule le permis de tuer ? A suivre…

Emmanuel Macron: il n’est pas facile de présider la France!

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L’interview avec Emmanuel Macron publiée par L’Express le 23 décembre a fait l’objet d’un certain nombre de critiques acerbes dans les médias, mais celles-ci ne se justifient pas.


Le Président de la République a donné un entretien exclusif et long à L’Express, excellemment questionné par Laureline Dupont. L’hebdomadaire a présenté en couverture ces échanges sous le titre « Ce qu’il n’a jamais dit des Français. » Malgré l’intérêt exceptionnel de ce dialogue où Emmanuel Macron, en pleine forme intellectuelle alors qu’il vient d’être atteint par le coronavirus, se livre de manière beaucoup plus approfondie que dans certaines interventions antérieures, je relève, paradoxalement, la tonalité de dérision et de condescendance avec laquelle il a été accueilli.

Mélasse présidentielle ?

Paradoxalement ? Sans doute pas. Le regard est souvent d’autant plus sévère sur l’expression du pouvoir quand on est à mille lieues de pouvoir l’égaler. Quand j’ai entendu parler de « mélasse » au sujet de cet entretien (France Inter) ou que je me suis trouvé en désaccord avec Françoise Degois (Sud Radio, « les Vraies Voix ») qui le réduisait à des « banalités scolaires », j’ai eu envie d’en défendre la qualité et la richesse. Non pas que tout y soit d’une originalité foudroyante et dénué de visées politiques cousues de fil présidentiel. En particulier le lien qui est fait entre Jean-Pierre Chevènement et Nicolas Sarkozy qui avait choisi le mauvais mot d’identité nationale mais dont l’idée était bonne. Emmanuel Macron tient à nous montrer son souci de tenir les deux bouts d’une chaîne. Le « en même temps », dont on a tort de se moquer sauf à valider la mutilation de la réalité, va lui servir de fil directeur dans tout l’entretien. Et à contredire un grief dont on devine qu’il l’a heurté : avoir été dit « multiculturaliste » alors qu’il promeut seulement une France plurielle qui ne jugerait pas incompatible une adhésion républicaine forte avec des appartenances singulières qui enrichiraient au lieu de séparer.

C’est une forme de courage de s’en tenir à cette approche qui bat en brèche le simplisme de notre monde.

On peut bien sûr moquer cette volonté de s’installer en permanence sur le fil du rasoir et de refuser un totalitarisme validant une vision hémiplégique de notre vie nationale. Ainsi évoque-t-il aussi le Pétain de 1917 puis mentionne-t-il Charles Maurras pour souligner la détestation de ses idées antisémites mais l’absurdité de ne plus vouloir « le faire exister. » C’est une forme de courage de s’en tenir à cette approche qui bat en brèche le simplisme de notre monde, l’appétence qu’a notre psychologie collective pour le « victimaire et l’émotionnel », le recul de la raison et, donc, le prurit de cette « société de l’indignation » qu’il récuse.

Cet entretien est d’abord un bel exercice intellectuel où Emmanuel Macron est à son meilleur, parce qu’il analyse son propre passé présidentiel et ausculte le coeur de la France. Rien de ce qu’il affirme n’est indifférent et j’aime qu’il mette en évidence certaines dérives de notre pays, les grandes lignes de tendances qui sont de nature à l’affaiblir si on n’y prend garde. C’est la société française qui est son sujet et s’il prend des risques – comme sur le privilège de l’homme blanc – ils sont calculés. Sur ce sujet il peut apparaître provocateur mais à bien le lire, il me semble que son point de vue échappe de justesse à la racialisation du débat, même s’il ne met pas suffisamment en exergue les difficultés économiques et sociales de certaines populations.

Une bienveillance éclairée

À côté de ces propos qui ont été discutés, il y a d’autres pensées et dénonciations qui font du bien au citoyen. Quand il pourfend la « trahison des clercs », l’obsession du commentaire, le manque de patriotisme de certaines élites, une vision désincarnée de la France – il a pu encourir ce reproche -, l’écrasement des hiérarchies, la grave faillite d’une extrême gauche qui, encore plus que l’extrême droite, fait fi de l’ordre républicain et légitime les violences, comment qualifier ce dur mais lucide constat de banal ? Le président a décidé, même si cela a été mal compris, de sortir par le haut des impasses dans lesquelles l’avaient enfermé les saillies du début de son quinquennat visant exclusivement les faiblesses des Français. Il en a profité, se corrigeant, pour se mettre dans la catégorie des « réfractaires »… Avec ce dialogue, il a d’une certaine manière généralisé, en veillant à ce que ses considérations ne soient pas offensantes pour le commun des citoyens, une perception de bienveillance éclairée, qui à la fois le rend fier des Français mais lui pèse aussi.

A lire aussi : Jean-Pascal Caravano, Emmanuelle Macron se serait-il trompé de tombe?

Il est tellement malaisé de les définir, ces Français si complexes, si contradictoires, si rétifs. Le Président, par une démarche volontariste – avant 2022, il ne pouvait demeurer dans cet entre-deux à l’égard de ses concitoyens – a décidé de peindre en rose républicain l’âcreté souriante, ironique, parfois blessante de ses aperçus à l’emporte-pièce d’hier. Il n’empêche que derrière ce verbe apparemment allègre, pointe une sorte de mélancolie démocratique : ce dont il les crédite, ces Français, est aussi ce qui fait de sa tâche présidentielle un exercice épuisant, presque impossible, quasiment un tour de force.

Pas de meilleure démonstration, entre ces éloges contraints quoique sincères d’un côté et cette conscience triste de l’autre, de l’obstination d’Emmanuel Macron à se démontrer d’abord à lui-même, en se représentant en 2022 et en l’emportant, qu’il aura réussi quelque chose d’exceptionnel: présider la France.

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La thèse dominante qui prétend que de Gaulle a vendu aux Français un grand mythe de la Résistance est elle-même un mythe. Le nouveau livre de François Azouvi montre comment, au supposé « résistancialisme », s’est substitué, pour des raisons politiques, un « pénitentialisme » autodestructeur.


« Français, on ne vous a rien caché » : le titre, ironique jusqu’à la provocation, de François Azouvi renvoie à un fait paradoxal. Nous nous croyons sainement désabusés, libérés d’une vulgate « résistancialiste » qui aurait longtemps régné. Il n’en est rien en fait : depuis les polémiques immédiates sur l’épuration jusqu’à la France coupable (Chirac et successeurs) d’abandon général des juifs, l’idée d’une France unie dans la Résistance n’a jamais dominé dans l’opinion. La question de la fausse conscience se déplace donc : comment la vulgate auto-accusatrice actuelle s’est-elle formée et imposée ?

La thèse affirmant que le « résistancialisme » a régné sans partage s’appuie d’abord sur le souvenir des jours de gloire où de Gaulle a parlé à l’Hôtel de Ville de « Paris libéré par lui-même », puis descendu les Champs-Élysées au milieu du peuple invoqué et convoqué la veille. Ces journées sont supposées être celles où a pris corps le mensonge qu’on dénonce sans cesse. En effet, si les insurgés parisiens n’ont pas connu le sort de ceux de Varsovie au même moment, c’est aux chars de Leclerc et Patton qu’ils le doivent. Reste que l’heureuse issue n’était pas assurée d’avance, qu’il a fallu prendre un risque, que « Paris debout pour se libérer » est une vérité partielle, à la fois conjoncturelle, symbolique, que le grand metteur en scène n’a jamais présentée comme disant toute la vérité de la période.

Si la Résistance n’a pas été le point de départ d’un élan inspirant la période, elle est longtemps restée présente et même obsédante dans la mémoire politique

Le problème n’est pas que cette mémoire porteuse de valeurs soit mensongère, c’est qu’elle s’insère mal dans le tissu des événements, qu’elle est restée la butte-témoin d’une histoire qui n’a pas eu lieu, ce qui l’isole et la rend fragile. Beaucoup de résistants ont associé une intention ou un rêve de révolution à leur révolte, voyant celle-ci comme une semence d’histoire. Mais, on le sait, les fruits n’ont pas tenu les promesses des fleurs. La présence encombrante du communisme, les tâches de la reconstruction et de la modernisation, la guerre froide, les questions coloniales… ont contraint à une politique triviale dans laquelle la mémoire de la Résistance a été un élément plus décoratif que structurel. Premier signe de cette retombée, la critique quasi immédiate de l’épuration, qui a duré jusqu’à la loi d’amnistie de 1953. Y ont contribué d’anciens vichystes (Marcel Aymé) aussi bien que d’anciens résistants (Jean Paulhan) : dès cette époque, la Résistance apparaît comme un passé à solder et non une pierre d’attente pour l’avenir.

En revanche, Azouvi montre très efficacement que, si la Résistance n’a pas été le point de départ d’un élan inspirant la période, elle est longtemps restée présente et même obsédante dans la mémoire politique. Les grands débats de l’après-guerre, sur la Communauté européenne de défense par exemple, ont été surdéterminés, biaisés par les évocations de la Résistance. Ce rôle de ressource rhétorique et argumentative n’a pu en retour que troubler, voire polluer une mémoire rendue illisible par la multiplicité de ses émergences. À cet égard, le moment algérien a été symptomatique, non seulement parce que ce fut pour de Gaulle l’occasion d’apparaître une seconde fois comme l’homme de la décision, mais parce que tous ceux qui se sont alors affrontés se paraient d’emblèmes et de vocables empruntés à ce qui restait un repère incontournable. Le FLN emprunte à la France combattante l’institution d’un « gouvernement provisoire », en 1962 Bidault préside un nouveau CNR, ceux qui refusent de servir dans l’armée française sont des « réfractaires », alors que les Algériens combattants sont des « maquisards »… Ces réemplois approximatifs participent en fait d’une usure mémorielle à quoi contribuent par ailleurs les procès et débats autour de René Hardy, de l’arrestation de Caluire et des éventuelles trahisons. Il n’empêche qu’en face de ces évocations approximatives, à l’autre extrémité du spectre des mémoires, l’événement conserve une dimension sacrée qu’illustre en 1967 ce que l’on pourrait appeler la canonisation de Jean Moulin.

À celle-ci répond, quelques années plus tard, en 1971, le succès du Chagrin et la Pitié, qui révèle chez beaucoup l’impatience de se libérer d’un surmoi pesant. On l’a souvent dit, ce film compose un discours faux avec des images vraies. L’emploi de l’ironie et du sarcasme y décomplexe le spectateur plus qu’il ne l’éclaire. Avant la sortie du film, la révolte des étudiants, dont beaucoup de leaders, souligne Azouvi, étaient juifs, a ébranlé les symboles, de Gaulle a quitté la scène, la mémoire résistante a subi un tel déclassement qu’on peut désormais la défier en prétendant être, comme le dit la Gauche prolétarienne, la « nouvelle résistance ». L’insolence générationnelle va jusqu’à prétendre que l’ensemble des Français a accepté la loi de l’occupant et abandonné les juifs (ce qui est loin de la vérité). L’idée de fond est d’ajouter à l’antinazisme ce qui a fait défaut à la Libération, un projet révolutionnaire, et d’opposer aux héros fatigués qui ont survalorisé leur propre action, les victimes qu’ils avaient souvent oubliées.

Procès de Maurice Papon, cour d'assises de la Gironde, 31 mars 1998. © Derrick Ceyrac/AFP
Procès de Maurice Papon, cour d’assises de la Gironde, 31 mars 1998. © Derrick Ceyrac/AFP

François Azouvi montre bien comment une série de procès (Barbie en 1987, Touvier en 1994, Papon en 1994) a imposé les victimes contre les héros. La question cruciale a été l’extension de la qualification de crime contre l’humanité qui, seule, permet de juger ce qui autrement serait prescrit. Au procès de Klaus Barbie, l’accusation a échoué à faire considérer le supplice de Moulin comme participant de ce crime contre l’humanité qu’a été dans son ensemble l’entreprise nazie. Il fut alors reconnu que le seul crime contre l’humanité de la période avait été le génocide des Juifs : le gestapiste de Lyon n’a été condamné que pour la déportation des enfants d’un foyer juif. C’est aussi pour le massacre de juifs que le milicien Touvier sera condamné après un procès qui s’est tenu en dépit d’une grâce présidentielle (accordée par Pompidou), dont on a considéré qu’elle ne pouvait pas faire obstacle à la justice mémorielle quand il s’agissait de la Shoah. En 1998, le procès Papon est l’étape finale de l’effacement des héros devant les victimes. Il oppose directement la Résistance à laquelle le préfet de la Gironde a participé et les plaintes pour des déportations de juifs vers l’Est qu’il a couvertes de son autorité : ce résistant sera condamné pour participation à la Shoah.

Le sacré victimaire 

L’« épilogue » du livre nous montre désormais voués au sacré victimaire, hésitant vis-à-vis des héros de naguère entre reconnaissance et ressentiment, capables peut-être d’évoquer la Résistance comme une affaire pas plus importante que d’autres.

Peut-on dire que, comme il y a un siècle, ce à quoi certains se sont voués corps et âme s’est égaré ensuite dans les embrouillaminis de la politique ?

Cet épilogue compare aussi notre position actuelle à celle de Péguy écrivant Notre jeunesse dix ans après la libération de Dreyfus. Peut-on dire que, comme il y a un siècle, ce à quoi certains se sont voués corps et âme s’est égaré ensuite dans les embrouillaminis de la politique ? Ce rapprochement paraît contestable : la Résistance ne s’est pas dégradée en politique parce que, si son aura a été souvent exploitée, son rôle après-guerre a vite cessé d’être décisif. En 1952, Antoine Pinay devient président du Conseil, bien qu’il ait voté les pleins pouvoirs à Pétain : aucun antidreyfusard n’a connu un tel rebond de sa carrière avant 1914. Si de Gaulle est revenu, ce fut à cause d’une urgence habilement exploitée, non pour renouer avec le passé. Il y a donc une grande différence, qu’il faut interroger, entre l’inscription historique féconde du dreyfusisme et celle, faible, de la Résistance. Qu’est-ce qui détermine le destin politique d’un mouvement « mystique » de réaffirmation des valeurs essentielles bafouées ?

La « mystique » dreyfusarde a non seulement été active sur le moment, elle s’est montrée ensuite féconde. Contre le sentiment que la France avait connu une guerre des cultures, Péguy affirmait que « les mystiques ne sont pas ennemies », qu’un accord souterrain rapprochait ce que les partis voulaient opposer : les mystiques chrétienne, juive et franco-républicaine. La suite allait confirmer ce jugement. Quelques années plus tard, Barrès se dégage de sa vue clanique des valeurs essentielles pour célébrer le rapprochement des « familles spirituelles de la France » dans l’Union sacrée. Ensuite la mouvance catholique se sépare de Maurras et prend pour référence des figures dreyfusardes comme Maritain et Péguy lui-même. En même temps le franco-judaïsme, celui de Bergson, de Marc Bloch ou de Léon Brunschvicg, s’affirme comme jamais. Cette diffusion après l’affrontement d’un certain dreyfusisme n’a été possible que parce que cet affrontement s’était déroulé sur un terrain commun aux adversaires, la nation, à quoi ils adhéraient tous malgré leurs divergences sur les valeurs qu’on devait lui attacher.

Dans les années 1930, ce fond commun s’étiole, rongé par un pacifisme qui conduira parfois à l’antisémitisme. Quand s’opposent Vichy et la Résistance, le terrain commun manque, et le conflit est d’autant plus radical : il s’agit cette fois de l’existence ou non du sujet national, qui auparavant était le soubassement partagé. Dans ces conditions, après l’épreuve, seront impossibles aussi bien un débat utile que des retrouvailles (dont Aron et même de Gaulle ont pu rêver au moment du RPF). On peut dire autrement : la mystique n’est productive que si elle est incarnée. Faute de quoi, les célébrations répétitives et les utilisations opportunistes sont vaines et le pénitentialisme se présente comme chemin vers la vérité, jusqu’à l’autodestruction.

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Référendum écologie: nous avons déjà répondu à la question

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Emmanuel Macron vient d’annoncer un référendum pour introduire la défense de l’environnement dans la Constitution. Sauf que le Conseil constitutionnel a déjà consacré ce principe…


Les référendums sont souvent l’occasion d’une redéfinition des clivages politiques traditionnels ; divisant la droite et la gauche, fédérant autour d’un combat commun les ennemis d’hier. La ratification du traité de Maastricht sur l’Union européenne fut ainsi le point de départ d’un âpre conflit au sein de la droite française comme de la gauche, opposant les partisans de l’intégration européenne à un large et composite camp qu’on qualifiera par commodité de « souverainiste. »

Splendeurs et misères des référendums

En 2005, le vote relatif au traité établissant une Constitution pour l’Europe devait être une redite… mais fut la revanche des nonistes. Autrefois l’arme des Présidents en quête de renforcement de leur légitimité populaire, le référendum est désormais utilisé avec la plus grande parcimonie. Souhaitant renouer avec la tradition gaullienne, qu’il évoque souvent dans ses discours pour qui veut bien les entendre, Emmanuel Macron a trouvé le sujet idoine en cette année 2020 apocalyptique : l’écologie.

En équilibre très instable avant l’élection présidentielle, Emmanuel Macron cherche des voix à droite et à gauche, désireux de sécuriser ces quelques points qui pourraient lui faire défaut pour être présent au second tour. Il multiplie donc les déclarations schizophréniques, voire perverses, comme dernièrement dans L’Express où son art consommé du double langage trahissait une forme de fébrilité quand, après avoir fait l’éloge de Jean-Pierre Chevènement et dénoncé la culture de la victimisation en œuvre actuellement en Occident, il donnait une légitimité présidentielle au pilier de cette idéologie en utilisant et en reconnaissant la pertinence de l’expression « privilège blanc. »

Que la question posée ne mérite pas de référendum ne le gêne pas.

Le référendum relatif à l’introduction de la défense de l’environnement dans le premier article de la Constitution s’inscrit dans une même démarche visant à polariser l’opinion autour de sujets annexes mais extrêmement médiatiques et porteurs, donnant un temps d’avance au président dans les débats publics. Que la question posée ne mérite pas de référendum ne le gêne pas. Le but n’est pas de poser au peuple souverain une question pour laquelle son avis serait nécessaire. De fait, la défense de l’environnement est déjà prévue par la Charte de l’environnement de 2004 qui a valeur constitutionnelle, prévoyant dans son premier article que « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ».

Déclarations d’intention

Ajoutons par ailleurs que le Conseil constitutionnel rendait en février dernier une décision historique quant à la protection de l’environnement. Saisis par le Conseil d’État auprès duquel les fabricants de pesticides avaient contesté l’interdiction par la loi Elagim (agriculture et alimentation) d’élaborer sur le sol français des produits non autorisés dans l’Hexagone destinés à être exportés, à compter de 2022, les sages ont considéré que la défense de l’environnement et de la santé pouvait conduire à réduire la liberté d’entreprendre. Le référendum envisagé par Emmanuel Macron n’a donc pas d’autre utilité que symbolique… et politique.

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Sachant pertinemment qu’il ne pourra pas forcer la réforme constitutionnelle plus large qu’il promettait en 2017, ni le mode de scrutin des prochaines élections législatives, puisque le Sénat ne le suivra pas, le Président est en quête de ces gestes politiques qui lui permettraient d’incarner encore un peu cette ligne progressiste et démocrate qui était le ciment de sa campagne de 2017. Soutenu par les fortunes des gagnants de la mondialisation, bien qu’il s’en défende, Emmanuel Macron donne quelques miettes aux Français, lesquels doivent se contenter de déclarations d’intentions et de longs discours empathiques pendant qu’on détricote leurs libertés, qu’on les étouffe d’impôts et que rien de concret ne semble en mesure d’enrayer la spirale de l’insécurité sous toutes ses formes, du terrorisme et des divisions qui déchirent les Français. Poser une question à laquelle la France et les Français ont déjà répondu par l’affirmative ne sera pas de nature à améliorer le sort fait à notre pays.

Au revoir, Rika !

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Rika Zarai lors de l'édition 2020 de la Nuit de la Déprime organisée par l humoriste et comédien Raphael Mezrahi aux Folies Bergère. © SADAKA EDMOND/SIPA 00943594_000189

Rika Zaraï, la chanteuse franco-israélienne, est décédée le 23 décembre. Courageuse, joyeuse, curieuse de tout et toujours ouverte au dialogue, elle a fait de son salon la deuxième ambassade d’Israël en France. 


Elle m’avait accueilli avec un immense sourire, au pied du grand escalier de sa somptueuse demeure villa Montmorency. J’avais vingt-deux ans. Savait-elle que j’avais été un bad-boy des milieux nationalistes ? Peut-être. Je suis sûr qu’elle n’en avait cure : j’étais invité par sa fille pour une boum, j’étais bien élevé – je venais de me fendre d’un baise-main – et ça lui suffisait. Et puis elle préférait les combatifs que les mous. La deuxième fois que nous nous sommes vus, nous avons sympathisé. Un an plus tôt je combattais à Beyrouth un ennemi qu’elle avait affronté dix ans avant moi. Ça nous a rapprochés. Rika posait plein de questions, toujours. Elle était curieuse de tout, et écoutait avec une grande attention. Dialoguer, permettre à des opinions contraires de s’affronter en toute sérénité, la remplissait de satisfaction. Durant les derniers temps de sa vie, c’était une auditrice attentive de Zemmour. Organiser des rencontres, des débats, avait été au cœur de sa vie : le salon de Rika était le discret lieu de rendez-vous improbables entre diplomates du Moyen-Orient, d’Israël et d’Europe. C’était la deuxième ambassade d’Israël en France. On y croisait Shimon Peres, bien sûr, mais aussi, plus tard, les conseillers d’Ariel Sharon venus rencontrer des gens qu’ils étaient censés n’avoir jamais vus.

Rika détestait voir la France se rabaisser. Elle en avait une grande idée.

Déjà, à mon mariage, elle avait voulu que je fasse venir Robert Hersant. J’avais présenté Rika à mon patron, qui l’avait très civilement complimentée sur sa voix, et elle lui avait présenté le Grand Rabbin Kaplan qui était là, comme par hasard, et l’ambassadeur d’Israël, Mordechaï Gazit. Je les ai laissés tous les quatre amorcer une conversation pas évidente, au moment où l’orchestre entamait à grand renfort de cymbales un classique populaire bavarois pour accompagner la colossale choucroute que l’on commençait à servir. C’était vaguement surréaliste. Il fallait l’oser. La musique, ce jour-là, était-elle adressée à Robert Hersant dont elle savait parfaitement qu’il avait eu, dans sa jeunesse, des sympathies pour le national-socialisme ? On était plus près de « Papy fait de la résistance » – elle aimait beaucoup rigoler – que de la culpabilisation mémorielle. Rika, d’ailleurs, détestait voir la France se rabaisser. Elle en avait une grande idée. Elle voulait réconcilier l’histoire, enterrer les passifs, pour le plus grand profit de ses deux passions, Israël et la France. C’était, en dehors de la chanson, le grand plaisir de cette discrète diplomate.

L’amour de la France

Car Rika, la « sabra », aimait la France passionnément et lui vouait une gratitude sincère pour le succès et la prospérité qu’elle lui avait donnés. La France, d’ailleurs, elle l’avait épousée. Par son mari d’abord, un Ch’ti pur jus, issu d’une historique famille d’accordéonistes, qui avait, excusez du peu, été le batteur de Jacques Brel. Pour élever sa fille Yaêl, elle avait choisi Louisette, une pied-noir de Saïda, inconsolable de la perte de son fiancé légionnaire, tué par les fellaghas. Par sa carrière où, adoptée par Charles Aznavour pour passer en première partie de ses spectacles, elle avait rapidement conquis un public populaire par sa voix juste et son accent particulier, bien adapté à distiller la bonne humeur. Sa chanson était sans prétention, comme elle. Elle était destinée à procurer de la joie, à donner du courage. Au temps de sa grande popularité, de « Sans chemise sans pantalon », elle a été le visage joyeux et dynamique de son pays d’origine, lui octroyant certainement des points de sympathie dans le public français.

Rika était une femme d’action, pas une pleureuse. Un accident de voiture l’avait bloquée dans une gangue de plâtre pendant un an, elle en était ressortie avec une volonté décuplée. Je l’ai vue pourtant plus d’une fois s’accrocher à la rampe de son grand escalier, quand des ondes de douleur la paralysaient d’un coup. Les chimies médicales qu’on lui proposait, endormant l’énergie en même temps que la souffrance, elle n’en voulait plus. De là son intérêt pour la médecine douce et les vertus des plantes. Et très vite, elle a eu le désir de faire partager aux plus grand nombre le bénéfice de son herboristerie personnelle, dans la droite ligne d’un Mességué. J’en avais des placards pleins. On l’a moquée, elle n’en avait cure. Il lui en fallait plus pour l’atteindre.

Côté courage, Rika avait été à bonne école, auprès de parents d’une solidité à toute épreuve. Lui, ingénieur-électricien venu à pied de Crimée dans les années 20, elle infirmière de Varsovie ayant tout quitté pour participer à la réalisation du rêve de Théodore Herzl : établir une vraie nation sur la terre ancestrale des juifs, Israël. Cette race de pionniers était opiniâtre, tenace et combative. Frouma et Eliezer vivaient dans un appartement tout blanc et tout simple, éclaboussé de lumière, de la vieille ville de Jérusalem. Ils ne vénéraient pas le veau d’or et n’avaient de respect que pour les valeurs qui font les fortes nations. Ils ont dû accueillir là-haut leur fille, enfin débarrassée de ses terribles douleurs, à bras ouverts. Et je suis sûr qu’elle a chanté pour eux. Elle ne pouvait pas s’en empêcher ! Au revoir, Rika.

L’antisémitisme « modéré »: une hypocrisie de trop

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Guy Bell/ Shutterstock/SIPA Shutterstock40778665_000006 Manifestation contre le projet d'annexion de la Cisjordanie, Londres, 18/7/20

Le propre de l’antisémite « modéré » est de pas se considérer comme antisémite, tout en proclamant que les juifs sont responsables de tout ce qui ne va pas dans le monde. Portrait-robot.


L’antisémite modéré ne supporte pas qu’on lui dise qu’il est antisémite. Il s’affirme plutôt antisioniste, en mettant en avant prioritairement les mauvaises actions éventuelles de l’Etat d’Israël sans trop insister sur celles commises par d’autres pays. Il a de la compassion pour les Palestiniens qu’il considère comme des résistants à une oppression et dont il justifie toujours les actions même lorsqu’elles ne sont conformes aux droits humains.  S’il ne nie pas la Shoah – en cela il n’est pas vraiment négationniste – il trouve que les juifs « en font trop » et qu’ils exploitent cyniquement ce malheur jusqu’à plus soif, en créant une hiérarchie factice entre les génocides du XXème siècle. Enfin, il cite toujours, et exclusivement, des noms juifs pour évoquer les auteurs des malheurs du temps, sans regarder si ces juifs se déclarent juifs et si c’est en tant que juifs qu’ils participent à une globalisation néfaste du monde. Sortir des phrases de leur contexte lui permet d’asseoir ses présupposés sur les paroles d’auteurs confirmés et peu soupçonnés d’antisémitisme.  « Ils en parlent tout le temps ».

Tous les génocides ne sont pas comparables. Pour avoir vécu et travaillé avec les bourreaux et les rescapés du génocide des Tutsis, je le sais bien.

Mon père avait perdu ses autres enfants, ses parents, ses grands-parents, ses frères et soeurs et tout le reste de la famille. Seul survivant, il a toujours refusé d’en parler. J’avais eu quatre frères et je ne l’ai jamais su avant la quarantaine, appris de la bouche d’un autre survivant. Ce sont surtout des Européens immigrationnistes à partir des années 70 qui ont placé la Shoah au centre de l’histoire pour justifier la nécessité d’accueillir l’Autre, l’étranger, et pour ne pas faire preuve d’intolérance à son égard, intolérance qui serait un sinistre rappel des « heures sombres et nauséabondes » de l’histoire de l’Europe. Tous les génocides ne sont pas comparables. Pour avoir vécu et travaillé avec les bourreaux et les rescapés du génocide des Tutsis, je le sais bien. La Shoah ne se distingue pas seulement par son extermination de masse sur un mode industriel mais elle fait suite à deux mille ans de persécutions, de pogromes et de tentatives d’extermination en Europe principalement. Les grands malheurs des peuples ne peuvent se comparer mais on ne pourra pas nier le caractère spécifique de l’extermination des juifs, qui se prolonge aujourd’hui dans un antisémitisme-antisionisme qui voit dans les juifs la cause première des malheurs du monde.

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Jean-Loup Bonnamy: « Le problème n’est pas l’autoritarisme, mais les mauvaises décisions »

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Jean-Loup Bonnamy. © Capture d'écran Front Populaire

Pour cet agrégé de philosophie, gouvernants et gouvernés ont surréagi par rapport à la réalité de la menace. Le résultat, c’est que, pour défendre les plus fragiles, on les a abandonnés. Reste à savoir si nous serons capables d’apprendre de nos erreurs. Propos recueillis par Elisabeth Lévy.


Causeur. Vous parlez d’une « psychose qui fait dérailler le monde ». Vous n’allez pas dire que cette épidémie n’existe pas.

Jean-Loup Bonnamy. Je vous rassure tout de suite. L’épidémie est bien réelle. Et elle pose un très grave problème de santé publique, notamment à cause de l’engorgement des hôpitaux.     De plus, je n’adhère absolument pas aux discours complotistes. Je pense que le virus, bien loin d’avoir été inventé dans je ne sais quel laboratoire, est une création de la Nature, tous comme les autres virus, bactéries et bacilles qui sont à l’origine des milliers d’épidémies que l’humanité a déjà affrontées. C’est d’ailleurs cette naturalité de l’épidémie qui me rend sceptique envers les procédés artificiels comme le confinement. Si je devais résumer ma position, je me qualifierais donc de « critique, mais pas barjo ».

À lire aussi, “Si le confinement était un essai médicamenteux, on l’arrêterait tout de suite à cause des effets secondaires terribles”

Cependant, le remède (le confinement) semble pire que le mal (le Covid-19). Nous sommes en pleine surréaction. L’épidémie est grave, mais n’a rien d’apocalyptique : elle a tué 1,4 million de personnes dans le monde, mais il meurt 60 millions de personnes chaque année. Tous les ans, le cancer fait 9 millions de morts. Idem pour la faim ! (Il suffit donc de 50 jours à la faim pour atteindre le bilan du Covid.) Les broncho-pneumopathies obstructives font, elles, 3 millions de morts chaque année.
De plus, la mortalité du Covid est bien inférieure à 0,5 %. Sur le Charles de Gaulle, le plus grand navire de guerre de la marine française, 1 046 marins ont été contaminés : aucun n’est mort. En France, 50 % des morts du Covid ont plus de 84 ans. La moyenne d’âge est de 81 ans, ce qui correspond à l’espérance de vie. Sur 45 000 morts français du Covid, seuls 28 avaient moins de 30 ans et l’écrasante majorité de ces 28 malheureux était en fait atteinte aussi d’autres pathologies très lourdes. Les démographes de l’INED ont calculé que le Covid-19 ne nous ferait perdre qu’un mois et demi d’espérance de vie. Était-il nécessaire de mettre le pays à l’arrêt, d’empêcher les proches de voir les cadavres des défunts, de suspendre les libertés publiques, de saccager l’économie et le tissu social pour une maladie aussi peu létale ? Je ne le pense pas. Notre réponse est disproportionnée.

En tout cas, la psychose frappe autant les gouvernants que les gouvernés, on peut même dire que celle des seconds répond à celle des premiers. N’est-ce pas un signe de civilisation de refuser d’abandonner à leur sort les fameux plus fragiles, qui sont aussi les moins actifs ?

Premièrement, dans votre question, vous faites comme s’il était certain que le confinement soit la solution la plus efficace sur le plan sanitaire pour lutter contre le Covid. Or, cela n’a rien d’évident. Avec un confinement moins long et moins strict, mais en s’appuyant bien davantage sur ses médecins de ville, en dépistant massivement et en soignant précocement, l’Allemagne a cinq fois moins de morts par habitant que la France.

Protection anti-Covid intégrale pour ce client d'un marchand de fruits et légumes, Paris, 23 avril 2020. © Karine Pierre / Hans Lucas / AFP
Protection anti-Covid intégrale pour ce client d’un marchand de fruits et légumes, Paris, 23 avril 2020. © Karine Pierre / Hans Lucas / AFP

Deuxièmement, les plus fragiles, sous prétexte de les protéger du Covid, ont bien été abandonnés. Regardez ce qui s’est passé dans les Ehpad au printemps : des personnes âgées séquestrées dans leur chambre, abandonnées et privées des soins les plus élémentaires.

Troisièmement, l’effort du confinement risque de provoquer des drames humains bien pires que le Covid. Le premier confinement a jeté un million de personnes en plus dans la pauvreté. Le nombre de bénéficiaires de la soupe populaire a bondi de 30 %. Les problèmes d’addiction, de violences conjugales et de dépression ont explosé. La crise économique et son impact sur les finances publiques vont encore appauvrir notre système hospitalier. C’est donc bien vers une société moins civilisée, plus violente, plus barbare que nous mène le confinement. 

Il est vrai que l’héroïsme a déserté nos sociétés. Faut-il regretter qu’on ne nous demande plus de mourir pour la patrie ?

Le recul des valeurs traditionnelles nous affaiblit face à nos ennemis, qui, eux, n’ont pas baissé les bras. Comment une société qui récuse toute forme d’héroïsme ou de courage, qui se calfeutre pour une maladie fort peu létale, pourra-t-elle faire face à des djihadistes prêts à tuer et à mourir ? Comment un État devenu une super-nounou obèse, juste bon à distribuer des aides sociales, empêtré dans sa lourdeur bureaucratique, peut-il encore bâtir une stratégie à long terme ?

Beaucoup de gens critiquent l’autoritarisme du gouvernement. N’est-ce pas plutôt son indécision et sa peur qui sont problématiques ?

Oui, le problème n’est pas tant l’autoritarisme des décisions que le fait qu’elles soient mauvaises, chaotiques et incohérentes. Mais les deux se tiennent : le gouvernement réprime, car il craint que sa fébrilité, son indécision, ses incohérences rendent ses choix difficilement acceptables.

Cela dit, quand on est au pouvoir, il y a des raisons d’avoir peur. Être accusé d’être responsable de la mort de gens, c’est déjà insupportable politiquement et moralement. Mais si on y ajoute le fameux risque pénal, cela devient carrément insupportable.

Certes, la tâche du pouvoir est aujourd’hui difficile. Mais elle l’a toujours été. Cette difficulté ne doit pas empêcher de garder ses nerfs. Par exemple, Olivier Véran a perdu son calme en pleine Assemblée nationale. Or, on n’a jamais vu le Général de Gaulle se mettre dans des états pareils, alors que la Seconde Guerre mondiale était bien plus stressante que la crise du Covid-19.

À lire aussi, Elisabeth Lévy: Peur sur l’État

Ce qui complique la tâche de nos gouvernants actuels est le fait qu’ils doivent gérer leur risque juridique, dans une époque dominée par « l’envie du pénal », selon l’expression de Philippe Muray. L’excès de volonté de punir inhibe l’action et empêche les retours d’expérience approfondis. Comment Édouard Philippe peut-il parler sincèrement devant une commission parlementaire (ce qu’il devrait pourtant faire afin que nous comprenions les erreurs du passé pour ne plus les commettre à nouveau), alors qu’il sait que tout ce qu’il dit pourra être retenu contre lui ? Comme l’analyse le sociologue Christian Morel, la non-punition des erreurs est un élément fondamental pour éviter les décisions absurdes.

Alors qu’on assiste à un défilé permanent de corporations plaintives, et qui ont des raisons de l’être, comment définir l’intérêt général ?

Il faut nous libérer de la dictature de l’émotion. Prenons enfin des décisions rationnelles sur la base d’un bilan global coûts/avantages. L’intérêt général, c’est ce qui va dans le sens d’un renforcement du pays, de son économie, de son système de santé, de sa sécurité, de sa puissance dans le monde à moyen et long terme.

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Lectures pour une fin de civilisation: la Haine de la culture

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Jean-Paul Brighelli. © Hannah ASSOULINE

L’essai du philosophe autrichien, Konrad Paul Liessmann, qui vient de paraître en France, met en lumière l’incompatibilité fondamentale entre la notion de culture et notre système éducatif actuel.


Fin août, nous avons fêté le 2500ème anniversaire de la bataille des Thermopyles… « Nous » ? Qui, nous ? Ceux pour qui Léonidas n’est pas seulement une marque de chocolats ? Ceux qui se souviennent que 300 Spartiates et 700 Thespiens moururent pour donner du temps aux Grecs, et sauver l’Europe d’une invasion majeure — comme Don Juan d’Autriche l’a sauvée à Lépante, comme Nicolas de Salm en 1529 et Jean III Sobieski en 1683 la sauvèrent devant Vienne des ambitions turques ? Qui s’en souvient ? Personne, dirait Konrad Paul Liessmann, dont l’essai argumenté paru cet automne, la Haine de la culture, explique en détail la façon dont notre civilisation entière, en dégradant l’Education, a remplacé la Culture par l’acquisition de « compétences » qui ruinent l’être même de l’Europe. Que le sacrifice de quelques hoplites (des quoi ?) ait inspiré les défenseurs d’Alamo face aux Mexicains ou les soldats britanniques qui se battirent à Rorke’s Drift (où ça ?) contre des hordes de Zoulous, peu nous chaut (du verbe défectif chaloir…). « S’il nous arrivait de croiser le chemin d’une personne cultivée au sens classique du terme, il est probable que cela provoquerait chez nous une certaine irritation, car elle incarne précisément tout ce dont le discours actuel sur l’éducation ne veut plus entendre parler », dit fort bien l’auteur.

Culture versus consommation

Qu’Eric Zemmour – qui a l’un des premiers signalé le livre de Liessmann – passe pour un homme cultivé auprès de ses thuriféraires (ses quoi ?) donne la mesure de la dégradation de la notion. Eric, ne m’en veux pas, mais George Steiner, disparu en février dernier, était réellement un homme cultivé. Le dernier, peut-être. Nous, nous surfons sur des bulles de savoir — et sur un océan d’ignorance. À vrai dire, s’il en reste, les gens cultivés se cachent, et ils font bien. Ils n’ont plus aucun rôle à jouer dans une civilisation qui a réduit comme peau de chagrin (lis donc Balzac, hé, patate !) l’enseignement du latin et du grec, et remplacé les savoirs par des savoir-faire (triomphe indiscuté de l’utilitarisme à la Bentham) et désormais des « savoir-être » : « faire groupe », avoir des soucis écologiques (je mets au défi nos écolos modernes qui bêlent après un référendum de me donner l’étymologie du mot), faire le ramadan par solidarité, et passer un Bac de couch potato, voilà des compétences modernes indispensables. « Ils vont, ils viennent, ils trottent, ils dansent »… Des vrais savoirs, nulles nouvelles, comme disait à peu près Montaigne — qui a disparu des programmes et des ambitions des enseignants : trop dur !

La culture littéraire, dit Liessmann, est une « provocation ».

On se souvient (mais non, on ne s’en souvient pas !) que dans la Crise de la culture (1968) Hannah Arendt analysait déjà la façon dont la culture était éparpillée désormais en unités de consommation par notre civilisation des loisirs. Mes étudiants sont persuadés qu’à la fin de Notre-Dame de Paris, Esmeralda épouse le beau Phébus tandis que Quasimodo fait des bonds de joie. La lecture de la pendaison de la jeune femme et le rapt de son cadavre par l’illustre bossu n’ont pas suffi à les convaincre : Disney avait forcément raison sur Hugo — qui d’ailleurs n’est pas cité au générique du dessin animé. Et 1831, c’est loin. 1996, ça leur parle davantage, leurs parents envisageaient sans doute de les engendrer. L’Histoire s’est fondue dans une absence épaisse, comme dit Valéry (qui c’est, cui-là ?).

L’apothéose de la pédadémagogie

La culture littéraire, dit Liessmann, est une « provocation ». Précisons bien — à l’usage de mes collègues les plus frais — qu’« on ne peut se prétendre cultivé après avoir lu cinq romans et trois nouvelles » : en revanche, « celui qui, dans le cadre d’une analyse critique, serait en mesure d’établir un lien entre Winnetou [le héros de Karl May] et Hegel, ou entre Harry Potter et Martin Heidegger, se rapprocherait davantage de l’idée de la culture littéraire, fondée sur le principe qu’il y a des livres sans lesquels le monde et les hommes qui y vivent seraient à tous égards plus pauvres. » Beati pauperes spiritu, disent les croyants et les utilitaristes. Bienheureux les pauvres en esprit — ils ne posent pas de questions.

Les « apprenants » (sans doute faut-il désormais entendre « ceux qui apprennent quelque chose à leurs maîtres ») sont invités à s’exprimer — et non plus à poser des questions. Le dialogue autrefois visait à approfondir une notion, il ne rime aujourd’hui qu’à confronter des idées reçues — étant entendu que les lieux communs des élèves ont le même poids que la parole de l’enseignant. Triomphe de la pédadémagogie. Mort d’une civilisation qui fut celle du livre — cet objet de papier qui périclite. « Tous les pays qui n’ont plus de légende / Seront condamnés à mourir de froid », disait très bien Patrice de la Tour du Pin. La « légende », c’est étymologiquement ce qui doit être lu — mais qui lit encore ? Il y a tant de séries sur Netflix…

Le fast-food « culturel » répugne aux digestions lentes.

Surtout qu’il ne suffit pas de lire, c’est-à-dire de consommer des mots. Il faut s’en saisir, de façon à ce qu’ils vous transforment. « Le lion est fait de mouton assimilé », disait Valéry. Mais le fast-food « culturel » répugne aux digestions lentes. On a désappris la notion même d’effort aux élèves. Ils veulent des enseignants la même chose que ce qu’ils mangent — du pré-vomi. Et, surtout, aucune interruption de leur sieste. Une collègue il y a quelques jours s’est fait rabrouer par une élève parce qu’elle parlait trop fort, ce qui l’empêchait de sommeiller, entre deux coups d’œil sur son portable. Qu’il y ait eu un complot pour en arriver là, rien ne le prouve, nos dirigeants ne sont au mieux que des demi-habiles. La vérité, c’est qu’une civilisation entière pourrit, et que l’école fut l’interstice par lequel est entré le ver.

La culture : une question de temps ?

Ce qui nous manque pour lire, disent les imbéciles, c’est le temps. Pas même : c’est l’otium, explique Liessmann. L’espace de loisir, le temps libre. Nietzsche dès 1882 (dans le Gai savoir) note avec sagacité : « On a déjà honte de se reposer : passer du temps à réfléchir cause presque des remords. On pense avec la montre à la main, comme on déjeune. » Nous ne savons plus nous détacher. Or, la culture s’insère dans les failles de nos activités. Mais quand nous ne travaillons pas, nous nous divertissons : ceux qui nous gouvernent veillent bien à ne pas nous laisser un instant de vacuité. Un élève doit être sans cesse « en activité ». En vérité je vous le dis : l’école à l’ancienne produisait de grandes plages d’ennui, et c’est dans cet ennui que s’insinuait paradoxalement la culture. Les enfants aujourd’hui tannent leurs parents en demandant sans cesse « qu’est-ce qu’on fait ? » Ils n’ont même pas l’idée de réfléchir, rêver, penser par eux-mêmes. Se bâtir des mondes.

A lire aussi : Jean-Paul Brighelli, Retour à Athènes

Je ne vais pas vous résumer entièrement un livre passionnant, irrésistible et déprimant. L’auteur appelle à de nouvelles Lumières — ou, pour parler sa langue puisqu’il est Autrichien, une nouvelle Aufklärung. Pour l’instant, il manque deux éléments pour que se produise cette renaissance : les hommes, et la volonté. Nous avons créé notre propre soumission, nous déplorons, de loin en loin, la baisse de niveau des élèves, puis nous retombons dans les tracas du quotidien, que la télévision alimente — car les soucis diffusés sur les chaines d’information font désormais partie de la panoplie du divertissement dans lequel nous nous abrutissons. Jusqu’à ce que des Barbares nous délivrent du souci même d’exister.

Quand les médias refusent d’admettre que Biden doit attendre pour être sûr d’être élu

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Joe Biden à Moosic (Pennsylvanie), le 17 septembre 2020. © Carolyn Kaster/AP/SIPA Numéro de reportage: AP22494287_000007

À une dizaine de jours de la validation des votes du collège électoral, le 6 janvier, Joe Biden semble assuré de succéder à Donald Trump avec 306 voix contre 232 pour son rival. Pourtant, ce dernier n’entend pas reconnaître la victoire du démocrate et agit sur plusieurs fronts que les médias n’abordent que superficiellement voire pas du tout concernant certains aspects, se contentant de les évacuer ou les présenter de façon biaisée.


S’ils se sont empressés de relayer la proclamation de la victoire de Biden par CNN, les médias français ont omis une analyse antérieure à l’élection de cette même chaîne sur une possibilité de victoire de Trump quand bien même le Collège électoral aurait attribué au moins 270 voix au candidat démocrate, minimum requis pour être élu sans que la Chambre des représentants ne tranche. Et c’est notamment l’une des pistes explorées par le Président américain qui, dès lors, devrait intéresser les médias pour comprendre sa stratégie. Il s’agit d’une hypothèse qui, même si les chances de Trump sont extrêmement minces, mérite d’être considérée dans un contexte où, selon un sondage Rasmussen publié le 7 décembre, 47 % des électeurs (contre 49) sont convaincus que Joe Biden a fraudé, une certitude partagée par 17 % de démocrates – avec une marge d’erreur estimée à +/- 3 % -, autre information évacuée par le journalisme en France.

Quand CNN expliquait comment « battu », Trump pourrait être « vainqueur »

Le 29 septembre dernier, le commentateur politique de CNN Fareed Zakaria expliquait comment le Président pourrait perdre les élections et cependant rester à la Maison-Blanche grâce au droit électoral. Fin novembre, des partisans de Trump relayaient à tort la vidéo de Zakaria en parlant de rétropédalage de CNN, omettant de la restituer dans son contexte pré-électoral. Cependant, même si Joe Biden a bien plus de chances que Donald Trump d’être élu, l’hypothèse émise par le journaliste vaut toujours.

À lire aussi, Erwan Seznec: Ce que cache la une du « Time » avec Assa Traoré

Dans son émission hébergée par la chaîne peu favorable à Trump, Zakaria établissait le scénario suivant en rappelant qu’il existe des mécanismes constitutionnels permettant au candidat ayant perdu de gagner. Le point central de sa démonstration est que des législatures des États fédérés pourraient ne pas tenir compte des résultats officiels du vote populaire et choisir des listes concurrentes de grands électeurs en faveur de Trump ; si jamais aucun des candidats n’obtient 270 voix, alors c’est la Chambre des représentants qui élit le Président. Mais il y a une subtilité : les démocrates sont majoritaires à la chambre basse, même s’ils y ont perdu des sièges le 3 novembre, cependant les électeurs seraient majoritairement républicains, car les États y enverraient chacun une délégation en vertu du XIIe Amendement. Or, 26 États sont républicains, la majorité.

Petit état des lieux par rapport à l’hypothèse de Zakaria

Avant de prolonger l’hypothèse jusqu’à ce stade, il faudrait que lors de l’ouverture des votes le 6 janvier, au moins un sénateur et un représentant contestent la légalité de la certification des votes de certains grands électeurs. Un droit déjà exercé, notamment par les élues démocrates des deux chambres, Barbara Boxer et Stephanie Tubb Jones, quant à la victoire de George W. Bush en 2004 dans l’Ohio. Dans cette optique, les républicains des États contestés ont envoyé des votes de « grands électeurs » alternatifs au Congrès ; ils espèrent qu’en cas d’invalidation des votes des grands électeurs envoyés par les gouverneurs, les leurs seront retenus. L’avocate constitutionnaliste de Donald Trump, Jenna Ellis, défend cette option, à condition que ce soient les législatures de ces États et non les partis qui envoient des listes alternatives à celles des gouverneurs. Ces républicains espèrent que les tribunaux leur donneront raison quant à la supposée illégalité et inconstitutionnalité des listes déjà certifiées, et que les législatures de leurs États pourront valider à temps leurs procédures alternatives.

Donald Trump en meeting à Omaha (Nebraska), 27 octobre 2020. © Steve Pope/Getty Images/AFP.
Donald Trump en meeting à Omaha (Nebraska), 27 octobre 2020. © Steve Pope/Getty Images/AFP.

Jusque-là, les juges se sont surtout prononcés sur des points de recevabilité, notamment l’intérêt à agir ou le délai, et non sur le fond, contrairement aux dires des médias pour qui ces décisions anéantissent les accusations de fraude. Les républicains entendent obtenir d’ici le 6 janvier des décisions sur le fond concernant le processus électoral. Il reste donc une possibilité théorique que les voix de Joe Biden soient rejetées : soit que les cours donnent raison sur le fond aux républicains ; soit que les législatures de ces sept États continuent d’enquêter et valident ultérieurement les listes concurrentes si elles démontrent les fraudes qu’elles allèguent, le droit électoral permettant de certifier des voix même après le 14 décembre. Donald Trump pourrait ainsi obtenir 270 voix. Mais on pourrait aussi arriver à l’hypothèse redoutée par Fareed Zakaria, celle où aucun des candidats n’aurait assez de votes. Dans ce cas, on recourrait au XIIe Amendement.

Si jamais la validation de l’élection du Président s’envasait le 6 janvier, en dépit de l’avance actuelle de Biden, les délégations des États réunis à la Chambre des représentants éliraient le Président. Cependant, bien qu’il y ait une majorité d’États républicains rien n’assure que, dans ce cas de figure, Donald Trump obtienne la majorité, les délégués n’étant pas tenus par leur affiliation politique.

Un double standard médiatique refusant les éventualités déplaisantes

Les chances de Trump ne sont donc pas inexistantes et les commentateurs ont tort de ridiculiser les multiples tentatives du républicain qui multiplie les flèches pour en avoir une ou plusieurs qui atteignent la cible. Elles sont très faibles, mais même George Bush avait été déclaré vainqueur en 2000 par la Cour suprême avec la voix du juge Breyer, proche des démocrates, alors que le juge Stevens, républicain, s’était prononcé contre l’interprétation de la majorité bénéficiant au futur vainqueur – cette année, la Cour semble vouloir éviter d’être mêlée à l’élection. Des médias relayant CNN qui déclare Joe Biden vainqueur se devraient ainsi d’être objectifs et suivre CNN quand elle explique comment Donald Trump peut gagner en étant donné perdant. On notera également le silence général sur le gain de plus de 11 millions de voix pour Trump par rapport à 2016, sur ses gains auprès des électorats noirs ou latinos, comme si la déontologie consistait à éviter que le public ne pense mal s’il disposait d’un maximum d’informations.

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Ainsi, les médias ont choisi d’attendre plusieurs semaines après l’élection pour parler implicitement, comme le New York Times, des risques de conflits d’intérêt pour Joe Biden, alors que des enquêtes fédérales concernent son fils, ce après avoir refusé d’aborder le sujet ou l’avoir ridiculisé durant la campagne. Ou encore, des médias français (par exemple France Culture) ont mentionné la décision de la responsable de l’Administration des services généraux, Emily Murphy, d’accepter la transition avec les équipes de Joe Biden sans mentionner ce que même des médias américains démocrates relevaient, à savoir que dans sa lettre publique à Joe Biden elle déclarait céder alors qu’il y avait des menaces contre sa personne, son équipe, sa famille et ses animaux.

En ne retenant que ce qui va dans le sens de leurs préférences politiques et en présentant l’actualité sous des angles favorables ou défavorables selon le candidat qu’ils préfèrent, nombre de médias outrepassent la légitimité d’une inclination pour se contenter de faire du militantisme, qui plus est en infantilisant ceux qu’ils se proposent d’informer.

Pétain, Jean Moulin et Simone Veil – en même temps?

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Le Président Macron au Panthéon devant le cercueil de Maurice Genevoix le 11 novembre 2020. ©Francois Mori/AP/SIPA AP22512709_000049

Revenant dans L’Express sur sa tentative avortée de rendre hommage au Pétain de Verdun, Emmanuel Macron se prend à nouveau les pieds dans le tapis du en même temps.


Pour faire simple, notre Président regrette que la juste condamnation du Pétain de la collaboration l’ait empêché de reconnaître les mérites du Pétain de Verdun. Admettons que les deux soient également avérés, et que Pétain ait été admirable en un temps et abominable en un autre temps. Pour un historien, ou pour un prof d’histoire, cette dualité chronologique ne pose aucun problème. Dans la connaissance du passé historique, on ne choisit pas, on ne retranche pas. On rend à chacun son dû. On ne peut d’ailleurs pas expliquer l’extraordinaire popularité de Pétain dans l’opinion publique en France durant la période de sa collaboration avec l’Allemagne nazie si on ne rappelle pas l’image glorieuse du vainqueur de Verdun dans la mémoire de cette même opinion publique.

L’hommage national est un geste qui permet à un peuple de s’identifier à ceux qu’il honore, comme il s’identifie dans la condamnation de ceux qu’il rejette.

Une difficulté se présente seulement quand on passe du domaine de la connaissance à celui de l’hommage. S’agissant de l’hommage d’une nation à ses grands hommes, une once de simple bon sens aurait dû suffire à trancher sans états d’âme : un Président de la République française ne pouvait décemment pas demander aux descendants des victimes du Pétain chef de l’État français de Vichy, aux proches et aux descendants des juifs qui furent livrés aux nazis par sa police pour être exterminés, et aux proches et aux descendants des résistants fusillés par ce même État français, de communier dans un hommage rendu au nom de la France entière au Pétain de 1917. Dans la connaissance du passé historique, on ne choisit pas. Dans l’hommage, on choisit. Car l’hommage national est un geste qui permet à un peuple de s’identifier à ceux qu’il honore, comme il s’identifie dans la condamnation de ceux qu’il rejette. On ne peut pas faire entrer Jean Moulin et Simone Veil au Panthéon et rendre en même temps un hommage national à Pétain qui fut le premier responsable de leur martyre.

Les progressistes s’attaquent à James Bond

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Daniel Craig, New York, 4 décembre 2019. © Gregory Pace/REX/SIPA Numéro de reportage: Shutterstock40739618_000076

L’invincible James Bond victime du politiquement correct. Deviendra-t-il le premier agent secret transgenre?


La diffusion de deux films James Bond il y a quelques semaines sur France 2 nous avertit qu’un prochain James Bond sera bientôt dans les salles, et nous rappelle que la production Broccoli & filles est liée à France Télévisions. Ce qui n’est pas le moindre des paradoxes quand on connaît le personnage et l’esprit d’une série qui s’inscrit davantage dans une optique marketing que d’une philosophie de service public.

James Bond, cet abominable réactionnaire

Certes, James est un fonctionnaire, mais il n’en a pas vraiment la mentalité. Il n’entre dans un bureau que pour flirter avec Money Penny, prendre ses ordres de M. ou du ministre de l’Intérieur. Le reste se joue entre des capitales prestigieuses, les mers turquoise et les lagons. Seule compte l’hôtellerie : Bond ne descend que dans les palaces.

L’agent 007 des Services Secrets de Sa Majesté est un abominable réactionnaire qui nous est apparu en 1962, prétendant que boire du Dom Pérignon 1955 au-dessus de 3° est aussi malsain que d’écouter les Beatles sans boules Quies. Un type froid, cynique, dépourvu d’émotions, tuant avec le sourire un minimum d’une trentaine de personnes par épisode, un type que rien ni personne n’impressionne, pas plus les grands de ce monde que les jolies femmes qui lui cèdent au premier regard. Le plus beau spécimen de mâle blanc dominant que l’Occident moderne ait pu engendrer, l’archétype que Delphine Ernotte rêve d’éliminer des couloirs de France Télévisions.

Une virilité pour préadolescent

Pour lui, l’argent non plus n’est pas un problème. Pas de notes de frais. Il lui suffit de donner son nom à l’accueil. Ce que la civilisation produit de plus cher et de plus sophistiqué est mis à sa disposition. Bond parcourt les plus merveilleux paysages du globe en Aston Martin, en jet ou en hélicoptère, qu’il pilote d’un doigt sans se soucier des cours du prix du pétrole.

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Tout ce qui, pour l’humain moyen, serait anxiogène, Bond l’ignore. D’où sans doute, cette extrême décontraction à se jeter, seul, à l’assaut de puissances supra-étatiques pour sauver le monde libre. Car il est né pour ça, au plus fort de la guerre froide, quand la littérature de gare pondait à la commande ce genre d’espion. Mais lui a survécu là où les autres n’ont su inspirer que des parodies. Aurait-il lu Lawrence Durrell qui disait : « Il faut affronter la réalité avec une pointe d’humour ; autrement, on passe à côté. » ?

Bref, cet idéal masculin pour préadolescent de sexe mâle terrorisé à l’idée de devoir se confronter à la réalité du monde n’était, aux yeux des adultes, qu’une amusante métaphore. Une virilité qui fait sourire. Sean Connery nous envoyait ses Bons baisers de Russie, éliminant les importuns tout en gardant son flegme et le pli de son pantalon impeccable. Il y avait un méchant derrière chaque porte. James l’abattait, puis saluait le défunt avec une bonne réplique et une vodka Martini – au shaker, surtout pas à la cuillère. Dans la scène suivante, on le retrouvait en smoking à la table d’un casino, séduisant en un clin d’œil la fiancée du méchant qui, l’instant suivant, le faisait assommer avant de l’inviter à visiter les installations fantastiques du futur maître du monde. On avait peur pour lui, mais pas pour de bon.

Quand James Bond se prend pour…James Bond

Dans les années 70, quand les anti-héros ont remplacé les John Wayne et autres cow-boys solitaires, Roger Moore s’est glissé dans le personnage, lui conférant un humour et une désinvolture nouvelle. Malgré les explosions en série et une sophistication technologique qui rendait parfois les enjeux incompréhensibles, on marchait. On souriait en le regardant mettre KO son adversaire avant de remettre en place sa mèche rebelle. Bond n’avait jamais autant souri de lui-même. Et c’était sans doute un peu trop.

Barbara Bach et Roger Moore dans "L'espion qui m'aimait' de Lewis Gilbert, juin 1977. SIPA. Shutterstock40511107_00000
Barbara Bach et Roger Moore dans « L’espion qui m’aimait’ de Lewis Gilbert, juin 1977. SIPA. Shutterstock40511107_00000

J’ai commencé à m’inquiéter pour lui quand on a confié à Timothy Dalton la charge délicate de le rendre plus réaliste et de lui donner des sentiments. Pierce Brosnan, qui lui a succédé, avait une beauté un peu trop parfaite, mais il gardait aux commissures le demi-sourire nécessaire. Hélas pour lui, on lui annonça, en 2004, qu’ayant franchi la barre des 50 ans, il entrait dans les critères de péremption du mâle blanc que partagent mesdames Broccoli et Ernotte.

Quand j’ai vu arriver Daniel Craig, avec sa gueule de chauffeur-routier, j’ai compris qu’on ne rigolait plus du tout. Fini le second degré. Bond ne rit plus de lui-même. Et pour cause : il est vrai. A sa façon de se présenter, de dire : « Bond… James Bond », il est clair que, désormais, il se prend pour lui. L’humour n’est plus que de situation. Non seulement le beauf peut y croire, mais, pour peu qu’il fréquente les salles de sport, il peut s’y voir. Il y a donc urgence à lui donner un profil politiquement présentable.

Bond, victime du politiquement correct ?

Dans l’un des derniers épisodes, par une réplique concédée à son meilleur ennemi, James laisse entendre qu’il serait bisexuel. Il s’humanise un peu. Une touche de psychanalyse ne faisant de mal à personne, on lui a inventé une enfance terrible. Bond se présente volontiers comme un tueur en série, cela expliquant ceci. Il n’ignore plus la peur mais la maîtrise comme personne. Et, par une fatalité à laquelle il fallait s’attendre, il tombe réellement amoureux. Il aime. Jusqu’à épargner le monstre qui dirige le Spectre pour satisfaire à l’extrême sensibilité de sa partenaire. Dans son beau regard bleu, tout est grave. Serait-il de gauche ?

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Comme si c’était de l’argent public, les budgets ont explosé. Les mises en scène sont de plus en plus spectaculaires, Bond fait sauter des quartiers entiers classés aux Monuments historiques et on ne lui demande toujours pas de rembourser un centime.

Mourir peut attendre, dont la sortie a dû être retardée pour cause de Covid, aura pour la dernière fois le visage de Daniel Craig, et peut-être un sens caché. La question n’est plus de savoir si James Bond vieillit bien mais comment il vieillit. A priori, compte tenu de sa propension à passer entre les balles, et cette aisance à courir au milieu des explosifs, il ne devrait jamais mourir. Seul le public pourrait en décider autrement. C’est sans doute ce qui turlupine ses producteurs.

L’agent 007, qui a vaincu seul bon nombre de dictatures, saura-t-il échapper à celle du politiquement correct ? Pas sûr. Si, sur le terrain, son triomphe ne fait aucun doute, il n’est jamais que la marionnette de ses auteurs. Pour lesquels, semble-t-il, la question est moins de le rendre crédible que conforme. Que le prochain Bond soit noir, pourquoi pas ? Que le héros s’adapte au métissage de nos sociétés ne devrait déranger personne (à l’exception, peut-être, de quelques racialistes considérant qu’un aussi vil individu ne peut être que blanc).

Mais qu’il soit, comme la rumeur le laisse entendre, une femme, là, c’est autre chose. Or si on l’a lancée, cette rumeur, c’est qu’on sonde. Le public est-il prêt à voir 007 changer de sexe ? Sauf à le dénaturer complètement en retirant au personnage le peu qu’il lui reste, il faut imaginer une charmante espionne, bienveillante mais tueuse de sang-froid, qui mettrait dans son lit quelques Jane Bond boys avant de sauver la planète d’un écocide ourdi par un horrible personnage, qu’on imagine, bien sûr, ressembler à Poutine ou à Trump.

Va-t-on donner au ridicule le permis de tuer ? A suivre…

Emmanuel Macron: il n’est pas facile de présider la France!

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Emmanuel Macron. © PIERRE VILLARD/SIPA Numéro de reportage: 00983329_000030.

L’interview avec Emmanuel Macron publiée par L’Express le 23 décembre a fait l’objet d’un certain nombre de critiques acerbes dans les médias, mais celles-ci ne se justifient pas.


Le Président de la République a donné un entretien exclusif et long à L’Express, excellemment questionné par Laureline Dupont. L’hebdomadaire a présenté en couverture ces échanges sous le titre « Ce qu’il n’a jamais dit des Français. » Malgré l’intérêt exceptionnel de ce dialogue où Emmanuel Macron, en pleine forme intellectuelle alors qu’il vient d’être atteint par le coronavirus, se livre de manière beaucoup plus approfondie que dans certaines interventions antérieures, je relève, paradoxalement, la tonalité de dérision et de condescendance avec laquelle il a été accueilli.

Mélasse présidentielle ?

Paradoxalement ? Sans doute pas. Le regard est souvent d’autant plus sévère sur l’expression du pouvoir quand on est à mille lieues de pouvoir l’égaler. Quand j’ai entendu parler de « mélasse » au sujet de cet entretien (France Inter) ou que je me suis trouvé en désaccord avec Françoise Degois (Sud Radio, « les Vraies Voix ») qui le réduisait à des « banalités scolaires », j’ai eu envie d’en défendre la qualité et la richesse. Non pas que tout y soit d’une originalité foudroyante et dénué de visées politiques cousues de fil présidentiel. En particulier le lien qui est fait entre Jean-Pierre Chevènement et Nicolas Sarkozy qui avait choisi le mauvais mot d’identité nationale mais dont l’idée était bonne. Emmanuel Macron tient à nous montrer son souci de tenir les deux bouts d’une chaîne. Le « en même temps », dont on a tort de se moquer sauf à valider la mutilation de la réalité, va lui servir de fil directeur dans tout l’entretien. Et à contredire un grief dont on devine qu’il l’a heurté : avoir été dit « multiculturaliste » alors qu’il promeut seulement une France plurielle qui ne jugerait pas incompatible une adhésion républicaine forte avec des appartenances singulières qui enrichiraient au lieu de séparer.

C’est une forme de courage de s’en tenir à cette approche qui bat en brèche le simplisme de notre monde.

On peut bien sûr moquer cette volonté de s’installer en permanence sur le fil du rasoir et de refuser un totalitarisme validant une vision hémiplégique de notre vie nationale. Ainsi évoque-t-il aussi le Pétain de 1917 puis mentionne-t-il Charles Maurras pour souligner la détestation de ses idées antisémites mais l’absurdité de ne plus vouloir « le faire exister. » C’est une forme de courage de s’en tenir à cette approche qui bat en brèche le simplisme de notre monde, l’appétence qu’a notre psychologie collective pour le « victimaire et l’émotionnel », le recul de la raison et, donc, le prurit de cette « société de l’indignation » qu’il récuse.

Cet entretien est d’abord un bel exercice intellectuel où Emmanuel Macron est à son meilleur, parce qu’il analyse son propre passé présidentiel et ausculte le coeur de la France. Rien de ce qu’il affirme n’est indifférent et j’aime qu’il mette en évidence certaines dérives de notre pays, les grandes lignes de tendances qui sont de nature à l’affaiblir si on n’y prend garde. C’est la société française qui est son sujet et s’il prend des risques – comme sur le privilège de l’homme blanc – ils sont calculés. Sur ce sujet il peut apparaître provocateur mais à bien le lire, il me semble que son point de vue échappe de justesse à la racialisation du débat, même s’il ne met pas suffisamment en exergue les difficultés économiques et sociales de certaines populations.

Une bienveillance éclairée

À côté de ces propos qui ont été discutés, il y a d’autres pensées et dénonciations qui font du bien au citoyen. Quand il pourfend la « trahison des clercs », l’obsession du commentaire, le manque de patriotisme de certaines élites, une vision désincarnée de la France – il a pu encourir ce reproche -, l’écrasement des hiérarchies, la grave faillite d’une extrême gauche qui, encore plus que l’extrême droite, fait fi de l’ordre républicain et légitime les violences, comment qualifier ce dur mais lucide constat de banal ? Le président a décidé, même si cela a été mal compris, de sortir par le haut des impasses dans lesquelles l’avaient enfermé les saillies du début de son quinquennat visant exclusivement les faiblesses des Français. Il en a profité, se corrigeant, pour se mettre dans la catégorie des « réfractaires »… Avec ce dialogue, il a d’une certaine manière généralisé, en veillant à ce que ses considérations ne soient pas offensantes pour le commun des citoyens, une perception de bienveillance éclairée, qui à la fois le rend fier des Français mais lui pèse aussi.

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Il est tellement malaisé de les définir, ces Français si complexes, si contradictoires, si rétifs. Le Président, par une démarche volontariste – avant 2022, il ne pouvait demeurer dans cet entre-deux à l’égard de ses concitoyens – a décidé de peindre en rose républicain l’âcreté souriante, ironique, parfois blessante de ses aperçus à l’emporte-pièce d’hier. Il n’empêche que derrière ce verbe apparemment allègre, pointe une sorte de mélancolie démocratique : ce dont il les crédite, ces Français, est aussi ce qui fait de sa tâche présidentielle un exercice épuisant, presque impossible, quasiment un tour de force.

Pas de meilleure démonstration, entre ces éloges contraints quoique sincères d’un côté et cette conscience triste de l’autre, de l’obstination d’Emmanuel Macron à se démontrer d’abord à lui-même, en se représentant en 2022 et en l’emportant, qu’il aura réussi quelque chose d’exceptionnel: présider la France.

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1940-1944: On nous dit tout, on nous cache rien!

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François Azouvi.© MANTOVANI Gallimard/Opale via Leemage

La thèse dominante qui prétend que de Gaulle a vendu aux Français un grand mythe de la Résistance est elle-même un mythe. Le nouveau livre de François Azouvi montre comment, au supposé « résistancialisme », s’est substitué, pour des raisons politiques, un « pénitentialisme » autodestructeur.


« Français, on ne vous a rien caché » : le titre, ironique jusqu’à la provocation, de François Azouvi renvoie à un fait paradoxal. Nous nous croyons sainement désabusés, libérés d’une vulgate « résistancialiste » qui aurait longtemps régné. Il n’en est rien en fait : depuis les polémiques immédiates sur l’épuration jusqu’à la France coupable (Chirac et successeurs) d’abandon général des juifs, l’idée d’une France unie dans la Résistance n’a jamais dominé dans l’opinion. La question de la fausse conscience se déplace donc : comment la vulgate auto-accusatrice actuelle s’est-elle formée et imposée ?

La thèse affirmant que le « résistancialisme » a régné sans partage s’appuie d’abord sur le souvenir des jours de gloire où de Gaulle a parlé à l’Hôtel de Ville de « Paris libéré par lui-même », puis descendu les Champs-Élysées au milieu du peuple invoqué et convoqué la veille. Ces journées sont supposées être celles où a pris corps le mensonge qu’on dénonce sans cesse. En effet, si les insurgés parisiens n’ont pas connu le sort de ceux de Varsovie au même moment, c’est aux chars de Leclerc et Patton qu’ils le doivent. Reste que l’heureuse issue n’était pas assurée d’avance, qu’il a fallu prendre un risque, que « Paris debout pour se libérer » est une vérité partielle, à la fois conjoncturelle, symbolique, que le grand metteur en scène n’a jamais présentée comme disant toute la vérité de la période.

Si la Résistance n’a pas été le point de départ d’un élan inspirant la période, elle est longtemps restée présente et même obsédante dans la mémoire politique

Le problème n’est pas que cette mémoire porteuse de valeurs soit mensongère, c’est qu’elle s’insère mal dans le tissu des événements, qu’elle est restée la butte-témoin d’une histoire qui n’a pas eu lieu, ce qui l’isole et la rend fragile. Beaucoup de résistants ont associé une intention ou un rêve de révolution à leur révolte, voyant celle-ci comme une semence d’histoire. Mais, on le sait, les fruits n’ont pas tenu les promesses des fleurs. La présence encombrante du communisme, les tâches de la reconstruction et de la modernisation, la guerre froide, les questions coloniales… ont contraint à une politique triviale dans laquelle la mémoire de la Résistance a été un élément plus décoratif que structurel. Premier signe de cette retombée, la critique quasi immédiate de l’épuration, qui a duré jusqu’à la loi d’amnistie de 1953. Y ont contribué d’anciens vichystes (Marcel Aymé) aussi bien que d’anciens résistants (Jean Paulhan) : dès cette époque, la Résistance apparaît comme un passé à solder et non une pierre d’attente pour l’avenir.

En revanche, Azouvi montre très efficacement que, si la Résistance n’a pas été le point de départ d’un élan inspirant la période, elle est longtemps restée présente et même obsédante dans la mémoire politique. Les grands débats de l’après-guerre, sur la Communauté européenne de défense par exemple, ont été surdéterminés, biaisés par les évocations de la Résistance. Ce rôle de ressource rhétorique et argumentative n’a pu en retour que troubler, voire polluer une mémoire rendue illisible par la multiplicité de ses émergences. À cet égard, le moment algérien a été symptomatique, non seulement parce que ce fut pour de Gaulle l’occasion d’apparaître une seconde fois comme l’homme de la décision, mais parce que tous ceux qui se sont alors affrontés se paraient d’emblèmes et de vocables empruntés à ce qui restait un repère incontournable. Le FLN emprunte à la France combattante l’institution d’un « gouvernement provisoire », en 1962 Bidault préside un nouveau CNR, ceux qui refusent de servir dans l’armée française sont des « réfractaires », alors que les Algériens combattants sont des « maquisards »… Ces réemplois approximatifs participent en fait d’une usure mémorielle à quoi contribuent par ailleurs les procès et débats autour de René Hardy, de l’arrestation de Caluire et des éventuelles trahisons. Il n’empêche qu’en face de ces évocations approximatives, à l’autre extrémité du spectre des mémoires, l’événement conserve une dimension sacrée qu’illustre en 1967 ce que l’on pourrait appeler la canonisation de Jean Moulin.

À celle-ci répond, quelques années plus tard, en 1971, le succès du Chagrin et la Pitié, qui révèle chez beaucoup l’impatience de se libérer d’un surmoi pesant. On l’a souvent dit, ce film compose un discours faux avec des images vraies. L’emploi de l’ironie et du sarcasme y décomplexe le spectateur plus qu’il ne l’éclaire. Avant la sortie du film, la révolte des étudiants, dont beaucoup de leaders, souligne Azouvi, étaient juifs, a ébranlé les symboles, de Gaulle a quitté la scène, la mémoire résistante a subi un tel déclassement qu’on peut désormais la défier en prétendant être, comme le dit la Gauche prolétarienne, la « nouvelle résistance ». L’insolence générationnelle va jusqu’à prétendre que l’ensemble des Français a accepté la loi de l’occupant et abandonné les juifs (ce qui est loin de la vérité). L’idée de fond est d’ajouter à l’antinazisme ce qui a fait défaut à la Libération, un projet révolutionnaire, et d’opposer aux héros fatigués qui ont survalorisé leur propre action, les victimes qu’ils avaient souvent oubliées.

Procès de Maurice Papon, cour d'assises de la Gironde, 31 mars 1998. © Derrick Ceyrac/AFP
Procès de Maurice Papon, cour d’assises de la Gironde, 31 mars 1998. © Derrick Ceyrac/AFP

François Azouvi montre bien comment une série de procès (Barbie en 1987, Touvier en 1994, Papon en 1994) a imposé les victimes contre les héros. La question cruciale a été l’extension de la qualification de crime contre l’humanité qui, seule, permet de juger ce qui autrement serait prescrit. Au procès de Klaus Barbie, l’accusation a échoué à faire considérer le supplice de Moulin comme participant de ce crime contre l’humanité qu’a été dans son ensemble l’entreprise nazie. Il fut alors reconnu que le seul crime contre l’humanité de la période avait été le génocide des Juifs : le gestapiste de Lyon n’a été condamné que pour la déportation des enfants d’un foyer juif. C’est aussi pour le massacre de juifs que le milicien Touvier sera condamné après un procès qui s’est tenu en dépit d’une grâce présidentielle (accordée par Pompidou), dont on a considéré qu’elle ne pouvait pas faire obstacle à la justice mémorielle quand il s’agissait de la Shoah. En 1998, le procès Papon est l’étape finale de l’effacement des héros devant les victimes. Il oppose directement la Résistance à laquelle le préfet de la Gironde a participé et les plaintes pour des déportations de juifs vers l’Est qu’il a couvertes de son autorité : ce résistant sera condamné pour participation à la Shoah.

Le sacré victimaire 

L’« épilogue » du livre nous montre désormais voués au sacré victimaire, hésitant vis-à-vis des héros de naguère entre reconnaissance et ressentiment, capables peut-être d’évoquer la Résistance comme une affaire pas plus importante que d’autres.

Peut-on dire que, comme il y a un siècle, ce à quoi certains se sont voués corps et âme s’est égaré ensuite dans les embrouillaminis de la politique ?

Cet épilogue compare aussi notre position actuelle à celle de Péguy écrivant Notre jeunesse dix ans après la libération de Dreyfus. Peut-on dire que, comme il y a un siècle, ce à quoi certains se sont voués corps et âme s’est égaré ensuite dans les embrouillaminis de la politique ? Ce rapprochement paraît contestable : la Résistance ne s’est pas dégradée en politique parce que, si son aura a été souvent exploitée, son rôle après-guerre a vite cessé d’être décisif. En 1952, Antoine Pinay devient président du Conseil, bien qu’il ait voté les pleins pouvoirs à Pétain : aucun antidreyfusard n’a connu un tel rebond de sa carrière avant 1914. Si de Gaulle est revenu, ce fut à cause d’une urgence habilement exploitée, non pour renouer avec le passé. Il y a donc une grande différence, qu’il faut interroger, entre l’inscription historique féconde du dreyfusisme et celle, faible, de la Résistance. Qu’est-ce qui détermine le destin politique d’un mouvement « mystique » de réaffirmation des valeurs essentielles bafouées ?

La « mystique » dreyfusarde a non seulement été active sur le moment, elle s’est montrée ensuite féconde. Contre le sentiment que la France avait connu une guerre des cultures, Péguy affirmait que « les mystiques ne sont pas ennemies », qu’un accord souterrain rapprochait ce que les partis voulaient opposer : les mystiques chrétienne, juive et franco-républicaine. La suite allait confirmer ce jugement. Quelques années plus tard, Barrès se dégage de sa vue clanique des valeurs essentielles pour célébrer le rapprochement des « familles spirituelles de la France » dans l’Union sacrée. Ensuite la mouvance catholique se sépare de Maurras et prend pour référence des figures dreyfusardes comme Maritain et Péguy lui-même. En même temps le franco-judaïsme, celui de Bergson, de Marc Bloch ou de Léon Brunschvicg, s’affirme comme jamais. Cette diffusion après l’affrontement d’un certain dreyfusisme n’a été possible que parce que cet affrontement s’était déroulé sur un terrain commun aux adversaires, la nation, à quoi ils adhéraient tous malgré leurs divergences sur les valeurs qu’on devait lui attacher.

Dans les années 1930, ce fond commun s’étiole, rongé par un pacifisme qui conduira parfois à l’antisémitisme. Quand s’opposent Vichy et la Résistance, le terrain commun manque, et le conflit est d’autant plus radical : il s’agit cette fois de l’existence ou non du sujet national, qui auparavant était le soubassement partagé. Dans ces conditions, après l’épreuve, seront impossibles aussi bien un débat utile que des retrouvailles (dont Aron et même de Gaulle ont pu rêver au moment du RPF). On peut dire autrement : la mystique n’est productive que si elle est incarnée. Faute de quoi, les célébrations répétitives et les utilisations opportunistes sont vaines et le pénitentialisme se présente comme chemin vers la vérité, jusqu’à l’autodestruction.

Français, on ne vous a rien caché: La Résistance, Vichy, notre mémoire

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Référendum écologie: nous avons déjà répondu à la question

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Emmanuel Macron, 12 décembre 2020. © STEPHANE LEMOUTON-POOL/SIPA 00995674_000024

Emmanuel Macron vient d’annoncer un référendum pour introduire la défense de l’environnement dans la Constitution. Sauf que le Conseil constitutionnel a déjà consacré ce principe…


Les référendums sont souvent l’occasion d’une redéfinition des clivages politiques traditionnels ; divisant la droite et la gauche, fédérant autour d’un combat commun les ennemis d’hier. La ratification du traité de Maastricht sur l’Union européenne fut ainsi le point de départ d’un âpre conflit au sein de la droite française comme de la gauche, opposant les partisans de l’intégration européenne à un large et composite camp qu’on qualifiera par commodité de « souverainiste. »

Splendeurs et misères des référendums

En 2005, le vote relatif au traité établissant une Constitution pour l’Europe devait être une redite… mais fut la revanche des nonistes. Autrefois l’arme des Présidents en quête de renforcement de leur légitimité populaire, le référendum est désormais utilisé avec la plus grande parcimonie. Souhaitant renouer avec la tradition gaullienne, qu’il évoque souvent dans ses discours pour qui veut bien les entendre, Emmanuel Macron a trouvé le sujet idoine en cette année 2020 apocalyptique : l’écologie.

En équilibre très instable avant l’élection présidentielle, Emmanuel Macron cherche des voix à droite et à gauche, désireux de sécuriser ces quelques points qui pourraient lui faire défaut pour être présent au second tour. Il multiplie donc les déclarations schizophréniques, voire perverses, comme dernièrement dans L’Express où son art consommé du double langage trahissait une forme de fébrilité quand, après avoir fait l’éloge de Jean-Pierre Chevènement et dénoncé la culture de la victimisation en œuvre actuellement en Occident, il donnait une légitimité présidentielle au pilier de cette idéologie en utilisant et en reconnaissant la pertinence de l’expression « privilège blanc. »

Que la question posée ne mérite pas de référendum ne le gêne pas.

Le référendum relatif à l’introduction de la défense de l’environnement dans le premier article de la Constitution s’inscrit dans une même démarche visant à polariser l’opinion autour de sujets annexes mais extrêmement médiatiques et porteurs, donnant un temps d’avance au président dans les débats publics. Que la question posée ne mérite pas de référendum ne le gêne pas. Le but n’est pas de poser au peuple souverain une question pour laquelle son avis serait nécessaire. De fait, la défense de l’environnement est déjà prévue par la Charte de l’environnement de 2004 qui a valeur constitutionnelle, prévoyant dans son premier article que « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ».

Déclarations d’intention

Ajoutons par ailleurs que le Conseil constitutionnel rendait en février dernier une décision historique quant à la protection de l’environnement. Saisis par le Conseil d’État auprès duquel les fabricants de pesticides avaient contesté l’interdiction par la loi Elagim (agriculture et alimentation) d’élaborer sur le sol français des produits non autorisés dans l’Hexagone destinés à être exportés, à compter de 2022, les sages ont considéré que la défense de l’environnement et de la santé pouvait conduire à réduire la liberté d’entreprendre. Le référendum envisagé par Emmanuel Macron n’a donc pas d’autre utilité que symbolique… et politique.

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Sachant pertinemment qu’il ne pourra pas forcer la réforme constitutionnelle plus large qu’il promettait en 2017, ni le mode de scrutin des prochaines élections législatives, puisque le Sénat ne le suivra pas, le Président est en quête de ces gestes politiques qui lui permettraient d’incarner encore un peu cette ligne progressiste et démocrate qui était le ciment de sa campagne de 2017. Soutenu par les fortunes des gagnants de la mondialisation, bien qu’il s’en défende, Emmanuel Macron donne quelques miettes aux Français, lesquels doivent se contenter de déclarations d’intentions et de longs discours empathiques pendant qu’on détricote leurs libertés, qu’on les étouffe d’impôts et que rien de concret ne semble en mesure d’enrayer la spirale de l’insécurité sous toutes ses formes, du terrorisme et des divisions qui déchirent les Français. Poser une question à laquelle la France et les Français ont déjà répondu par l’affirmative ne sera pas de nature à améliorer le sort fait à notre pays.