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L’Empire contre-attaque

"Ce n’est pas moi qui ai commencé"


L’Empire contre-attaque
Jacques Chirac, Vladimir Poutine et George W. Bush au sommet OTAN-Russie de Rome, 28 mai 2002 © PATRICK KOVARIK / AFP

Aveuglés par des idéologies opposées, la Russie et l’Occident oscillent entre guerre et dialogue de sourds. Le camp du Bien, défendu par Washington et l’Union européenne, ne conçoit pas que Moscou puisse s’opposer à l’expansion de l’OTAN.


L’affrontement entre l’Occident et la Russie est un choc entre deux visions irréconciliables du monde, l’une idéologique, l’autre réaliste. Ce choc explique la spirale vicieuse dans les rapports Est-Ouest qui, entamée depuis au moins 2014, vient de conduire à une guerre en Ukraine et risque de continuer à dégénérer pendant les années à venir.

Deux visions séparées par un gouffre

Idéologue, l’Occident l’est depuis la fin de la guerre froide. Succombant à l’illusion mégalomane d’avoir accompli la fin de l’Histoire, l’Occident est obsédé depuis trente ans par un mariage entre deux éléments. Le premier est le post-nationalisme d’une « construction » européenne qui reste tournée vers l’avenir afin de ne pas affronter un présent trop compliqué. Le second est une OTAN qui, pour ne plus être une alliance défensive protectrice de l’intégrité territoriale de ses membres, s’est réinventée comme une alliance agressive dont les valeurs et les objectifs sont « universels et perpétuels » – selon le texte de son « Concept stratégique » adopté en 2010 – et qui vise à être le défenseur et l’arbitre des droits de l’homme partout dans le monde, de Pristina à Kaboul.

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Réaliste, la Russie l’est devenue à cause de l’effondrement du régime idéologique sous lequel le pays a souffert pendant soixante-dix ans, régime qui l’a conduite dans l’abîme. Quand Poutine cite Lénine, c’est pour dénoncer les conséquences terribles de l’idéologie en politique. Immunisée, la Russie ne pense plus en termes du dépérissement de l’État ou de la révolution mondiale voulus par Marx, Engels, Lénine et Trotski. Ces idées sont depuis longtemps installées en Occident dont l’idéologie mondialiste imagine que toutes les contradictions seront résolues dans une fin de l’histoire technocratique et commerciale.

La crise en Ukraine a révélé le gouffre qui sépare ces deux visions. Les Russes ayant demandé que l’OTAN arrête sa politique d’élargissement, l’Occident a répondu avec orgueil qu’il ne pouvait pas transiger sur ses principes. Tout pays, et en particulier l’Ukraine, aurait le « droit souverain » de choisir ses alliances militaires. Fermer la porte à l’Ukraine serait signer de nouveaux accords de Munich, car dans l’esprit des idéologues occidentaux l’histoire est un éternel retour où nous sommes condamnés à revivre sans cesse l’affrontement si enivrant entre le Bien et le Mal des années 1930. Cette réponse parfaitement idéologique à une demande politique a l’inconvénient d’être fondée sur un mensonge, mensonge qui vient justement de l’aveuglement qu’entraîne l’idéologie. Contrairement à ce qu’affirment les dirigeants occidentaux, l’article 10 du traité de Washington de 1949, la charte de l’OTAN, ne reconnaît aucunement un quelconque « droit » d’un pays tiers à intégrer l’OTAN. Il stipule au contraire que l’Alliance peut inviter d’autres pays à la rejoindre, ce qui suppose aussi qu’elle peut ne pas les inviter. L’emploi du langage des « droits » dans une telle situation est parfaitement infantile, les prétendus « droits » de l’Ukraine étant contrebalancés par le droit évident de l’OTAN de choisir ses propres membres et sa politique d’élargissement.

Insoutenable légèreté

Pire, l’idéologie de l’Occident l’aveugle devant ses propres actes et leurs conséquences.  Selon le conte de fées que l’Occident se raconte pour s’endormir, il n’y a que « liberté » et « valeurs » du côté occidental, alors que les méchants Russes ne pensent qu’en termes de chars, de gaz et de rapports de force. Ainsi, la puissance militaire gigantesque de l’OTAN (le budget militaire américain à lui seul dépasse ceux, cumulés, des dix États suivants) se volatilise et disparaît dans un nuage d’odeur de sainteté. Les guerres à répétition menées par l’Occident : contre la Yougoslavie en 1999, contre la Libye en 2011, contre la Syrie par interposition à partir de 2011, et en Afghanistan pendant vingt ans, sont ainsi justifiées par l’insoutenable légèreté d’un Occident incapable de voir la réalité de ses actes et la façon dont ils sont perçus par d’autres nations.

Concrètement, cet angélisme occidental refuse de tenir compte du fait que l’Ukraine, poussée par les États-Unis, voulait la guerre. La nomination en novembre 2021 de Dmytro Iaroch, fondateur du parti d’extrême droite ultra nationaliste Secteur droit (l’un de ceux que BHL n’a jamais rencontrés pendant ses nombreux séjours en Ukraine), comme conseiller du commandant en chef des forces armées ukrainiennes est passée sous le radar des chiens de garde du politiquement correct autrement si prompts à dénicher partout des fachos en Europe.

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L’Occident a fait la sourde oreille quand Kiev, le 20 février, a menacé de se doter de l’arme nucléaire, en contravention avec tous les traités de non-prolifération en vigueur depuis des décennies. L’Occident semblait croire que les Russes ne réagiraient ni à la dénonciation unilatérale par les États-Unis du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire en 2019, traité qui est un véritable monument de la fin de la guerre froide car signé par Reagan et Gorbachev en 1989, ni à la dénonciation par les Américains du traité ABM (antimissile balistique) en 2002, ni à la création du « bouclier antimissile » dans les années 2000 et 2010 – en réalité un chapelet de bases en Europe de l’Est d’où des missiles peuvent être lancés vers la Russie.

Pendant sept ans, depuis le coup d’État violent qui a renversé le régime ukrainien, les Européens et les Américains récitent avec une insistance incantatoire que les accords de Minsk doivent être respectés, alors qu’ils savent très bien que ce sont les Ukrainiens qui ne veulent pas les respecter en accordant une autonomie au Donbass comme ces accords le demandent. En de telles circonstances, comment s’étonner que les Russes proclament haut et fort depuis quelques semaines que leur patience est épuisée et qu’ils entendent en tirer la conclusion qui s’impose, à savoir que ni les Ukrainiens ni leurs parrains américains ne veulent la paix ?

Les Dieux rendent fous ceux qu’ils veulent perdre. Nous en sommes là.

Mars 2022 - Causeur #99

Article extrait du Magazine Causeur




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Universitaire britannique, ancien député européen, spécialiste des affaires internationales et de philosophie politique.

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