Nicole Croisille, l’une des plus belles voix françaises et Philippe Labro, le prince des médias viennent de nous quitter. Monsieur Nostalgie se souvient…
Hier encore, un ami journaliste me demandait : C’est quoi, pour toi, l’esprit français ? Alors, je remontais à Villon, j’enjambais Rabelais, je filais chez Larbaud dans le Bourbonnais, je me risquais à flirter avec Morand, je n’oubliais pas de parler de ce bon vieux bigleux de Prévert aux paupières lourdes tout en me laissant ceinturer par le phrasé d’Aragon. Pour le narguer, j’évoquais même Jean-Pierre Rives et Yannick Noah sans oublier Carlos et Nino Ferrer. Mon cabas est profond, il n’est pas sectaire, j’y entasse les sportifs et les écrivains, les starlettes et les beaux mecs, les non-alignés et les amuseurs du dimanche, les vignes de mon pays au début de l’automne et la Seine boueuse qui vient cogner sur les quais de la Mégisserie. Chacun son folklore, chacun son identité.
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Esprits français percutés par les lueurs américaines
Et puis ce matin, la réponse m’a été donnée. La triste actualité me l’apporte sur un plateau d’argent avec ces deux actes de décès. Nicole Croisille et Philippe Labro étaient nés en 1936 à une saison d’intervalle, ils étaient dans le registre des professions oisives et essentielles, c’est-à-dire le divertissement et l’art populaire, la chanson frissonnante et le cinéma d’élite, deux figures de mon enfance, deux visages qui charrient tant de souvenirs. Je pourrais affirmer aujourd’hui à cet ami qu’ils incarnaient l’esprit français bien que ces deux-là eussent été très tôt percutés par les lueurs américaines ; planaient sur leur tête, le parfum de JFK et les boîtes de jazz de New-York. Les belles demeures des Hamptons et les voix cassées des champs de coton. Oui, c’était ça l’esprit français, l’érotisme canaille d’une chanteuse pouvant tendre son arc, de la tragédie à la comédie, moduler ses cordes à nous arracher des larmes et nous emplir d’une joie frivole et puis, cet aventurier des salles de presse, cet ambitieux qui, du journalisme au cinéma, de l’écriture aux paroles d’un tube, d’une radio luxembourgeoise aux studios Eclair d’Épinay-sur-Seine, voulait goûter à tous les plaisirs et à tous les honneurs.
Ogres de travail
En leur temps, ces deux personnalités ont été célébrées, primées, jalousées, moquées, tendrement aimées pour leurs défauts visibles, ils agaçaient car tout semblait leur réussir ; benoîtement, ils nous donnaient de leurs nouvelles en passant à la télévision chez Guy Lux ou Drucker, chez Pivot ou au micro de RTL. Ces deux personnalités publiques étaient des ogres de travail. Le grand âge arrivant au galop, elles n’avaient pas complètement disparu de nos imaginaires. À chaque fois, même affaiblies par les pépins de santé, on les trouvait dignes et élégantes, piquantes et courtoises sans être trop mielleuses, ce qui est un exploit dans les métiers de communication. Dans une France qui valide tant de fausses valeurs et de pleurnicheurs du soir, ces deux-là conservaient une forme d’élégance dans leur apparence et leur propos. Ça paraît peut-être banal, ridicule, anecdotique, mais à l’heure des sauvageries et des faillites intellectuelles, on se sentait bien avec eux, on n’avait pas honte de nos artistes.
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Dans nos provinces, on trouvait même que Nicole, son carré court blanc éclatant et ses mains d’harpiste et Philippe, sa gueule d’acteur et son allure d’éternel étudiant de la Ivy League donnaient du lustre à notre nation. Avec eux, on se sentait respectés. Compris. Ce matin en apprenant leur disparition, j’ai eu deux flashs. J’ai revu Nicole en duo avec Mort Shuman à Genève pour une émission enregistrée en public sur la RTS. Ensemble, ils interprètent au débotté, naturellement comme seuls les grands professionnels savent briller ; ça semble improvisé, facile, ils se chambrent, ils se taquinent, ils s’apprivoisent, ils nous amusent. Leur duo est drôle et d’une intelligence folle. Mort donne la note au piano, et Nicole enflamme l’auditoire, elle envoie les mots de « Parlez-moi de lui » tout en puissance cristalline. Elle foudroie. Elle nous terrasse. Elle est géniale de charme et d’émotion. Elle nous transperce. Nicole en robe lamée, prend possession de nos friches intérieures, à la manière d’une Barbra Streisand. Quand je repense à Philippe, ce sont des noms qui surgissent, des codes personnels : Bart Cordell, la famille Galazzi, le nonce, etc… J’aime le cinéma de Labro qui n’était pas comme celui de tous ces réalisateurs révolutionnaires subventionnés car il aimait sincèrement les puissants. J’aimais son manichéisme soyeux. J’aime L’Héritier, L’Alpagueur et même Rive droite, rive gauche. J’aime le triangle amoureux, Jean-Paul entouré de Maureen Kerwin et de Carla Gravina. J’aime passionnément Charles Denner. Nicole et Philippe étaient des artistes car ils nous ont fait changer de peau. Parlez-nous encore longtemps d’eux !
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