Le Bonheur conjugal, de Tolstoï – La Demande en mariage ET L’Ours, de Tchekhov


Le Bonheur conjugal de Tolstoï, court roman (1859) ici adapté par Françoise Petit, est une petite merveille que nous ignorions. Le bonheur conjugal ? Ce sont deux étapes successives (au moins) et le glissement progressif de l’une (l’euphorie) à l’autre (l’eau grise – du quotidien, de la répétition, etc.).
L’eau grise ? Oui, comme chez Jacques Chardonne dans L’Épithalame (1921) (par exemple – mais en fait, partout dans son œuvre). Comme le titre du premier livre de François Nourissier : L’Eau grise (1954) – explicite référence à Chardonne, qui était son ami, son aîné et un de ses mentors.
Comme c’est étrange. Comme si la littérature était une histoire de familles, ou une famille, ou un pays – avec sa géographie (littéraire), ses contrées voisines, et ses frontières (Stendhal versus Chateaubriand, ou Tolstoï versus Dostoïevski, si l’on doit caricaturer). Jugez plutôt.
Comment passe-t-on de Tolstoï à Nourissier ? Suivez-moi. D’abord il y a Flaubert, que Tolstoï a lu, dont il s’est souvenu pour Anna Karénine – parenté-proximité de Bovary revendiquée, par Tolstoï lui-même.
Flaubert que Chardonne vénérait (son modèle avoué), et ses livres (de Chardonne) s’en ressentent, comme son style (et étonnamment, pour la figure tutélaire des Hussards, si stendhaliens – Nimier et Déon en particulier).
Enfin, de Chardonne au Nourissier de L’Eau grise, l’influence est transparente.
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Voilà pour la littérature comme pays. Et ce sentiment qui ne nous a pas quitté durant la représentation, d’être entre Flaubert et Chardonne – donc avec Tolstoï lorsqu’il écrit Le Bonheur conjugal, à 30 ans. Étonnant.
Le Bonheur conjugal, c’est une histoire exaltante, prometteuse – celle de Macha, une jeune femme de 17 ans, qui épouse un ami de son père, son aîné de 20 ans. Le bonheur est d’abord total – l’allégresse des débuts – puis… moins. Vous avez compris. L’adaptation et la mise en scène de Françoise Petit fonctionne parfaitement. Le récit est pris en charge par Macha – jouée par Anne Richard, irréprochable de bout en bout, qui déroule le fil de son existence, et surtout l’histoire de son mariage.
À l’évocation de certaines scènes-clés de sa vie, son monologue est ponctué par les apparitions spectrales de son mari – ici joué par Jean-François Balmer, dans un rôle muet (spectral), mais éloquent : il est parfait – amoureux, galant, inquiétant, irascible et… muet (l’homme idéal en somme).
Le troisième acteur est un piano – enfin : un pianiste, Nicolas Chevereau, qui accompagne le récit. Ou, mieux, y supplée lorsque les mots viennent à manquer. Je vais aggraver mon cas (après Chardonne) – mais j’ai alors pensé à un petit livre de Jacques Benoist-Méchin (relu à l’occasion de la parution de la biographie qu’Éric Roussel vient de lui consacrer chez Perrin).
Ce petit livre, c’est son Avec Proust, écrit si jeune (22-24 ans), et assez remarquable – où il étudie en particulier le rôle de la musique chez Proust.
Benoist-Méchin commence par explorer le style, le désir, la naissance de l’amour, le déclin de l’amour, etc. dans La Recherche. Avant d’aborder, enfin, la musique. Pourquoi ce détour – et nous revenons au pianiste de notre spectacle ? Car, écrit-il, « avant d’examiner ce que peut la musique, ne fallait-il pas déterminer ce que ne peuvent pas les mots ? »
Voilà pour le rôle du pianiste dans ce spectacle qui nous a enchanté – où les couleurs, les mots, les émotions et la musique se répondent… et correspondent.

Je poursuivrai avec quelques mots à propos de l’autre spectacle qui se joue au Poche-Montparnasse, aussi épatant. Tchekhov, donc.
Petit repère – Tolstoï : 1828-1910 ; Tchekhov : 1860-1904. L’aîné a salué la mort du cadet : « On le voit jeter comme au hasard les couleurs qu’il a sous la main, et on pense que toutes ces touches de peinture n’ont aucun rapport entre elles. Mais dès qu’on s’écarte et qu’on regarde de loin, l’impression est extraordinaire. On a devant soi un tableau éclatant, irrésistible. » Pas mieux.
On connaît le mot de… Staline (j’aggrave décidément mon cas…), drôle malgré lui : « En littérature, il y a Shakespeare et Tchekhov. Moi, si j’avais été écrivain, j’aurais plutôt écrit comme Tchekhov. »
On ne le saura jamais – mais à considérer ce mot, il aurait eu au moins une chose en commun avec Tchekhov : son humour et son goût de l’absurde, tous deux magnifiés dans La Demande en mariage et L’Ours, deux pièces classiques dorénavant que Tchekhov considérait comme des « plaisanteries », mais où appert sa fantaisie – facette de sa nature souvent occultée par sa mélancolie.
Ici, ce sont 3 tempéraments véritablement comiques qui s’en emparent : Émeline Bayart (remarquée récemment dans La Culotte d’Anouilh), Jean-Paul Farré (qu’on ne présente plus), et Luc Tremblais (que je connaissais mal).
Un trio drôlissime, deux pièces apéritives – le spectacle est court (1H20), comme le Tolstoï par ailleurs – où éclate la parenté insoupçonnée jusqu’alors par nous, du jeune Tchekhov (ce sont ses deux premier succès) avec… Feydeau (1862-1921). Une précision : les premiers écrits de Tchekhov étudiant furent des histoires drôles, pour des journaux satiriques. C’est ce Tchekhov qui écrit ces deux pièces. Et il « rappelle » en effet Feydeau (comique outré, scènes hénaurmes, situations abracadabrantes mais réglage millimétré, etc.).
Ce – en dépit de ce qu’éprouve Jean-Paul Benoît, metteur en scène que l’on ne présente plus (non plus) et dont le travail ici corrobore tout le bien que l’on en pense depuis longtemps.
Dans un entretien substantiel avec Stéphanie Tesson, Benoît précise en effet que, selon lui, les personnages de Feydeau sont, en gros, des mécaniques (géniales, bien sûr, mais des mécaniques quand même) – tandis que chez Tchekhov, ils sont VIVANTS (sa formation de médecin (de Tchekhov), son regard, n’y étant pas pour rien – selon Benoît toujours).
Il ajoute – c’est passionnant – que pour lui, Tchekhov est un latin (d’où, entre autres, le côté outrancier, voire absurde de ses personnages) : il est né au sud de la Russie, à la même latitude que… Venise. Et de préciser, après la parenté de Tchekhov avec Goldoni et Gogol (« l’insolite des situations excessives ») : « D’ailleurs, les metteurs en scène qui ont le mieux monté Tchekhov sont des Italiens ! »
À ceux qui nous auraient lu jusque-là (oui, toi) – merci.
Coda – Deux spectacles, le temps n’est pas illimité, certains choisiront – l’un… ou l’autre. Je ne pourrai les aider. Les spectacles sont très différents, comme Tolstoï et Tchekhov – mais également réussis. J’ai parlé de « géographie littéraire » au début de ce billet. J’ajouterai qu’il y a aussi les « affinités électives » – et que chacun(e) tranchera, selon sa plus ou moins grande proximité avec Tchekhov – ou avec Tolstoï. Deux ambiances – mais deux excellentes soirées. Donc aucun risque de se tromper de salle.
Le Bonheur conjugal, de Léon Tolstoï, adaptation et mise en scène de Françoise Petit, avec Anne Richard et Nicolas Chevereau au piano, et la participation amicale de Jean-François Balmer. Lumière : Hervé Gary. Musique : Sonate « Quasi una fantasia » de Beethoven.
Vendredi et samedi à 19H. Dimanche à 15H. Théâtre de Poche – 0145445021 – 75 bd du Montparnasse.
Tchekhov à la folie – La Demande en mariage + L’Ours. Deux pièces de Tchekhov. Mise en scène : Jean-Louis Benoît. Avec Emelyne Bayart, Jean-Paul Farré et Luc Tremblais.
Costumes : Krystel Hamonic. Lumières : Alireza Khishipour. Scénographie : Jean Haas.
Du mardi au samedi à 21H. Dimanche à 17H. Théâtre de Poche – Montparnasse.
Et toujours : Bréviaire capricieux de littérature contemporaine pour lecteurs déconcertés, désorientés, désemparés, de François Kasbi, Éditions de Paris-Max Chaleil – à propos de 600 écrivains, femmes et hommes, de France et d’ailleurs.
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