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N. Polony: « Aujourd’hui, un enfant de pauvre n’a aucune chance de réussir à l’école »

Jean-Michel Blanquer et Natacha Polony débattent sur l'Ecole (1/2)


N. Polony: « Aujourd’hui, un enfant de pauvre n’a aucune chance de réussir à l’école »
Le ministre de l'Education nationale, Jean-Michel Blanquer, et la journaliste Natacha Polony. Photo: Hannah Assouline

Pour sa première rentrée, nous avons voulu confronter Jean-Michel Blanquer à l’une des observatrices les plus pertinentes de l’école et du monde enseignant. Apprentissage de la lecture, autonomie des établissements, restauration de l’autorité des profs, le ministre et la journaliste sont loin d’être d’accord sur tout, mais partagent un même constat: l’école est délabrée, et ce n’est pas en perpétuant les errements égalitaristes du passé qu’on la reconstruira.


 

Causeur : Natacha Polony, Jean-Michel Blanquer jouit d’un préjugé favorable dans les milieux que l’on disait autrefois « républicains » et que l’on qualifie aujourd’hui, pour les décrier, de « réacs ». Partagez-vous ce préjugé globalement favorable à l’égard du nouveau ministre ?

Natacha Polony : Jean-Michel Blanquer, par-delà les divergences que nous pouvons avoir, a de mon point de vue l’immense mérite d’avoir, tout au long de sa carrière, mis en avant la question des méthodes d’enseignement, qui est absolument cruciale. Monsieur le ministre, vous faites partie des rares qui comprennent l’enjeu que constituent les techniques d’apprentissage de la lecture et des mathématiques, ce qui explique que votre nomination ait ravi une bonne part des gens qui s’y intéressent depuis des années.

La première mission de l’école est de transmettre des savoirs et des valeurs (J.-M. Blanquer)

Il faut lever une confusion sémantique. Dans la querelle de l’école, les adversaires des républicains ont été baptisés « pédagogistes » (ou « pédagos »), ce qui donne l’impression que les uns veulent s’occuper des savoirs et les autres des méthodes.

N. P. : Une partie du problème de l’école tient précisément au fait que le mot « pédagogie » a été préempté par les tenants d’une certaine ligne pédagogique, qui ont réussi à faire croire que tous les autres se fichaient complètement de la façon de faire passer les savoirs. Or, en particulier, à l’école primaire, enseigner est un métier qui relève de savoir-faire extrêmement complexes qui sont aujourd’hui totalement détruits. Et l’un des chantiers essentiels sera la reconstruction du métier d’instituteur.

Monsieur le ministre, pour l’électorat conservateur, qui craint que le progressisme macronien soit une liquidation, vous représentez une lueur d’espoir. En êtes-vous conscient et avez-vous des assurances quant au soutien du président ?

Jean-Michel Blanquer : Si j’espère mériter le compliment que me fait Natacha Polony, je ne me situe pas dans une logique de séduction d’une famille politique particulière. Du reste, la définition des familles et des clivages est aujourd’hui piégée. Vous reconnaîtrez que le clivage entre « républicains » et « pédagos » que vous décrivez est un peu manichéen et qu’il ne rend pas compte de toutes les discussions liées à la pédagogie, sujet fort complexe. De ce point de vue, l’élection d’Emmanuel Macron a le grand mérite de renouveler notre approche des frontières du débat public et des clivages politiques, y compris en matière éducative. Il y a aussi un trait de sa personnalité qui devrait vous séduire : c’est un intellectuel, un homme politique qui a réellement une pensée charpentée. Je me sens extrêmement à l’aise avec cette double dimension. Pour moi, l’école est consubstantielle à la République. Sa première mission est de transmettre des savoirs et des valeurs. Cela doit unir et non diviser.

Nous avons désormais le système le plus inégalitaire de l’OCDE (N. Polony)

Tout de même, il y a bien, sur l’école, deux points de vue parfaitement antagonistes. D’un côté, ceux que Renaud Camus appelait les « niveaumontistes » et qui, s’ils ne défendent tout de même plus l’idée que le niveau monte, s’efforcent de camoufler la maladie en truquant les thermomètres ; de l’autre ceux qui pensent (on est tenté de dire « qui voient ») que l’école républicaine est en faillite et que tout est à reconstruire. Allez-vous faire une révolution Rue de Grenelle ?

J.-M. B. : Mon but n’est pas de révolutionner l’école, mais plutôt d’opérer un changement de méthode afin de la faire évoluer vers plus de réussite. Et ce n’est pas qu’une question de loi. En effet, le problème du système français, je l’ai souvent constaté, est de s’intéresser aux dispositifs, aux tuyaux, aux techniques ; et pas nécessairement aux contenus, au substantiel. C’est typiquement le cas de la formation des professeurs. On a imaginé depuis la création des IUFM (aujourd’hui les Espé) des structures qui sont tout à fait pertinentes dans leurs grands principes ; car il faut en effet former des professeurs, parce que c’est un métier nécessitant des concepts théoriques et, comme l’a souligné Natacha Polony, un savoir-faire pratique. Mais on s’est peu soucié de ce qui s’y passait vraiment, sans éclairer tout cela par la science, alors même que l’Éducation nationale est l’institution du savoir par excellence. Elle devrait rechercher l’excellence pratique, c’est-à-dire ce qui marche bien sur le terrain !

Avant de discuter des solutions, il faut s’accorder sur la réalité, donc s’attaquer à la difficile question du niveau. C’est une chose de sentir que « le niveau baisse », une autre de le démontrer. Alors, a-t-on raison de parler de désastre ?

N. P. : On peut résumer ce constat par une vérité mise en avant par les enquêtes Pisa : nous avons désormais le système le plus inégalitaire de l’OCDE, ce qui n’était pas vrai autrefois. Aujourd’hui, un enfant de pauvre n’a aucune chance de réussir à l’école. Ce constat-là, tous les politiques devraient se le répéter le matin et se demander le soir ce qu’ils ont fait pour y remédier ! Quant au niveau, pendant des années, on nous a expliqué que le niveau montait – tant et si bien qu’on n’avait pas le droit de le nier. Il y avait même des chiffres du ministère qui prétendaient le prouver ! En admettant que l’on s’accorde sur le fait d’une baisse, voire d’un effondrement, il faudrait l’expliquer. Pourquoi des élèves français, confrontés à des tests internationaux, si imparfaits soient-ils, puisqu’ils regardent avant tout des compétences et non pas des savoirs, se situent-ils dans le ventre mou et de plus en plus bas au fil des années ? Si on lit Le Monde, on pense que c’est à cause du système français monstrueusement élitiste. Voilà pourquoi seul un petit nombre s’en sort. En réalité, le groupe restreint des excellents élèves reste à peu près stable, les très mauvais élèves le sont de plus en plus et le groupe moyen est en train de plonger. On peut donc poser l’hypothèse qu’un petit nombre d’excellents élèves s’en sortira toujours, grâce à des facteurs extérieurs à l’école : quand celle-ci ne fait pas son travail, la famille, l’entourage, la culture personnelle compensent. En revanche, pour tous les autres, rien ne vient compenser cette incapacité de l’école à transmettre des savoirs stables, cohérents et progressifs. Du coup, tous sont tirés vers le bas, en particulier ces élèves moyens qui représentent la très grande majorité et qui sont aussi, du point de vue sociologique, les enfants de la classe moyenne.

Si j’avais tellement peur de fâcher des gens, cela se verrait (J.-M. Blanquer)

Jean-Michel Blanquer, sur la question du niveau, partagez-vous le constat de Natacha Polony ?

J.-M. B. : La France est en effet dans cette moyenne basse que vous avez évoquée. La situation est plutôt celle d’une lente, mais réelle dégradation de la maîtrise de deux savoirs fondamentaux deux matières fondamentales : le français et les mathématiques. C’est désormais un constat partagé, mais il ne faut pas non plus noircir le trait, car c’est une moyenne qui reflète une très grande diversité de situations ; le système français est devenu extrêmement hétérogène, avec des élèves qui vont bien et des élèves qui vont mal. Il y a même des établissements qui vont bien et des établissements qui vont mal. Certains établissements qui sont dans des situations comparables sur les plans géographique, social et culturel ne connaissent pas du tout les mêmes résultats, selon les alchimies humaines à l’œuvre ; preuve que le facteur humain est décisif en matière d’éducation. La géographie de la France révèle une grande hétérogénéité, avec une France de l’Ouest qui, aujourd’hui, va bien sur le plan scolaire et ne connaît pas forcément la même dégradation que d’autres parties du pays.

La France de l’Ouest a globalement échappé aux vagues d’immigration massive qui ont accru l’hétérogénéité des élèves. La question migratoire n’est pas sans incidences sur la question éducative.

J.-M. B. : Il y a beaucoup de facteurs extrascolaires qui ont des conséquences pour l’école. Mais je pense d’abord à la relation entre la famille et l’école, car la réussite d’un élève exige qu’il existe une convergence des valeurs entre les parents et l’école. La maîtrise de l’écrit est aussi un problème. De ce point de vue, il y a une nette dégradation que l’Éducation nationale mesure à travers une dictée que l’on fait tous les dix ans. Sur cette question fondamentale de la maîtrise du langage écrit ou oral, on doit donc faire preuve d’un volontarisme plus fort que celui qui pouvait exister il y a dix, vingt ou trente ans. L’école doit rechercher des effets de compensation pour pallier les difficultés de la société et rétablir l’égalité des chances. D’où l’importance de la mesure que l’on prend en cours préparatoire (CP) en réseau d’éducation prioritaire, avec la division de l’effectif des classes par deux. Là où il y a le plus de fragilité sociale, il y a le plus de fragilité pédagogique. Cela ne pose pas seulement la question des méthodes d’enseignement, mais aussi celle du manque de stabilité et d’expérience du personnel affecté dans les lieux les plus fragiles.

Mais aucune expérience ne prépare à faire cours la peur au ventre !

N. P. : La violence, les insultes sont le produit de toutes ces années où les enfants n’apprennent pas à devenir des élèves, à respecter les règles, à accepter l’autorité et où le retard accumulé les prive de toute possibilité de comprendre ce qu’ils font là. On paye au collège ce qui n’a pas été fait en maternelle et au primaire parce que l’institution, la société et certains professeurs ont fini par accepter l’inacceptable. Même dans les établissements réputés faciles, professeur est un métier difficile. Il faudrait s’intéresser à la façon dont l’État les traite. Et surtout qu’il commence par les rémunérer correctement et par les valoriser.

J.-M. B. : Je me définis volontiers comme un ministre des professeurs. Plus largement, depuis que je suis arrivé au ministère, j’utilise l’expression « école de la confiance ». Votre façon de poser les questions peut être clivante ; or, sur les questions d’éducation, cliver est contre-productif. Les pays dont le système éducatif se porte bien sont ceux qui réussissent à créer une forme d’unité nationale autour de leur école. C’était encore le cas en France il y a quelques décennies.

Il y a beaucoup de décennies, alors ! Parmi les nombreuses forces qui ont conspiré à camoufler le désastre en cours sous des taux de réussite au bac faramineux, obtenus grâce à une notation volontairement laxiste, ce ministère est depuis longtemps en première ligne !

J.-M. B. : Je refuse qu’on mette les problèmes sous le tapis. Mais je refuse aussi d’entretenir les querelles, aussi pertinentes soient-elles intellectuellement ! En réalité, si l’on mène le travail d’explication nécessaire, 90 % des Français sont capables d’adhérer à un socle de grands principes de fonctionnement de l’école.

N. P. : Que, dans votre position, il soit essentiel de ne pas cliver, on peut l’entendre. Quand cette recherche du consensus devient un empêchement à l’action, cela commence à poser problème. Prenons l’exemple de l’apprentissage du français au CP : aujourd’hui encore, de jeunes professeurs comprennent progressivement que les méthodes qu’ils utilisent ne fonctionnent pas. Ils font donc des recherches et découvrent – ô surprise ! – que des enseignants utilisent une méthode strictement syllabique et non pas des méthodes mixtes ou semi-globales, comme 95 % des méthodes aujourd’hui. Ces jeunes professeurs expérimentent, comparent, s’aperçoivent que la méthode syllabique marche mieux et, le jour où ils sont inspectés, ils se font saquer et on les oblige à revenir à d’autres méthodes ! J’ai encore eu des témoignages en ce sens cette année. Alors, s’il faut cliver pour avancer, tant pis ! Étant donnée la force d’inertie considérable de toute une partie de l’Éducation nationale, l’important, c’est de savoir ce que l’on veut faire et de s’y tenir.

J.-M. B. : Comme vous le savez, j’ai décidé de prendre le taureau par les cornes sur ces questions, en particulier sur l’apprentissage de la lecture. Je ferai tout ce qui permet le progrès des enfants.

N. P. : En ce cas, il vous faudra accepter de fâcher pas mal de gens…

J.-M. B. : Si j’avais tellement peur de fâcher des gens, cela se verrait !

N. P. : Vous avez été choisi par Emmanuel Macron qui explique qu’on ne peut pas changer la France avec les mêmes personnes. Mais vous gardez à des postes de responsabilité des gens qui étaient en place sous Najat Vallaud-Belkacem, en particulier les membres du Conseil supérieur des programmes et son président qui ont inventé ou validé les pires aberrations. Le « prédicat » (notion dont l’introduction à l’école primaire a pour seul objet de reculer encore l’apprentissage de l’analyse grammaticale précise) est toujours d’actualité – et le prédicat n’est qu’un symbole. Le nerf de la guerre pédagogique, ce sont les contenus, les savoirs, qu’il s’agit de transmettre.

Précisons que Florence Robine, la directrice générale de l’enseignement scolaire de Najat Vallaud-Belkacem, a déjà été appelée à d’autres fonctions. Pour conclure la question de Natacha Polony, avez-vous l’intention, monsieur le ministre, de limoger le président du Conseil supérieur des programmes ? Qui est-ce, d’ailleurs ?

N. P. : Le célèbre Michel Lussault, notamment connu pour avoir présidé à la confection de programmes aux intitulés délicieusement orwelliens, « Aller de soi et de l’ici vers l’autre et l’ailleurs », « Rechercher le gain d’un duel médié par une balle ou un volant », et avoir conclu que « la grammaire n’est pas un dieu ».

J.-M. B. : Je ne vais évidemment pas me prononcer sur la personne, mais il importe de ne pas se faire une image fantasmatique de ce ministère. C’est une communauté humaine qui a la caractéristique d’être très vaste – un million de personnes, si l’on parle du personnel, dont 850 000 professeurs. Cela pose des problèmes de taille, mais il ne faut jamais la fantasmer comme le fameux « mammouth » que Claude Allègre avait fustigé.

Donc, la cogestion du ministère par les syndicats et un certain nombre de milieux, pour le coup « pédagogistes », est un fantasme ? Vous auriez le champ plus libre que nombre de vos prédécesseurs qui disent s’être heurtés à la résistance syndicale ?

J.-M. B. : Non, mais c’est la même chose que pour les clivages. En forçant le trait, on devient contre-productif et on s’interdit d’apporter des réponses aux problèmes, bien réels, que par ailleurs on signale. Autrement dit, cette maison, et c’est un message d’optimisme, est tout à fait capable de se transformer. Les esprits sont mûrs pour cela. Là où l’équation se complique, c’est que, d’un côté, les gens en ont assez des réformes annoncées à grands coups de trompettes, des nouvelles lois, des changements de programme, etc., et tout le monde réclame que l’on en finisse avec ces grands coups de barre. Mais, d’un autre côté, tout le monde pense, comme vous, que ça ne va pas et qu’il faut que ça change. Si l’on admet que ces deux propositions sont parfaitement valables, la question se pose : comment fait-on pour transformer sans casser ? Et l’une des réponses, qui anticipe peut-être sur la suite de notre discussion, est qu’il faut donner de la liberté aux acteurs, donc de la confiance. Et je pense en premier lieu aux professeurs, aux instituteurs que vous évoquiez. Ce sont eux qui sont sur le terrain, en prise avec le réel, et qui peuvent donner des réponses adaptées aux situations qu’ils rencontrent, avec bien sûr le soutien et la clarté pédagogique de l’institution. Dans cette perspective de prise en compte du réel, je regrette que la France s’enferme dans une approche franco-française de ces questions. Je crois au contraire qu’il est bon de faire des comparaisons internationales. Plutôt que de se jeter des invectives au visage, regardons ce qui marche, chez nous ou ailleurs. Il faut par exemple se demander pourquoi l’apprentissage des mathématiques en France est bien moins performant qu’à Singapour.

Peut-être parce que nous ne sommes pas singapouriens !

J.-M. B. : Non, parce que je crois que les mathématiques ont un caractère assez universel. Si je vous montre le manuel de Singapour, vous vous y reconnaîtrez. C’est un exemple d’une pédagogie explicite, progressive, simple, qui produit des effets : Singapour est en tête de tous les classements dans ce domaine. Il serait regrettable de se priver de leurs connaissances.

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Septembre 2017 - #49

Article extrait du Magazine Causeur




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est journaliste.

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