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Laissez-nous travailler, qu’ils disent…

La chronique justice de Philippe Bilger


Laissez-nous travailler, qu’ils disent…
Paris, 31 mai 2025 © Thomas Padilla/AP/SIPA

La magistrature fait trop dans le social, peste notre chroniqueur


Les réactions du Premier ministre et du garde des Sceaux sur les peines légères, pour ne pas dire ridicules, prononcées à la suite des violences, vols, incendies et dégradations perpétrés depuis le 31 mai au soir sont tout à fait compréhensibles.

Barbares

En réponse, avec une totale déconnexion par rapport à cette dénonciation politique et au sentiment populaire dominant, la procureure de Paris et le procureur général près la Cour de cassation ont d’une certaine manière cherché à théoriser cette mansuétude judiciaire en développant une argumentation provocatrice dans le contexte de ces événements commis en effet par des « barbares ».

En ce qui concerne Rémy Heitz, personnalité estimable mais limitée par une conception de l’obligation de réserve substituant à l’audace nécessaire une prudente tiédeur, on peut regretter cet appel à la « sérénité », ce conseil de « laisser les magistrats travailler » et cette réflexion maladroite sur l’écart entre les images des exactions, sans la moindre équivoque pourtant, et leur représentation judiciaire. Même si, sur ce plan, il était évident qu’on ne pouvait juger les infractions accomplies sans tenir compte de la personnalité de leurs auteurs.

L’alternative était claire pour les magistrats en charge de ces affaires traitées en comparution immédiate. On appliquait des peines avec sursis et des amendes, sans même ces colifichets genre stages de citoyenneté, à des prévenus pour beaucoup jamais condamnés auparavant et se défendant avec la même tonalité fuyante et irresponsable. Ou alors on considérait – ce qui aurait été mon point de vue – qu’ils avaient participé, chacun à leur niveau, à une explosion collective de vols, violences et saccages et on les sanctionnait en conséquence au-delà même des réquisitions du parquet.

Toujours au sujet de ce deuxième magistrat de France, quel regret, hier, qu’il n’ait pas osé interjeter appel de la relaxe de l’ancien garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti devant la Cour de justice de la République. Et que François Molins et lui-même se soient laissé traîner dans la boue ces dernières semaines sans réagir dans le spectacle du même. Seul Patrice Amar également ciblé, assisté par Me François Saint-Pierre, n’ayant pas tendu l’autre joue !

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Les polémiques de ces derniers jours, qui ont trouvé un écho médiatique fort sur le plateau de Pascal Praud (CNews), m’ont fait réfléchir sur une donnée qu’on oublie trop souvent – moi le premier – pour expliquer les discordances judiciaires entre la sévérité qu’on attendrait et la faiblesse de certains jugements.

Malgré la catastrophe qu’a représentée le Mur des cons et ses effets collectifs délétères sur l’image de la magistrature, malgré le détournement constant d’un syndicalisme purement professionnel opéré par le Syndicat de la magistrature, en dépit d’une impression ressentie et exprimée par beaucoup, je ne suis pas sûr que la politisation tellement invoquée des juges (malgré quelques exemples qui ont frappé l’opinion) soit la cause principale d’aberrations pénales qu’on peut résumer par le terme de laxisme.

Toujours la faute à la société

Sans doute, malgré la fierté dont je ne cesse de rappeler l’obligation à l’égard de ce magnifique métier de magistrat – « raccommodant les destinées humaines » -, ai-je trop négligé un phénomène qui relève d’une sorte de perception d’un déclassement social, similaire d’ailleurs à celle d’un grand nombre d’avocats, qui ne permet plus aux juges de se poser en surplomb, en arbitres impartiaux, au-dessus de la mêlée sociale, des inégalités et des injustices de notre pays. Mais au contraire de s’y trouver impliqués, de sorte qu’ils comprennent trop bien des argumentations vicieuses tenant à la prétendue culpabilité de la société. Tout cela ayant pour conséquence une miséricorde judiciaire au bénéfice d’individus exonérés de tout.

S’il n’y avait pas cette intégration, à la pratique pénale, d’une solidarité à l’égard de tous ceux plaidant peu ou prou la responsabilité sociale, ajoutée à la conscience qu’ont beaucoup de magistrats de leur chute dans la considération publique, je suis persuadé qu’on n’affronterait pas régulièrement ces chocs résultant de décisions choquantes, désaccordées d’avec une intelligente rigueur souhaitée par une majorité de nos concitoyens.

Je vois dans ces dérives une sorte de lutte des classes au sens banal. Elle rend une part de la magistrature, de bas en haut et bien au-delà du syndicalisme partisan, trop sensible à des propos, à des discours et à des apologies évacuant la responsabilité individuelle au bénéfice d’un confusionnisme social. Alors que le judiciaire est du singulier, on le noie dans un pluriel qui aboutit, par exemple, à certains des jugements erratiques de la période suivant le 31 mai. Notamment je songe à un éducateur spécialisé impliqué dans ces transgressions et qui probablement retrouvera cette fonction pour laquelle à l’évidence il était si peu fait !

Au lieu d’opposer à ces dénaturations de la justice pénale une fermeté et un courage qui seraient validés sans le moindre doute, la haute hiérarchie judiciaire préfère se couler dans le lit d’un vague et mou soutien à l’élargissement du hiatus entre le citoyen et le magistrat. Il y a quelque chose de suicidaire dans cette entreprise qui fait perdre sur tous les tableaux : l’honneur de soi, la confiance du peuple.




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Magistrat honoraire, président de l'Institut de la parole, chroniqueur à CNews et à Sud Radio.

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