Chochana Boukhobza s’appuie sur les témoignages des survivantes du camp d’Auschwitz-Birkenau ainsi que sur les procès des membres de la SS pour nous faire découvrir et comprendre la vie des femmes déportées.

Visiter Auschwitz-Birkenau, ce n’est certes pas une partie de plaisir. Les pauvres âmes qui connurent là-bas l’enfer ne s’y manifestent pas, elles ne hantent pas de façon mystérieuse ces sinistres ruines. Il n’y a ici que le silence glacé de l’indicible, comme si la douleur de ces millions de sacrifiés ne pouvait s’exprimer que dans un hurlement muet, sidéré, tel que nous le montre « le Cri » tableau prémonitoire d’Edward Munch.
La Shoah fut une déchirure cataclysmique de la trame de notre humanité, que rien ne pourra réparer ; une explosion tellement puissante de toutes nos valeurs que, pareille au bigbang, il en restera longtemps un fond diffus, une lumière certes vacillante, mais qui ne s’éteindra pas tant que des témoignages en garderont et en protègeront le souvenir.
C’est à ce travail essentiel que durant sept années s’est livrée Chochana Boukhobza pour réaliser son grand ouvrage Les femmes d’Auschwitz-Birkenau : une somme qui nous met en contact, en proximité affective, avec d’innombrables femmes qu’un destin tragique amena jusqu’à la sinistre rampe de Birkenau.
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Ce livre est le fruit d’une recherche inlassable et méticuleuse, dans les archives, les minutes des procès, les témoignages, les interviews, les recherches historiques, les photos, les films, les autobiographies… Un travail dont on sent à la lecture vibrer le respect, voire l’affection, de l’auteure pour toutes ces « héroïnes » qu’elle nous présente par leurs nom et prénom, leur vie de famille, l’itinéraire qui les a menées vers l’enfer, et ce qui s’en suivit. Un incroyable travail de compilation qu’il a fallu ordonner puis composer pour en faire ce livre passionnant.
Tous ces brins de vie, tous ces instants volés à l’oubli, que nous vivons, sidérés, bouleversés mais aussi parfois passionnés et admiratifs, offrent une expérience de lecture qui ne s’oublie pas. Le mot est certes galvaudé mais c’est bien d’une immersion qu’il s’agit ici.
Les appels interminables deux fois par jour, en guenilles et dans le froid. Les sélections qui s’annoncent et qu’on attend dans l’angoisse de la mort. La promiscuité mais aussi les amitiés profondes. La solitude et les rencontres. L’incertitude permanente de ce que le jour qui vient réserve. Ne pas tomber malade, faire bonne figure, ne pas penser aux parents ou à l’enfant arraché à la descente du train. Les kapos, les SS, les médecins, les cheffes de block… tous acteurs de l’industrie de la mort, indifférents ou zélés, pervers, cruels ou parfois capable de moments d’humanité. Dans cet univers sans espoir on n’est à l’abri de rien, on a faim, on a soif, on a peur. Et l’on espère un jour qui ne vient pas.
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Pourtant dans cette interminable nuit il est des phares qui donnent un peu de lumière… Des femmes dont le courage, l’abnégation, la force de caractère et l’intelligence ouvrent parfois des brèches dans le mur de l’impossible, arrangent des solutions pour mieux soigner, pour trouver un peu de repos, pour éviter la mort. Des femmes qui donnent des conseils, qui trouvent des vêtements ou des couvertures. Des femmes qui osent comploter et fomenter la révolte.
Il y a même quelquefois des amours qui naissent, des rencontres physiques pourtant impensables avec un homme à peine entrevu, juste un regard. Et l’on apprend l’histoire d’un couple ainsi formé qui s’est marié après la guerre. Et l’on croise une vaillante jeune fille, Simone Jacob, de 16 ans, que remarquera une cheffe de camp redoutée de toutes qui lui dit « toi tu es trop jolie pour mourir ! ». Elle va la transférer dans un petit camp, loin des crématoires, elle, sa mère et sa sœur sans qui elle refusait de partir. Cette Simone se fera mieux connaître plus tard sous le nom de Simone Veil.
C’est toute la beauté tragique de ce livre passionnant, il nous partage de l’humanité pure, dans sa faiblesse, dans sa déréliction, mais aussi dans sa force et sa grandeur. C’est un gros volume de plus de 500 pages. Il vous faudra peut-être plusieurs semaines, voire plusieurs mois pour l’achever. Peu importe, on peut le prendre, puis le laisser, puis le reprendre. Cet univers, toutes ces histoires, toutes ces vies que vous accompagnez par la lecture, vous vous en sentirez si proches…
Et ne craignez pas que ce livre vous casse le moral. En le lisant vous redonnez vie aux femmes d’Auschwitz, et curieusement, une fois sa lecture achevée, vous sentirez en vous comme un courage nouveau, avec le sentiment que, au bout du compte, le mal aura toujours face à lui, et plus fort que lui, les « justes ».
574 pages




