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« Il a blasphémé ! » (Matthieu 26, 65)


« Il a blasphémé ! »  (Matthieu 26, 65)

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La question du « droit au blasphème » est paradoxale. Pour blasphémer, il faut être croyant. D’un côté, l’accusation de blasphème est lancée par un croyant qui estime être orthodoxe contre un autre croyant, comme au cours de la comparution de Jésus devant Caïphe. De l’autre côté, le blasphémateur doit penser que les représentations qu’il brave ne sont pas vaines, que, même nocives, elles ont une réalité. Quand les prophètes juifs s’attaquaient aux idoles, « à leur néant » (Is. 2,8), c’est à une fausse croyance prise au sérieux qu’ils en avaient. Les athées devraient être indifférents aux croyances vaines qu’ils rencontrent. Tout au plus pourraient-ils se préoccuper des effets politiques et sociaux de représentations qui leur sont étrangères.[access capability= »lire_inedits »]

S’il n’en va pas du tout ainsi, c’est évidemment que les idées s’incarnent dans des personnes et des groupes dont elles marquent profondément l’identité ; en les critiquant, ce sont donc des personnes que l’on déstabilise. D’où les efforts, jamais complètement aboutis, de la « communauté scientifique » pour dépersonnaliser les débats qui la divisent. Efforts dont on voit à quel point le succès est relatif quand on songe aux discussions sur le climat, les OGM ou les radiations nucléaires.

La neutralité est encore plus hors d’atteinte quand il s’agit de croyances religieuses, portant sur le sens ultime, donc sur le tout de l’existence, objet en principe inaccessible à un savoir scientifique toujours amendable. Au contraire de la science, la croyance n’intervient pas sur un terrain délimité et déblayé, elle a rapport avec la vie en général, donc avec un chemin où l’on est embarqué personnellement et où il faut parier, pour reprendre des formules connues.

Cela ne signifie pas pour autant que des religions, comme des goûts et des couleurs, il ne faut pas discuter, mais qu’il faut le faire selon d’autres méthodes que la rationalité analytique qui s’applique à des objets limités. Le débat religieux ne porte que secondairement sur des faits (modalités du procès fait à Jésus, authenticité de l’épître aux Éphésiens…) ; l’essentiel, ce sont les paris existentiels qui font lire et croire, qui suscitent aussi des questions. Peut-on concevoir un Dieu unique et inaccessible mais non indifférent au monde et aux hommes ? À ce paradoxe, le juif, le chrétien, le musulman répondent chacun à sa manière. De ces manières, ils ont tout intérêt à débattre, pour pacifier leurs rapports et surtout pour se mieux comprendre eux-mêmes en se comparant.

D’un tel dialogue sur les « fins dernières » de l’humanité, il n’y a pas de raison d’exclure les incroyants. Encore faudrait-il que ceux-ci admettent que la raison analytique, à laquelle ils attribuent une possibilité de développement infini, n’a pas, pour le moment, réponse à tout et qu’ils sont obligés d’anticiper, donc, à leur manière, de parier. Nos blasphémateurs professionnels sont loin d’une telle sagesse, tout aussi loin peut-être que les croyants fanatiques. Ils se placent souvent dans une certaine mauvaise foi. L’enracinement personnel des croyances, ils le voient bien chez leurs adversaires (soupçonnés de manquer de courage), mais cette subjectivité, ils en méconnaissent le poids quand ils sont eux-mêmes impliqués. Cette dissymétrie les place au-dessus des autres et fausse leur comportement, en orientant leur polémique moins contre les croyances que contre les croyants.

Dans les conditions actuelles où incroyants bornés et croyants fanatiques refusent d’admettre le mélange de contingence reconnue et d’absolu espéré qui caractérise non seulement le croyant mais l’homme en général, le débat risque en permanence de s’envenimer et/ou, c’est le cas le plus fréquent et sans doute le pire, de conduire à l’atonie spirituelle générale et à la censure spontanée des croyances.

L’humanité paraissant peu disposée au débat qui la réunirait, nous devons au moins poser (juridiquement ou moralement) des règles de comportement adaptées aux diverses situations, situations que l’on peut apprécier selon deux critères. Premièrement, à qui parle-t-on, à quel genre de groupe, quand on critique une communauté religieuse ? Deuxièmement, qui émet la critique de cette communauté ?

À qui parle-t-on ? La liberté de critique est évidemment totale quand il s’agit de jugements factuels ou pratiques, scientifiques ou politiques, détachables (en principe) de la personnalité des fidèles. À l’opposé, il est évidemment condamnable d’exprimer un jugement défavorable sur une catégorie, comme la « couleur » (parler de « race » est interdit) ou l’ethnie, dont nul ne peut sortir. Les religions sont dans un entre-deux : on en sort, il faut même garantir cette possibilité, mais parfois elles adhèrent tellement à l’identité que cette sortie n’est guère possible en pratique. Bref, on ne sait pas trop si elles sont identitaires ou choisies. Une certaine ambiguïté sur ce plan assure aux juifs (ethnie et religion) une immunité relative face à la critique externe. Cela suscite l’envie des musulmans qui voudraient, abusivement, qu’on fasse de « l’anti-islamisme » un équivalent de l’antisémitisme.

Que la croyance soit souvent difficilement détachable de la personnalité du croyant n’implique pas que la critique soit interdite mais que l’on doive chercher à la maintenir dans un contexte dialogique. Ainsi, certains auteurs d’œuvres violemment anticléricales, comme Jean-Pierre Mocky, finissent par admettre qu’ils ne sont pas étrangers à un usage spirituel, et non pas magique ou dogmatique, de la foi.

Qui parle ? La réponse à la question précédente conduit à distinguer les critiques des religions selon qu’elles sont émises de l’intérieur ou de l’extérieur. Cela entraîne que des œuvres comme celles de Rushdie, de Scorsese, de Salamago… pour ne rien dire de Nietzsche, doivent absolument être défendues contre ceux qui les jugent injurieuses. Leurs critiques, leurs imprécations sont, plus ou moins, le résultat d’un travail sur et contre eux-mêmes : ils parlent d’expérience et témoignent de ce que l’humanité n’est pas enfermée dans ses héritages. En revanche, ceux qui parlent de l’extérieur doivent éviter un simplisme provocateur qui consiste finalement à encourager la fermeture des cultures sur elles-mêmes qui est précisément ce qu’ils dénoncent.

Autant dire que la question du blasphème n’est pas simple. Selon les réponses qu’on lui apportera, on sauvegardera ou pas les chances de l’humanité de s’inscrire et de se reconnaître dans la grammaire du dialogue.[/access]

*Photo : Marithé et François Girbaud.

Octobre 2012 . N°52

Article extrait du Magazine Causeur



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Essayiste, théologien, président des amitiés judéo-chrétiennes, Paul Thibaud a dirigé la revue Esprit.

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